Types modernes en Littérature - Werther

Types modernes en Littérature - Werther
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 333-344).

TYPES MODERNES


EN LITTERATURE




WERTHER.





J’ai lu Werther bien des fois, et je ne l’ai jamais lu sans être ému profondément. Je l’ai lu à l’âge où l’on pressent tout sans avoir encore rien éprouvé. Je l’ai lu à l’âge où l’on a déjà trop senti pour être facilement ému, et toujours le héros à l’habit bleu et à la culotte nankin a exercé sur moi la même séduction. J’ai raffolé de bien des héros de poèmes et de romans qui sont maintenant effacés de mon esprit comme les affections oubliées. Je puis avouer aujourd’hui que j’ai été dupe de bien des inventions de poète et rire d’anciennes admirations ; mais il n’en est pas ainsi pour Werther, et toutes les fois que je reprends le récit de sa lamentable destinée, je sens renaître mon affection pour lui. J’éprouve même une recrudescence d’affection pareille à celle que l’on ressent au retour d’un ami absent depuis longues années, et qu’on retrouve ici qu’on l’avait aimé autrefois. Non, Werther n’a rien perdu pour moi. J’ai eu avec lui une récente entrevue, il est bien encore ici que je l’ai connu jadis : éloquent, romanesque, exalté, si fiévreux et pourtant si doux, si naïf et pourtant si retors en sophistique, si simple d’habitudes et cependant d’une intelligence si subtile, si raffinée, si apte à pénétrer les choses compliquées, si timide dans ses relations avec le monde et si hardi avec lui-même, si gauche dans ses manières et pourtant si gracieux. Sur son intéressant et mélancolique visage, l’étrangeté de ces contrastes répand quelque chose de douloureux. On sent qu’il voudrait vivre et qu’il ne le peut pas, qu’il ne le pourra pas. Pauvre Werther ! toute sa personne exprime d’une manière muette ces mots fiévreux qu’il laissa échapper dans sa dernière entrevue avec Charlotte : « Cela ne peut pas durer, non, cela ne se peut pas ! »

J’ai lutté contre mon affection pour lui et me suis mainte fois reproché, comme un sentiment coupable, la sympathie qu’il m’inspirait. À l’âge où l’on se délie volontiers de son jugement, on me dit un jour que ce personnage était immoral et que sa fréquentation était dangereuse ; comme cet argument mérite considération, je fis tout au monde pour me persuader qu’il était vrai. J’appris à confondre Werther avec les héros de lord Byron, avec René et je ne sais quels autres personnages, tous pleins de désirs plus criminels les uns que les autres, en quoi je lui faisais certainement tort. Le pauvre Werther, qui est la candeur même, n’a rien de commun avec ces personnages. Il est trop honnête pour s’être jamais complu dans des pensées incestueuses, trop bourgeois pour avoir la pensée de jamais attenter à la vie d’autrui. J’ai toujours été étonné de la filiation qu’on essayait d’établir entre Werther et les héros de Byron. Ce qui caractérise Werther, c’est l’impuissance d’agir, et ce qui caractérise les héros de Byron, c’est précisément l’action poussée jusqu’à ses dernières limites ; non-seulement ils se tuent, mais ils tuent autrui, et quelquefois après l’avoir détroussé. De tels moyens d’action peuvent convenir peut-être aux aristocratiques Lara, Manfred, Conrad et tutti quanti ; mais ils ne sont pas à la portée de Werther, le jeune, timide et honnête bourgeois.

Comme mon admiration pour Werther a persisté en dépit de toutes les leçons de morale que j’ai lues sur ce sujet et de toutes les suppositions calomnieuses que j’avais inventées moi-même à l’égard de l’inoffensif Allemand, je m’en suis demandé la cause, et j’ai fini par la trouver précisément dans la comparaison du roman de Goethe avec les poèmes de Byron. Les héros de Byron n’ont jamais plu qu’à mon imagination. Il m’est impossible de voir en eux des types humains ni des types du temps présent ; je ne consentirai jamais à calomnier à ce point la nature humaine, ni même notre époque, qui n’a pas besoin qu’on la calomnie ; je ne puis voir dans les héros de Byron que des conceptions toutes personnelles, enfans d’une puissante nature devenue dépravée, mais conservant encore des restes de noblesse première et remplaçant au moins les vertus qu’elle n’a plus par la haine de la vulgarité. Dans Byron éclate en paroles enflammées le mépris des vices mesquins et de la vulgaire corruption sociale. Par malheur pour lui, il aime la dépravation, mais son âme est trop ardente pour se contenter de ce qui l’entoure, et il invente un monde baroque et impossible où ses désirs puissent trouver leur satisfaction. Qu’avez-vous à m’offrir ? dit Byron à la société ; d’ennuyeuses orgies, d’ignobles fourberies, de prosaïques adultères et des courtisanes médiocrement attrayantes. J’ai connu, j’ai senti, j’ai rêvé des choses beaucoup plus belles. Votre corruption ne me satisfait point. Chez vous, tout respire le mensonge, le calcul et les parfums rancis. Vous êtes avares, économes, rangés dans le vice, et vos passions les plus folles obéissent à je ne sais quels calculs de boutiquier. Venez, je vais vous montrer un monde merveilleux, plein de péchés, mais exempt de souillures et de malpropretés. Là des rivaux s’entretuent avec rage sous les frais rayons de l’aurore qui étincellent sur leurs épées, de sauvages amans mêlent leurs adieux au retentissement des cascades, ou échangent leurs sermens au bord des précipices ; des barques de pirates fuient sur les flots illuminés par la pourpre du couchant. Là la passion, le meurtre, le brigandage lui-même sont nobles et séduisent par leur air de grandeur. Ce monde plein de crimes est exempt de vices sordides et bas. On y tue, mais on n’y ment jamais. Tel est le caractère des héros de Byron ; ils n’expriment rien autre chose que les imaginations du poète, et je m’étonne qu’on ait voulu y voir des types du temps présent. Ces héros n’appartiennent à aucune classe ni à aucun pays, et ne veulent rien dire, sinon que leur père, nature essentiellement aristocratique, trouve la société moderne beaucoup trop bourgeoise pour lui, qu’il soutire, non pas des douleurs de cette société, mais d’être lui-même condamné à y vivre, qu’il n’a que du mépris pour elle, et qu’il ne veut pas plus de ses vices que de ses vertus.

Les personnages de Byron sont donc des créations tout individuelles et qui ne représentent aucun type général de notre temps ; ils n’expriment rien que lord Byron lui-même. En faisant un effort d’esprit, je parviens à les comprendre, mais ils n’excitent en moi aucune sympathie ; il n’y a rien en eux qui corresponde à ma nature ; je ne les ai jamais connus, et j’espère bien ne les connaître jamais. Quant à Werther, nous l’avons connu, celui-là ; il est du même sang que nous, il appartient à la même classe sociale. Son père était un honnête bourgeois de notre voisinage ; sa mère et la nôtre étaient amies. Enfans, nous avons joué ensemble ; ensemble nous avons été élevés dans le même collège, ensemble nous avons passé la saison de l’adolescence. Je le connais donc depuis longues années ; je sais les causes de son ennui, car je les ai observées jour par jour. Son grand malheur, c’est d’avoir été éprouvé plutôt par des souffrances mesquines que par de grandes douleurs. Tracasseries de la destinée, circonstances déplaisantes, médiocrité de fortune et de condition, solitude forcée, légers froissemens d’un susceptible amour-propre, petites souffrances incessamment renouvelées, petites humiliations durement senties, sourd ressentiment contre la destinée et les hommes, dépendance impatiemment supportée, j’ai vu tous ces chagrins vulgaires ruiner comme des mites cet arbuste gracieux, sucer sa sève et piquer ses fleurs. N’est-ce pas que nous l’avons tous connu ? Nous savons quel dépit a imprimé sur son front cette ride imperceptible, et à quelle illusion déçue il doit cet air mélancolique. L’ambassadeur dont il nous parle l’a beaucoup tracassé ; il a eu beaucoup à souffrir de ses emportemens, de ses sourires d’imbécile, de ses froides réprimandes, de sa supériorité usurpée. Il ne pouvait s’empêcher de comparer sa nature à celle de son supérieur officiel, et de faire la réflexion que, s’il y avait inégalité entre elles, cette inégalité était à son avantage, et que lui, Werther, était le réel supérieur. Cette réflexion le torturait d’autant plus à chaque humiliation nouvelle, qu’il se rappelait avec quelle douceur, lui, le pauvre employé, traitait ses inférieurs, et qu’il osait à peine leur faire une observation lorsqu’ils avaient mal ciré ses bottes ou brossé ses habits. La brutalité des puissans, la froide cruauté mondaine blessaient toujours à coup sûr cette nature délicate et sensible à l’excès. Aucune piqûre, si légère qu’elle fût, ne manquait son effet. Enfin, lorsqu’éclata l’orage qui devait l’emporter, il était prêt pour la mort. Il ne fallait qu’une occasion pour terminer ce drame, et elle se présenta heureusement. Nous disons heureusement, et en effet concevez-vous Werther vieillissant au milieu de ces tracasseries et de ces ennuis, sa mélancolie poétique se changeant en humeur chagrine, Werther devenant aigre, grognon, insociable ? Il vaut mieux qu’il soit mort jeune, car il reste fixé dans notre souvenir avec son attitude juvénile, avec sa grâce et son éloquence, avant qu’aucun défaut trop prononcé nous ait appris à moins l’aimer et à parler de lui avec un sourire ironique. Un vieux Werther, quelle déplaisante image s’éveille en nous à ces mots ! Un vieux Werther ! cela ressemble presque à un paradoxe.

Oui, Werther est bien un type vrai et vivant. Il n’est pas vrai d’une vérité éternelle, comme les créations de ici autre grand poète ; mais il est vrai d’une vérité temporaire et relative. Il est un type de transition, et il ne cessera d’être vrai que lorsque la transition elle-même aura cessé. Ne nous faisons pas illusion sur ce malheureux suicidé, car il est plein de défauts, toutes ses vertus sont incomplètes, — et cependant n’allons pas en pharisiens lui jeter la pierre. Il faut laisser cette sale et sotte besogne aux pédans, aux parvenus et à tous ces pauvres diables qui, dans l’argot du moment, s’intitulent des hommes modernes, mais qui ne valent guère mieux que des machines, et dont tout le mérite consiste à se vanter effrontément de n’avoir point d’âme. L’homme moderne, pauvres gens, il existe ; mais il n’est pas aussi heureux que vous. N’enviez pas sa destinée et ne prenez pas son titre, il pourrait vous en arriver malheur. L’homme moderne digère mal, ses journées sont pleines d’inquiétudes et ses nuits pleines de rêves qui chassent le sommeil. L’homme moderne ! mais c’est Werther, c’est quiconque lui ressemble, de près ou de loin.

Werther est un bourgeois, un enfant des classes moyennes. Avec lui commence dans la littérature une nouvelle série de héros ; il est le premier d’une longue liste de personnages nouveaux dont la littérature ancienne n’avait fait aucune mention. C’est lui qui met réellement fin à la littérature chevaleresque et aristocratique. Avec lui s’éteignent les sentimens du moyen âge ; avec lui, une vie nouvelle entre en scène. Il représente bien le moment précis où les classes moyennes, qui avaient croupi si longtemps dans des mœurs grossières et plébéiennes, qui pour toute littérature n’avaient eu si longtemps que d’obscènes fabliaux et des contes grivois, sont arrivées à cette culture d’esprit, à ce raffinement de pensée, à cette délicatesse de sentimens qui font l’orgueil et le charme de la vie. La vie bourgeoise prend, à partir de Werther, droit de cité dans la littérature. C’est encore à Goethe qu’on doit cette innovation, beaucoup plus qu’aux tentatives dramatiques de Diderot, et de Lessing, beaucoup plus qu’à Jean-Jacques et à son Saint-Preux, personnage équivoque, fiévreux et bas, fier et servile, image de Jean-Jacques lui-même, et qui n’est, pas plus que les héros de Byron, un type général. Adieu maintenant pour toujours aux personnages et aux types d’autrefois ; adieu à ces passions et à ces sentimens dont le dernier accent expire avec le XVIIe siècle, et qui, de la féodalité au XVIIIe siècle, avaient régné sous des formes très diverses, dans tous les pays de l’Europe ! Adieu à Tristram et Yseult, à Cliimène et au Cid, à Titus et à Bérénice, à Louis XIV et à Madame ! Charlotte et Werther, deux personnages très modestes, deux jeunes bourgeois, vont se faire une réputation qui égalera celle de tous ces chevaleresques et royaux amans, ils vont exprimer des sentimens passionnés qui enflammeront des millions de cœurs[1].

L’idéalité dans la passion et dans le sentiment, la délicatesse d’âme dans l’amour, la perception fine et subtile de la beauté morale, l’idéalité en un mot, cette chose enviable qui éclate dans l’amour de Tristram et d’Yseult, de Roméo et de Juliette, et qui était le privilège bien réel des classes élevées par la féodalité, cette identité de sentiment, plus précieuse que la grandeur et les couronnes, ce cher Werther l’a conquise pour nous. Comme tout cet intérieur bourgeois décrit par Goethe est plein d’idéal ! l’ameublement est bien modeste, les personnages n’empruntent aucun éclat à leurs aïeux, leur condition ne leur sert pas de piédestal ; mais aussitôt qu’ils parlent et qu’ils agissent, la noblesse des sentimens exprimés, l’élégance de l’allure et du geste, la profondeur de la passion, vous font demander si ce sont bien de simples bourgeois que vous écoutez. Les trois personnages de Werther sont également nobles. Quelle belle et remarquable nature est celle d’Albert : prudent, froid, réservé, indulgent, voyant d’un œil clair et net tout le péril de la situation sans s’étonner ni s’emporter ; et faisant face à tous les dangers au moyen de cette faculté si délicate et si rare, le tact ! Et Charlotte ! n’est-elle pas l’idéal de la femme bourgeoise ? La pauvre Charlotte est à l’antipode des sentimens chevaleresques et de la vie chevaleresque. Il y a et il doit y avoir une contradiction entre sa vie morale et sa vie matérielle. Ses désirs, ses passions, doivent rester chez elle à l’état abstrait. Intelligente, sensible, bien élevée, son unique devoir est de distribuer à ses petits frères les tartines beurrées et de compter la lessive. Ce devoir, elle l’accomplit sans dépit et sans croire qu’elle est capable de choses plus élevées. Elle peut pleurer sur les héroïnes de Goethe et de Schiller sans se croire le droit de sentir comme elles. Sa poitrine se soulèvera d’enthousiasme et son cœur débordera de tendresse aux sons de la musique de Mozart et de Beethoven ; mais ces émotions fortes et dangereuses cesseront avec la magie des sons. Lorsqu’elle s’écriera : Oh ! Klopstock ! à la vue de l’arc-en-ciel, ne croyez pas que cette exclamation soit autre chose qu’une exclamation littéraire. La vie de Charlotte restera paisible et monotone comme un village de province, tandis que son esprit sera peuplé de sentimens, de passions et de rêves. Elle représente bien, la bonne Charlotte, cette invention des classes moyennes, la vertu des femmes, idéal essentiellement bourgeois, et dont aucune autre classe de la société ne s’est, à tout prendre, jamais beaucoup souciée.

Mais des trois personnages, le plus intéressant, c’est le plus malheureux, c’est Werther. Supposez que son amour contrarié n’existe point, qu’il n’ait jamais connu Charlotte, et sa destinée sera la même. Charlotte n’est dans sa vie qu’un accident qui sert à précipiter le dénouement ; voilà tout. Le grand malheur de Werther, c’est qu’il existe une contradiction entre sa condition et ses sentimens. Werther pourra penser comme un prince, il ne sera jamais qu’un bourgeois ; il pourra sentir comme la nature la plus fine et la plus exquise, il ne sera jamais qu’un employé. Grâce à cette contradiction, l’action lui est interdite, et il devra rester forcément oisif. Comment agir en effet ? Pour cela, il lui faudrait une nature plus grossière et moins noble, il lui faudrait une nature capable, comme dit Shakspeare, de manger des crapauds et d’avaler des couleuvres. Ah ! s’il avait seulement un levain de bassesse, si léger qu’il fût, quel chemin il ferait dans le monde ! Malheureusement Werther en est absolument dépourvu. Pour agir, combien il lui faudrait nouer d’intrigues, accepter d’humiliations, faire de courbettes, débiter de mensonges, inventer de flatteries ! Werther est incapable de tout cela ; il préface rester oisif, et nous ne pouvons le condamner ; mais cette oisiveté forcée ne convient pas à sa nature fiévreuse, et qui a besoin du dérivatif de l’action. Il va donc se dévorer lui-même et se nourrir de son propre cœur. Sa vie est manquée, et peu à peu, dans l’inaction, il finit par oublier que l’existence humaine a un but, que plus la nature de l’homme est noble, plus ce but est élevé. Werther a d’ailleurs commis un calcul faux et tout à fait impardonnable : enfant d’un siècle nouveau, animé de sentimens nouveaux, dépourvu de tout préjugé, Werther a cru que tout le monde était aussi franchement dénué que lui des superstitions du passé. Il s’est trompé. Il n’a pas vu que l’ombre du passé s’étendait sur lui, absolument comme l’ombre du moyen âge s’étend sur Hamlet. Il pense comme un homme moderne, et il ne voit pas que le spectre de l’ancien régime le poursuit. À chaque pas qu’il va faire, il lui arrivera quelque mésaventure. Ici il se heurtera contre une vieille ruine remplie de corbeaux effarouchés qui s’envoleront en croassant contre lui ; là un fantôme se dressera sous ses pas et le regardera d’un air étonné ; plus loin un préjugé impitoyable, sous la forme de quelque ambassadeur ou de quelque ministre, lui adressera mille impertinences. Werther n’appartient plus à ce passé, il en souffre, et, malgré ses souffrances, il ne peut se résigner ni à l’accepter, ni à lutter contre lui.

Werther souffre aussi de lui-même. Il sent tout ce qu’il y a d’imparfait et d’incomplet en lui, et cette pensée le tourmente. Il a un sentiment très vif de ses défauts et de ses ridicules, et il se reproche durement chacune de ses étourderies ou de ses faiblesses. Il n’a pas, comme tant d’autres, la ressource de pouvoir s’abuser sur son compte, car l’esprit d’analyse est chez lui très éveillé et lui tient toujours l’œil ouvert sur lui-même. Sa terrible imagination complète encore l’horreur de cette situation, en lui présentant sans cesse des choses plus belles que celles que la réalité lui offre. Ses désirs ont des ailes, mais sa puissance d’action porte des chaînes. Son amour de la vie est énergique, car Werther aime la vie autant qu’on peut l’attendre d’une nature aussi riche (une des nombreuses sottises qui aient été dites sur ce remarquable personnage est de lui supposer je ne sais quel amour malsain de la mort) ; mais il ne peut en jouir. Toutes les choses de la terre se présentent à lui décolorées. Il n’aime plus rien que Charlotte ; c’est elle qui peut encore lui faire retrouver quelques-unes de ces émotions naïves et puissantes qu’il trouvait autrefois dans une promenade au fond des bois, dans la conversation d’un ami, dans la lecture de son Homère. S’il se résigne à ne plus aimer Charlotte, il devra se résigner aussi à ne plus rien aimer dans sa vie. Elle possède encore le secret magique qui peut faire battre son cœur. Si la magicienne disparaît, ce cœur se taira pour toujours. Terrible situation que celle-là ! Qui se résignerait à vivre comme un fantôme, sans espérance, sans illusion, sans amour et sans haine, avec les ombres d’un passé douloureux, à s’entretenir avec des souvenirs cruels sans espoir de renaître un jour à la vie ? Peut-être vaut-il mieux mourir. Werther se tue.

Le suicide de Werther n’est donc pas un suicide ordinaire ; ce n’est pas un de ces actes de folie inspirés par un égarement momentané ou une passion insensée : c’est un acte de froid calcul inspiré par la perception très nette de l’impossibilité de vivre plus longtemps dans le sens réel du mot. Oui, Werther pourrait continuer à vivre, si l’on entend par là déjeuner et dîner, dormir et bâiller, marcher ou parcourir d’un œil ennuyé les pages d’un livre qui ne dit plus rien à l’esprit ; mais si par vivre l’on entend aimer, sentir, s’émouvoir, désirer, Werther ne le peut plus. Lorsque quelqu’un d’entre nous a éprouvé quelque grande douleur, il peut trouver autour de lui des sources de consolation. La bonne nature (alma mater) nous ouvre ses bras, nous berce et nous endort en nous chantant ses vagues complaintes de nourrice, elle nous fait oublier nos douleurs à force de nous en entretenir, et, par une alchimie particulière et bienfaisante, transforme ces douleurs en joies radieuses et en souvenirs affectueux. Ces peines et ces chagrins, qui nous mordaient le cœur comme des lutins malicieux, deviennent nos bons anges. Dans notre cœur, touché par la magique baguette de la nature, s’ouvrent de nouvelles sources, plus fécondes que les anciennes, et alors les sentimens qui circulaient en nous, semblables à de petits ruisseaux aux faibles murmures, capables de refléter à peine notre propre image, jaillissent comme des cascades à la voix sonore, ou roulent comme de beaux fleuves au cours tranquille, réfléchissant dans leurs claires ondes le paysage entier de leurs rives et le ciel qui les recouvre avec son lumineux soleil ou ses myriades d’étoiles. Puis, après la magie de la nature, nous avons la toute-puissance du temps, qui sait si bien cacher nos chagrins sous d’épaisses couches de gazon, et qui sur les ruines de nos affections sait faire germer et éclore tant de fleurs que nous n’espérions plus. L’étude est là aussi avec ses ressources sévères, et le travail, précepteur indulgent qui nous réprimande avec douceur malgré son aspect austère. Grâce à lui, nous pouvons nous oublier et nous distraire de nous-mêmes dans la contemplation des douleurs d’autrui et de la vie universelle. Puis enfin, si tout cela ne réussit pas, il reste la religion, avec ses perspectives infinies et ses opiniâtres espérances. Mais Werther a épuisé toutes ces sources de consolation. Pour lui, la nature est vide et décolorée, elle a été son premier amour, et maintenant, oubliée pour une passion ardente, elle se vengera en rivale dédaignée. Ses chansons enfantines, sa physionomie gracieuse ou sévère, mais toujours naïve, son innocence, n’auront plus de charmes qui agissent sur Werther. L’étude n’a plus d’attrait pour lui, il a épuisé à peu près tout l’esprit de ses livres favoris, et il n’y trouve plus que des mots. Il a eu assez à se plaindre de ses semblables pour ne pas essayer de chercher des consolations dans leur société, et quant à la religion, hélas ! Werther est un enfant du XVIIIe siècle, il ne peut pas se donner le conseil qu’Hamlet donne à Ophélia : Go to a nunnery !

Comment ce personnage ne serait-il pas intéressant ? Il est jeune, noble, bien doué, et il lui est défendu de vivre. Les malheurs de Werther ne sont pas imaginaires pour être en grande partie abstraits. Il y a d’autres situations intolérables qu’une mauvaise situation matérielle. Il y a des situations d’âme qui sont plus terribles que la gêne pécuniaire, qu’une vie précaire, que les angoisses même de la faim, par exemple celle-ci : être obligé de marcher seul, n’avoir aucun appui dans le passé ni dans le présent, être à la fois le levier et la masse, et se consumer en efforts terribles pour soulever le poids de la destinée. C’est la situation de Werther, et n’est-ce pas beaucoup la nôtre à tous, enfans d’un siècle nouveau, sans traditions, sans passé, nous qui bégayons des paroles que nos pères ne comprennent plus, que nos aînés même ne comprennent pas toujours sans peine, nous qui sentons plus que nous n’agissons, et dont les sentimens sont encore si nouveaux même pour nous, qu’ils nous étonnent souvent et nous effraient ? Nous sommes en effet des êtres pour ainsi dire abstraits, notre cœur et notre cerveau sont comme les habitations où est venu loger tout un peuple de pensées et de sentimens avec lesquels nous ne sommes pas encore familiers, et qui sont pour nous-mêmes pleins de mystères. De là le vague de notre langage et l’indécision de notre caractère. De là vient aussi la disproportion qui existe entre nos sentimens et l’expression que nous leur donnons. Le sentiment est vigoureux et profond, l’expression est incomplète et faible. Nous avons tous, comme Werther, une originalité en germe, un caractère moderne en puissance qui ne s’est pas encore développé, et dont la croissance, lente et douloureuse, nous fait mortellement souffrir. Il y a chez nous tous, comme chez Werther, une contradiction entre notre vie intérieure et notre vie extérieure : nos aspirations morales sont singulièrement hardies, élevées et nobles ; mais notre vie extérieure, nos manières et nos mœurs ont forcément quelque chose de vulgaire et de commun qui causera toujours je ne sais quel dépit amer et quelle honte à une âme bien née. Oui, Werther, encore une fois, c’est bien nous, enfans des classes moyennes, avec nos habitudes d’esprit, notre tournure de pensée, notre excessif raffinement intellectuel, notre fatale intelligence des choses les plus subtiles et notre condition équivoque, flottante comme Délos, la patrie du dieu qui fit cesser sur la terre le règne des Titans et inaugura le règne des hommes. En vérité, si nous écrivions notre histoire, nous pourrions tous inscrire en tête le titre du roman de Goethe, les souffrances du jeune Werther. — Et dites-moi, ces simples mots ne contiennent-ils pas pour vous tout un monde de rêveries plus nombreuses que celles qu’éveillaient chez l’éloquente Mme de Staël les orangers du royaume de Grenade et les citronniers des rois maures ?

Je viens incidemment de nommer le dieu qui fit cesser le règne des Titans et inaugura le règne des hommes. Dans notre XIXe siècle, le règne des Titans a aussi cessé pour toujours, et nous essayons d’inaugurer le règne des hommes. Ne nous y trompons pas cependant, cette société moderne qu’on se vante d’avoir établie n’existe pas en réalité, elle existe dans l’abstraction et dans l’idéal : elle existe en nous, chez les quelques millions d’hommes cultivés et moralises qui foulent le sol de notre planète ; mais que de temps s’écoulera encore avant que cette abstraction soit devenue un fait, cet idéal une réalité, et combien de Werthers auront eu l’occasion de se suicider ! Oh ! quand je pense à la société moderne, — je pense inévitablement à la position de Werther à la soirée du comte de G…, et je vois défiler devant lui Mme de S… et son époux, et leur grand oison de fille, le baron de F…, couvert de toute la défroque du couronnement de François Ier, et le ridicule J…, homme habile à unir les contraires et qui mêle dans tout son habillement le gothique à la mode la plus nouvelle. Pauvre Werther, qui n’as pour te défendre que beaucoup de noblesse dont on ne tiendra pas compte et beaucoup d’ironie dont tu ne pourras pas user ! Pauvre société moderne, assaillie d’ennemis, qui n’as pour te soutenir que la bonne volonté et le ferme espoir de quelques nobles cœurs ! L’une après l’autre se dressent contre toi des armées d’ennemis qui prétendent tous que tu leur appartiens, et qui travaillent tous à te tuer en germe, souvent même en croyant te servir ; brillans escadrons de cavaliers, restaurateurs de l’art gothique et de la monarchie légendaire, importans parvenus bouffis de pédantisme, prolétaires socialistes, enfiévrés et impatiens, and that last Ghost, the most horrid of all, le saint-simonisme pratique, spectre obscène et rétrograde, proclamant la prédominance absolue de l’industrie, et introduisant la superstition mosaïque du fait, de la lettre, de la matière, dans une société à qui le Christ a déclaré qu’elle ne devrait vivre que d’esprit. Ah ! pauvre esprit moderne, pauvre Werther !

Pour toutes les raisons que je viens d’énumérer, je donnerai donc à toutes les personnes de l’un et de l’autre sexe qui ne sont pas honteuses d’avoir une âme, et qui ont encore l’audace de le laisser voir, le conseil de ne jamais dire de mal du bon, gracieux, aimant, candide Werther, de garder en secret à sa mémoire la sympathie qu’il mérite, et de le défendre bravement en public, lorsqu’il sera méchamment attaqués. Ames scrupuleuses et pieuses, ne craignez pas de vous charger de ce devoir : on défend tous les jours bien des gens qui ne valent pas Werther, et on les défend à juste titre. Il ne faut jamais laisser attaquer les gens qui, au milieu même de beaucoup de défauts, ont eu une vertu, quelle qu’elle soit. Il me serait impossible de laisser un démagogue attaquer sottement ce funeste grand homme, — Philippe II, roi d’Espagne ; je ne pourrais jamais entendre un voltairien débiter son chapelet d’injures contre Ignace de Loyola sans avoir envie de prendre sa défense, et je les défendrais en vertu de ce principe incontestable, que la noblesse d’âme, même mal dirigée, est préférable à l’absence de noblesse. Faites donc pour Werther, ce pauvre jeune Allemand trop calomnié, trop critiqué, ce que je ferais volontiers pour des hommes plus dangereux qu’il ne le fut et ne le sera jamais : vous serez récompensés de votre bonne action, et son ombre vous remerciera en vous envoyant de beaux songes pleins de grâce, de mélancolie et d’amour.

Pour moi, si je l’ai défendu, c’est par un goût tout particulier, qui n’a, je le crois, aucune raison puérile, goût fondé sur les qualités nobles et sérieuses qui sont l’apanage de Werther. Ce n’est pas sa fièvre que j’aime, c’est son tourment ; ce n’est pas sa susceptibilité que j’aime, c’est sa délicatesse d’âme ; ce n’est pas son inertie passive et son inaction que j’aime, c’est cette fière indépendance qui lui fait préférer l’inaction à une action accomplie par des moyens honteux ; ce n’est pas sa sentimentalité rêveuse que j’aime, c’est la violence et la profondeur de sa passion. Ce que j’aime, bien plus ce que je respecte et ce que je salue chez ce jeune fou, amoureux d’une femme qui ne lui appartient pas et qui se débarrasse par le suicide d’une passion sans issue, c’est une âme ardente, ouverte, sympathique, et en dépit de sa fièvre et de sa sentimentalité indépendante, fière, mâle, incapable de se courber sous les fourches caudines du monde, incapable de rendre ses armes, que ses ennemis pourront prendre, s’ils le veulent, sur son cadavre, mais pas auparavant ni autrement. Voilà le vrai Werther que l’on découvre aisément sous le nuage de rêverie dont il s’enveloppe. C’est le personnage de la littérature moderne que j’aime le plus ; il n’est pas le plus grand, mais il est le plus touchant. À vrai dire, dans la littérature des trois derniers siècles il y a trois personnages qui m’inspirent à peu près une égale sympathie, le prince Hamlet, le gentilhomme Alceste et le bourgeois Werther, et c’est pourquoi j’ai la plus grande vénération pour les trois castes qui ont pu produire ces trois grands caractères. Tous les autres héros de drame ou de roman me touchent beaucoup moins et me paraissent tous un peu des Polonius ou des Philinte. Malgré toute ma sympathie pour le prince Hamlet et l’illustre Alceste, j’ai un penchant plus grand encore pour Werther, d’abord parce qu’il est plus récent et pour ainsi dire notre contemporain, ensuite parce qu’il est moins séparé de moi par le rang et la naissance. Il m’est plus familier, je le tutoie, j’ai joué aux barres avec lui dans mon enfance, et à mesure qu’il a grandi, il m’a fait part de ses douleurs.

Un mot encore. Si par hasard dans les pages qui précèdent j’ai heurté les sentimens de quelques âmes sincères (il y en a beaucoup) hostiles à Werther, je leur demande pardon de cette offense involontaire ; mais quant aux partisans d’une certaine morale conventionnelle, ennemie par cela même de la vraie morale, qui seraient tentés de répéter pour la millième fois le plaidoyer de Rousseau contre le suicide, ou de renouveler contre Werther les vieilles accusations connues, je leur dirai que Werther leur a répondu d’avance le jour de cette dernière et immortelle entrevue avec Charlotte, alors qu’il parcourait d’un pas convulsif l’appartement de sa bien-aimée : « On pourrait imprimer cela, Charlotte, et le recommander à tous les instituteurs. »


EMILE MONTEGUT.

  1. Il est singulier que tandis que les classes moyennes fournissaient dans les trois derniers siècles tant d’individualités remarquables et d’hommes de génie, elles n’aient pas fourni à la littérature un seul type noble et élevé. On cherche en vain dans l’ancienne littérature un type de bourgeois supportable. Au XVe siècle, la littérature possède un type de bourgeois : il est repoussant ; c’est Patelin. Dans Rabelais, le bonhomme Gargantua et le bon Pantagruel, un roi et un prince, expriment seuls des sentimens élevés ; Panurge est un personnage fort comique, mais un drôle de la pire espèce. Les héros de Corneille, de Racine, de Mme de La Fayette, sont nobles ; les bourgeois de Molière sont des imbéciles. On sait ce que vaut Gil Blas. La première exception à citer, c’est le vicaire de Wakeffield ; mais qui ne voit que ce personnage doit son élévation d’âme surtout à son caractère de ministre ? Lui seul dans la famille a réellement de la noblesse ; Ses fils sont de braves garçons, et ses filles sont charmantes ; mais les enfans, dépouillés du caractère de leur père, lui sont fort inférieurs.