Un Bouddhiste contemporain en Allemagne, Arthur Schopenhauer

Un Bouddhiste contemporain en Allemagne, Arthur Schopenhauer
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 86 (p. 296-332).
UN
BOUDDHISTE CONTEMPORAIN
EN ALLEMAGNE

ARTHUR SCHOPENHAUER.

I. A. Schkopenhauerï’s Werke ; 8 vol. in-8o. — II. Briefe über die Schopenhauer’sche Philosophie, von Dr Jul. Frauenstædt, 1854. — III. Arth. Schopenhauer aus persönlichem Umgange dargestellt, von W. Gwinner, 1862. — IV. A. Schopenhauer, Von ihm, über ihn. Ein Wort der Vortheidigung, von E. O. Lindner. Memorabilien, von J. Frauenstædt, 1863. — V. A. Schopenhauer, von R. Haym, 1864.

L’antiquité, si riche en originaux, n’a peut-être pas de caractères plus singuliers que ses philosophes. Le recueil laissé par Diogène de Laërte est une véritable galerie d’excentriques. Qu’est-ce que cet autre Diogène qui roule cyniquement son domicile dans les rues d’Athènes en jetant à droite et à gauche ses apophthegmes caustiques ? qu’est-ce que ce Pyrrhon qui, mettant le scepticisme en pratique, ne marche qu’entouré d’un cortège d’amis obligés de veiller sur ses jours ? qu’est-ce que Socrate lui-même avec ses éternelles flâneries et sa manie d’embarrasser les gens, sinon des humoristes, — je prends le mot le plus doux, — auxquels on ne saurait en bonne justice appliquer les règles communes ? Il faudrait feuilleter les bollandistes pour trouver, parmi les saints du moyen âge, des propos et des manières de vivre aussi bizarres.

Nos philosophes n’ont point aujourd’hui de ces singularités. Quelle que soit la doctrine qu’ils professent, ils vivent en gens du monde, et il n’y a aucun moyen de distinguer, à la façon d’être pas plus qu’à l’habit, un positiviste d’avec un métaphysicien. C’est donc une rareté digne d’attention qu’un philosophe contemporain, auteur d’une doctrine étrange et profonde, qui conforme sa vie à sa doctrine, qui, par exemple, est resté célibataire par principe métaphysique, et cette rareté, on la trouve chez un philosophe allemand, Arthur Schopenhauer, dont le nom est assez souvent prononcé en France depuis une dizaine d’années. Ce philosophe a été chez nous l’objet de quelques travaux plus ou moins estimables, mais qui ne donnent pas, je crois, une idée suffisante ni même une idée tout à fait exacte du personnage et de sa doctrine.

Cette doctrine a fait grand bruit en Allemagne pendant une certaine période. Schopenhauer avait fini par rencontrer, après une longue attente, des disciples fervens qui ont recueilli religieusement ses paroles, ses lettres, les traits de sa vie, et qui plus d’une fois, avec moins de prudence que de piété, se sont empressés de révéler au public jusqu’à ses faiblesses. MM. G. Gwinner, Otto Lindner, J. Frauenstædt, ont tour à tour raconté ce qu’ils savaient de lui ; chacun d’eux a prétendu à l’honneur de l’avoir mieux connu que les autres, et cette émulation n’a pas manqué de dégénérer en jalousies et en querelles. Un critique de mérite, M. R. Haym, qui semble se constituer volontiers le liquidateur des philosophies déchues, et qui a fait autrefois dans un livre remarquable le bilan posthume de l’hégélianisme, a résumé le débat en termes d’une sévérité, à mon sens, excessive. D’autres critiques sont intervenus et ont prononcé leur verdict à des points de vue différens, M. Hoffman au nom de l’orthodoxie la plus étroite, M. C. Gutzkow au nom du patriotisme radical. Les documens abondent, comme on le voit, entre nos mains. A l’heure qu’il est, cette discussion ardente et quelque peu tumultueuse a cessé, et il est facile de voir qu’entre l’engouement et le dédain il y a, comme toujours, place pour un jugement impartial et modéré. La doctrine vit encore, il se peut toutefois qu’elle disparaisse, aussi bien que beaucoup d’autres qui n’ont pas fait moins de bruit en leur temps ; mais il restera toujours une figure de philosophe curieuse à étudier, et une doctrine qui répond en philosophie à une des dispositions les plus marquées du siècle, à cette humeur noire qui a dominé en poésie depuis cinquante ans, et qui a envahi beaucoup d’âmes sérieuses. J’ajoute qu’à côté du philosophe il y a chez A. Schopenhauer un écrivain et un penseur, et de ceux-là rien ne se perd : ils sèment des germes que des souffles imprévus, que d’invisibles courans emportent, et qu’on s’étonne souvent de voir fructifier au loin sans pouvoir dire d’où ils viennent.

I

On s’est trop accoutumé à considérer les systèmes de philosophie en eux-mêmes sans tenir un compte suffisant des circonstances où ils ont été élaborés, du génie particulier qui les a produits, et à les traiter comme le développement pour ainsi dire algébrique d’un certain nombre de principes généraux. Ce n’est pas ainsi qu’ils se forment : la philosophie n’est pas une science impersonnelle, où le plus humble apporte sa pierre et dont on puisse retrancher le nom des ouvriers ; elle se compose de grandes créations qui se répondent l’une à l’autre, qui s’enchaînent entre elles, et dont chacune est l’expression d’un génie et d’une âme coordonnant ses idées sous l’influence complexe du tempérament et de l’éducation. Au lieu de soumettre les systèmes à une critique abstraite dont les règles varient avec les convictions du juge, il serait temps qu’on leur appliquât la critique positive et psychologique si heureusement employée de nos jours dans l’examen des œuvres littéraires. C’est ce que je me propose d’essayer, et l’on peut s’attendre à trouver d’étroits rapports entre la doctrine et le caractère que je dois faire connaître.

Un mot d’abord sur la singulière fortune de cette doctrine. On sait ce qu’il était advenu en France de la philosophie après 1848, et le profond discrédit où elle était tombée dans le public et dans l’enseignement ; à peine si elle s’en relève lentement aujourd’hui. La même catastrophe se produisit à la même époque en Allemagne. Une doctrine y régnait presque en souveraine ; elle avait pénétré dans la religion et dans la politique, elle s’était associée à toutes les préoccupations du pays. Tout à coup un voile se déchire, et il semble qu’on la juge pour la première fois en liberté. Non-seulement l’empire lui échappe, mais le respect même s’en va, et cette chute rapide de l’hégélianisme entraîne la ruine de toute philosophie ; on ne voit plus, comme après un ouragan, que débris de doctrines surnageant pêle-mêle, et la pensée spéculative offre encore plus que la politique l’image d’un champ dévasté. C’est à ce moment que le nom de Schopenhauer surgit à la lumière. Un beau jour, l’Allemagne apprend non sans surprise qu’elle possède à son insu depuis trente ans un grand prosateur inconnu et un profond penseur de plus ; l’opinion, tout à l’heure désabusée de toute spéculation, court aussitôt à lui. Les histoires de la philosophie pleines des noms de Schelling, de Fichte, de Hegel, ne connaissaient pas ce nom-là ; mais il regagne promptement le temps perdu, le retour de justice qu’il attendait avec une certitude orgueilleuse s’accomplit en peu d’années, et tandis que ses rivaux délaissés conservent à peine quelques rares adeptes, il meurt, en 1860, presque dans la gloire.

Tout est fait pour surprendre dans la destinée de cette doctrine, et d’abord la longue obscurité où elle est restée ensevelie, car Schopenhauer n’est pas un de ces philosophes dont la langue ou les idées rebutent par la difficulté de les pénétrer le lecteur de bonne volonté ; il n’y a pas, il faut l’avouer, d’écrivain plus clair, et il possède par surcroît une qualité peu commune en Allemagne et qu’on ne s’attendrait guère surtout à trouver chez un philosophe, l’agrément. Il n’a d’ailleurs rien de commun avec ces philosophes, peu attrayans pour les intelligences méditatives, qui se jouent avec légèreté à la surface des questions ; il creuse profondément, sa pensée ne touche pas un sujet sans y laisser, comme un soc d’acier, quelque sillon vif et brillant. Si cette male chance de Schopenhauer et de sa doctrine ne s’explique pas facilement, la renaissance imprévue d’un système enterré, la vogue rapide qu’il obtient, l’éclat qu’il jette et qui attire tous les yeux, sont encore plus étonnans. Cette doctrine choque en effet les goûts les plus vifs des contemporains. L’histoire a toutes les prédilections du siècle, et Schopenhauer a pour l’histoire les mêmes dédains que Descartes. La politique est une fièvre à laquelle personne n’échappe, et il fait fi de la politique ; non content d’attaquer violemment les démagogues, ou plutôt les politiques sans acception de parti et les réformateurs de toute dénomination, il va jusqu’à déclarer (en Allemagne, qu’on y songe bien) le patriotisme la plus sotte des passions et la passion des sots. Vers 1850, dans un temps où tant de déceptions assombrissent les esprits et où de cruelles catastrophes remplissent les honnêtes gens d’une tristesse trop légitime, apporte-t-il au moins des idées de nature à rasséréner les courages ? Au contraire il proclame que le comble de la folie est de vouloir être consolé, que la sagesse consiste à comprendre l’absurdité de la vie, l’inanité de toutes les espérances, l’inexorable fatalité du malheur attaché à l’existence humaine. Est-ce un moderne qu’on entend ? Non, c’est un bouddhiste, pour qui le repos réside dans l’absolu détachement, qui nous indique comme la bénédiction à laquelle nous devons aspirer et comme la récompense réservée aux saints l’anéantissement de la volonté. Un tel système n’a certes rien d’engageant, il est plus propre à scandaliser une époque fière de sa civilisation et enflée de sa puissance qu’à la charmer ; d’où vient donc que le scandale, qui n’avait pas suffi dans l’origine à le sauver de l’obscurité, n’a pas été non plus dans la suite un obstacle à sa fortune ?

Je pose la question sans essayer d’y répondre ; mais je ne puis m’empêcher d’être frappé d’une parfaite analogie entre les vicissitudes de cette destinée et celles que le positivisme a traversées chez nous, et peut-être cette analogie éclaircit-elle un peu le mystère. Les deux doctrines ne se ressemblent guère ; pour mieux dire, elles sont absolument contraires l’une à l’autre dans leur esprit, dans leur marche, surtout dans leurs conclusions. La doctrine positiviste aboutit au plus complet optimisme, puisqu’elle repose sur l’idée d’une évolution progressive des choses par laquelle tout est finalement justifié ; elle ouvre aux sociétés humaines la riante perspective de se voir un jour constituées sur un plan conforme à la raison scientifique. Pour Schopenhauer, la vie est et restera mauvaise, l’avenir ne réserve rien de bon ni à l’individu ni aux sociétés. Cependant ces deux doctrines si opposées ont eu même peine à sortir de l’obscurité ; leurs auteurs se sont pendant longtemps abandonnés aux mêmes protestations véhémentes contre l’oubli qui les couvrait et contre le succès des doctrines en crédit, ils se sont livrés sans réserve aux excès d’un orgueil chagrin qui aimait mieux accuser de ses mécomptes les personnes que les circonstances. Puis, après avoir secoué, grâce au zèle ardent d’une poignée de disciples, le maléfice qui pesait sur elles, ces doctrines, arrivées en un jour à la notoriété, ont pris énergiquement possession d’un grand nombre d’esprits ; elles ont vu leur autorité grandir vers le même temps et dans des circonstances semblables. Le positivisme a profité du discrédit des études philosophiques pour subjuguer des esprits fatigués, en déclarant ne poursuivre et n’admettre que des vérités démontrables ; il a promis aux intelligences un repos définitif, pourvu qu’elles s’abstinssent résolument de toucher à la métaphysique, condition dure à la vérité, qui ressemble un peu trop au procédé sommaire employé par Origène pour se soustraire au trouble des passions. De même la doctrine du philosophe allemand se donne pour également positive, mais en un sens différent ; elle prétend, au lieu d’abstractions, élever un édifice de vérités pratiques recueillies dans le champ de l’expérience, embrasser la vie dans ses détails, l’expliquer par des observations que chacun est à même de vérifier ; elle en appelle à l’autorité irréfragable de l’expérience journalière, comme le positivisme à celle de la science. Il y avait là de part et d’autre, pour des esprits lassés d’utopies philosophiques, une séduction qu’ils ont subie d’abord, et à laquelle il leur a fallu quelque temps pour se dérober.

Au surplus, la vie de notre philosophe va jeter, j’espère, quelque jour sur plusieurs points que je viens seulement d’indiquer.

A. Schopenhauer était né à Dantzig en 1788. Fort sensible à l’honneur de n’être pas Allemand, il se prétendait de race hollandaise et en voyait la preuve dans l’orthographe de son nom. Son père, d’une ancienne famille patricienne, avait fait fortune dans les affaires, où il portait un esprit singulièrement actif et entendu ; c’était d’ailleurs un caractère fier, obstiné, peu maniable et probablement assez difficile à vivre. En 1793, lorsque la vieille ville hanséatique dut renoncer à l’indépendance, notre républicain alla s’établir à Hambourg pour ne pas tomber sous la domination de la Prusse. Sa femme, beaucoup plus jeune que lui, était cette Jeanne Schopenhauer, auteur d’une estimable monographie sur Jean van Eyck et d’un nombre considérable de romans qu’on lit encore, un entre autres, Gabrielle, où elle peint les mœurs du beau monde, et que Goethe n’a pas dédaigné d’analyser.

A Hambourg comme à Dantzig, le père de Schopenhauer menait un grand train de maison ; il possédait des statues, des tableaux, une bibliothèque riche surtout en ouvrages anglais et français. Schopenhauer fut donc élevé dans l’opulence ; plus tard, lorsqu’il sentit le prix de l’indépendance pour un philosophe et que même il en eût fait une condition du droit de philosopher, il conçut une vive reconnaissance pour celui qui avait assuré la sienne, et il l’exprimait en termes curieux dans la dédicace d’un de ses ouvrages. « Si j’ai pu développer, disait-il, les forces que la nature m’a départies et en faire un juste emploi, si j’ai pu suivre l’impulsion de mon génie, travailler et penser pour la foule des hommes, qui ne faisait rien pour moi, c’est à toi que je le dois, ô mon noble père, à ton activité, à ta prudence, à ton esprit d’épargne, à ton souci de l’avenir. Sois béni pour m’avoir soutenu dans ce monde où sans toi j’aurais péri mille fois ! » Son père aurait voulu en faire un négociant ; mais l’enfant montrait pour cette carrière une extrême répugnance. On crut la surmonter en flattant son goût pour les voyages, et on lui promit de le faire voyager pendant deux ans à la condition qu’au bout de ce temps il se consacrerait aux affaires. Il accepta le marché, et parcourut avec son père une partie de l’Europe. Le délai expiré, il entra dans une maison de commerce de Hambourg, et il y était depuis quelques mois lorsque son père mourut. Il ne se crut pas dégagé pour cela de sa parole et poursuivit ses efforts pour accomplir le vœu paternel ; mais il tomba dans une mélancolie profonde, de sorte que sa mère, fatiguée de ses plaintes, lui rendit la liberté. Il avait dix-neuf ans : il se hâta d’aller s’asseoir sur les bancs du gymnase pour réparer le temps perdu.

Mme Schopenhauer, pouvant se livrer désormais sans réserve à ses goûts littéraires et mondains, était allée s’établir à Weimar. Elle y vivait dans le cercle de Goethe avec sa fille Adèle, dont le grand poète vante quelque part le talent pour la déclamation. Elle paraît avoir été femme jusqu’au bout des ongles. Le chevalier Anselme Feuerbach, le grand criminaliste, père du philosophe, écrit à la date de 1815, en parlant des connaissances qu’il a faites à Weimar : « Mme la conseillère Schopenhauer, riche veuve, tient ici bureau de bel esprit. Elle parle bien et beaucoup. De l’esprit tant qu’on veut, et pas de cœur ; elle est coquette au possible et se rit à elle-même du matin au soir. Dieu me préserve d’une femme si spirituelle ! Elle a pour fille un petit oison qui me disait hier : Je peins les fleurs avec un talent surprenant. » Le portrait était ressemblant, et je n’ai nulle peine à comprendre que, de l’humeur dont il était, Schopenhauer ne dut pas s’accorder parfaitement avec sa mère. Pour se mettre en état de suivre les cours universitaires, il résolut de venir à Weimar et d’y travailler sous la direction d’un professeur particulier. Sa mère y consentit, mais à la condition qu’il ne demeurerait pas avec elle, et pourquoi ? « Je ne méconnais pas tes bonnes qualités, lui écrit-elle. Ce qui m’inquiète, c’est ta manière d’être et de voir ; ce sont tes plaintes sur des choses inévitables, tes mines refrognées, tes jugemens bizarres, que tu prononces d’un ton d’oracle sans qu’il y ait rien à objecter. — Cela me fatigue et m’attriste. Ta manie de disputer, tes lamentations sur la sottise du monde et la misère humaine m’empêchent de dormir et me donnent de mauvais rêves… » Il est évident que ses rapports avec sa mère sont froids ; ce sont ceux d’un homme qui se croit une mission à remplir, et dans les sévérités qu’il prodigue aux femmes on reconnaît l’impression persistante du souvenir maternel.

Schopenhauer, qui a sur toutes choses des théories, en présente une assez ingénieuse, quoique très contestable, sur la participation de chacun des parens dans la constitution morale de l’enfant, et il l’appuie sur nombre de faits intéressans empruntés à l’histoire. Selon lui, ce qu’il y a de fondamental et de premier, le caractère, les passions, les tendances, sont un héritage du père ; l’intelligence, faculté secondaire et dérivée, procède essentiellement de la mère. Au reste, le caractère et l’intelligence donnent lieu, par leurs réactions mutuelles, à des combinaisons imprévues et trop complexes pour qu’il soit toujours aisé de faire la part des deux élémens associés ; mais cette théorie, qui tient aux principes mêmes de sa doctrine, Schopenhauer se flatte d’en trouver au moins une confirmation irrécusable dans sa propre histoire, et il y a quelque chose de spécieux dans cette prétention. Il est ombrageux comme son père, spirituel et subtil comme sa mère. Le voilà dès à présent tel qu’il demeurera jusqu’à la fin, et l’on peut entrevoir déjà quels pourront être les caractères de sa philosophie.

On le voit, à l’université de Gœttingen, mener de front, selon l’habitude allemande, plusieurs études différentes, la médecine, l’histoire naturelle, la philologie, la philosophie. Il fréquente les amphithéâtres de dissection et se passionne pour les physiologistes français. « De grâce, écrivait-il encore en 1852 à un de ses disciples, ne me parlez pas de physiologie ni de psychologie avant de vous être incorporé et assimilé Cabanis et Bichat. » En même temps il se nourrit de Kant et de Platon. L’enseignement de Fichte à Berlin était dans tout son éclat ; il s’y rend, et il suit les cours de l’illustre professeur, mais en protestant par des moqueries dont ses cahiers d’étudiant portent la trace. Les idées de Fichte n’ont pas été sans exercer quelque influence sur lui ; toutefois les formules algébriques de ce philosophe répugnaient à son intelligence lucide et amie du concret ; ce pathos emphatique lui était incompréhensible ; son amour pour les études naturelles était révolté du dédain que Fichte affectait pour la nature. L’obscurité l’irritait comme une forme du charlatanisme ; il voulait au moins de la clarté dans l’erreur.

Le soulèvement de l’Allemagne contre la domination française le laissa, je dois le dire, tout à fait indifférent. Pendant que la patrie était en armes, il sollicitait à l’université d’Iéna le grade de docteur, et il l’obtenait avec une thèse intitulée : De la quadruple racine du principe de raison suffisante. Il avait fait hommage de ce premier fruit de son génie à sa mère, qui s’était écriée sur les premiers mots du titre : « Ah, ah ! c’est un livre pour les apothicaires. » C’est un écrit magistral où l’auteur s’attache à établir l’idéalité du monde, qui sera une des bases de son système ; il démontre que le principe de raison suffisante revêt quatre formes distinctes selon les quatre classes d’objets auxquelles il s’applique et qui constituent le monde, mais qu’il est identique malgré la diversité de ses applications, et n’a de valeur que pour la connaissance humaine, dont il est la loi fondamentale. Goethe, fort peu enclin d’ailleurs à s’occuper de matières métaphysiques, avait remarqué ce travail. Lorsque Schopenhauer revint à Weimar, il l’accueillit, et il parle avec estime de ce jeune homme « difficile à connaître. » Il était alors occupé de ses travaux sur la lumière et les couleurs ; il trouva Schopenhauer heureusement préparé à accepter ses vues, et en effet Schopenhauer se les appropria dans un écrit sur la vision publié en 1816.

Goethe lui imposait comme le type du génie contemplateur ; l’impassibilité dédaigneuse du poète, qui était à la fois supériorité d’esprit et résignation spinoziste, lui paraissait dès lors le dernier mot de la sagesse ; il y voyait l’application de la religion des védas, qu’il étudiait dans le même temps sous la direction de F. Majer. Cependant le monde frivole et courtisanesque de Weimar, tout occupé d’amusemens de société, de théâtre et de petites intrigues, ne lui plaisait pas. Il vivait à part, évitant la familiarité des hommes ; il les comparait à des hérissons qui ne peuvent se toucher sans se piquer, ni rester loin les uns des autres sans avoir froid et vouloir se rapprocher ; il croyait avoir trouvé la vraie distance, et il la marquait par une sèche et rigoureuse politesse. Il finit néanmoins par aller habiter Dresde ; il y resta trois ans, mûrissant dans le silence un grand ouvrage, vivant dans la solitude, mais sans austérité, fréquentant le théâtre, les musées, rapportant tout, même ses plaisirs, à l’objet de ses méditations. Une scène humoristique, qui rappelle un peu les profondes bouffonneries semées dans les comédies de Shakspeare, peut donner une idée des préoccupations qui l’absorbaient. Il se promenait un dimanche dans une serre des jardins publics qui était remplie de monde. Il s’était arrêté devant une plante exotique et il se disait à demi-voix : « Que veux-tu me dire, ô plante, avec tes formes bizarres ? quelle est la volonté qui se manifeste ici par ces couleurs éclatantes, par ces feuilles découpées ? » Un des gardiens, frappé de son attitude et peut-être le prenant pour un fou, le suivit de près pendant toute sa promenade, et en sortant il lui demanda qui il était : « Mon brave, répondit Schopenhauer d’un air solennel, si vous pouviez me le dire, je vous serais bien reconnaissant. »

Le grand ouvrage dont la gestation durait depuis quatre ans parut enfin. Il était intitulé le Monde comme volonté et comme représentation, et contenait la philosophie de Schopenhauer, désormais arrêtée dans ses traits essentiels. Il y expliquait le monde comme la manifestation purement intelligible d’une volonté identique à tous les degrés de la nature, malgré la variété des formes innombrables qu’elle revêt. Il concluait par le pessimisme le plus absolu, ce qui est à noter, car il en résulte que ce pessimisme ne saurait s’expliquer ni par les circonstances sociales, — l’ouvrage avait été composé et il paraissait au jour dans un temps d’espoir universel et de renaissance nationale, — ni par le dégoût d’un homme déjà blasé, — Schopenhauer n’était pas un Werther, il n’avait jusqu’alors abusé de rien, — ni par les mécomptes de l’auteur, puisque, s’il n’allait pas tarder à les connaître, il n’en avait encore éprouvé aucun. Ce pessimisme est né d’un accord singulier entre les vues spéculatives du philosophe et son tempérament naturel.

Il va sans dire qu’il publiait son livre avec la certitude d’avoir écrit pour l’éternité, plein de cette amusante confiance dans le succès qui est le privilège des jeunes auteurs. Le livre tomba aussitôt dans un oubli profond pour n’en sortir qu’au bout de trente ans. Cette mésaventure ne dut pas augmenter beaucoup la bienveillance déjà médiocre de l’auteur à l’égard des hommes en général, des Allemands en particulier et surtout des philosophes qui tenaient le haut du pavé. Schopenhauer alla promener sa mauvaise humeur en Italie. Nous avons ses notes de voyage ; on n’y trouve rien de ce qui défraie ordinairement dans les récits de ce genre la curiosité banale, descriptions de paysages ou de monumens, rencontres de voitures publiques, aventures d’hôtels, impressions de toute sorte. Schopenhauer va au théâtre, il visite les églises, les monumens, les musées, les promenades ; il recherche non-seulement le beau, mais les belles, et ses remarques sont d’un observateur. Il voit tout au point de vue métaphysique, tout lui devient commentaire ou confirmation de sa philosophie ; il ne donne pas ses observations et ses expériences telles qu’elles lui viennent, il les traduit en langue philosophique et en fait une pierre de touche de son système. Que d’hommes j’ai vus en proie à une préoccupation analogue ! Ce n’est pas simplement de l’orgueil, c’est une maladie particulière qui peut avoir des effets désastreux, et que j’appellerais volontiers l’hypocondrie philosophique. L’homme atteint de cette maladie est captif d’une seule idée qui le domine, et qui, grossissant à l’infini, le ferme au sentiment naïf des choses, l’isole des autres, le remplit de dédains pour ceux qui se laissent tout bonnement sentir et vivre. Cloué sur son rocher, il ne descend jamais dans la plaine, et dans cette solitude, replié sur lui-même, il écoute sourdre ses pensées comme d’autres suivent le progrès de leur mal. La vie, le monde, se réduisent pour lui à un seul point, l’idée qui l’occupe, dont la fixité immobilise son esprit, et dont le poids finit par l’écraser.

Quel qu’ait été dès le début le pessimisme de Schopenhauer, il n’est pas douteux que cette opiniâtre incubation de la même idée ne l’ait encore exaspéré, et de là les excès auxquels notre philosophe le porta dans ses dernières années. Ce tour exclusif de son esprit est d’autant plus fâcheux qu’il y avait en lui un observateur d’une admirable sagacité. Les aperçus ingénieux abondent dans ses notes de voyage. Il écrit le lendemain de son arrivée à Venise : « Lorsque l’on tombe dans une ville étrangère où tout est nouveau, langue, mœurs et gens, il semble, au premier moment, qu’on entre dans un bain d’eau froide. Vous sentez une température qui n’est pas la vôtre, vous subissez une impression extérieure violente et qui vous suffoque. Vous n’avez pas la liberté de vos mouvemens dans cet élément étranger, et, comme tout vous étonne chez les autres, vous craignez que tout ne les étonne chez vous. Cette première impression passée, quand on est en harmonie avec le milieu et la température ambiante, on éprouve comme dans l’eau froide un singulier bien-être. On cesse de s’occuper de sa personne, on tourne son attention sur ce qu’on voit, et l’on observe avec un sentiment de supériorité qui tient à ce qu’on observe sans intérêt direct. » Voilà qui est finement remarqué et finement rendu. Il goûtait les arts, il les appréciait bien, et il en sentait vivement les beautés ; il suffit, pour preuve de citer ce mot charmant : « Il faut se comporter avec les chefs-d’œuvre de l’art comme avec les grands personnages, — se tenir simplement devant eux et attendre qu’ils vous parlent. » Il n’avait aucune des affectations du touriste vulgaire, il voyait dans cette rage d’aller toujours un dernier reste de l’existence nomade ; mais il se piquait de voir vite et bien, de pénétrer dans l’intérieur des choses, et c’est sa philosophie qui lui en ouvrait l’accès. Il a sur les individus, sur les peuples, des jugemens dont il convient, bien entendu, de rabattre l’exagération humoristique, mais qui sont vigoureusement frappés. « Le trait national du caractère italien, dit-il, est une parfaite impudeur ; cette qualité consiste dans l’effronterie qui se croit propre à tout, et dans la bassesse qui ne se refuse à rien. Quiconque a de la pudeur est trop timide pour certaines choses, trop fier pour certaines autres : l’Italien n’est ni l’un ni l’autre ; on le trouve, selon l’occurrence, humble ou orgueilleux, modeste ou suffisant, dans la poussière ou dans les nuages. » S’il fallait caractériser le côté brillant du talent de Schopenhauer, je dirais que c’est avant tout un peintre de la vie et des humeurs des hommes, un moraliste dans le sens français du mot ; il est instruit à l’école de Montaigne, de La Rochefoucauld, de La Bruyère, de Vauvenargues, de Chamfort, d’Helvétius, qu’il cite à chaque pas ; il est, comme eux, nourri du suc de l’expérience, sans illusion sur les hommes ; il a comme eux la perspicacité, la malice, le trait impitoyable, mais il diffère d’eux en ce que, contemplateur moins désintéressé, ses idées portent sur une base métaphysique.

Des placemens malheureux avaient entamé sa fortune. Schopenhauer, averti par ces pertes et peut-être fatigué de son isolement, voulut se faire une carrière. Il n’y en avait qu’une pour lui, celle de l’enseignement. Il se fit admettre comme privat-docent à l’université de Berlin, où Hegel et Schleiermacher professaient alors avec un grand succès. L’éloquence est peu nécessaire pour réussir dans les universités allemandes, d’ailleurs Schopenhauer parlait bien, il exprimait ses idées avec clarté et souvent avec force ; mais les universités d’Allemagne sont un théâtre de rivalités, de jalousies, de manèges souterrains, qui n’est pas exempt de difficultés pour un homme sans intrigue. Schopenhauer s’en aperçut bientôt. De plus toutes les vérités ne sont pas faites pour supporter l’épreuve du discours public ; on sait qu’Emmanuel Kant n’enseignait pas dans sa chaire le fond de la doctrine contenue dans ses livres. Il y a des idées qu’on peut soumettre au lecteur solitaire, mais qu’on ne peut pas énoncer sans inconvénient devant un auditoire nombreux ; toute assemblée d’hommes, quelque libéraux qu’ils soient individuellement, est dominée par des idées ou des conventions qu’il est impossible de heurter impunément. Après deux essais malheureux, Schopenhauer renonça donc à son entreprise, et à la suite de cet échec il conçut un dégoût pour l’enseignement philosophique qui tourna plus tard en irritation, et lui inspira contre la philosophie des universités un pamphlet véhément. Malgré des personnalités maladroites, il y a dans ce pamphlet autre chose que de la mauvaise humeur. Il procède de l’idée même que Schopenhauer se fait de la philosophie, dont la définition exclut toute considération directe ou indirecte de l’utilité publique ou privée. Sa grande objection contre cet enseignement est qu’on ne saurait enseigner une science qui n’est pas faite, et j’ajoute, dans l’esprit de sa doctrine, une science qui ne peut se faire. Il est remarquable au surplus qu’au sortir du moyen âge les grands philosophes, les initiateurs de la pensée moderne, Descartes, Spinoza, Leibniz, Locke, Hume, n’ont jamais professé ; il en est de même des philosophes français du XVIIIe siècle, et Kant paraît avoir, du moins en tant que professeur, pensé sur la vérité à peu près comme Fontenelle. Spinoza répondait par un refus à l’offre d’une chaire à l’université d’Heidelberg qui lui était faite de la part de l’électeur. « J’ignore, disait-il, en quelles limites il faudrait enfermer cette liberté de philosopher qu’on veut bien me donner sous la condition que je ne troublerai pas la religion établie. » C’est un fait à peu près général au contraire que, dans notre siècle, en France, en Angleterre, en Allemagne, on ne s’occupe guère scientifiquement de philosophie hors des universités. Comme au moyen âge, la plupart des philosophes sont aujourd’hui des professeurs. Les états modernes, plus ou moins poussés au libéralisme et obligés de se maintenir contre les efforts des partis rétrogrades, favorisent la philosophie dans leurs établissemens ; elle est pour eux une sorte de religion laïque et civile qu’il leur importe de protéger. Toutefois le libéralisme politique a ses conditions et par conséquent ses limites ; de là des difficultés qui se sont manifestées dans plusieurs pays, notamment en Allemagne, et auxquelles Schopenhauer attribuait une profonde altération de la philosophie. Sans être à la vérité parfaitement orthodoxe au fond (et qui peut se flatter d’être orthodoxe ?), sa doctrine n’a rien d’inquiétant pour l’état, et il aurait pu l’exposer dans une chaire ; mais enfin il eût fallu tenir compte d’autre chose que de ce qui lui paraissait la vérité, prendre en considération les circonstances qui font à la philosophie une situation jusqu’à présent accompagnée de quelque gêne. Il ne put s’y résoudre, et il aima mieux se venger de son silence en accusant avec beaucoup d’injustice l’enseignement public du discrédit de la philosophie. A partir de ce moment, Schopenhauer se laisse oublier pendant quinze ans. Il vivait à Berlin presque en étranger, quoiqu’il connût tout le monde et notamment Alexandre de Humboldt, retranché dans son pessimisme comme dans un fort inaccessible, mécontent de ce séjour, mais ne daignant pas changer et se moquant des Berlinois. Il écrivait de Francfort, où il était venu demeurer en 1831 : « On se tue donc beaucoup cette année à Berlin ? Cela ne m’étonne pas, c’est au physique et au moral un nid de malédiction. Je suis bien obligé au choléra de m’en avoir chassé il y a vingt-trois ans, et de m’avoir amené ici, où le climat est plus doux et la vie plus facile ; c’est un séjour tout fait pour un ermite ; » ce qui du reste ne l’empêchait pas d’appeler Francfort son Abdère, soit en souvenir de Démocrite, qui riait comme lui des folies humaines, soit par allusion à la renommée de stupidité des Abdéritains. Il n’était toutefois ni désœuvré ni découragé. Fort attentif aux progrès des sciences positives, il y trouvait des confirmations inattendues de sa doctrine ; il entourait ses idées de nouvelles lumières, il recueillait nombre d’observations de toute espèce et les incorporait à son grand ouvrage, qui reparut en 1844, augmenté du double, mais sans que le plan et la forme fussent aucunement modifiés. Il composait en 1838 un mémoire sur la question mise au concours par la Société royale des sciences de Norvège, De la liberté de la volonté. Ce remarquable mémoire, qui a pour épigraphe un mot inquiétant : « la liberté est un mystère, » et qui la transporte du domaine de l’expérience, où règne souverainement la loi de causalité, dans la région transcendantale, n’en était pas moins couronné. L’académie avait-elle compris ? Je ne sais ; mais un second mémoire, présenté l’année suivante à la Société royale, de Danemark sur une question qui se rattache étroitement à la précédente, sur le fondement de la morale, fut moins heureux. La réponse ne parut pas suffisante. En outre l’auteur se livrait contre diverses doctrines à une discussion relevée çà et là d’invectives, et dont le style salé rappelle un peu trop par momens la polémique en latin des érudits d’autrefois. On trouva, non sans quelque raison, peu décentes ces attaques contre des philosophes dont on ne pouvait encore à cette époque parler qu’avec respect. On s’est accoutumé depuis lors à de tout autres libertés avec ces philosophes souverains, summi philosophi, qui étaient entre autres Fichte et Hegel.

Cependant l’autorité de Hegel lui-même commençait dès ce temps à baisser. Les dissidences qui se faisaient jour par degrés au sein de l’école sur les vraies tendances du maître et les applications sociales de sa doctrine, l’introduction des passions religieuses et politiques dans le débat, présageaient une dissolution plus ou moins prochaine. L’année 1848 porta le coup mortel au système ; mais Schopenhauer, qui ne savait pas à quel point cette année, fatale à l’hégélianisme, aiderait au succès de sa propre doctrine, fut profondément troublé par le spectacle des événemens politiques. Francfort, « ce séjour si bien fait pour un ermite, » fut, comme on sait, un des foyers principaux de l’agitation, et je rencontre dans les lettres du philosophe plus d’une trace curieuse des inquiétudes auxquelles il était en proie. « Figurez-vous, écrit-il à un de ses amis après l’insurrection du 18 septembre 1848, figurez-vous que les brigands avaient élevé une barricade à l’entrée du pont et qu’ils tiraient sur les soldats de derrière ma maison ; les soldats répondaient et faisaient trembler jusqu’à mes meubles. Tout à coup j’entends à la porte d’horribles aboiemens ; je me figure que c’est la canaille souveraine, je me verrouille et je mets la barre de fer. On frappe avec violence, puis j’entends le fausset de ma bonne : « Monsieur, ce sont les Autrichiens. » J’ouvre à ces dignes amis, et vingt culottes bleues se précipitent pour tirer de mes fenêtres sur le souverain. Ils passent bientôt dans la maison voisine, qui leur paraît plus commode ; mais auparavant l’officier a voulu reconnaître la bande qui était derrière la barricade, et je lui ai prêté la lorgnette avec laquelle vous regardiez le ballon. » Quand on se rappelle l’histoire de cette année, on ne s’étonne pas trop de rencontrer chez un homme pour qui l’intérêt spéculatif était supérieur à tous les autres, et la politique réduite à l’art de maintenir l’ordre en comprimant par tous les moyens le sauvage égoïsme des hommes, une violence de sentimens qu’une partie de l’Europe éprouva comme lui. Les événemens de cette époque avaient laissé dans son esprit une impression ineffaçable, et il a légué toute sa fortune à la caisse de secours fondée à Berlin « en faveur de ceux qui, en 1848 et 1849, avaient défendu l’ordre, et de leurs orphelins. » Cependant, une fois revenu de la peur qu’il avait eue, lorsqu’il fut en état de mesurer d’un œil tranquille le gain qu’il avait fait, il dut reconnaître que cette année lui avait été singulièrement favorable. La philosophie de Hegel était détrônée, il y avait place au soleil pour les doctrines jusque-là condamnées à l’obscurité ; la politique, qui depuis 1840 occupait tous les cerveaux, était pour longtemps pacifiée, les intérêts de l’esprit allaient recouvrer le rang qui leur appartient ; on venait d’essuyer d’amères déceptions, l’heure était propice pour un théoricien du désespoir.

Ces circonstances semblent en effet n’avoir pas échappé à Schopenhauer, car, dès ce moment, il ne néglige rien pour en profiter, il aide sans relâche à la fortune, qui semble décidée à le favoriser. Il avait des disciples dévoués, mais peu nombreux, son vieil ami l’avocat Emden, M. Frauenstædt, M. Dorguth, M. Lindner : il excite incessamment l’ardeur de leur zèle, il les encourage et il les caresse, appelant celui-ci son cher apôtre, celui-là son archi-évangéliste, un troisième son doctor indefatigabilis ; mais viennent-ils d’aventure à forligner, dérogent-ils tant soit peu à la rigueur de la doctrine, il les tance aussitôt sévèrement. La moindre mention de son nom dans un livre, l’adhésion de quelque inconnu, le plus chétif article, sont des événemens que l’on commente en détail. Il y a de la puérilité dans tout cela, et toutefois ce travail obstiné porte ses fruits. La doctrine est désensorcelée, les honneurs de la discussion lui sont accordés, l’enthousiasme naît avec l’hostilité, le « Gaspard Hæuser » de la philosophie aspire délicieusement le grand air de la liberté, et le vieux pessimiste peut s’écrier en savourant cette gloire tardive : « Enfin le Nil est arrivé au Caire. »

J’ai eu l’honneur de le voir dans la joie et l’éclat de ses dernières années ; quoiqu’il ne fût pas en général de facile abord, il accueillait volontiers les Français et les Anglais. Je le trouvai dans sa bibliothèque, où j’aperçus en entrant le buste en plâtre de Kant par Hagemann ; lui-même posait en ce moment pour le sien, qu’était en train de modeler une estimable artiste de Berlin, Mllme Ney. Son portrait avait déjà été fait plusieurs fois par Lindenschatz, par Gœbel, et multiplié par la photographie : c’était la consécration de sa récente célébrité. Schopenhauer avait alors soixante et onze ans, les cheveux et la barbe entièrement blancs ; mais c’était un vieillard alerte, avec les yeux et le geste d’un jeune homme. Je fus frappé d’un sillon sarcastique autour de sa bouche. Il n’avait rien de la raideur d’un philosophe de profession. Il me reçut bien, mais sans se lever et sans cesser de caresser de la main, d’une manière presque injurieuse pour les hommes, un bel épagneul noir. Voyant que je le remarquais, il me dit qu’il l’avait appelé Atma (âme du monde en sanscrit), qu’il aimait les chiens parce qu’il ne trouvait qu’en eux l’intelligence sans la dissimulation humaine. Il me demanda si j’avais lu la critique de Gutzkow sur son dernier ouvrage, ses Parerga, qui sont un recueil de fragmens ; je fus obligé d’avouer que je n’avais lu ni la critique ni l’ouvrage. Je ne voulus pas prolonger cette visite, et il me donna rendez-vous pour le soir à l’hôtel d’Angleterre, où il prenait ses repas.

J’arrivai vers la fin de son dîner, et je le trouvai assis à table d’hôte, à côté de plusieurs officiers. Je remarquai devant lui, près de son assiette, un louis d’or qu’il prit en se levant et qu’il mit dans sa poche. « Voilà vingt francs, me dit-il, que je mets là depuis un mois avec la résolution de les donner aux pauvres le jour où ces messieurs auront parlé d’autre chose pendant le dîner que d’avancement, de chevaux et de femmes. Je les ai encore. » Nous allâmes nous asseoir seuls à une table. Je lui dis en souriant que je le savais sévère pour les femmes, et que l’amour me paraissait après tout une des fortes objections à opposer à son pessimisme. Il me répondit avec gravité : « L’amour, c’est l’ennemi. Faites-en, si cela vous convient, un luxe et un passe-temps, traitez-le en artiste ; le génie de l’espèce est un industriel qui ne veut que produire. Il n’a qu’une pensée, pensée positive et sans poésie, c’est la durée du genre humain. Les hommes ne sont mus ni par des convoitises dépravées ni par un attrait divin, ils travaillent pour le Génie de l’espèce sans le savoir, ils sont tout à la fois ses courtiers, ses instrumens et ses dupes. Admirez, si vous le voulez, ses procédés ; mais n’oubliez pas qu’il ne songe qu’à combler les vides, à réparer les brèches, à maintenir l’équilibre entre les provisions et la dépense, à tenir toujours largement peuplée l’étable où la douleur et la mort viennent recruter leurs victimes. C’est pour cela, c’est en vue de l’espèce, qu’avant de rapprocher les rouages de la machine, ce Génie perfide, qui ne veut pas manquer son œuvre, observe si soigneusement leurs propriétés, leurs combinaisons, leurs réactions, leurs antipathies. Les femmes sont ses complices. Elles ont accompli une chose merveilleuse lorsqu’elles ont spiritualisé l’amour. Peut-être c’en était fait de lui et du genre humain ; les hommes, fatigués de souffrir et ne voyant nul moyen de se dérober jamais, eux ni leurs enfans, aux misères qui les accablaient et que la culture leur rendait chaque jour plus sensibles, allaient peut-être prendre enfin le chemin du salut en renonçant à l’amour. Les femmes y ont pourvu. C’est alors qu’elles se sont adressées à l’intelligence de l’homme et que tout ce qu’il y a de spirituel dans l’organisation féminine, elles l’ont consacré à ce jeu qu’elles appellent l’amour. Peuples de galantins que vous êtes, dupes innocentes, qui croyez, en cultivant l’esprit des femmes, les élever jusqu’à vous, comment n’avez-vous pas encore vu que ces reines de vos sociétés ont de l’esprit souvent, du génie par accident, mais de l’intelligence jamais, ou que ce qu’elles en ont ressemble à l’intelligence de l’homme comme le soleil, fleur des jardins, ressemble au soleil, roi de la lumière. Depuis que vous les avez admises à délibérer, elles ont fait de vous une race de Chrysaldes qui a désappris sous leur joug les fortes vertus. Ce sont elles qui ont le plus contribué à inoculer au monde moderne le mal qui le ronge. Trop faibles de corps et d’esprit pour soutenir par la discussion la place qu’elles ont usurpée, à la fois débiles et tyranniques, il faut bien pourtant qu’elles aient une arme : le lion a ses grilles et ses dents, le vautour son bec, l’éléphant ses défenses, le taureau ses cornes, la sépia, pour tuer l’ennemi ou le fuir, lâche son encre et trouble l’eau : voilà le véritable analogue de la femme. Comme la sépia, elle s’enveloppe d’un nuage et se meut à l’aise dans la dissimulation. Et maintenant, dressés à leur école, qui d’entre vous se vantera d’être sincère et peut parler d’indépendance sans qu’une femme, sans que toutes les femmes sourient ? Vous voyez, beau défenseur de l’amour, que je ne diminue pas leur part dans l’œuvre de la civilisation. Tenez, j’ai soixante-dix ans et plus, et si je me félicite d’une chose, c’est d’avoir éventé à temps le piège de la nature ; voilà pourquoi je ne me suis pas marié. Les grandes religions ont toutes vanté la continence, mais elles n’ont pas toujours compris ce qui fait de cette vertu la vertu souveraine. Elles n’y ont vu souvent que le déploiement d’une énergie sans but, le mérite d’obéir à une loi fantasque, de supporter une privation gratuite, ou bien encore elles ont couronné dans le célibat je ne sais quelle pureté incompréhensible et fait ainsi la part trop belle aux économistes et aux saint-simoniens. Le prix de cette vertu, c’est qu’elle mène au salut ; préparer la fin du monde et en indiquer le chemin, telle est la suprême utilité des existences ascétiques. A force de prodiges, et d’aumônes, et de consolations, l’apôtre de la charité sauve de la mort quelques familles vouées par ses bienfaits à une longue agonie ; l’ascète fait davantage, il sauve de la vie des générations entières. Il donne un exemple qui a failli sauver le monde deux ou trois fois. Les femmes ne l’ont pas voulu ; c’est pourquoi je les hais. »

Schopenhauer n’aimait pas la contradiction, et je n’étais pas venu pour argumenter contre lui ; mais, quoique j’eusse déjà une idée de sa doctrine, j’étais tenté de prendre cette sortie pour une boutade, peut-être voulait-il s’amuser à essayer sur un étranger l’enchantement satanique de ses sophismes. Cependant il parlait avec calme en lançant de temps en temps une bouffée de tabac ; ses paroles, lentes et monotones, qui m’arrivaient à travers le bruit des verres et les éclats de gaîté de nos voisins, me causaient une sorte de malaise, comme si j’eusse senti passer sur moi un souffle glacé à travers la porte entr’ouverte du néant. J’osai pourtant, au bout de quelques minutes, déclarer que, quant à moi, la vie me semblait supportable, et que, si le monde allait encore médiocrement, le progrès finirait par l’améliorer, et en atténuerait assez les imperfections pour que l’on pût s’en contenter. « Nous y voilà, répondit-il. Le progrès, c’est là votre chimère, il est le rêve du XIXe siècle comme la résurrection des morts était celui du Xe ; chaque âge a le sien. Quand, épuisant vos greniers et ceux du passé, vous aurez porté plus haut encore votre entassement de sciences et de richesses, l’homme, en se mesurant à un pareil amas, en sera-t-il moins petit ? Misérables parvenus, enrichis de ce que vous n’avez pas gagné, orgueilleux de ce qui ne vous appartient pas, mendians insolens qui glanez le champ des premiers inventeurs et qui pillez leurs ruines, comparez, si vous l’osez, vous qui célébrez vos découvertes avec tant de pompe, l’algèbre avec le langage, l’imprimerie avec l’écriture, votre science avec les simples calculs de ceux qui les premiers regardèrent le ciel, vos steamers avec la première barque à laquelle un audacieux mit une voile et un gouvernail ? Que sont vos ingénieurs et vos chimistes auprès de ceux qui vous ont donné le feu, la charrue et les métaux ? Vous avez fait de tout cela des présens divins, vous avez eu raison. Pourquoi donc êtes-vous si arrogans ? Je vois grandir la pyramide que vous n’avez pas commencée et que vous n’achèverez pas ; mais le dernier ouvrier qui s’assoira fièrement sur le faîte sera-t-il plus grand que celui qui en a posé le premier bloc ? Racontez-moi pour la millième fois vos ennuyeuses histoires, et, si les grandeurs passées ne vous suffisent pas, anticipez l’avenir, ne craignez pas de prophétiser. Variez les changemens de scène, multipliez les acteurs, appelez les masses humaines sur le théâtre, inventez, si vous avez l’imagination assez riche, des péripéties. Ces histoires sont comme les drames de Gozzi : les motifs, les incidens changent dans chaque pièce et ne se reproduisent jamais, il est vrai ; mais l’esprit de ces incidens est invariable, la catastrophe prévue, les personnages toujours les mêmes. Voici, en dépit de toutes les expériences et de toutes les corrections, Pantalon toujours aussi lourd et aussi avare, Tartaglia toujours aussi fripon, Brighella toujours aussi lâche, Colombine toujours aussi coquette et aussi perfide. Heureusement ils trouvent un parterre prêt à applaudir la pièce du jour, parce qu’il ne se souvient plus de celle qu’il a vu jouer la veille. Les yeux charmés et la bouche béante, les spectateurs suivent avec ravissement et pleins d’attente le progrès des choses jusqu’au dénoûment, dont la monotonie les étonne sans les décourager. »

Il parla encore longtemps sur toute sorte de sujets, et entre autres sur les phénomènes magiques, auxquels il prenait beaucoup d’intérêt. La salle où nous étions s’était vidée peu à peu ; le silence s’était fait autour de nous. Beaucoup de ses raisonnemens me paraissaient faibles, et j’aurais voulu répondre ; mais, soit que la fumée de tabac dont l’atmosphère était imprégnée me portât au cerveau, soit que ses discours bizarres eussent fini par m’étourdir, des vertiges inconnus me gagnaient à mesure que j’essayais de suivre cet étrange raisonneur. Je le quittai fort tard, et il me sembla, longtemps après l’avoir quitté, être ballotté sur une mer houleuse, sillonnée d’horribles courans. Cette conversation, qui avait été plus d’une fois obscure pour moi, demeura profondément gravée dans ma mémoire, et la plupart de ces obscurités se dissipèrent lorsque j’eus étudié de plus près l’ensemble de la doctrine. C’est cette doctrine qu’il s’agît maintenant d’exposer.


II

L’homme qui meurt sait qu’il n’emporte pas l’univers dans la tombe : d’autres yeux restent ouverts pour l’admirer, d’autres êtres sensibles en jouiront après lui.

Supposons réalisée la vision du poète - : les nations ont disparu jusqu’au dernier homme de la surface de la terre ; les animaux n’existent plus, tous, sans en excepter les plus humbles et ceux en qui le sentiment de la vie dépasse à peine l’obscurité du rêve, ont cessé d’être. Seulement la terre, avec ses continens diversement découpés, avec les océans qui l’enserrent, avec les végétaux qui la décorent, continue à rouler dans l’espace, le soleil à répandre tour à tour sur les deux hémisphères le feu de ses rayons, les cieux à envelopper de toutes parts notre ancienne demeure. Il semble que l’univers subsiste alors tel que vous le voyez, que la présence ou l’absence d’aucun être sentant n’y ajoute rien.

Regardez-y de plus près cependant, et vous reconnaîtrez que peut-être il n’en est pas ainsi. Cet univers que vous considérez comme éternel, pour rester ce qu’il vous parait, pour présenter l’ordre que vous appelez ses lois et revêtir les couleurs dont vous êtes éblouis, a peut-être besoin d’une intelligence qui le contemple. Supprimez tous les yeux, c’est comme si vous éteigniez la lumière ; supprimez tous les cerveaux, c’est comme si vous anéantissiez l’ordre. Si beau que soit le spectacle, la beauté que vous y trouvez et l’ordre qui y règne n’existent qu’à la condition d’être regardés et sentis. Supposez le spectateur autrement constitué, — doué par exemple d’une autre organisation cérébrale, — le spectacle change ; supposez-le entièrement supprimé, la scène elle-même s’abîme dans la nuit. Si vous imaginez qu’il en subsiste quelque chose, c’est qu’il vous est difficile d’effacer de votre esprit jusqu’à l’idée d’une intelligence possible.

Pour exprimer la même chose en d’autres termes, l’esprit humain resterait vide à jamais, si le jeu des réalités et les impressions qu’il fait sur l’organisme ne fournissaient à l’intelligence de quoi s’exercer ; mais il est également vrai que les choses resteraient une mer de ténèbres, un chaos de possibilités sans couleurs et sans formes, si l’intelligence ne venait y répandre sa lumière. C’est elle qui l’éclaire et qui l’ordonne moyennant les principes qui la constituent, moyennant l’espace d’où dépend l’ordre des situations, le temps d’où dépend l’ordre des successions, la causalité qui enchaîne, suivant des règles constantes, les phénomènes entre eux dans l’espace et le temps. Les formes des choses, qui nous apparaissent comme les conditions absolues et nécessaires de toute existence réelle, sont inhérentes à l’intelligence, et c’est elle qui les imprime au monde et y répand ainsi toute diversité, car, ôtez l’espace, il n’y a plus de parties distinctes les unes des autres ; ôtez le temps, il n’y a plus d’avant et d’après ; ôtez la loi par laquelle nous enchaînons d’une façon régulière les faits successifs, il n’y a plus d’effets et de causes. En un mot, l’univers n’existe plus, parce qu’il est, tel que nous le sentons et qu’il nous apparaît, un phénomène cérébral. « Deux choses étaient devant moi, dit Schopenhauer dans un fragment profond et bizarre, deux corps pesans, de formes régulières, beaux à voir. L’un était un vase de jaspe avec une bordure et des anses d’or ; l’autre, un corps organisé, un homme. Après les avoir longtemps admirés du dehors, je priai le génie qui m’accompagnait de me laisser pénétrer dans leur intérieur. Il me le permit, et dans le vase je ne trouvai rien, si ce n’est la pression de la pesanteur et je ne sais quelle obscure tendance réciproque entre ses parties que j’ai entendu désigner sous le nom de cohésion et d’affinité ; mais quand je pénétrai dans l’autre objet, quelle surprise, et comment raconter ce que je vis ? Les contes de fées et les fables n’ont rien de plus incroyable. Au sein de cet objet ou plutôt dans la partie, supérieure appelée la tête, et qui, vue du dehors, semblait un objet comme tous les autres, circonscrit dans l’espace, pesant, etc., je trouvai quoi ? le monde lui-même, avec l’immensité, de l’espace, dans lequel le Tout est contenu, et. l’immensité, du temps, dans lequel la Tout se meut, et avec la prodigieuse variété des ; choses qui remplissent l’espace, et le temps, et, ce qui est presque insensé à dire, je m’y aperçus moi-même allant et venant…

« Oui, voilà ce que je découvris dans cet objet à peine aussi gros qu’un gros fruit, et que le bourreau peut faire tomber d’un seul coup, de manière à plonger du même coup dans la nuit le monde qui y est renfermé. Et ce monde n’existerait plus, si cette sorte d’objets ne pullulait sans cesse, pareils à des champignons, pour recevoir le monde prêt à sombrer dans le néant, et se renvoyer entre eux, comme un ballon, cette grande image identique en tous, dont ils expriment cette identité par le mot d’objet… »

Le monde est donc l’idée qui en est présente en tout être qui vit et qui connaît. Tel est le paradoxe par lequel débute la philosophie de Schopenhauer ; l’on pourrait être tenté de ne pas le suivre plus avant et de l’abandonner sur cet étrange défi jeté dès l’abord au sens commun. Et toutefois, quelque choquante qu’une telle manière de voir puisse paraître au premier regard de la raison, elle n’a rien de nouveau pour ceux qui sont tant soit peu versés dans l’histoire de la philosophie ; peut-être même n’en est-il pas de plus familière aux esprits accoutumés à la singularité apparente des points de vue spéculatifs. Pour ne citer qu’un petit nombre des philosophes qui l’ont adoptée, Kant a travaillé une partie de sa vie sur cette idée, et en s’attachant à démontrer que l’espace, le temps, la causalité, sont purement inhérens à la sensibilité ou à l’intelligence humaine, il a donné à la théorie en question un caractère précis et positif. Elle a été reprise de nos jours et présentée avec une rare vigueur par un métaphysicien anglais, le professeur Ferrier. Avant Kant et Ferrier, plusieurs philosophes avaient été conduits à exposer sous les formes les plus variées des idées analogues, entre autres Berkeley et un philosophe aux frais duquel Voltaire a fait rire toute l’Europe, le trop fameux docteur Akakia, Moreau de Maupertuis, qui s’exprime ainsi dans ses Lettres philosophiques[1] : « Nous vivons dans un monde où rien de ce que nous apercevons ne ressemble à ce que nous apercevons. Des êtres inconnus excitent dans notre âme tous les sentimens, toutes les perceptions qu’elle éprouve, et, ne ressemblant à aucune des choses que nous apercevons, nous les représentent toutes. »

Il y a plus, cette doctrine revêt les déguisemens sous lesquels on est le moins préparé à la reconnaître ; elle se rattache par des liens secrets, mais réels, à tel système qui repousserait, je n’en doute pas, énergiquement cette parenté. Le positivisme, par exemple, peut s’étonner qu’on le rapproche d’aucun système métaphysique, et par-dessus tout de celui-là. Quel est pourtant le principe sur lequel il entend élever son édifice ? C’est que le monde se compose pour l’homme de faits observables, rien de plus, que nous pouvons bien coordonner ces faits suivant des lois, mais que nous devons renoncer à toute recherche sur la substance, la cause, la réalité quelconque qui est censée se dérober derrière les phénomènes. Or que fait ici le positivisme ? Sans s’expliquer sur la nature des phénomènes dont il compose exclusivement la connaissance et au-delà desquels il n’y a pour lui qu’illusions et ténèbres, sans se prononcer sur les rapports de l’esprit et des choses que l’esprit considère, il pose en principe la phénoménalité du monde. Il a beau se récuser par prudence ou par ironie en matière métaphysique, l’idée qu’il prend pour point de départ implique toute une théorie. Et d’ailleurs il s’arrête trop tôt, il fait un effort doublement inutile pour contenter l’intelligence par une explication purement physique des choses, d’abord parce que les deux bouts de la chaîne des phénomènes doivent échapper éternellement à la science qui n’en peut saisir que quelques anneaux, en second lieu parce que les lois générales que la science constate dans la portion de l’espace et de la durée qui est à sa portée, les lois de la pesanteur, de la communication du mouvement, de la chaleur, de l’électricité, comme celles qui président aux créations chimiques et organiques, réclament elles-mêmes une explication. On veut très inutilement que nous ayons la sagesse de nous en tenir à celle qui nous est fournie par les sciences positives. On perd sa peine à combattre la maladie métaphysique. Maladie, si l’on veut ; rien ne peut la guérir ni l’extirper. Elle est commune à tous les hommes, sans en excepter ceux qui font profession de positivisme, et, qui pis est, elle leur est chère. Pour l’animal, l’univers est chose qui va d’elle-même, sans difficulté, sans mystère ; l’animal ne se pose aucune question et n’attend aucune explication sur lui-même ni sur le monde, et c’est pour cela qu’il appartient à l’animalité pure. Pour l’homme, le monde est une énigme dont l’instinct le plus invincible de sa nature le pousse à chercher le mot, et ce mot, quand il ne le trouve pas, il le forge. Lorsqu’il s’est mille fois trompé et que ses erreurs l’ont conduit à la conviction qu’il ne parviendra jamais à expliquer le mystère, il peut alors par désespoir, ou pour épargner sa peine, ou pour se faire honneur d’une sagesse au-dessus de l’ordinaire, renoncer momentanément à cet ordre de questions ; mais il a beau nier l’énigme, il ne la supprime pas ; le monde, exploré scientifiquement et peu à peu découvert, ne dépouille pas pour cela son mystère, et c’est ce que prouvent la renaissance des philosophies comme la durée des religions. Ce n’est pas à dire pour cela qu’il faille se reposer à tout prix dans des solutions incertaines et refuser de prêter l’oreille aux difficultés que vient élever le scepticisme. Le scepticisme est l’aiguillon de la curiosité, comme il est un frein à la témérité des doctrines. Aucune ne peut être à l’abri de l’examen, et si le scepticisme n’atteint pas les lois constatées et dûment vérifiées par les sciences positives, il porte en plein contre l’explication purement physique du monde qui constitue le positivisme lui-même, c’est-à-dire contre la prétention de couper court à la recherche du mot de l’énigme. Par une analogie curieuse, cette prétention d’un système qui se donne pour une doctrine d’affranchissement lui est commune avec les religions intolérantes et dogmatiques, celles-ci repoussant l’enquête parce qu’elles se déclarent en possession du mot qu’on cherche, celui-là condamnant la recherche parce qu’il n’y a pas de mot à chercher.

L’homme est un animal métaphysique. Il faut le prendre tel qu’il est et reconnaître que, par-delà l’expérience, il est porté par une impulsion irrésistible à chercher quelque chose qui en rende compte. Cependant que cherche-t-il en poursuivant ainsi derrière ce monde phénoménal l’explication des choses ? Il cherche un objet qui soit indépendant de son intelligence, auquel ne s’appliquent pas les formes inhérentes à celle-ci, le temps, l’espace, la causalité, conditions absolues de toute pensée. Il cherche à connaître en dehors des lois de la connaissance ; il se propose une tâche qui implique contradiction. Considérez en effet les choses en tant qu’objets de la connaissance, toutes font évidemment partie de la totalité du monde et rentrent ainsi dans l’énigme qu’il s’agit d’expliquer ; aucune de ces choses ne peut donc servir d’explication aux autres. Le corps humain, et le cerveau qui est en nous l’organe de la pensée, et la pensée elle-même, sont à leur rang dans la série des actions et des réactions universelles, occupent leur place dans le réseau indéfini des phénomènes qui composent le monde. Vouloir sortir de ce monde pour en chercher l’explication, n’est-ce pas tenter de sauter plus loin que son ombre ? Ou bien y aurait-il quelque moyen d’atteindre par adresse ou par surprise cette chose, explication de tout le reste, qui se dérobe incessamment à la pensée directe ?

L’homme n’est pas une pensée pure, ou, comme s’exprime notre philosophe, il n’est pas une tête ailée à la manière des chérubins. L’homme est un corps, et par ce corps il tient à la souche commune de tous les êtres. De plus il a le sentiment de son corps ; il sent que les mouvemens de son corps répondent aux actes de sa volonté, qu’ils sont les actes de sa volonté, ou plutôt encore qu’ils sont sa volonté même se manifestant dans le monde visible des réalités, car il n’y a pas de volonté positive qui ne soit efficace et ne se traduise aussitôt par un mouvement ; toute volonté sans effet est une pure abstraction, la simple idée d’une volonté qui pourrait être, mais qui n’existe pas. Bref, il aperçoit en même temps, comme liés l’une à l’autre, la volonté qui est le principe, et le mouvement qui est l’effet. On pourrait dire en un certain sens que le corps et la volonté sont identiques, avec cette différence toutefois que la seconde est saisie directement par le sentiment, et que le premier est connu par l’intelligence. On peut dire encore, ce qui revient au même, que la volonté est l’aperception a priori du corps, et que ce corps est la connaissance a posteriori de la volonté ; mais cette différence est essentielle : la volonté, c’est la chose primordiale d’où nous procédons et d’où tout procède, c’est le principe universel dans lequel notre existence est enracinée ainsi que toutes les existences, c’est la réalité originelle que nous saisissons en nous directement, que nous ne pouvons saisir que là : elle est la seule chose que nous atteignons directement par le sentiment, tandis que tout le reste est connu, c’est-à-dire dépendant des lois qui régissent l’expérience intellectuelle, relatif à notre organisation particulière, et par conséquent phénoménal. C’est ici le passage étroit et bas, mais unique, par lequel il nous est donné de pénétrer dans les coulisses de l’univers ; c’est la poterne obscure ouverte pour nous introduire au cœur de la place. De même que le corps et les mouvemens du corps sont les manifestations de la volonté, disons mieux, sont la volonté même apparaissant dans la contexture des causes et des effets, où elle revêt les caractères de l’individualité et de la diversité infinie, soumise à des lois constantes, de même tous les êtres dont l’ensemble compose l’infinité du monde, tous les mouvemens auxquels ces êtres sont soumis ou qu’ils accomplissent, tous ces êtres et ces mouvemens, quelles qu’en soient les lois et la nature, sont les manifestations de la volonté, ils sont la volonté même ; car, n’étant point soumise aux conditions de l’expérience intellectuelle, la volonté n’a rien à faire avec les formes du temps, de l’espace, de la causalité, conditions de toute connaissance, en sorte que les catégories d’unité et de pluralité, de simplicité et de composition, de liberté et de nécessité, ne lui sont point applicables. Le monde est volonté en même temps que représentation.

Si l’on a saisi le nœud subtil de la doctrine que je viens d’exposer, et si l’étrangeté de cette doctrine ne la fait pas juger indigne de toute objection, on ne peut manquer de dire : Voilà bien le plus audacieux abus que jamais philosophe se soit permis de faire d’une méthode toujours périlleuse, l’analogie. Quel rapport peut-il exister entre la volonté d’où procèdent les mouvemens de l’ouvrier qui manie un instrument, — de l’acteur qui joue un rôle, de l’orateur qui calcule ses gestes, de l’artiste qui dessine, du maître d’escrime qui parade, — et la cause qui fait couler l’eau ou grandir le végétal, ou les lois qui président aux mouvemens instinctifs et aux fonctions vitales ? Peut-on, sans outrer toutes les analogies et sans faire violence au langage, confondre sous un même nom des causes d’où dérivent des effets si différens ? N’est-ce pas se moquer que de transporter ainsi au principe universel des choses, quel qu’il soit, une dénomination aussi spéciale que celle de volonté, empruntée au principe le plus propre à l’homme, à un principe dont on a fait la caractéristique de l’humanité et la base même de l’individualité ? Et si l’on ne veut que se payer de mots et rendre l’indétermination du principe par la généralité de l’expression ; pourquoi chercher en dehors du langage usité ? N’a-t-on pas le mot force ? Il est admis par les savans, adopté depuis longtemps par les philosophes, et d’une généralité qui le rend d’un emploi commode, puisqu’elle se prête à des acceptions très diverses. Si la volonté est une force comme tout ce qui produit des mouvemens, toute force n’est pas cependant une volonté. Pourquoi donc confondre ainsi de parti pris le genre et l’espèce ? pourquoi ce bizarre caprice de remplacer ce qui est plus connu par ce qui l’est moins ?

Cette objection conduit à l’un des points les plus délicats de la philosophie de Schopenhauer. Pour le géomètre et le physicien, le mot de force présente en effet un sens parfaitement clair ; ils s’en servent pour désigner tout ce qui produit des mouvemens, et ils reconnaissent autant de forces qu’il y a d’espèces de mouvemens. Ces mouvemens, ils les définissent, les décomposent, les comparent, les mesurent, et par le nom de force ils désignent moins encore la cause réelle qui les produit que les conditions constantes dans lesquelles se produisent les mouvemens observables. Bref, ce mot exprime le rapport d’un phénomène donné à ses conditions naturelles, et ce rapport appartient exclusivement à l’ordre des objets qui sont dans le domaine de l’expérience et que nous connaissons en vertu des formes inhérentes à notre intelligence. Ce mot, légitimement applicable dans cette sphère d’objets, ne saurait être transporté dans une autre ; s’il indique clairement le rapport d’un mouvement donné à ses conditions, ou de cause à effet, il ne saurait, précisément pour cette raison, indiquer le rapport tout différent de phénomène à ce qui est le fondement du phénomène, et il dissimulerait, au lieu de la manifester, la transcendance de l’être en soi. La volonté au contraire est la seule chose qui ne relève pas de l’expérience intellectuelle, la seule qui soit aperçue sans l’intermédiaire des formes générales de toute notion et saisie directement. C’est ici seulement que les deux aspects de la réalité totale, le phénomène connu par l’intelligence et la volonté saisie par le sentiment, sont embrassés dans leur identité. Voilà pourquoi le mot volonté est le seul juste pour exprimer l’essence primordiale des choses. Il est vrai que les phénomènes de la volonté s’accomplissent ordinairement dans l’homme entourés de circonstances spéciales qui en déguisent jusqu’à un certain point la nature, que, par exemple, les mouvemens qui procèdent de la volonté y apparaissent souvent gouvernés par une pensée et dirigés vers une fin préconçue ; mais ces circonstances, que l’on est tenté de prendre pour essentielles à la volonté, sont au contraire accidentelles et secondaires. Dégagez la volonté de ces conditions particulières, opérez cette abstraction qui ne comporte aucune difficulté, l’identité de la volonté à tous les degrés de l’échelle des êtres et comme fondement de tous les phénomènes, depuis la précipitation du cristal et la déclinaison de l’aiguille aimantée jusqu’à l’action réfléchie de l’homme, ne soulève plus d’objection. Il y a plus, cette analogie est la seule clé à l’aide de laquelle tout puisse être expliqué. « Comprenez-vous mieux le mouvement de la bille choquée par une autre que vos propres mouvemens, lorsqu’un motif vous fait agir ? Vous le croyez peut-être, mais je vous dis : C’est tout le contraire. Regardez-y de près, et vous trouverez ces divers mouvemens identiques au fond, identiques, il est vrai, comme le ton le plus grave qu’on puisse entendre est identique au même ton de l’octave la plus élevée perceptible à l’oreille ? »

Qu’on nous permette d’appuyer encore un instant sur ce point. Après tout, la séparation de la volonté et de l’intelligence et la subordination radicale de celle-ci à celle-là sont la base sur laquelle repose toute la doctrine de Schopenhauer. Dans le sens habituel qu’on donne au mot volonté, une certaine idée préexiste aux manifestations de la volonté et la dirige vers un but déterminé. De là vient que la nouvelle philosophie allemande, associant, non sans quelque confusion, un mot emprunté au système de Platon et les données de l’expérience vulgaire, a considéré l’idée comme le principe des choses, et la volonté comme un des instrumens dont l’idée se sert pour se réaliser. Schopenhauer renverse les termes : selon lui, la volonté est le principe, la pensée est un moyen particulier et dérivé. Il n’est pas vrai, comme la plupart des philosophes n’ont cessé de le répéter depuis Aristote, qu’il existe deux sortes de mouvemens, le mouvement communiqué et le mouvement spontané : il n’en existe qu’une seule. Il n’est pas vrai non plus, comme la plupart des géomètres s’efforcent de l’établir, surtout depuis Descartes, et comme la plupart des physiciens inclinent à l’admettre, qu’il n’existe que des mouvemens mécaniques, et que les mouvemens spontanés doivent tôt ou tard être ramenés par la science à cette sorte de mouvement : au contraire il n’y a pas d’autres mouvemens que ceux dont la volonté est le principe ; seulement ces mouvemens se manifestent aux différens étages de la nature dans des conditions et sous des formes différentes, et c’est ce qui engendre la variété dans l’univers. Le monde des êtres non organisés, objet de la mécanique, de la physique, de la chimie et de plusieurs autres sciences, présente ce trait particulier, qu’entre les mouvemens qui s’y produisent et les conditions auxquelles ces mouvemens se rattachent, il existe une analogie de nature et une équivalence plus ou moins évidente. Qu’il s’agisse d’une simple communication de mouvement par le contact, ou de phénomènes produits par les forces physiques, ou des forces plus cachées encore qui président aux compositions et aux décompositions chimiques, soit que l’on considère le clou qui cède aux coups répétés du marteau, le boulet chassé du canon par la dilatation du gaz, ou l’eau décomposée par l’action de la pile, entre le phénomène produit et ses conditions il existe un rapport visible et mesurable ; le phénomène et ses conditions sont soumis à des lois qu’on peut étudier rigoureusement et exprimer en formules numériques. Le monde inorganique est proprement l’empire des causes. Franchissons les limites qui le séparent du règne des êtres organisés. A peine entrés dans celui-ci, nous voyons les causes revêtir de tout autres apparences. La vie. Organique, même à ses plus humbles degrés, se développe par l’action de certains stimulans externes ou internes, tels que la chaleur, la lumière, l’air, les alimens solides ou liquides, etc., lesquels ne présentent plus qu’une lointaine et obscure analogie avec les effets produits ; Les changement qui s’accomplissent dans cet ensemble délicat de parties que l’on appelle un organisme ont lieu en présence et sous l’action d’un stimulant ; mais ils semblent avoir si peu de rapport avec cette action, qui, à un certain degré, paraît exalter la vie, et qui, à un autre degré, peut en troubler, suspendre ou arrêter pour toujours les manifestations, que le véritable principe de ces modifications diverses réside évidemment dans l’organisme. Un rayon de soleil, une ondée rapide, une petite quantité de chaux mêlée au sol, accélèrent la végétation dans une proportion extraordinaire ; un excès de chaleur ou d’humidité, la présence de quelque autre élément, la détruisent. Quelques grains d’opium ou une légère dose de tel ou tel poison surexcitent dans l’animal les fonctions organiques ; que cette mesure soit dépassée, les mêmes substances amènent la paralysie et la mort. Ainsi la diversité s’accuse entre les causes et les effets. Faisons un pas de plus : tout dans l’animal ne relève pas de la vie végétative ou organique ; l’existence est attachée en lui à des conditions bien autrement complexes que dans le végétal ; elle n’est plus soumise à l’action de simples stimulans. La vie de l’animal ne serait pas suffisamment assurée par des actions de cet ordre, il ne tarderait pas à périr, s’il ne pouvait aller saisir des objets éloignés de lui pour se les assimiler ou pour les faire servir à la satisfaction de ses besoins, et s’il n’avait par conséquent la faculté de les apercevoir. Ces objets, placés à distance, agissent uniquement sur lui par leurs propriétés physiques ou chimiques, ils le modifient par les perceptions qu’il en a, perceptions qui s’accomplissent au moyen d’un système nerveux, et, chez les animaux de l’ordre le plus élevé, d’un cerveau. La plante ne perçoit pas : à quoi servirait cette faculté sans la locomotion, qui permet d’atteindre ou d’éviter les objets perçus ? La plante est fixée au sol, tandis que l’animal jouit d’une indépendance locale plus ou moins complète. La volonté se manifeste donc chez lui plus clairement que dans le végétal et correspond par ses manifestations à un organisme plus compliqué, sans toutefois changer de nature. Les actions qui constituent le monde animal, où l’intelligence s’épuise dans la satisfaction des besoins, sont caractérisées par la perception et la sensation. Au-delà de ce point, il semble que nous entrions dans un monde nouveau. L’animal est gouverné presque exclusivement par l’intuition immédiate des objets présens, il n’a que des perceptions ; l’homme, a des idées. Les objets qui l’ont modifié antérieurement par leur présence agissent sur lui, même absens, par la notion qu’il en garde. Ce n’est pas tout : cette notion ne s’applique pas à un seul individu, elle embrasse tout un ordre d’objets similaires, elle comprend non-seulement ceux que vous avez rencontrés, mais tous ceux de même espèce que vous pouvez rencontrer encore. Outre le moment présent, l’homme conçoit le passé et l’avenir, ce qui est proche et ce qui est éloigné, l’expérience acquise et l’expérience future ; il conçoit l’univers entier, que dis-je ? il le dépasse, car à l’univers réel il ajoute l’univers plus vaste encore des réalités possibles. La nature entière réside et se meut dans son cerveau, et telle est la délicatesse, l’excitabilité merveilleuse de son organisation, que les idées, ces ombres, après des conflits tumultueux qui souvent agitent sa pensée et troublent son âme, déterminent aussi sûrement son action que le choc d’une bille en mouvement détermine celui d’une bille en repos, — qu’un certain degré de chaleur détermine la vaporisation de l’eau, — que l’action de la lumière et du soleil détermine l’épanouissement de la rose ou la fructification du pêcher, — que la chute d’un moucheron sur la toile d’une araignée attire celle-ci du fond de sa retraite. Seulement le cercle des mobiles ou des motifs auxquels l’homme peut obéir est infiniment plus étendu que celui des causes diverses qui agissent dans les règnes inférieurs, puisque, avec toutes les impressions présentes, il comprend toutes les idées que l’homme a recueillies de son expérience passée, et qui, présentes à son esprit et pouvant contribuer à le déterminer, le mettent à même de réfléchir, de comparer, de délibérer, de calculer, de prévoir. L’homme a donc dans sa volonté le principe premier de son activité, mais il en porte dans son cerveau les causes déterminantes et directrices : l’intelligence est le médium par lequel la nature entière exerce sur lui son action.

A mesure qu’on s’élève de règne en règne, les mouvemens et les conditions qui les règlent se distinguent davantage les uns des autres et deviennent de plus en plus hétérogènes, la cause et l’effet se séparent, le lien qui les unit s’allonge pour ainsi dire, et va s’atténuant jusqu’à ce qu’il se dérobe aux yeux, et semble, par l’effet d’une illusion inévitable, disparaître entièrement. Au plus infime degré de l’échelle, dans la communication du mouvement, on est tenté de croire au premier abord que tout est parfaitement clair, qu’une fois la loi du mouvement constatée, l’esprit satisfait ne désire plus rien, et que le physicien, le chimiste, le géomètre, auraient tout expliqué, s’ils parvenaient à réduire tous les mouvemens d’un autre ordre à celui dont les lois plus simples peuvent être formulées mathématiquement ; mais c’est le contraire qui est vrai, et les actions mécaniques sont les plus obscures de toutes, par la raison que la volonté y est plus séparée de son effet, et y est enveloppée d’une écorce plus épaisse. Parmi les diverses formes de la causalité, la première, qui est sans nul doute la plus simple au regard de la science, est en même temps la plus obscure ; la lumière ne commence à se faire que là où le principe efficace se saisit directement lui-même en pleine activité, c’est-à-dire lorsqu’on atteint cette forme de la causalité où le lien qui rattache les mouvemens volontaires aux idées qui les déterminent est plus délicat et devient en quelque sorte impalpable. Arrivé au terme de cette analyse, on voit clairement quel est le rôle, quelle est la nature de l’intelligence ; elle n’est pas le principe primordial et créateur, elle est une faculté dérivée et remplit une fonction secondaire ; elle répond à la mobilité et aux autres propriétés physiques dans le cristal, à l’excitabilité dans les organismes du règne végétal, à la sensibilité et à la perception dans les animaux. Appropriée aux conditions spéciales et complexes desquelles dépend l’organisation supérieure de l’homme, elle est l’instrument nécessaire de sa conservation.

Nous sommes ramenés ainsi à l’étrange proposition qui sert de point de départ au système : « le monde est un phénomène cérébral. » L’ensemble d’idées qui le constituent dans notre esprit, ce monde d’impressions coordonnées suivant des lois invariables et de notions que nous parvenons à en abstraire, sont un moyen indispensable pour que la volonté se réalise sous une de ses formes, qui est la forme humaine. Le résultat auquel Emmanuel Kant avait été conduit par l’analyse des lois de la connaissance, en réduisant le temps, l’espace, la causalité, à des conditions de l’intelligence et de la sensibilité humaines, Schopenhauer y arrive par une autre voie, par la considération de l’ordre de la nature et de la hiérarchie des êtres, par l’examen des lois de l’organisation vivante, des conditions qu’elle suppose, et des moyens dont elle a été pourvue pour durer. L’étude de l’intelligence et l’observation de la nature convergent et arrivent au même but. Le point de vue idéaliste et le point de vue réaliste s’accordent sur la question essentielle de la nature du monde et des fonctions de l’intelligence, et Schopenhauer exprime ainsi le résultat final auquel il arrive : la volonté est la base infinie de l’édifice des choses, au sommet duquel s’allume, dans le cerveau humain, l’intelligence destinée à éclairer les pas de l’individu et à sauver l’espèce.

Voilà donc l’intelligence, malgré l’importance du rôle qui lui est laissé, remise à sa place, déchue du premier rang qu’elle avait usurpé et des prétentions qu’elle ne cessait d’élever. Dès lors, entre elle et la volonté, l’ordre véritable se trouve rétabli, et le mystère de la vie est éclairé d’une lumière inattendue. L’intelligence humaine dépend de l’organisation, elle ne peut s’affranchir de ses propres lois ; mais de quel droit se plaindrait-elle de ne pouvoir dépasser les limites qui lui sont marquées, c’est-à-dire sortir d’elle-même, puisque dans son exercice normal elle n’est qu’un moyen nécessaire à la conservation de l’individu et au salut de l’espèce ? Pourquoi lui arrive-t-il de méconnaître cette humble destination ? Tant pis pour elle si le cerveau atteint peu à peu dans l’homme un développement parasite, et si elle-même, abusant de cet excès de forces et enivrée de sa propre puissance, au lieu de rester une faculté subalterne au service de la volonté, ose se poser comme le principe et la fin des choses, s’ériger en interprète de l’univers, en maîtresse souveraine de la vie ! A qui la faute si, commençant par se méconnaître et par oublier sa fonction naturelle, elle se heurte inutilement contre la borne infranchissable, et se plaint ensuite que l’accès de la vérité absolue lui soit interdit ? Si l’homme a tort de se plaindre des conditions imposées à son intelligence, il n’est pas mieux venu à se lamenter sur la malice ou l’imbécillité de sa nature. Qu’est-ce que l’homme ? Une manifestation du principe universel au même titre que tous les autres êtres de l’univers. Sa volonté, ou, pour parler exactement, la volonté qui est l’aveugle génératrice des choses, antérieure à toute intelligence, à toute idée, à tout choix, constitue le caractère fondamental de chaque individu, caractère que rien ne peut changer ni détruire. Chaque individu est ce qu’il est, il ne peut pas plus modifier ses tendances que son tempérament, son tempérament que sa figure. L’argile garde les traits qu’il plaît au potier de lui imprimer ; mais outre cette nature indestructible qui constitue son caractère transcendant, pour employer l’expression du philosophe, l’individu, considéré dans son histoire et dans la suite de sa vie tout entière, a un caractère empirique dont les manifestations sont soumises à la loi de causalité. Chaque action procède d’un mobile actuel ou idéal, comme chaque mouvement dans l’animal procède d’une sensation, chaque altération dans la plante de l’influence d’un stimulant, — chaque modification dans le cristal d’une force mécanique, physique ou chimique. La loi qui préside à l’enchaînement des idées et qui forme la nécessité logique, celle qui préside à la succession des phénomènes et qui forme la nécessité physique, celle qui préside aux relations dans l’espace et qui forme la nécessité géométrique, ont pour complément la loi qui préside à l’enchaînement des actions et des motifs, et qui forme la nécessité morale. Puisqu’il est borné dans son intelligence et assujetti dans sa volonté, que l’homme sache accepter sa condition, qu’il renonce à ce rêve insensé qu’on appelle le bonheur, qu’il abjure une fois pour toutes des ambitions toujours déçues, qu’il s’abstienne à jamais de récriminations sans objet et d’une puérile révolte contre les contradictions qu’il aperçoit dans le monde, et dont son intelligence s’irrite comme si elle eût dû être consultée sur l’ordre des choses.

Aux étages inférieurs de la nature, tant que la volonté se déploie dans les ténèbres du règne inorganique ou de la vie purement végétative, les notions de bien et de mal sont sans application possible ; ce sont des mots dépourvus de sens. Dès qu’apparaissent la sensibilité, et les premières lueurs de la connaissance, la volonté agit dans un monde où tout est effort et fatigue, activité contrariée ou langueur accablante. La souffrance à tous les degrés, depuis la douleur qui tue jusqu’à l’ennui qui mine silencieusement, est la loi absolue de ce monde. Aussi, lorsque l’intelligence s’épanouit chez l’homme dans sa plénitude, chargée qu’elle est de pourvoir à la sécurité et au bien-être de l’individu, ne cherchant à son insu dans l’univers que les moyens d’accomplir sa tâche et ne les y trouvant pas, elle le déclare rempli de contradictions, l’univers se présente à l’homme comme un problème, et comme un problème insoluble. La plus simple expérience suffit pour démontrer sans réplique que la souffrance est la loi du monde : l’univers, par la voix de tous les êtres sentans, exhale un cri de douleur ou un soupir d’ennui ; mais la raison qui parvient à se préserver des illusions volontaires créées par les philosophes peut déclarer a priori que le monde est condamné au mal et qu’il est le règne de l’absurde, car la volonté va d’elle-même à la vie, et que trouve-t-elle aussitôt qu’elle atteint cet échelon de la nature où la sensibilité et l’intelligence sont une condition nécessaire de l’existence ? Elle trouve que la vie suppose de toute nécessité concurrence et destruction. Dès lors la pensée devient pour l’homme une source de perpétuelles tortures. Non-seulement l’individu perçoit, comme les animaux, sous forme de sensation, son état actuel, qui sans cesse exige réparation ou développement, mais sa pensée se tourmente du passé et anticipe les maux à venir. Comme la volonté agit en chaque individu avec toutes ses prétentions, avec toute sa puissance, avec sa fougueuse envie d’être, chaque être sentant et connaissant se fait centre et se considère comme unique ; l’égoïsme sans limites est la tendance première et instinctive, et, si rien ne l’arrêtait, il sacrifierait au moi l’univers entier. A l’exemple des moralistes de tous les temps, Schopenhauer ne tarit pas en peintures de l’égoïsme humain, et il trouve pour le caractériser des traits d’une singulière et effrayante énergie.

Le pessimisme, déduit non pas des souffrances accidentelles attachées à la condition humaine, mais des lois de toute existence intelligente, est le fond de la philosophie de Schopenhauer. Il en est aussi l’inspiration constante ; c’est à ce point de vue qu’il considère les choses et la vie. N’y a-t-il pourtant aucun moyen de secouer le joug de fer de l’existence ? ne peut-on sortir de la contradiction inhérente à la pensée ? et ne saurait-on trouver à ce pessimisme un contre-poids et un remède ? Ce remède existe, et même il y en a deux fort différens. Pour les imaginer, Schopenhauer combine ingénieusement Platon et le Bouddha. L’un est l’art, l’autre est l’ascétisme.

L’intelligence, en tant que propriété secondaire de l’individu, destinée au service de la volonté, agent intermédiaire entre elle et les choses dont la vie humaine a besoin pour durer, considère celles-ci, dans les relations qu’elles ont avec l’individu, comme pouvant lui être utiles ou nuisibles. Avant tout, c’est une faculté égoïste et pratique. Néanmoins avec le temps et la culture elle atteint un développement qui, les besoins de la vie une fois satisfaits, laisse un reste, et ce développement se rencontre chez la plupart des hommes, quoiqu’il varie beaucoup d’individu à individu, de peuple à peuple et d’époque à époque. L’intelligence alors ne s’épuise pas tout entière au service de la volonté, elle dispose d’un superflu de puissance qu’elle peut consacrer à considérer les choses, non plus dans leurs relations réelles ou possibles avec la vie, comme pouvant lui être avantageuses ou nuisibles, mais en elles-mêmes, indépendamment de la place que chacune d’elles occupe dans le réseau des causes, et qui constitue son individualité. D’une part, l’intelligence se dégage pour un moment de ses fonctions serviles et s’oublie elle-même ; de l’autre, elle considère les réalités sans les rapporter à soi, ou, ce qui revient au même, elle regarde dans chaque objet particulier le type dont il est un exemplaire, — et cette double abstraction une fois opérée, de telle sorte que ce qui pouvait intéresser l’égoïsme du spectateur n’existe plus pour lui, il entre dans un monde nouveau où tout se transforme, où l’image même de ce qu’il y a de tragique dans la destinée devient l’objet d’une pacifique et sereine contemplation. Il est donc permis de dire en un sens très vrai que les idées seules sont l’objet de l’art. Ce sont des idées qu’à l’aide des moyens différens dont elles disposent et sous les formes qui les distinguent, l’architecture et la musique, la sculpture et la peinture, enfin la poésie, se proposent d’exprimer. L’art comme la philosophie, avec laquelle il a des analogies profondes et une intime parenté, est donc la contemplation désintéressée des choses, et la faculté de les présenter aux autres sous cet aspect est l’essence même du génie. Ainsi l’homme est affranchi des liens de la réalité vulgaire, arraché au torrent des intérêts et des mesquines pensées. L’art est pour lui la liberté.

Ce n’est encore là toutefois qu’un remède insuffisant. L’éclair de l’émotion esthétique brille et s’éteint. L’art ne peut pas remplir la vie, une minute d’affranchissement ne fait pas le bonheur, comme une hirondelle ne fait pas le printemps, et puis cette contemplation du beau, toujours passagère, n’est donnée qu’à de rares privilégiés, elle n’est pas à la portée de la multitude inculte et affairée. Le salut, la béatitude, ne sauraient être d’échapper, pour ainsi parler, à la vie par surprise. Ce n’est pas assez de la fuir, il faut la détruire, et j’ajoute sur-le-champ qu’on ne doit pas entendre par là le suicide, qui ne résout rien. Cette violence faite à la volonté individualisée laisse subsister dans toute sa force la contradiction inhérente à l’existence sensible ; le suicide n’est qu’une délivrance illusoire, car l’individu disparaît, mais le principe de toute réalité et la source de toute souffrance demeurent. Le salut ne consiste pas à déserter, il consiste dans la renonciation totale et persévérante de la volonté même qui abdique, dans le détachement absolu qui tue l’égoïsme, et qui fait tout ensemble la sainteté et le bonheur.

Voir et chercher dans les choses des moyens actuels ou possibles pour réaliser sa volonté propre, tel est le principe de l’égoïsme ; concevoir au contraire que la volonté est le fonds commun d’où tout être jaillit, et que, diversifiée seulement par le jeu des apparences, elle est cependant identique en tous, c’est supprimer la barrière qui sépare les individus, détruire en leur germe les hostilités réciproques, constituer la fraternité universelle qui embrasse non-seulement tous les hommes, mais les animaux, les végétaux chez qui la vie sommeille, les êtres mêmes où la vie n’apparaît point. C’est introniser la pitié à la place de l’égoïsme, la pitié, qui est le retentissement sympathique de toute souffrance dans le cœur de l’homme, la pitié, que les moralistes proclament unanimement le principe de toutes les vertus, l’initiation à l’amour, qui peu à peu vous achemine au renoncement parfait et vous met en état de déjouer les tromperies du destin, d’échapper à l’éternelle illusion dont la nature vous enveloppe. Nous sommes ici en plein bouddhisme. Ces idées sont une émanation des doctrines désespérées qui de tout temps ont fleuri dans l’Inde ; nous y reconnaissons, sous une forme à peine renouvelée, la doctrine de Kapila. Il semble qu’on entende le dialogue de Çakya-Mouni avec lui-même dans la nuit solennelle qu’il passe sous le figuier de Gaja : « Quelle est la cause de la vieillesse, de la mort, de la douleur ? — C’est la naissance. — Quelle est la cause de la naissance ? — L’existence. — Quelle est la cause de l’existence ? — L’attachement à l’être. — Et la cause de cet attachement ? — Le désir. — Et celle du désir ? — La sensation. — Quelle est la cause de la sensation ? — C’est le contact de l’homme avec les choses qui produit telle et telle sensation, puis la sensation en général. — Quelle est la cause de ce contact ? — Les sens. — Et la cause des sens ? — Le nom et la forme, c’est-à-dire l’existence individuelle. — Et la cause de celle-ci ? — La conscience. — Quelle est la cause de la conscience[2] ?… » Et, remontant ainsi la série des nidanas ou des causes, il arrive au bord du nirvana, de l’anéantissement volontaire, dans lequel on trouve le salut. Tel est aussi le résultat que notre philosophe propose aux efforts de l’homme. Pour l’atteindre, il y a la voie de la spéculation, par laquelle on découvre le mystère de l’illusion infinie, et la voie de l’expérience pratique du malheur attaché à l’être et du néant de la vie. Ces deux voies sont celles que suivent naturellement les sages et qui les conduisent, quand ils ont secoué les rêves de la jeunesse et les ambitions de l’âge mûr, à la résignation parfaite ; mais elles ne sont pas praticables à la foule des hommes. C’est pourquoi les religions leur en ont ouvert une autre, elles ont inventé des moyens artificiels, et cependant efficaces, d’engendrer les âmes au détachement. Par l’ascétisme et les mortifications méthodiquement pratiquées, elles triomphent de l’amour de la vie, elles conduisent leurs croyans au dédain du plaisir, puis de l’existence, et de privation en privation elles les mènent, en dépit des protestations de la chair, à la continence, qui est le salut, car en se généralisant elle entraînerait peu à peu l’extinction de l’espèce, et, avec l’extinction de l’espèce, celle de l’univers, puisqu’il requiert pour exister le concours de la pensée humaine.


Je n’ai pas voulu allonger l’exposition de cette philosophie en discutant pas à pas les objections qu’elle soulève. D’ailleurs les difficultés logiques ne portent point contre une doctrine qui se vante de n’être pas un système abstrait, une construction factice d’idées empruntées à la raison pure et reliées avec rigueur. Elle se composerait, à en croire le philosophe, de vérités recueillies indépendamment les unes des autres dans l’expérience ; si elle forme un tissu solide et serré, homogène et sans lacunes, c’est qu’elle correspond à la réalité. Elle se pique de trancher par ce caractère vivant avec les philosophies contemporaines et avec leurs méthodes décevantes. Il n’y a pas, à vrai dire, de méthode pour arriver à la vérité ; le génie la découvre, les esprits bien faits la reconnaissent et la saluent. Spéculer sur la méthode avant de philosopher, c’est jouer la valse pour la danser ensuite ; autant dire qu’Homère devait faire la théorie de l’épopée avant de créer l’Iliade. Le philosophe est comme le voyageur qui traverse une ville étrangère et qui, sans se soucier des intérêts qui agitent les habitans, se charge d’en décrire le plan et d’en saisir le caractère ; il est comme l’artiste qui dans la campagne voit, non pas des domaines de rapport, des terres à blé, des prairies, des vignobles, mais un paysage sombre ou gai, grandiose ou gracieux. On peut dire encore que le monde se présente au philosophe comme une langue inconnue qui lui est donnée à déchiffrer ; s’il tombe sur la véritable clé de la langue, si du moins il parvient à lui appliquer un système alphabétique qui forme des syllabes, des mots, des phrases, et que ves mots aient une acception constante, et que ces phrases présentent un sens suivi et satisfaisant, il peut se flatter d’avoir rencontré la vérité.

Schopenhauer est riche en aperçus, en indications, en trouvailles heureuses, c’est un penseur ; il a plus d’esprit qu’il n’en faut à un philosophe, et, fier de cet esprit, il professe pour le génie systématique un dédain exagéré. Cependant sa doctrine se ramène à deux thèses fondamentales. La première est que le monde et l’esprit sont relatifs l’un à l’autre et ne peuvent se comprendre l’un sans l’autre. Elle repose sur une analyse profonde des conditions de la pensée ; mais cette analyse n’appartient pas en propre à Schopenhauer, elle appartient à Kant ; c’est par lui qu’elle est devenue un point de départ obligé de la philosophie, et l’on peut dire qu’il n’est plus permis d’aborder par un autre côté le problème de l’opposition de l’idéal et du réel, ou de celle du matérialisme et du spiritualisme, qui n’en est qu’un aspect. Aujourd’hui le matérialisme, enrichi des vérités nouvelles acquises à la physiologie et à la chimie, a plus de faits à invoquer, il hasarde moins d’hypothèses, et n’était son affirmation fondamentale, qui est entièrement gratuite, il pourrait se piquer de n’en hasarder aucune. Le spiritualisme, peu capable de progrès, n’a, depuis Platon, à lui opposer qu’un petit nombre d’argumens toujours les mêmes, mais dont la monotonie ne diminue pas la valeur. Ils ne sont pas encore parvenus à s’entamer l’un l’autre. Celui-ci n’a pu établir jusqu’à présent l’indépendance de la pensée ni prouver que la distinction de la cause et des simples conditions, distinction inadmissible au point de vue des sciences d’observation, soit plus fondée dans le cas particulier qui l’occupe ; il n’établit pas que le cerveau ne peut être la cause de la pensée. Celui-là ne réussit pas davantage, malgré l’aide du microscope, malgré les expériences les plus délicates et les plus heureuses, à combler la profonde lacune qui sépare le fait physiologique du phénomène intellectuel. L’antagonisme est sans issue, ou plutôt il n’y a pas de lutte, car les adversaires se menacent de la voix dans le brouillard sans parvenir à s’approcher ; ils étudient chacun à part des ordres de faits très distincts et que la science fait bien de séparer par abstraction, mais qui n’en sont pas moins corrélatifs, et dont l’un ne peut être considéré comme générateur de l’autre. Pas de pensée sans objet ; mais sans pensée l’objet se dépouille des qualités qui le constituent, il échappe à toute définition, il se disperse et s’anéantit. Otez un des deux termes, l’univers des corps ou l’univers des esprits, tous deux aussitôt s’évanouissent. Toute théorie qui s’élève au-dessus de ces deux points de vue exclusifs est dans la grande route ouverte depuis Kant, et qui conduit aux découvertes fécondes non-seulement les sciences positives, mais la science de l’esprit et la philosophie.

Cette première thèse est une constatation de faits ; la seconde est la plus audacieuse des analogies, et, comme toute analogie, elle est difficile à combattre, soit qu’on emploie contre elle la dialectique, ou qu’on invoque l’observation. Tout être, dit Schopenhauer, est une manifestation de la volonté, et il explique à l’aide de cette clé bien des faits curieux ; malheureusement cette doctrine soulève une objection absolue. Schopenhauer combat à outrance ceux qui font de l’idée le principe des choses, parce qu’il n’y a pas d’idée sans conscience ; mais il est non moins évident qu’il n’y a pas de volonté sans but préconçu et déterminant. La volonté enveloppe deux choses, l’énergie agissante, plus une règle de son action. Si la nature agit comme nous, entre les œuvres de sa volonté et celles de la nôtres entre le plan qu’elle réalise en même temps qu’elle le conçoit, et dans lequel pensée et matière sont identiques, et nos travaux où la pensée et la matière sont profondément distinctes, où la première est en nous et la seconde hors de nous, il existe sans doute une différence ou plutôt un abîme. Oui, dans tous les ordres d’existence et à tous les degrés de la nature, on doit reconnaître avec Leibniz l’activité et l’effort ; mais cette raison diffuse dans la nature, comme le voulaient les stoïciens, et toujours infaillible, cette volonté aveugle qui agit suivant des lois stables et se manifeste en créations régulières, voilà justement l’insondable, — et si le mot de volonté, commenté par le sentiment que nous avons de la nôtre, exprime bien à certains égards le mode d’action de la nature, il ne peut, comme bien d’autres mots, entrer avec cette acception dans la philosophie qu’à titre hypothétique et provisoire.

L’originalité de la doctrine qui vient d’être esquissée n’est pas là, elle consiste dans ses applications morales. Toute philosophie est avant tout spéculative, elle n’enseigne pas plus la vertu que l’esthétique n’enseigne le génie, — et celle de Schopenhauer se propose d’abord, elle aussi, la recherche du vrai ; mais au fond elle a de grandes ambitions pratiques, elle aime à se rattacher par ses conclusions morales au christianisme, à la très sainte religion du bouddhisme. En expliquant le monde, elle dit quelle est la loi du salut ; en dénonçant le mensonge de la vie, elle proclame où est la sagesse. Ce mépris de l’existence, symptôme d’une disposition maladive ou fruit du désespoir, ce détachement que les religions prêchent obstinément, quoiqu’en vain, aux deux tiers de l’espèce humaine, Schopenhauer en donne la raison spéculative. Comme les religions, bien des philosophes ont opposé le monde des apparences sensibles à celui des idées, le monde des phénomènes à la réalité en soi. Le pessimisme de Schopenhauer est la traduction morale de ces conceptions métaphysiques.

Dans les livres de l’Inde, la vie est représentée comme un songe ; pour Schopenhauer, elle est un cauchemar, et c’est afin de nous conduire doucement au sommeil sans rêve qu’il se fait le théoricien du quiétisme. Ce mépris versé à pleines mains sur la civilisation et sur ses œuvres, cette théorie de la souffrance et du néant exposée non par un prêtre, mais par un philosophe qui prétend en donner les raisons spéculatives et la preuve expérimentale, ont quelque chose de piquant. Dans le décri des systèmes, celui-ci, qui semblait le rire éclatant d’un démon sur l’immense fiasco de l’univers, était bien fait pour réveiller l’attention blasée. Aussi voyez la bizarrerie de la rencontre. C’est au bout de quarante années qu’il sort de l’obscurité, dans un moment où les ambitions sont fébrilement excitées, où l’homme traite la nature en conquérant, la surmène, se flatte d’en arracher tout ce qu’il voudra, où tous, gonflés de leur droit, demandent à grands cris que la vie soit bonne. Prenez garde : si l’homme est bon, si la nature est bienfaisante et prodigue, quel étonnement mêlé de colère ne va pas susciter l’homme qui fera par hasard exception à cette bonté universelle ! Quelle indignation ne provoqueront pas le moindre mécompte, la plus légère inégalité, la plus petite prévention, contre ceux qui trompent le vœu de la nature en s’en appropriant les bienfaits ! Comment ferez-vous pour ne pas quereller perpétuellement le destin ? Eh ! pauvres gens, travaillez, trémoussez-vous, épuisez vos forces et votre esprit pour arriver tout au plus à déplacer le mal. Vous le dissimulerez ou vous en modifierez les aspects, vous ne le détruirez pas. Au contraire, si l’homme est égoïste, si la loi dans l’univers est aveugle et féroce, si le mal est incurable, voilà tout d’un coup la patience devenue naturelle ; au moindre bien, vous êtes satisfait, et l’ombre seule de la vertu vous ravit.

Dans un temps où l’on divinise l’humanité, — où c’est un sûr moyen d’enlever les applaudissemens que d’en parler avec emphase, une doctrine qui s’exprime d’un ton à la rendre modeste serait assez à sa place, si elle était moins outrée ; mais une invincible protestation s’élève contre les conclusions où elle aboutit. On se demande si l’illusion n’a pas son prix comme la vérité, si trop présumer de soi ne vaut pas mieux que de ne point se placer assez haut, et l’instinct répond, un instinct qui porte l’homme à l’action, à la croyance, au bonheur, et sur lequel il est probable que ne prévaudront pas de sitôt les subtiles doctrines qui l’accusent de mensonge et d’aveuglement.


P. CHALLEMEL-LACOUR.

  1. Dresde, 1752.
  2. E. Burnouf, Introduction à l’histoire du Bouddhisme indien, p. 460, 486, 488, 509.