L’Aurore du 02 août 1898 (p. 2-14).


Trop Tard !



Il n’y a plus de doute. La lumière qui, chaque jour, jaillit par les fentes du boisseau les affole. Et les voici acculés à l’aveu ou à la violence. Il faut qu’ils choisissent. Pas d’autre alternative, désormais — car ils ne comptent plus, j’imagine, nous imposer le silence — que celle-ci : ou confesser leur crime, ou bien frapper. La confession publique d’un crime suppose de la noblesse, de l’héroïsme, de la grandeur d’âme. Ils frapperont donc. C’est plus facile et cela convient mieux à leur genre de beauté morale. D’ailleurs, tout les y pousse. Le meurtre est dans l’air. Voilà huit mois qu’on prêche l’assassinat, au nom de la Patrie, qu’on l’exulte, qu’on le glorifie au nom de Dieu ! Le soldat l’appelle et le moine le bénit. Il a conquis la rue ; il domine les prétoires de justice et les temples de religion, hurlé dans la presse, protégé par toutes les puissances gouvernementales, sociales et divines. Et les bandes sont là, prêtes à se ruer sur quiconque osera encore affirmer un idéal, opposer la vérité au mensonge, le droit au crime, crier la justice !

Ce n’est pas un cauchemar ; c’est bien la réalité. L’autre jour, à Versailles, j’entendais des généraux causer entre eux. On ne peut pas dire qu’ils conspiraient et que je les espionnais. Ils parlaient très haut, car à quoi bon se gêner, à quoi bon dissimuler des sentiments avoués, devenus publics et que tout encourage !

— Il faut cogner ! disait l’un.

— Tant qu’on n’aura pas cogné, nous en serons toujours au même point ! disait l’autre.

— Oh ! si l’on avait cogné il y a six mois !… regrettait un troisième.

Et le quatrième — car ils étaient quatre — s’impatientant :

— Quand donc cognera-t-on, à la fin ?

Dans les tribunes, deux officiers se montraient le général Billot, assis au banc des témoins. Et telle fut — ô respect de l’armée ! — leur conversation :

— C’est ce misérable qui est la cause de tout !

— Un traître !

— Un bandit !

— Un vendu !

— Il faudrait le pendre !

— Le fusiller !

— S’il était venu déclarer à la tribune : « Eh bien ! oui, Dreyfus a été illégalement, mais justement condamné !… C’est sur ordre et je m’en vante !… Maintenant, qu’on nous fiche la paix !… Et le premier intellectuel qui bouge, nous cognons dessus !… » Il n’y aurait plus rien !

— Parbleu ! on aurait cogné… Et tout serait fini aujourd’hui !

— Enfin, qu’attend-on pour cogner ?

— Il faudra bien finir par cogner !

Cogner !… Cogner !… Cogner !… On n’entendait que ce mot bref, héroïque et fraternel… C’était, je vous assure, d’une grande beauté humaine.

Et ils cogneront :

Qui donc les arrêterait de cogner ?

Est-ce M. Félix Faure qui, dans sa vanité imbécile de cercleux parvenu, ne veut pas comprendre qu’il sera la première victime de la révolution militariste, et qu’on le chassera, brutalement, à coups de sabre, de cet Élysée où il croit se maintenir par la force du mensonge et de l’iniquité ?

Est-ce M. Brisson qui a tout abandonné, tout renié, tout trahi, tout livré et qui de concession en concession, de recul en recul, de chute en chute, en arrivera fatalement à mettre de la proscription, de l’exil et du sang, sur sa honte ?

Est-ce M. Bourgeois qui, sous le règne du démocrate Cavaignac, non content de chasser la Justice de ses actes, en veut rayer le mot du langage de France et qui, sans hésitation, avec cette élégance si moderne qu’on lui connaît, sacrifie à la haine insatiable des prédicateurs de meurtre, les plus nobles, parmi les hommes de notre pays ?

Est-ce la Chambre qui a donné toute la mesure de son aplatissement… la Chambre, réunion d’esclaves trembleurs et de pâles affranchis, qui, du premier jour, s’est vouée au mépris unanime comme ses votes, au mépris de ceux-là mêmes aux pieds de qui elle apporta sa soumission… la Chambre qui a marqué, elle-même, la place où viendra bientôt l’atteindre le coup de botte du dictateur triomphant ?

Est-ce le peuple, troupeau aveugle, indolent bétail, à qui les larges saignées n’ont rien appris et qui, roulé de Boulange en Cavagne, de pitres en bourreaux, machine à bulletins, chair à menaces, se laisse mener, ô Pellieux, à ta boucherie, comme toujours ?

Est-ce la loi ?… Il n’y a plus de loi ?… Est-ce le juge ?… Il n’y a plus de juge…

Qui donc les arrêterait ?

Ils sont les maîtres et l’heure est venue… Et le Gaulois qui, parmi les excitateurs de révolte et les conseilleurs d’assassinat, se montra le plus cynique et le plus violent l’a proclamé : « Il faut que cela finisse dans la rue. » Traduisez : « Il faut proscrire, assommer, mitrailler ceux qui pourraient nous gêner dans l’exercice de nos petits talents de société. »

Ils sont les maîtres, et ils se croient couverts par la France, car la France, pour eux, c’est cette bande salariée de deux mille coupe-jarrets et camelots qui la terrorisent de leurs hurlements sauvages et de leurs cris de mort… Soldats en casquette des Drumont et des Meyer, porte-litières des Rochefort et des Déroulède, sacristains des Dulac et des Didon, ils ne crient que parce que nous nous taisons, ils ne sont forts que de notre silence.

Est-ce que vraiment nous allons nous laisser fermer la bouche et tordre le cou par ces mercenaires du crime, auxquels se joignent, par ordre, les ordinaires policiers préparateurs de guerre civile, amorceurs de coups d’État ?

Est-ce qu’il ne va pas se lever, enfin, du fond des consciences indignées, un cri immense de protestation ?

Est-ce que de tous les coins de la France, professeurs, philosophes, savants, écrivains, artistes, tous ceux en qui est la vérité, ne vont pas, enfin, libérer leur âme du poids affreux qui l’opprime ? Est-ce qu’ils peuvent continuer à vivre dans cette angoisse perpétuelle, dans ce remords, dans ce cauchemar de n’oser pas crier leurs certitudes et confesser leur foi ?… Et, devant ces défis quotidiens portés à leur génie, à leur humanité, à leur esprit de justice, à leur courage, ne vont-ils pas, enfin, comprendre qu’ils ont un grand devoir… celui de défendre le patrimoine d’idées, de science, de découvertes glorieuses, de beauté, dont ils ont enrichi le pays, dont ils ont la garde et dont ils savent pourtant bien ce qui en reste quand les hordes barbares ont passé quelque part !… Les dragons de Bonaparte, entrant au couvent des Grâces, souillent du crotin de leurs chevaux, puis crèvent et détruisent, à coups de briques et à coups de sabre la grande fresque de Léonard de Vinci : la Cène.

On frappe les Andrade, les Grimaux, les Stapfer parce que leurs protestations sont isolées et qu’on espère ainsi, par la terreur, arrêter l’élan des autres. Mais que, de toutes parts, les consciences libres, les âmes généreuses se lèvent et qu’elles parlent, hardiment… et ni les Brisson, ni les Bourgeois, ni les Cavaignac n’oseront passer outre à ces grandes voix enfin écoutées… Et vous verrez le cheval noir de la guerre civile broncher, comme un vieux cheval de fiacre, au seuil du temple, où vous aurez rallumé la lampe sacrée…

— J’entends bien !… me disait un brave homme qui était venu me conter ses angoisses… mais rien ne nous presse… Il faut attendre encore… Plus tard !…

Trop tard !…

Octave Mirbeau.