Trois parmi les autres/Texte entier

Éditions du Rocher.

SIMONNE RATEL



TROIS


PARMI


LES AUTRES


Roman

(PRIX MINERVA 1930)






ÉDITIONS DU ROCHER
2. RUE DES VIEILLES CASERNES, 2
MONACO

Copyright 1946 by Librairie Plon.
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris l’U. R. S. S.


DÉDICACE-SOUVENIR


Je revois ce coin de jardin qu’on avait donné aux deux enfants pour y planter des fleurs. Le petit garçon alignait au cordeau semis et boutures avec la science d’un vieux jardinier, La petite fille, impatiente et chimérique, allait cueillir des verveines dans les massifs et plantait les tiges en terre, en creusant un trou pour chacune d’elles, de son index que le moindre caillou faisait plier. Les belles sacrifiées brillaient un instant, puis se fanaient sous l’arrosoir.

Si bien que rien ne poussa, dans ce jardin de la chimère, rien qu’une plante de ciboule que personne n’avait semée, miracle d’une graine voyageuse.

Le jour de ta fête, le petit garçon t’apporta une brassée de fleurs de son jardin, La petite fille ne put t’offrir que la fleur de ciboule qui dressait une raide massue hérissée de pointes mauves sur sa tige de zinc bleu.

Tu la pris dans tes deux mains : « Comme elle est belle, mon trésor ! Comme elle sent bon ! » Tu avais les larmes aux yeux, peut-être parce que tu étais émue, peut-être parce que cette ciboule sentait l’oignon, à en pleurer.

Et moi je te regardais, à moitié contente, à moitié inquiète, fière cependant d’avoir cueilli pour toi la fleur miraculeuse qui termina ses jours dans une omelette.

En souvenir du miracle de la Ciboule et de tes mains qui s’élevaient en l’air, pareilles à deux anges, reçois ce livre écrit pour toi, Chère, Unique.

TROIS PARMI LES AUTRES



I


Antoinette avait fait asseoir Annonciade loin des fenêtres, pour tâcher d’oublier que dehors c’était dimanche et que les feuilles des marronniers succombaient sous la poussière de juillet.

Ainsi, leur réunion avait l’air d’un plaisir libre, non réglementé par le jeu d’écluses hebdomadaire qui remplissait Paris d’une lente marée de familles en promenade. Elles pouvaient ignorer que le lendemain débuterait par la matinée la plus maussade de la semaine et qu’elles devraient voyager, dans le métro, avec tous ces visages d’esclaves malades qui sont les travailleurs du lundi, — Antoinette mêlée au peuple de huit heures, pour aller prendre son service d’externe à Beaujon, — Annonciade, deux heures plus tard, parmi une foule mieux habillée et comme vernie, hommes de bureaux, mannequins, vendeuses, quand elle irait livrer aux maisons de couture ses étoffes peintes.

Mais aujourd’hui, les deux jeunes filles voyaient devant elles une après-midi de bavardage ou de silence, de thé, de cigarettes et de gourmandise.

Antoinette observe sur le visage de son amie les signes d’une lassitude accablée. À vingt ans, et bien que le sang riche des brunes colore sa peau et ses cheveux brillants, Annonciade peut prendre en quelques instants, sous l’empire de la fatigue ou du souci, l’aspect fané, les yeux pâles des blondes de trente ans après une nuit de veille. Mais il suffit qu’une heure de repos ou de plaisir passe sur elle comme une vague pour lui redonner sa fraîcheur mouillée.

Antoinette connaît toutes les saisons passagères de ce visage, elle qui s’enorgueillit de la beauté de son amie, comme si le corps féminin n’était qu’un seul arbre aux multiples rameaux et que chaque branche fût glorifiée par la floraison de sa voisine. La jalousie, pense-t-elle, ne peut être qu’un parasite, un champignon verdâtre, un suceur de sève accroché au bel arbre et qui contrarie son épanouissement. Elle admire la grâce des autres jeunes filles plus que la sienne, qu’elle juge médiocre.

Le plaisir que lui causent la courbe des cils enfantins d’Annonciade ou la perfection d’une cheville entrevue dans la rue, est une de ces joies au prolongement indéfini dont on se demande quels échos elles vont éveiller dans l’âme.

Chez Antoinette, c’est peut-être une résurrection du temps lointain où, le nez écrasé sur un jeune sein, elle absorbait confusément, par les mille ventouses de son corps de bébé, la beauté maternelle. Ses souvenirs ne remontent pas jusqu’à cette époque. C’est plus tard qu’elle a pris conscience d’un culte filial passionné qui survit à la mort. Il y a dans sa mémoire une place ensoleillée entre deux murs. L’un de ces murs est l’âge uniforme de la petite enfance ; l’autre est la mort d’une femme trop jeune qui lutta pour vivre jusqu’au dernier soupir.

Tout cela recule peu à peu dans le temps, sans que s’atténue l’éclat du bonheur ensoleillé ni l’opacité des murs, — et cependant, il semble à la vivante que des rayons obscurs traversent ces remparts et que, de même que les racines de son être plongent dans son enfance à son insu, une partie d’elle-même qu’elle ignore communique avec la morte : tels Tristan et Yseult réunis, cadavres, par un arceau de roses.

Cette communication s’établit par des chemins qu’il n’est pas toujours possible de reconnaître. Mais, chaque fois qu’elle admire sur de beaux traits une expression de douceur et de simplicité et cette mobilité du visage qui révèle chez les femmes la faculté de souffrir, Antoinette sait bien qu’à travers son émotion, elle rejoint quelqu’un.

C’est pourquoi, à seize ans, la jeune fille en deuil aima cette petite Annonciade qu’elle rencontrait dans les couloirs du lycée, humiliée par un tablier trop long dont elle souffrait comme d’une infirmité.

Le règlement blessait l’enfant ombrageuse par tous ses points d’application. Elle passait pour une mauvaise élève, d’esprit lent et borné. Comme elle était empêchée par une timidité qui se doublait d’une singulière inaptitude à la parole, les professeurs ne cherchaient pas plus loin. À vrai dire, Annonciade ne s’intéressait guère au règne de Charlemagne, Napoléon l’animait à peine, la géographie l’ennuyait, la chimie l’effrayait et la géométrie lui ouvrait un monde de cauchemars. Cependant, elle désirait désespérément devenir une bonne élève. Elle attendait le miracle qui lui ferait prendre goût à tout ce qu’elle détestait, mais, dans tous les yeux qui la regardaient passer, engoncée par son tablier de lustrine, elle croyait lire : « Esprit lent et borné, tu n’arriveras jamais à rien. » Elle avançait donc sans joie dans la vie, malgré ses quatorze ans.

La première fois qu’Antoinette lui sourit, elle se retourna pour voir à qui ce sourire s’adressait, avec un humble sentiment d’envie. Cette grande fillette au regard clair avait à ses yeux un prestige inouï. L’éclat de Charlemagne et celui de Napoléon additionnés pâlissaient devant les supériorités d’Antoinette : seize ans, des vêtements noirs (que ne donnerait-on à cet âge pour perdre un parent inconnu et porter son deuil !), une réputation d’intelligence et d’indiscipline auréolaient ce visage au teint pâle et uni dont on remarquait surtout la belle architecture. Un front large, bombé, des pommettes, un nez et un menton fermement dessinés, de larges orbites abritant des yeux calmes et rayonnants faisaient dire fréquemment d’Antoinette qu’elle avait une figure de jeune abbesse. En y réfléchissant, on constatait en effet que la nature avait mis en évidence dans son visage ce que souligne la coiffure des moniales : Le dessin des os, dernière image de l’être vivant. Avec la profondeur du regard et la ligne fière des jambes, c’était là sa seule beauté, à l’époque ingrate des seize ans. Mais Annonciade aurait vendu son âme pour pouvoir échanger le visage qui lui valait déjà dans la rue des hommages détestés contre cette pâleur et cet air grave et ces jarrets de Victoire grecque.

Quand elle comprit que le sourire s’adressait bien à elle, il lui sembla qu’un soleil éclatait au-dessus du chaos d’un monde en convulsion.

— Nous nous rencontrons souvent, dit Antoinette. C’est un peu bête de ne pas se dire bonjour, vous ne trouvez pas ?

— Sûrement…

Ah ! désespoir de ne pouvoir exprimer ce qu’on ressent…

— Je m’appelle Antoinette. Et vous ?

Annonciade devient pourpre. Depuis qu’elle a fait en classe l’apprentissage de la vie sociale, elle sait qu’il n’est pas permis de s’appeler Annonciade quand on est née rue Saint-Martin d’un père imprimeur et d’une mère comme les autres. Son nom la crucifie. Lorsqu’il lui faut se lever et le lancer tout haut dans le silence sournois de la classe, elle éprouve la honte, suivie d’un élan désespéré, d’une femme qu’on obligerait à passer, nue, devant un régiment.

Mais cette fois, au lieu de renâclements de rire étouffé sous les pupitres, elle entend la voix d’Antoinette, amicale, si douce…

— Annonciade… quel joli nom et comme il vous va bien ! C’est espagnol, n’est-ce pas ?

Annonciade lève des épaules impuissantes :

— Est-ce que je sais !

Elle ne peut pas savoir que sa mère les a rapportés, elle et son nom, d’une nuit espagnole unique et décevante. Appelé pour ses affaires à Irun, le père d’Annonciade avait fait passer la frontière à sa femme. De l’Espagne, celle-ci n’avait vu que des loques séchant aux fenêtres et les douaniers semblables à des olives moustachues dans leur uniforme vert. Il lui avait fallu repartir le lendemain, mais la fille qui lui était née, de cette nuit troublée par les sèches petites puces du pays basque, elle l’avait nommée Annonciade pour se persuader qu’elle avait visité le cœur de l’Andalousie et prié dans des églises lourdes de dorure et de dévotion.

Annonciade, fruit d’une déception et d’une illusion… Petit fruit de quatorze ans, défiant déjà, craintif et rétractile comme ces fruits sous-marins qui cachent une bête de chair tendre…

Antoinette l’observait avec une curiosité chargée de tendresse spontanée, d’un sentiment de protection. La rencontre de deux natures faites pour s’aimer est un aboutissement, non un commencement ; il lui semblait que depuis des années elle connaissait cette fillette sensible et farouche qui, en ce moment, soulageait son cœur plein de rancune en pétrissant dans ses mains son tablier trop long :

— Non, je ne sais pas où mes parents sont allés chercher ça. C’est moi qui ai tout pris. Ma petite sœur, ils l’on appelée Suzanne. Il y en a qui naissent avec la veine…

Grâce à Antoinette, Annonciade, à qui tous les plaisirs d’orgueil avaient été refusés jusqu’à présent, — car elle se trouvait laide, — connut le suprême orgueil de la conquête. Elle naissait une seconde fois. Ces pouvoirs, qui lui étaient donnés sur la vie d’une autre, elle en faisait l’apprentissage avec la stupéfaction ravie des enfants qui découvrent leurs pieds, leurs mains, leurs oreilles. C’était comme si on lui eût donné des membres spirituels, aptes à des jouissances infiniment délicates.

Dans l’exercice de ces nouveaux moyens d’action, elle témoignait à son insu du même sens supérieur de l’opportunité qui lui avait commandé de venir au monde brune, avec un teint chaudement rosé, des yeux et des cils de danseuse arabe, pour se conformer à son nom et réjouir le rêve de sa mère.

C’était là le don de cette petite fille, dépourvue de tous les dons scolaires : elle ne décevait jamais la tendresse. L’affection qu’elle recevait comme un pollen au plus secret de son âme y fructifiait merveilleusement — et, pour nourrir l’amitié, elle avait la science mystérieuse des abeilles qui transforment une larve en reine par le dosage de la miellée.

L’intelligence du cœur atteignait chez elle au génie. Elle comprenait tout ce qu’on ne lui disait pas.

Lorsqu’elle voyait son amie triste et muette, écrasée par des songes dont elle voulait garder l’amertume pour elle seule, Annonciade se faisait fantôme, sans paroles, presque sans pensée ; son existence ne pesait plus, — mais Antoinette sentait, autour de son chagrin, le vol de cet esprit compatissant. Peu à peu, son énergie fatiguée se fortifiait à une source invisible, reprenait sa tonicité. L’ardeur à vivre se remettait à briller dans ses yeux, sur ses dents, une bouffée de gaieté irrésistible s’emparait d’elle : Annonciade, déjà, ne pensait plus qu’à faire écho à son rire.

D’autres fois, c’était au tour d’Annonciade à « piquer le cafard », comme elles disaient dans leur langage. Antoinette savait toujours la délivrer en l’obligeant à parler d’elle, avec une brusquerie tendre.

— Allons, disait-elle, ouvrons un peu les vannes au clair de lune de Werther !

Cette manière de moquerie ne l’empêchait pas de prendre au sérieux le clair de lune d’Annonciade, car elle savait dans quel jardin triste et brûlant chemine la quinzième année des petites filles pensives. Celle-là, plus qu’une autre, lui paraissait vulnérable. Encore émue par les drames de l’enfance, une gronderie, une mauvaise note, Annonciade avait découvert depuis peu d’autres sujets de tourments : des mots qui jusqu’alors lui semblaient jalonner l’avenir comme des bornes immatérielles lui avaient révélé leur sens précis — bien pis : leur figure. Elle en restait accablée, se demandant comment elle trouverait en elle assez de force pour franchir ces étapes : l’amour, la maternité, la vieillesse, la mort, — autant d’épreuves qui demandent, pour s’accomplir harmonieusement, une part égale de résistance et d’acceptation. Pour comble, la foi religieuse qui avait entouré son enfance d’images blanches et bleues avait fui devant ces épouvantails, au lieu de leur livrer combat. Elle s’était confiée longtemps à un bon Dieu à barbe blanche, reposant sur un tabouret de nuages, et qui ressemblait un peu à Victor Hugo ; lui aussi aurait pu écrire l’Art d’être grand-père. Ce temps-là était fini, fini le temps des cartes de première communion, roses, bleues, glacées, dorées sur tranche, confiserie céleste pour les âmes enfantines. Aucune sainte du paradis n’avait daigné assister Annonciade dans le désert de mélancolie où elle méditait, petit Hamlet en jupons, entre une tête de mort et une feuille de vigne.

Seule, Antoinette s’était présentée, ange en tablier noir, avec ses yeux sérieux et clairs sous son front nu et ses longues jambes de messager accoutumé à parcourir les routes du ciel. À la manière des anges, Antoinette agissait moins par ses conseils que par sa présence fraternelle. Rien qu’à se confier à son amie, Annonciade éprouvait un soulagement, elle reprenait des forces en posant son front contre cette épaule un peu haute, qui fendait l’air avec assurance comme l’étrave d’un navire.

Mais ce qui consolait le mieux la petite fille, c’était les confidences qui répondaient aux siennes et qu’elle recevait avec un délicieux sentiment d’importance. Elle apprit ainsi que la légèreté d’un père, aussitôt consolé que veuf, et qui aimait trop les femmes pour aimer sa fille, avait instruit de bonne heure ces yeux clairs auxquels rien n’échappait. Le jour où elle avait compris de quoi étaient faites les délices des hommes, Antoinette crut de bonne foi en mourir. C’était une solution facile et distinguée, pensait-elle en passant en revue les divers moyens de suicide ; mais, chose étrange, son désir pourtant sincère était complètement dépourvu d’efficacité. Jamais elle n’avait pu faire passer dans la réalité ces gestes qu’elle imaginait avec un grand soulèvement d’orgueil et de triste joie : se précipiter du haut du balcon, sauter dans la Seine, se laisser mourir de faim, etc., etc… Il lui avait fallu vivre avec l’idée encagée dans son cerveau et qui ne lui laissait pas un moment de répit. C’était comme l’incubation perpétuelle d’un choléra qui n’eût pas voulu se déclarer. Cela dura jusqu’au jour où Antoinette découvrit Rabelais dans la bibliothèque de son père et apprit de lui la souveraineté du rire. Mais elle n’osait pas conseiller ce catéchisme à Annonciade, qui ne lui paraissait pas faite pour fraterniser avec frère Jean des Entomeures. Elle se taisait donc sur ce remède. Mais à la voir si sûre d’elle et si sage, seul pilote de sa vie à l’abandon, Annonciade en éprouvait un réconfort. Peut-être qu’elle aussi arriverait un jour à posséder tous les courages qu’elle admirait chez son amie : envisager un avenir tout occupé d’études austères, déclarer qu’on pouvait aimer la vie sans être heureuse, contredire les professeurs, ne pas bafouiller au tableau noir, toiser avec un calme dédain, au coin des rues, ces guetteurs qui épient les écolières en se cachant des sergents de ville… Toutes ces audaces qui lui semblaient participer d’une intrépidité surhumaine, oui, vraiment, de la nature des anges, toutes ces audaces daigneraient peut-être un jour animer son âme frileuse de vaincue.

À vingt ans, Annonciade ne croyait plus aux anges, ni aux miracles. La vie l’épouvantait toujours, bien qu’elle y trouvât des joies.

L’étiquette maléfique de mauvaise élève l’avait accompagnée jusqu’à son dernier pupitre.

En un temps où le code de l’honneur des jeunes bourgeoises exige qu’elles soient au moins bachelières, Annonciade ne possédait aucun diplôme. Il avait fallu toute l’éloquence de son amie pour lui persuader que ce n’était pas une tare et la réhabiliter aux yeux de ses parents consternés.

Heureusement pour l’orgueil pater-maternel, la petite sœur Suzanne, « celle qui était née avec la veine », se chargeait de porter haut le fanion de la famille. Bachelière à dix-sept ans (avec mention « bien », ajoutait la mère), elle préparait maintenant sa licence de droit, citait Dalloz avec une familiarité négligente, vocalisait à pleine gorge les chansons barbares et superbement rythmées que l’on chante dans les monômes en laissant des blancs dans les couplets, par égard pour les jeunes filles.

L’éclat de ce jeune soleil d’érudition reléguait Annonciade à l’arrière-plan. Elle n’en souffrait pas, étant sans jalousie, et combinait avec un plaisir silencieux dessins et couleurs pour ses étoffes peintes qu’elle vendait bien. Car elle tenait à se conformer à la morale de son époque : jeune homme, elle se fût sans doute laissé entretenir par sa maîtresse ; jeune fille, elle ne pouvait tolérer d’être entretenue par ses parents. Son travail lui permettait de s’acheter de jolies toilettes et les bibelots qu’elle aimait pour leur aspect plus que pour leur usage : flacons de parfum, boîtes à poudre, à kohl, toute une délicate et coûteuse camelote qui encombrait sa coiffeuse. Elle s’en servait rarement, mais elle aimait à les ranger et à les déranger sans fin pendant ses heures de loisir — et aussi à coucher dans leurs boîtes les bas de soie et les gants souples qui exhalent une odeur complexe de mégisserie, odeur de femme élégante, d’écorce et de cuir de bête.

Ainsi vivait-elle, à demi satisfaite, une existence en apparence active, mais intimement nonchalante. Ce n’était là que la moitié de sa vie : l’autre moitié, c’était la vie d’Antoinette.

Celle-là l’intéressait bien davantage. Elle qui, naguère détournait la tête avec dégoût devant une planche anatomique, qui refusait de reconnaître la vie des organes cachés sous sa peau soyeuse, se passionnait pour la médecine depuis qu’Antoinette l’étudiait. Le Larousse médical lui avait livré le secret de toutes sortes de maladies dont elle s’était, découvert successivement les symptômes : il y en avait d’inattendues.

Surtout, comme elle avait deviné la raison profonde de la vocation d’Antoinette — cette solidarité qui l’unissait à toute chair féminine souffrante ou menacée — Annonciade s’approchait à petits pas d’un domaine confus et terrifiant qui s’appelait la gynécologie. Les précisions qu’elle pêchait au hasard des manuels et des dictionnaires servaient d’aliments à l’inquiétude latente qui la grignotait depuis l’adolescence. Elle éprouvait l’angoisse de la nouvelle recrue qui monte vers les lignes de feu en se fouettant le courage et croise en chemin les civières gémissantes et saignantes et la puanteur des cadavres. Alors, elle se rejetait vers Antoinette, comme le, bleu s’accroche au bras du vétéran : Antoinette vivait en familiarité avec le péril, elle apprenait à le vaincre. Au seuil de l’avenir menaçant, veillait une jeune fille armée de science. C’était rassurant comme l’éclat de la lumière qui dissipe un cauchemar.

Antoinette avait d’ailleurs le don d’éclaircir et de pacifier l’atmosphère autour d’elle. Des années de conversation solitaire avec une morte et l’exercice continu d’une volonté de joie lui avaient valu cet équilibre, ce climat salubre qu’on respirait autour d’elle et qui lui attirait les sympathies. Elle ne s’y trompait pas. À un flagorneur qui croyait lui faire plaisir en la traitant de séductrice, elle avait répondu avec son sourire calme : « Une séductrice, moi ? Oh ! non, une cure d’air… »

Annonciade était seule à savoir que cette vie sage, harmonieuse et gaie représentait une perpétuelle conquête sur le désordre. Le père d’Antoinette, affolé par la cinquantaine comme un matou par la lune de septembre, menait sans discrétion son tapage amoureux. Cet aimable homme prenait son parti en philosophe d’avoir commis l’étourderie de devenir père. Un siècle plus tôt, il eût mis sa fille au couvent. Libéral, il trouvait plus commode de lui confier le soin du menu quand il traitait ses belles amies. À celles-ci, il montrait avec une égale complaisance sa grande fille, dont il se sentait fier par intermittences, croyant de bonne foi l’avoir élevée, et sa collection d’ivoires chinois.

Il se trouvait parfois des connaisseurs parmi ces dames : les moins dangereuses étaient celles qui s’éprenaient d’un magot patiné et finissaient par l’emporter dans leur sac à main, après quelques minauderies. D’autres, préférant la chair fraîche à l’ivoire, se prenaient pour Antoinette d’une singulière affection, souvent plus sincère que celle pour laquelle elles étaient payées. À grand renfort de sentimentalité poisseuse, elles tentaient de constituer un triangle pseudo-familial dont la perspective attendrissait le père aux larmes, lui qui n’avait jamais pu supporter la famille : il ressentait comme une injure personnelle la hauteur avec laquelle Antoinette accueillait des protestations de tendresse où lui-même ne voyait qu’un effet de l’amour que lui vouaient de charmantes créatures calomniées. Quand la jeune fille parvenait enfin à se libérer, c’était au prix de ces mots qui creusent un abîme entre les êtres.

Annonciade, mise au courant de ces drames intimes, croyait vivre un roman. Son amie lui paraissait digne d’être insérée toute vive dans une vieille légende germanique ou dans un film américain — dans une de ces histoires, enfin, où l’on voit une vierge, Brunhilde ou Maud, honorée d’un destin exceptionnel, accomplir des prouesses qui lui valent l’admiration des foules.

Ainsi les vies des deux amies se trouvaient, à vingt ans, si fortement entrelacées que le plaisir de se trouver réunies leur tenait lieu de tout, même lorsqu’elles restaient l’une à côté de l’autre sans parler, comme en ce dimanche de juillet, où elles subissaient, silencieuses, et fumant de molles cigarettes, la torpeur qui accablait les marronniers sous leur charge de poussière au goudron.

Le repos, le silence, peu à peu, détendaient le visage d’Annonciade, effaçaient sous ses yeux, au coin de ses lèvres, les fines égratignures de la fatigue. Elle soupira, s’étira :

— Quoi de neuf ?

— Rien, dit Antoinette. Bonne semaine. Travail. La paix chez soi.

— Ton père ?…

— Olga, toujours — et toujours Deauville. Il a passé bail pour tout l’été.

Annonciade médita un moment sur l’ambiguïté de la phrase. Une idée qu’elle n’osait pas bien exprimer la rendait perplexe. Elle se décida enfin :

— Est-ce que tu crois que c’est de l’amour ?

Une lueur amusée, attendrie, se joue dans les yeux d’Antoinette. Cette Annonciade est impayable. Sa voix s’est altérée en passant sur le mot « amour » : ce petit dièse échappé donne la clef de la barcarolle que le mot « amour » fait chanter dans sa tête, trilles et soupirs, un rossignol invisible, rien que de la musique.

Le couple de Deauville… ah ! ça, c’est une autre musique.

Antoinette revoit la bouche étrangement charnue et fraîche, la bouche de vampire de la maigre Olga, ses yeux luisants de volaille qui guette la pâtée…

— Possible, dit-elle, qu’il l’aime d’amour. C’est un mot, tu sais, dont le sens varie suivant le verbe avec lequel on l’emploie. Toi, tu le rêves, mon père le fait, Olga l’exploite…

— Et toi ?

Le rire d’Antoinette découvre ses dents solides et blanches :

— Moi, je lui tords le cou.

Elles rient. Le temps passe. Antoinette montre à son amie sa nouvelle robe d’été.

— Finalement, qu’avez-vous décidé pour vos vacances ? Où vas-tu ?

Le visage d’Annonciade se rembrunit :

— Je ne sais pas si nous partirons. Les affaires de papa… les miennes… Et Suzon a été recalée à l’oral de son examen, tu sais… Je crois qu’elle veut rester à Paris pour travailler cet été…

Antoinette comprend et s’explique du même coup l’air de lassitude qui fanait tout à l’heure ce visage sensible. Annonciade souffre du mal d’argent.

Le sort qui a pétri cette jeune fille d’une pâte exquise, faite pour la lingerie en crêpe de Chine et l’oubli des contingences vulgaires, s’est joué d’elle en la jetant au monde à une époque où les appétits se révèlent brutaux, les fortunes, instables, le travail, féroce. Élevée sans précaution au milieu des soucis domestiques et des discussions comptables qui sont le pain aigre de la plupart des ménages, Annonciade considère le besoin d’argent comme une peine infamante. Son travail, en temps ordinaire, lui permet d’alléger cette cangue, mais il arrive que les couturiers se lassent du batik et que le règne de l’étoffe unie succède à celui de l’étoffe peinte…

Dans l’appartement cerné par le dimanche parisien, le silence retombe. On entend la petite fille de la concierge qui compte à haute voix dans la cour en faisant rebondir la balle sur le pavé chaud.

Annonciade songe à la ceinture dorée des plages que l’été fait briller. Le flot se retire. Le sable qu’il découvre est d’un bleu foncé. Élastique et ferme ; il appelle les pieds nus. Le rire des enfants poursuit le flot qui se retire.

La mer remonte. La crête des dunes court sous le vent. Couchée dans la tombe chaude que le poids du corps a creusée, se laisser recouvrir par la caresse fourmillante, innombrable, du sable ailé…

Antoinette songe à la rue où demeure Annonciade. C’est une rue voisine des Halles où l’air chaud coule lentement, chargé de l’âcreté du naphto-benzol et de l’haleine sucrée des légumes pourrissants. La fausse fraîcheur du soir fait sortir les concierges sur le pas des portes, comme la pluie d’août les escargots. Aux balcons, des fleurs essaient de vivre, mais on n’y voit pas une abeille. Dans une des maisons de cette rue, il y a un front appuyé contre une vitre : le front d’Annonciade. Elle aussi essaie de vivre. La monotonie du trottoir gris l’ennuie — mais elle appréhende de se retourner, car elle préfère encore le trottoir et son ourlet de concierges aux meubles trop connus, à l’atmosphère morose épandue dans la pièce avec la buée du potage. Et son visage est si fané qu’on voudrait le transplanter en pleine terre pour le voir refleurir.

Antoinette relève la tête. Elle a fait son plan.

— Moi, dit-elle, je passerai sans doute mes vacances à Gagny.

— À Gagny ? Dans… ta maison ?

C’est à Gagny que la mère d’Antoinette est morte. Annonciade le sait et que, depuis ce temps, la jeune fille n’est jamais retournée dans la maison qu’entretiennent seuls un jardinier et une vieille gardienne.

— Oui, répond Antoinette, dans la maison de maman. Il faut que j’aille voir un peu ce qui se passe là-bas.

— Toute seule ? Ce ne sera pas bien gai.

— Certainement non. Si tu pouvais venir avec moi… Mais tu t’ennuierais : une vieille maison inconfortable au possible, un village perdu dans la plus morne Bourgogne, la réclusion entre nos pruniers et nos salades…

Nos pruniers, nos salades… L’imagination d’Annonciade bondit vers cette échappée verte. Mais que deviendra Suzon pendant ce temps ? Elle est un peu bruyante, un peu backfish encore, cette jeune savante et souvent les nerfs d’Annonciade… Mais comment abandonner sa cadette à l’été parisien gluant de bitume ?

Antoinette poursuit :

— Peut-être qu’à trois… Suzon et nous deux… Alors, oui, ce serait plus gai. Ça pourrait même être charmant. On vivrait sous les arbres. Il y a un grand marronnier qui date peut-être bien de Louis XV… Qu’est-ce que tu dis de cette idée ?

— Je dis que ce serait merveilleux, tout simplement ! Seules, toutes les trois, quelle veine… C’est vrai, les parents, on les aime bien, mais quand on est avec eux, ce ne sont jamais de vraies vacances.

— Alors raconte-moi un peu quelles robes tu vas emporter, pour séduire le marronnier Louis XV ?

Ce sujet-là était inépuisable. Jusqu’au soir, elles se grisèrent de leurs projets campagnards et quand elles eurent tout passé en revue, la maison, le jardin, les pruniers, le village, elles ouvrirent l’indicateur des chemins de fer, pour donner un corps à leur joie.


II


Lorsque sa sœur lui transmit l’invitation d’Antoinette, Suzon répondit que cette retraite bucolique se passerait très bien de sa présence, qu’elle ne voulait pas troubler leurs confidences, chantonna : « Quand on est trois, ça n’est pas la mêm’ chose ! » et pour finir pirouetta sur ses talons en éclatant de rire et s’en fut. La fréquentation du Dalloz ne l’avait pas débarrassée encore de ses manières de lycéenne. Elle avait toujours l’air d’apercevoir dans les choses les plus simples une légion de sous-entendus follement drôles.

— Quelle imbécile, conclut Annonciade en haussant les épaules, ce qui indigna ses parents. Elle ne pouvait savoir que Suzon gardait rancune à Antoinette de l’échec d’une tentative de séduction.

Quand Suzon avait douze ans et Annonciade quatorze, la petite fille enviait férocement à sa sœur l’amitié d’une « grande ». Elle inventait des prétextes pour tourner autour des deux amies, prenant des poses intéressantes et poussant des soupirs de femme triste du fond de sa poitrine, hélas, plate. Elle espérait qu’Antoinette finirait par l’interroger sur les raisons de sa mélancolie. Mais la grande fille l’embrassait, l’éloignait doucement : « Va jouer, mon rat, » et lui donnait des bonbons que la petite, de rage, allait jeter dans les cabinets.

En grandissant, elle entrevit une autre voie d’accès à l’amitié d’Antoinette. Elle la consultait sur ses études, lui soumettait ses devoirs, lui demandait avec une charmante expression de déférence et de modestie « si elle la croyait assez âgée pour lire du Maupassant », alors qu’elle avait déjà lu en cachette Bel-Ami et Boule de suif et qu’elle abordait Zola avec les haut-le-cœur d’un collégien qui veut venir à bout de son premier cigare. Antoinette répondait en riant qu’elle n’avait rien d’un directeur d’études, encore moins d’un directeur de conscience et les choses en restaient là.

Alors, l’an dernier, Suzon avait tenté le grand coup. Après la grande fête de famille qui suivit son glorieux baccalauréat, elle avait demandé à Antoinette une entrevue seule à seule — et là, douloureusement, lui avait dévoilé ce qu’elle nommait le drame de sa vie intérieure : Dieu n’existait pas. Telle était la conclusion d’une méditation de plusieurs années, renforcée par l’étude de la philosophie en quatre-vingts leçons. Quant à la croyance au progrès, c’était une autre balançoire : la guerre l’avait suffisamment prouvé.

Désabusée, triste et dépouillée comme un saule émondé qui ne vit plus que par la tête, Suzon demandait à Antoinette laquelle de ces deux voies choisir : ou bien se laisser mourir insensiblement, sans douleur pour ses parents, en refusant toute nourriture — ou bien se vouer à une tâche qui servît l’humanité (quoiqu’elle n’en valût guère la peine, mon Dieu !). Elle pourrait par exemple s’engager comme infirmière dans une colonie malsaine, ou comme radiologiste ?

Antoinette écoutait cette confession pathétique, moins attentive au sens des paroles qu’à une fêlure imperceptible de la voix, qui sonnait faux. Elle regardait aussi ce joli visage où l’appétit de vivre était inscrit en lignes presque brutales : le foin blond des cheveux crêpés, qui s’élevaient au-dessus du front et de chaque côté des tempes, comme dans les portraits des Valois dessinés par Clouet, l’arête bossuée du nez long, carré du bout, le dessin des lèvres pulpeuses, au fort relief, l’eau fuyante des yeux, criblée de points de soleil sous sa transparence verte, non, tout cela ne demandait pas à mourir pour des raisons métaphysiques.

« Pour qui joue-t-elle ce rôle ? Pour elle ou pour moi ? Quel est le mobile sincère de cette comédie ? » se demandait Antoinette, si absorbée par sa recherche qu’elle en oubliait de répondre et que la petite, perdant contenance devant ce regard qui l’étudiait, se mit à parler d’autre chose. Ce jour-là, Suzon avait décrété pour elle-même que l’esprit d’Antoinette était bien inférieur à sa réputation et qu’elle cesserait dorénavant de s’y intéresser. Par malheur, Antoinette ne remarqua pas plus son dédain qu’elle n’avait été sensible à ses avances. Suzon ne cessait d’enrager, mais, par dignité, elle n’en laissait rien voir à sa sœur.

Aujourd’hui, cependant, elle n’avait pas pu se retenir. Elle s’en félicitait, après coup, pensant avoir fait impression.

« Qu’elles y aillent toutes les deux, dans leur maison de campagne, qu’elles nous fichent la paix, surtout, et qu’on ne les voie plus ! »

Pour elle, elle restera à Paris, comme une fille dévouée qui ne veut pas quitter ses chers parents. Elle travaillera. On la plaindra. Elle aura infiniment de mérite et un teint pâle que son entourage remarquera et qui fera honte à Annonciade, au retour des vacances.

Oui, elle ira travailler à la Bibliothèque Nationale. Les vieux habitués qui la verront entrer tous les matins, se décoiffer d’un geste vif et pencher son front blanc sur les livres se diront : « Quelle est cette jolie jeune fille qui travaille si assidûment, au lieu de flirter sur une plage comme ses pareilles ? » En levant la tête, elle verra luire un sourire d’amitié dans des yeux myopes. Elle y répondra par un regard de sympathie sérieuse et réservée, quelque chose qui correspondrait à la révérence de la demoiselle de Saint-Cyr complimentée par un barbon. Puis, avec lenteur et soupirant un peu pour montrer qu’elle est lasse, elle abaissera les cils sur son livre, un sévère Traité de droit civil.

Un sévère Traité de droit civil… À moins que ce ne soit les Vies des honnestes dames ou bien les Mémoires de l’abbé de Choisy. Suzon, pacifiste, préfère l’histoire des mœurs à l’histoire des guerres. Ce n’est pas seulement l’attrait du scandale qui lui inspire tant de goût pour les Mémoires de l’abbé de Choisy, ce joli homme « cauteleux, doucereux, mystérieux » qui courait la province vêtu en femme de qualité, paré de faux bijoux et si habile à berner Mesdames les lieutenantes générales que celles-ci confiaient leurs filles à la belle étrangère afin qu’elle leur apprît à se bien coiffer.

Charmant sycophante aux faux rubis, voleur de figues, voleur de filles, comme vous saviez tromper ! C’est avec vous que Suzon passera ses vacances. Le soir, couchée sous un dôme d’air moite, elle vous rejoindra pour des aventures dont nul ne saura le secret. Elle restera éveillée dans la nuit, les yeux ouverts et fixes, la gorge sèche, les tempes battantes, jusqu’à l’heure où les pas des percherons qui vont aux Halles martèleront son rêve trouble, tandis que l’odeur des chargements de légumes montera sous ses fenêtres, — et ce sera comme si la campagne, la forte et juvénile campagne coulait à travers la ville échauffée.

Alors Suzon pensera aux deux qui dorment là-bas, dans la maison d’Antoinette, fenêtres ouvertes sur un verger plein de lune. Et elle sentira, au fond de sa gorge, le nœud de féroce amertume que connaissent seuls les acteurs méconnus et les petites filles jalouses.

Elle pleure déjà, rien qu’à l’imaginer. Annonciade, qui survient, s’étonne :

— Suzon ! Ma Suze ! Qu’est-ce qu’il y a ? Mais qu’est-ce qu’il y a, enfin ?

Dans les bras qui l’entourent, Suzon sanglote furieusement. Elle est sur le point de crier :

— Laisse-moi tranquille ! Va-t’en rejoindre ton Antoinette ! Sales filles, toutes les deux, sales filles !

Mais cette idée la retient, qu’il faudrait fournir une explication. Et, peu à peu, à sentir contre sa joue la joue de sa sœur, la tendresse de leur enfance lui remonte au cœur et l’apaise.

— Tout ça, dit Annonciade, c’est du surmenage. Je t’assure que tu as besoin de changer d’air.

Suzon s’écarte un peu, tamponne ses yeux gonflés, soupire :

— Oui, tu as raison, ça nous fera du bien à toutes les deux. Et puis, elle est si gentille, Antoinette… Sais-tu quand nous partons ?

III

Dans le train qui les emportait, Antoinette renseignait ses amies :

— Gagny n’est pas beau. C’est un pays où la terre produit trop de choses inanimées : trop de tuiles, trop de cailloux. Même les vignes, avec leurs feuilles sulfatées, donnent aux coteaux un aspect de turquoise morte. Mais le regard porte loin, et, de quelque côté qu’on se tourne, c’est la Bourgogne. Il est vrai que ce nom, pour vous, ne veut rien dire…

« Mais je pense que la maison vous plaira. Il y a, en bas, d’immenses vieilles cuisines qui sentent la pierre et l’eau rouillée. On sort de là par un drôle de petit escalier casse-cou qui conduit à l’unique étage, surélevé du côté de la cour, de plain-pied avec le parc. Cet étage est tout en longueur. Au centre, une salle à manger où on pourrait donner un bal, dallée de carreaux noirs et blancs, en damier. Les chambres sont distribuées de chaque côté, mais il n’y a guère que l’aile droite qui soit habitable. L’aile gauche est glaciale, même en été ; on y trouve de cocasses petits couloirs, des antichambres carrées qui ne mènent à rien et des pièces pavées de brique rouge, dont les vitres sont devenues vertes à force d’avoir bu le reflet du parc… »

Puis elle s’était tue, se laissant couler au fil des souvenirs et les deux sœurs, qui allaient vers l’inconnu, construisaient silencieusement, chacune pour son propre compte, des images qu’elles oublièrent à la descente du train.

La station d’arrivée est une gare régulatrice et la petite bourgade ne tire pas moins d’orgueil de cette fonction que de ses fouilles gallo-romaines. Mais ni le va-et-vient des locomotives, ni le passage forcené des rapides n’arrivent à dissiper l’ennui qu’exhalent les wagons de marchandises morfondus sur les voies de garage.

L’impression morne qui plombe la nuque et les paupières des voyageuses s’accentue devant la place de la gare, lieu triste par essence, mais qui paraît, ici, plus triste que lui-même.

Antoinette détourne les yeux des voitures qui attendent, rangées sur le terre-plein, attelées de chevaux patients qui contemplent sans fin, derrière la palissade, les buis du chef de gare. Elle essaie de repousser la vision fantôme qui a surgi et veut s’imposer : une charrette anglaise, attelée d’un petit cheval qui fait tinter ses gourmettes ; un grand beau vieillard aux moustaches blanches de chef gaulois lui parle pour le calmer, pendant qu’une jeune femme et une petite fille se hissent légèrement sur le marchepied. Le vieillard monte à son tour ; il y a du bonheur sur son visage et dans la voix de la jeune femme qui répond musicalement : « Oui, mon cher père, nous avons fait très bon voyage, » et la charrette démarre et file au trot du petit cheval plein de caprice et de gaieté.

C’est cela qu’Antoinette redoutait en revenant ici : l’assaut que les souvenirs de la vie réelle vont livrer à l’immatérielle présence qu’elle porte en elle depuis des années, comme par une maternité à rebours. Elle sait bien que le bonheur qu’on trouve dans le commerce d’une âme ne résiste pas à la seule vue d’un bout d’étoffe qui vêtit le corps aimé.

Pour ne plus entendre le cliquetis que fait en elle le harnachement d’un cheval fantôme, Antoinette prononce un flot de paroles qu’elle entend à peine, comme un acteur qui improvise avec angoisse pour combler le vide d’une entrée manquée :

— Où sont les bagages ? Les voilà. Rien ne manque ? Avez-vous compté vos paquets ? Et ta malle d’élégances, Annonciade ? Trente kilos de robes et de bas de soie. Et on dira encore que les femmes s’habillent pour plaire aux hommes ! Tu vas éblouir les chats-huants ! Vous savez que c’est plein de chouettes, dans le parc. Si elles piaulent la nuit, il ne faudra pas avoir peur.

— Je n’aime pas ces bêtes-là, dit la craintive Annonciade. On prétend que ça porte malheur ?

— Que tu es dinde ! bougonne Suzon en haussant les épaules.

Suzon est maussade et n’essaie pas de le cacher. Elle supporte généralement mal l’aspect d’une place de gare, avec ses cafés et ses petits hôtels, qui évoquent des réveils grelottants, des chocolats tièdes et violacés, des piétinements sourds dans une brume trouée par des lueurs de lanternes. Du moins, il est des pays qui corrigent rapidement cette impression, par l’accueil de leur lumière, la physionomie de leurs maisons ou l’appel du paysage.

Mais rien ne semble vivre dans cette bourgade qui ressemble à un faubourg propre, alignement de maisons trop blanches aux toits trop rouges, derrière des jardinets plantés de fleurs raides : dahlias, roses trémières et bordures de pensées autour des massifs, rondes et serrées comme des couronnes mortuaires. Les gens parlent avec un accent lourd, glaiseux, qui colle à l’oreille. Antoinette elle-même constate avec mélancolie que ce pays est encore plus laid qu’autrefois.

Annonciade, pleine de bienveillance et disposée à aimer tout ce qu’elle va découvrir, proteste :

— Ce n’est pas si laid que ça. Il y a beaucoup de ciel.

— Oui, l’horizon est beau, dit Antoinette avec reconnaissance. La tristesse de cette petite ville vient de ce qu’elle est bâtie sur un sol destiné à être cuit de toute l’éternité. Je ne blague pas. Les Romains, ici, faisaient des pots pour passer le temps. Aujourd’hui, on y fait des briques. Les rues sont pleines d’une poussière cuite que la pluie change en pâte. Vraiment, quand on voit l’aspect propre, étiqueté, définitif de ces maisons, on comprend bien qu’on se trouve dans un columbarium. Filons vers notre campagne si nous ne voulons pas être crématurées. Je vais tâcher de trouver une guimbarde, attendez-moi ici.

Annonciade regarde s’éloigner son amie. Elle pressent une infinité de choses ténues qu’elle résume en soupirant :

— Antoinette s’agite beaucoup. J’ai peur qu’elle ait le cafard.

— Elle n’est pas toute seule, réplique Suzon avec rancune. Quel trou, bon Dieu, quel trou !

Elle a l’air d’accuser leur amie de les avoir amenées ici par surprise. Annonciade se tait, blessée. Il lui est toujours pénible de constater qu’elle ne s’entend pas avec sa sœur. Pourtant, elles s’aiment bien… D’où vient qu’elles se heurtent à chaque instant ?

Suzon, à petits pas ennuyés, fait le tour de la place. Au coin de la première rue, devant une pharmacie, il y a une auto arrêtée, une longue Bugatti bleue, aux coussins de cuir rouge, basse, taillée en obus, voiture de grande race, nourrie de vitesse, d’odeurs fuyantes, de villages traversés dans des paniques de volailles… « Voilà ce qu’il me faudrait, » se dit la petite.

Comme elle s’approche de la voiture, un bouledogue blanc se dresse sur les coussins et lui oppose son mufle carré, aux babines molles et tremblantes de rage. Un collier de crin d’un blanc plus mat que sa peau presque rose, lui met une fraise de Pierrot Watteau, mais il ressemble plutôt à la lune, devenue subitement enragée, avec deux petites oreilles droites comme des cornes, agressives en diable. Suzon lui dit qu’il est un beau chien, il en râle de fureur — à tel point que trois têtes inquiètes viennent s’appliquer aux vitres de la pharmacie : le pharmacien, son commis et le client dont le visage brun est éclairé par un rire de dix-huit ans.

Le client a vu Suzon. Il éprouve aussitôt le besoin d’aller calmer son chien.

— Eh bien, Siki, qu’est-ce que c’est que ces manières ? Voulez-vous vous taire, monsieur ?

Et puis, comme s’il voulait se faire pardonner d’avoir parlé une langue inaccoutumée, avec cette voix qui traîne un peu sur les syllabes pour faire valoir son timbre agréable, il ajoute, cordial et naturel :

— Vieux ballot, tu n’es pas fou ?

Siki ravale ses hoquets en bougonnant une explication. Suzon se met à rire d’un air qui veut dire : « Laissez, je l’excuse. »

Le jeune homme rit à son tour. Il a une grande bouche gaie, des dents de cannibale, des yeux d’un vert brun, couleur d’algue mouillée sous des sourcils en désordre. Un air de richesse et d’ardeur l’appareille à sa voiture. Suzon les trouve charmants et pense avec regret qu’elle ne s’est pas remis de poudre avant de descendre de wagon.

Va-t-il se décider à lui parler ? Il est au bord d’une phrase. Mais c’est le pharmacien qui parle, de l’intérieur de sa boutique :

— L’ordonnance sera prête demain matin seulement, monsieur Bertrand.

— Bien, je viendrai la chercher. Une esquisse de salut… Il monte dans sa voiture et démarre, au chant doux du moteur. Que voulais-tu qu’il fît, Suzon ? Il ne pouvait tout de même pas t’emmener.

— Suzon ? appelle Annonciade. Qu’est-ce que tu fais donc ? Antoinette est là.

L’auto de louage qui les emporte, une antique Peugeot à la carrosserie haut perchée, a des ressorts harassés de vieux fiacre. Elle ne ressemble guère à la Bugatti bleue. Suzon sourit à une image qu’elle déguste seule, les autres n’ont rien remarqué. Précisément, on suit la route par laquelle l’auto bleue, tout à l’heure, s’est enfuie.

La petite accueille d’un regard ravi les maigres pâturages bordés de haies d’épines et les coteaux à l’échine pelée où les cultures dessinent des carreaux irréguliers, jaunes, beiges, verts, roux, terne et géométrique tapisserie foulée par l’éloignement, fondue sous un ciel pâle de fin d’après-midi.

M. Bertrand… Il doit habiter ce pays pour que le pharmacien l’appelle par son nom. Il y a de grandes chances pour qu’elle le rencontre encore. Si jamais elle pouvait parcourir cette route bordée de peupliers, assise sur les coussins rouges de la Bugatti…

Dans le vent qui vient à sa rencontre, faiblement parfumé par l’herbe dure, Suzon respire un alcool caché, plus excitant que la saveur marine ou que la poussière d’eau glaciale des montagnes.

Elle se tourne vers Antoinette, s’appuie câlinement à son épaule sans voir le visage anxieux et avide que la jeune fille tend vers l’horizon :

— Tu disais que ce pays n’était pas beau, Antoinette ? Moi je lui trouve un charme, un charme… enfin je ne sais comment le définir, mais je sens que je vais m’y plaire.

IV

Elles entrèrent à Gagny sous les rayons du soleil couchant. C’était l’heure où les villages retentissent d’un bruit de seaux remués, de voix criardes et du mouvement des bêtes qui vont à l’abreuvoir.

L’auto avait quitté la grand’route pour un chemin pierreux qui montait à flanc de coteau. Elle déboucha sur le tumulte de la place de la fontaine et reprit la montée en cahotant.

Antoinette, à chaque instant, répondait au salut de femmes fraîches, un peu couperosées déjà et larges des hanches. Il lui fallait un effort de mémoire pour reconnaître dans ces jeunes paysannes les fillettes avec lesquelles elle avait joué ; elles étaient autrefois de son âge : maintenant un écart sensible les séparait.

Le chemin pierreux décrit une courbe et s’élargit. Ce n’est pas la fin du village, mais son centre : une sorte d’esplanade qui laisse un grand espace vide devant la grille, la cour et les trois corps de logis en fer à cheval qu’on appelle ici le « château », en souvenir du temps où un hobereau cachait sa misère sous le toit couleur de capucin aux trois girouettes criardes. La grille est ouverte à deux battants sur la cour pleine d’herbe ; on voit le double perron qui monte vers une portefenêtre, au milieu de la façade, et dont un rosier grimpant cache la rampe de fer rouillé.

— Nous sommes chez nous, dit Antoinette un peu pâle.

Annonciade et Suzon descendent de voiture avec enthousiasme. Le décor les ravit par son air d’abandon. Cette cour verte, ce grand logis silencieux, la lucarne béante des greniers, le toit couleur de bure, de couvent, d’automne, leur suggèrent l’impression qu’elles arrivent dans une maison de campagne enchantée. Le filet de fumée bleue qui s’échappait d’une des cheminées ajoutait une certitude réconfortante à la volupté du mystère : il y avait du feu, on pourrait dîner.

La vieille gardienne qui s’approche sans hâte, avec ses yeux gris luisants de ruse et ses mèches crasseuses sous son bonnet à quartiers, est la Carabosse de ce domaine — une Carabosse qui porte en broche à son corsage la photographie d’un militaire.

— Vous v’ià donc, Mam’zelle, dit-elle à Antoinette, sans trop de bonne grâce. Vous êtes point trop changée, depuis le temps, sauf que vous avez encore un p’tiot peu raccourci vos jupes. Alors, comme ça, vous nous amenez du monde au château ?

— Vous voyez, mère Garrottin. Et vous allez bien ? Vous êtes superbe.

Un éclat féroce flambe dans les prunelles de la vieille :

— Oh ! mouai, le jour qu’on m’enterrera, l’est pas encore sonné, marchez !

— Et Garrottin va bien, lui aussi ? Où donc est-il ? Je ne le vois pas…

— Oh ! l’est bien par là, c’te vieux pouaison… J’l’ai envoyé au potager qu’ri des porreaux pour ma soupe. Pour la vot’, ma fouai, vous vous débrouillerez, j’connais point vos goûts. J’ai seulement éclairé le fourneau dans la grande cuisine.

Elle ajoute en épiant les mines des jeunes demoiselles :

— C’est comme pour votre ménage, comment que vous allez faire ? Y a point personne dans le village qu’ait le temps de s’en occuper, avec les travaux des champs. Mouai, j’vous aurais bien donné un p’tiot frotton d’torchon ou un p’tiot coup de balai pour vous faire plaisir, mais v’là que mes douleurs m’ont prise que je n’peux pas seulement tenir un plumeau…

Aucun enchantement ne résiste à la perspective de laver la vaisselle. Annonciade et Suzon regardent autour d’elles avec consternation : elles voient une vieille maison qui sue la tristesse, une cour semblable à un parc de lapins encroûté de gravier, et une vieille paysanne crasseuse qui les guette avec des yeux d’araignée.

Antoinette met fin, d’un ton bref, au bavardage de la vieille :

— C’est bien, mère Garrottin, nous préférons nous servir nous-mêmes. Donnez-moi les clefs, je vous prie, et allez chercher Garrottin. Je le verrai tout à l’heure.

Les trois amies montent lentement les degrés du perron. Antoinette sent qu’elle est dans son tort : elle a dérangé un ordre établi depuis sept ans, les serviteurs passés maîtres, les vacances du fils Garrottin, le militaire du médaillon, qui, tous les étés, amenait de Dijon sa petite famille au « château » des parents où l’on vivait bien. Ainsi, lorsqu’on met le pied dans un logis abandonné, un régiment de rats vous file entre les jambes et pour un peu on leur présenterait des excuses.

Annonciade essaie de faire face à une réalité qui s’annonce grise et Suzon court en vain après le charme enfui. Où donc, la maison enchantée aux tables servies par des mains invisibles ? « Il n’y a même pas l’électricité, » se dit-elle amèrement.

Les voilà dans les demi-ténèbres où luit le vol argenté des mites. Antoinette ouvre les volets, tous les volets. De grandes pièces surgissent, longues et luisantes comme des parloirs de couvents avec leurs fenêtres réfugiées au fin bout. La lumière affaiblie du crépuscule laisse traîner partout des loques d’ombre : mais lorsque les fenêtres sont ouvertes, qui donnent sur le parc et le verger, une verte lueur diffuse rayonne doucement dans la maison, comme si l’on était plongé au creux d’une vague. Le soleil disparu, l’herbe et les arbres concentrent leur couleur avant que la nuit ne l’absorbe. Leur puissante odeur humide saisit Antoinette au palais.

Par trois marches douces, on descend à l’allée qui s’élargit devant un banc de pierre, sous le marronnier séculaire, beau comme une dynastie avec l’éploiement protecteur de ses branches. Plus loin, elle longe un anarchique fouillis d’arbres et d’arbustes : sous les grands hêtres qui furent les premiers occupants de la futaie, fusains et troènes, noisetiers et viornes ont poussé sans contrôle, pressés, mêlés, avides, malingres, brandissant leurs branches en hauteur, faute de place et d’air : une émeute d’arbres adolescents contenue par le cordon sévère des buis.

Les feuilles accumulées au cours des saisons forment là-dessous une litière molle et spongieuse, parcourue d’irisations métalliques, plus bleues que rousses et plus violettes que bleues. Même par ce chaud crépuscule, il s’en dégage une haleine de crypte.

La croissance de ces baliveaux impatients de vivre fait mesurer à Antoinette le temps écoulé, les années de solitude et d’abandon.

— Comment ai-je pu si longtemps ?… Comment ai-je pu ?

Elle s’étonne aussi de trouver l’allée si courte. Sa mémoire lui représentait une fuite interminable de gravier sous des reflets verts. Où donc sont-ils, cet amenuisement lointain, cette sublimation d’une allée de parc dans une vapeur verte et dorée ?

Pourtant, c’est bien là. Elle reconnaît le gros lilas qui marque la bifurcation vers le potager. C’est bien là que, par des soirs pareils à celui-ci, une Antoinette enfiévrée d’infini attendait Dieu. Elle l’attendait : Il allait venir au vol de Ses pieds nus, Ses pieds ineffables qui avaient marché sur la mer. Hélas ! Dieu infidèle, fantôme enfui… La dernière hostie gît au fond de l’âme d’Antoinette, aussi froide qu’un soleil mort.

La bifurcation conduit par le sentier de gauche au verger doucement incliné suivant la pente du coteau. Un parfum sucré, plus lourd que l’air, annonce que les prunes sont mûres. Mais la plupart des pommiers, rongés par la gomme, ne portent plus que des branches dépouillées, vêtues de lichen. Penché sur la mare qui servait jadis d’abreuvoir à un poulain caracolant, un saule excessivement pleureur trempe ses branches dans l’eau verte où de longs filaments de moisissure imitent le frai printanier des grenouilles.

— C’est on ne peut plus romance, ce parc et ce verger, déclare en riant Suzon, dont la voix arrache brusquement Antoinette à son vagabondage somnambulique.

Malgré qu’elle se moque, Suzon est troublée par une émotion subtile. L’aspect de ces lieux et les mots eux-mêmes, les mots « parc », « verger », « romance », rejoignent dans son esprit, par on ne sait quelles voies, le souvenir de l’auto bleue.

— Vrai, j’aime ton pays, Antoinette. Regardez-moi cette colline inspirée, si elle a de l’allure !

Face au coteau de Gagny, et dominant comme lui d’une faible altitude la vallée où courent parallèlement la route, le canal et la voie du chemin de fer, une longue échine boisée se profile sur la gloire rouge du couchant. Le contre-jour lui donne un relief illusoire ; elle paraît haute, agressive, vêtue d’une sombre forêt et la masse noire de la tour féodale qui la couronne prend une puissance expressive sur ce ciel de Jacquerie. Mais, à mi-hauteur, les toits de tuiles d’un petit village et les ardoises d’un château gris ont un air de paix bocagère.

— Comment s’appelle ce pays ?

— En haut, la tour abandonnée, c’est Grignolles. En bas, le petit village autour du château Louis XIII, c’est Frangy.

— On le visite, le château ?

— Non, il est habité. Il n’a rien de bien extraordinaire, à part de vieilles toiles peintes qui représentent des épisodes de Don Quichotte.

— Tu y es allée ? Tu connais les propriétaires ? Ils sont jeunes, vieux ?

— Je les ai connus autrefois. C’était un banquier de Dijon qui avait racheté ce château à une Mlle de Ludres. Depuis, ça a pu changer…

Annonciade, qui a senti un peu de lassitude dans la voix de son amie, entraîne Suzon.

— Viens donc, nous allons défaire les valises.

— Bonne idée, approuve la petite en s’en allant. Antoinette ne sera pas fâchée qu’on la laisse seule dans ses domaines. N’est-ce pas, Toine ?

Antoinette, absorbée, ne répond pas. Suzon s’en va, rêvant au biais qu’il lui faudra prendre pour la questionner sur les propriétaires du voisinage.

Antoinette, à pas lents, remonte vers le potager. Voici qu’elle se retrouve seule, à cette heure du soir où toutes deux chaussaient des sabots, pour marcher dans la terre molle… « Allons voir, disait la voix chère, où en sont mes cardons, mes laitues, ma gotte lente à monter… »

Ensemble elles s’en allaient, la jeune femme et la petite fille, en se tenant par le bras. Ensemble, elles se penchaient sur la citerne, où les araignées d’eau patinaient au milieu des feuilles tombées, pour évaluer les ressources de l’arrosage. Le long des planches touffues de carottes et de pois, elles parcouraient les terrasses du potager en gradins. Garrottin bêchait la terre. Le baume noir du sol remué récoltait en s’élevant les parfums allègres des sucs végétaux. Elles le respiraient ensemble, dans une douce et profonde communion vespérale. Et puis c’étaient de longs entretiens avec le jardinier sur les mérites comparés de telle ou telle variété de fraise ou de haricot (l’une tenait pour les « gris maraîcher », l’autre pour les « beurre »). Garrottin vantait ses légumes avec un orgueil de propriétaire gourmand. Lui aussi disait : « Mes cardons, mes laitues, ma gotte lente à monter. » On se gardait bien de lui contester ce possessif, qui était l’âme de son métier.

Voici le soir revenu : Antoinette est seule à pousser la barrière du potager.

Des feuilles tombées voguent sur l’eau rouillée de la citerne, où patinent les araignées d’eau. Les carrés de légumes, fraîchement arrosés, brillent d’un éclat nourricier. Rien n’est changé. Mais il manque la tiédeur d’un bras vivant.

Un crapaud s’enfuit avec une hâte lourde, maladroit comme un homme qui court à quatre pattes. Antoinette le regarde, suffoquée d’émotion : est-ce le même ?

Combien d’années se sont-elles écoulées depuis ce soir lointain où elles ont vu la mère crapaud qui escaladait gauchement les mottes, portant son petit sur son dos ? Elles avaient suivi sa course embarrassée avec un grand désir de l’aider. « Tu vois, disait la voix inoubliable, tu vois comme elle l’aime, son petit. » Puis, en revenant, elle avait dit gaiement : « À ton tour ! Saute sur mon dos, petit crapaud ! » Et Antoinette avait parcouru le jardin, criant de joie, cramponnée aux épaules maternelles.

Cette harmonie de ce soir-là, cette harmonie puissante comme le monde, cette vibration de joie presque insoutenable, leur amour augmenté de tout l’amour de la terre, à travers le geste maternel d’un crapaud… Est-ce le même ? Est-ce le même ?

Un pas traînant et précipité racle le gravier de l’allée. Antoinette se retourne. Garrottin accourt, essoufflé.

Il a bien vieilli. Il ressemble à sa femme, maintenant, par ce second visage que vous font les rides et le racornissement de la chair. Mais il a toujours un bon regard dans ses prunelles presque décolorées :

— Mam’zelle Antoinette ! Ah ! Mam’zelle Antoinette… C’te mère Garrottin. elle a jamais fini de me faire courir ! Elle m’appelle ici et vous êtes là. Ça fait rien, je vous trouve. Vous v’là donc revenue à la fin des fins. J’croyais que vous y vouliez du mal, à ce pauv’ Gagny.

— C’est vrai, Garrottin, j’aurais dû revenir plus souvent. Mais que voulez-vous !…

— Bien sûr, bien sûr…

Garrottin hoche la tête pour montrer qu’il comprend les raisons d’Antoinette. Il est sur le point de lui demander des nouvelles de son père, mais il se ravise. C’est étonnant comme la société des légumes vous affine le tact.

— Et Mam’zelle Antoinette a vu le potager ? J’ai continué à planter tous les légumes, comme avant et aussi les fraises de tous les mois. Y a même une planche de raifort, Mam’zelle a vu ? Madame l’aimait tant, c’te sauce ravigote…

Antoinette se dit que le militaire de Dijon pourrait bien, lui aussi, être un amateur de sauce ravigote et que si Garrottin sème tous les ans une planche de raifort, ce doit être pour réjouir des vivants plutôt que pour nourrir une ombre.

N’importe ! Il faut savoir être dupe. Garrottin, d’ailleurs, est sincère en esprit. Ce vieux bonhomme est de la race des fidèles. Tout heureux de ses habitudes retrouvées, il demande si on veut goûter ce soir à ses haricots beurre.

Ces mots rappellent Antoinette à ses devoirs et à la pensée d’Annonciade qui l’attend.

Antoinette rentre dans la vie. Gravement, comme jadis la jeune femme dont le souvenir ne l’a pas quittée, elle se concerte avec Garrottin dans le silence amical du potager.

V

La salle à manger, qui occupait le milieu du corps de logis central, commandait toutes les chambres, distribuées à droite et à gauche de sa plus longue dimension, car elle s’ouvrait, d’un côté sur le parc, de l’autre sur la cour, par deux portes-fenêtres.

Les deux premières chambres de droite avaient en outre un dégagement indépendant : une petite porte à loquet ouvrant sur l’escalier casse-cou qui faisait communiquer la salle à manger et les cuisines. Toutes les deux donnaient, par leur troisième porte, sur une autre pièce, parallèle à la salle à manger et de mêmes dimensions. C’était un ancien salon dont on avait fait la chambre d’honneur. Son long parquet ciré était un océan d’ennui sur lequel flottaient une table d’ébène, deux commodes Louis-Philippe, une armoire à glace, un grand lit de palissandre et des tapis ronds qui désespéraient de jamais se rejoindre. Suzon la baptisa sur-le-champ « la galerie d’Apollon ».

À côté, un grand cabinet de toilette-penderie, où l’on ne serait pas surpris de trouver, derrière les rideaux tirés sur leurs tringles, les femmes de Barbe-Bleue accrochées en bon ordre, est éclairé par deux hautes fenêtres qui laissent voir, cette nuit, la descente des prés glacés de lune entre le quadrillage sombre des haies. Dans un coin, un lit démonté rappelle qu’il fut un temps où la maison était trop petite pour ses occupants, au lieu de sentir rouler dans ses flancs trois jeunes filles qui s’enivrent de leur solitude en l’appelant liberté.

Antoinette offrit à ses amies d’occuper à elles deux la galerie d’Apollon. Mais Suzanne avait déjà jeté son dévolu sur une des deux chambres qui donnaient sur la salle à manger : la vue du parc lui plaisait — et davantage encore la petite porte à loquet, qu’elle appelait en elle-même la porte dérobée. Elle entendait bien occuper seule cette chambre qui lui parlait d’aventures.

— À la belle Annonciade, dit-elle, les honneurs de la chambre d’honneur, Moi, je n’en suis pas digne.

Annonciade se taisait, la gorge sèche. Elle mourait de peur par anticipation. Le cœur lui manquait à imaginer les heures qui allaient suivre, le silence peuplé de craquements, la promenade silencieuse du clair de lune autour de la maison et l’odeur des draps sortis de l’armoire qui sentaient le froid, l’humidité, le linceul… Cependant l’amour-propre l’empêchait de laisser voir son angoisse, devant Suzon surtout. Elle répondit qu’elle serait très bien dans la galerie d’Apollon. Mais Antoinette, lui trouvant la voix altérée et voyant les regards craintifs qu’elle jetait aux ombres projetées par les meubles sur le parquet, se rappela soudain ses terreurs d’enfant et lui proposa, pour ce soir, de partager son lit — afin de simplifier l’installation, dit-elle. Demain, on verrait.

— Tu ne pourras pas dormir, dit vivement Suzon. Annonciade crie et gémit toute la nuit. Et ce qu’elle peut gigoter ! Si ça t’ennuie de faire ton lit ce soir, moi je te le ferai bien.

Annonciade, reprise d’inquiétude, proteste avec véhémence :

— Qu’est-ce que tu racontes ? Je ne gigote pas. Ne la crois pas, Antoinette.

— Bien, dit Antoinette en riant. Je suis arbitre. Si réellement tu ne gigotes pas, je dirai demain que Suzon a menti.

— Je n’ai jamais menti de ma vie, lance Suzon, hérissée. Mais, bien entendu, tu soutiendras ta chérie. Tenez, vous me faites rire, toutes les deux. Bonsoir. Je vous souhaite bien du plaisir.

— Elle est folle ? demande Annonciade en la regardant disparaître.

— Suzon m’a toujours fait penser au chapeau d’un prestidigitateur, répond Antoinette d’un air soucieux. On ne sait jamais ce qui va en sortir : un lapin, une fleur en papier ou un jeu de poignards.

Une petite effraie, dans le marronnier, lança un cri aigu et bref — vrai coup de sifflet d’apache. Au loin, le chat-huant répondit par une gamme ascendante, crescendo de la peur.

Dans le verger, un troisième nocturne modulait un son étrange, qui tenait du chant du matou et de celui de la colombe et s’achevait en un rire sangloté.

Annonciade, éveillée en sursaut, se dressa sur son séant, jetant les bras en avant comme un nageur qui suffoque. Antoinette lui toucha l’épaule :

— Ce n’est rien. Les chouettes… Dors.

— Ah ! c’est vrai, tu es là.

Elle se recoucha en marmottant : « Sales bêtes, » s’allongea avec béatitude dans le sillon chaud creusé par son corps. Antoinette est là, il n’y a rien à craindre. Déjà le sommeil la berçait sur sa houle muette. Une pensée parvint encore à émerger. Elle bredouilla :

— Tu ne dors pas ?

— Si. Dors.

Annonciade étendit la main, rencontra le bras de son amie, le serra un instant, comme pour la remercier de sa présence rassurante. Sa main retomba : elle dormait.

Antoinette, immobile, les yeux ouverts dans l’obscurité, s’efforçait de ne pas bouger pour ne pas troubler ce sommeil de petite fille. Quant à elle, trop d’émotions l’avaient assaillie aujourd’hui pour qu’elle pût reposer. Le calme ambiant ne faisait que surexciter son cerveau enfiévré où défilaient toutes sortes d’images accourues du fond du passé. La vivacité des impressions d’enfance qu’elle retrouvait aussi brillantes que des diamants conservés dans la sciure de bois et l’identité du décor lui faisaient perdre la notion du présent — mais elle en reprenait conscience par intervalles et chaque fois cet atterrissage sur le sol du réel lui était douloureux.

Depuis l’âge de quinze ans, elle éprouvait assez fréquemment de ces insomnies qui la livraient à ses démons intérieurs, bâtisseurs de chimères ou juges minutieux de ses actes et de ses pensées, qu’ils examinaient, décortiquaient fibre par fibre avec une lucidité incohérente et cruelle. C’était bien pis quand les démons se mêlaient de philosopher car ils discutaient à perte de vue sans aboutir jamais.

Antoinette s’imaginait parfois plonger à leur suite dans des régions clair-obscures où s’enchevêtraient des myriades de racines. C’étaient les causes des actions humaines. On ne voyait à ce réseau ni commencement ni fin, ni dessin d’aucune sorte, et quand elle avait longtemps tâtonné à travers le labyrinthe, l’égarée désespérait de l’esprit, scaphandrier aux semelles de plomb. Les démons n’en voulaient peut-être pas davantage.

Ils s’étaient juré cette nuit de la tourmenter en abolissant et ressuscitant tour à tour le temps écoulé. La diversion créée par Annonciade fit que leur jeu prit un autre cours.

La jeune fille se mit à penser à cette amitié, la plus grande douceur de sa vie depuis qu’elle était seule au monde. Une voix lui insinuait que cette amitié n’était qu’un simulacre de l’amour. Ne reposait-elle pas sur un équilibre de qualités viriles et de vertus féminines ? Qu’est-ce que cela voulait dire ?

— Gare aux conclusions simplistes, avertit une autre voix.

« Rien n’est simple.

« Homme, femme, c’est bientôt dit. Chaque être est né d’un homme et d’une femme. Dans quelles proportions les deux principes sont-ils distribués en chacun de nous ? Sont-ils distincts, sont-ils mêlés, et, s’ils sont mêlés, comment les reconnaître ?

« Ne peut-il arriver que l’un des deux absorbe l’autre ? Oui, n’est-ce pas, c’est à cela que tend l’éducation ? L’un s’étiole et l’autre se développe. Comme chez les scorpions où la femelle dévore le mâle en guise de fortifiant. De sorte qu’une jeune fille bien élevée est à peu de chose près une scorpionne qui a digéré son mâle.

« Annonciade, voilà une jeune fille bien élevée. Pauvre Annonciade, tu sais comme elle est sensible à l’inexprimable ? Ne dirait-on pas qu’elle reste effrayée et dolente d’avoir servi de table à ce cruel repas — et que la tourmente l’angoisse de futures représailles ?

« Et les êtres chez qui les deux principes demeurent également vigoureux, ceux-là ne doivent-ils pas être le théâtre d’un duel sans merci ? Est-ce ton cas, Antoinette ? Bien difficile à savoir.

— S’il le savait, il ne te le dirait pas.

— Pourtant, demande Antoinette, ne peuvent-ils vivre en paix l’un avec l’autre ? N’y a-t-il aucun espoir d’harmonie ? Ne peuvent-ils se découvrir frère et sœur ? Isis et Osiris dans le sein de leur mère ?

— L’amour fraternel ? Rappelle-toi. Isis et Osiris, dans le sein de leur mère, ont trouvé moyen de s’épouser.

— Dégoûtant. On ne sera donc jamais tranquille ?

— Jamais, ma pauvre Antoinette. Jamais. Jamais.

— Pourtant, la trêve… Cela existe, une trêve… Dans la Jungle, la Trêve de la Soif…

— Littérature… Tu crois trop aux livres, Antoinette.

— Non, non, il ne faut pas renoncer à cela. La trêve de la soif ! Voyez-les l’un en face de l’autre, comme ils ont soif. « Les femmes meurent de soif en regardant la sécheresse de vos yeux. » Qui a dit cela ? Un homme. Ah ! vous voyez bien…

…Doucement, prudemment, chacun surveillant l’autre, les ennemis tourmentés par la soif s’approchent du fleuve, se penchent sur l’eau. Ils sont quatre maintenant, à cause de leur reflet. Comme c’est rassurant, de n’être plus deux ! Chacun contemple l’image de l’autre et reçoit la douceur, la fraîcheur de ce double dont le sépare une eau limpide. En suivant la ligne de leurs regards, on dessinerait une croix. Ah ! lorsque les rayons croisés de l’amitié traversent un être, n’est-ce pas qu’elle est apaisée, la soif du cœur ?

— Le cœur i Nous l’attendions ! Et l’âme aussi, n’est-ce pas ?

— Mais oui, l’âme. Nierez-vous qu’elle existe ?

— Mon Dieu, personne ne nie, personne n’affirme. Ce serait trop facile. Trop rassurant aussi. Mais tout de même ton âme, dont tu parles tant, pour qu’elle soit satisfaite, il lui faut de beaux yeux à contempler, de beaux cheveux, hein ? à caresser, une jolie peau… Hein ? ton âme, est-ce qu’elle aimerait l’autre chère âme, dans un corps contrefait ?

« Je sais ce que tu vas dire. Il y a un être, dont le corps est dissous, auquel tu conserves pourtant un amour unique. Mais encore, à quoi est-il suspendu, cet amour ? Au souvenir d’une voix, d’un parfum, à la forme d’une main… Lorsqu’elle te fait défaut, cette mémoire des sens, ne sens-tu pas que tu as tout perdu, pauvre Antoinette ? Antoinette, mon idéale Antoinette, essaie donc un peu de te passer des corps…

« Bien sûr, il y a des degrés dans la tyrannie. Oh ! le corps a ses finesses. Tout à l’heure, par exemple, lorsque cette enfant t’a touché le bras dans son demi-sommeil, tu as pensé avec attendrissement : « Quelle singulière éloquence elle possède dans les gestes, elle qui se plaint de manquer d’éloquence parce qu’elle ne sait pas se servir des paroles. Qui donc saura traduire pour elle le chant aimant et doux qu’est l’harmonie de ses mouvements ? » Et veux-tu te souvenir de ce que tu as pensé après ?

« Tu as pensé : « Il viendra quelqu’un qui prétendra le traduire, ce chant. Mais il le traduira dans son langage à lui, qu’il lui enseignera sans se douter de ce qu’il saccage et qu’il transforme une douce modulation musicale en une rauque et barbare mélopée pleine de cris.

« Et n’est-ce pas qu’à ce moment tu as éprouvé une rage hostile contre celui qui viendrait ? Veux-tu que je te dise, Antoinette ? À ce moment, tu avais l’âme d’une belle-mère. Ça n’est pas une raison pour ne pas réfléchir un peu.

« Quelle est cette pensée dans laquelle tu te réfugies ? Cette ombre que tu appelles au secours de ton désarroi ? Bruno ! Bruno, ombre d’homme, la plus secrète des ombres qui aient jamais peuplé une cervelle féminine. Bruno, connu de nous seuls, n’est-ce pas ? Annonciade elle-même, la confidente, ne soupçonne pas son existence. Avoue que tu crains le ridicule. Et puis, comment dépeindre un homme qui n’existe pas ?

« Bruno, le compagnon inventé par tes quinze ans, silhouette imprécise, dont tu sais seulement qu’il est beau. C’est tout pour le physique, car nous sommes une jeune fille pleine d’âme. Le moral… Ah ! le moral, je m’y perds, tant il a subi de transformations ! Bruno-caméléon, Bruno-Protée, modelé et remodelé par tous les livres que tu lis, par tous les rêves que tu fais, par chacun de tes états d’âme — et de corps, ma chère…

« Tantôt spirituel et libertin, mais toujours plein de respect : l’essence du libertinage dépouillée de ce qu’elle peut avoir d’offusquant.

« Tantôt mystique, un moine à peu de chose près. Un moine amoureux, ni dépravé ni austère, et tellement pétri de divin que l’on cueille sans effort Dieu sur ses lèvres.

« Tantôt Don Juan, un Don Juan qui a traversé les expériences les plus infâmes et qui te dit sa joie d’être régénéré par l’amour que tu veux bien lui accorder. Dis-moi, dans les régions idéales où les Don Juan régénérés sont l’amant d’une seule femme, ils emportent tout de même leur bagage d’expérience ?

« Bruno encore, cet ami si grave, au beau front, qui ne respire que passions austères, devoir, travail et qui vous promet à tous deux une destinée pleine de bonheurs fulgurants et cependant bénie par l’humanité (il oublie que ce sont généralement les destinées des sacrifiés et non les vies fulgurantes qui sont bénies par l’humanité). Bruno, ce jeune compagnon un peu fou, avec qui tu sautes les haies… Et bien d’autres, bien d’autres, Antoinette, qui ont tous un trait commun dans leur diversité : c’est qu’ils portent un masque à la ressemblance du réel, mais le réel est ce valet, bien dressé, bien rossé, qui suit humblement par derrière et disparaît au premier signe, pour ne pas gêner les plaisirs du maître.

« Ah ! encore un trait commun : leur optimisme. Il a réponse à tout, Bruno, et quelle assurance !

— Non, il n’y aura plus de guerres.

— Oui, l’âme est immortelle.

— Assurément, un homme peut n’aimer qu’une seule femme.

— Quand on aime, tout est beau. La bête ? Regarde mieux : c’est un ange.

« Dissipées, les inquiétudes, évanouies au son de la voix mâle, qui est la voix d’une ombre. Qui donc pourrait lutter contre Bruno ? Comment un homme de chair ne serait-il pas évincé par le maître du réel ?

« C’est ainsi qu’Antoinette, qui nourrit Bruno dans le repli le mieux caché de son âme, n’admet que les passions idéales. Antoinette cultive l’amitié fraternelle, paix du cœur, paix du monde. Antoinette promène dans la vie un visage de Minerve qui fait qu’on s’étonne et qu’on vient lui demander le secret de sa jeune sagesse. La sagesse d’Antoinette s’appelle Bruno. La sagesse d’Antoinette s’appelle folie.

« Prends garde, cependant. Les ombres sont capricieuses. Un jour viendra où Bruno ne répondra plus à ton appel. Ce jour-là, tu t’apercevras qu’une ombre ne laisse derrière elle aucun souvenir. Ce Bruno multiple qui si souvent t’a consolée, il ne sera plus rien. Et tu ne songeras même pas à lui accorder ce qu’on donne à ceux qui furent des êtres de chair : un regret…

« …Antoinette, pourquoi ces larmes ? Pourquoi ce cœur lourd d’humiliation ? N’es-tu donc pas capable, cette nuit, de supporter la vérité ?

« Cette vérité, pourtant, tu ne dois pas la craindre, puisqu’elle demeure à jamais entre toi et moi. Toi et moi, ne sommes-nous pas la même personne ?

« Tu vois. Je t’ai tendu la perche. Tu remontes. Tu respires. Tu te dis que nous sommes, toi et moi, sujets à l’erreur. Ma vérité, qui te garantit qu’elle est vraie ? Et quand elle serait vraie, et irréparable la peine qu’elle te cause, ne te reste-t-il pas un espoir : que tout soit ainsi parce qu’une Volonté qui sait ce qu’elle a fait a voulu qu’il en fût ainsi, et qu’Elle a besoin de tout ce mal pour en faire du bien. Que savons-nous, toi et moi ? Ton vieil ennemi, le point d’interrogation, qu’il te soit cette fois secourable, et dors.

« Allons, dors : Bruno, demain, connaîtra le pourquoi des choses et sa vérité te consolera de la mienne.

« Dors. On n’entend plus le chat-huant ni la petite effraie au sifflet d’apache ; plus rien que ce rire sangloté qui s’élève de minute en minute sous tes fenêtres, mécaniquement. Cette chouette doit se prendre pour une horloge.

« Dors, l’aube approche. Le souffle de la nuit sent la terre arrosée et tu le reçois sur tes paupières, si caressant, si frais… Dors. »

Plusieurs fois, avant l’aube, la lune au ciel achevant son parcours, le chat-huant revint chanchanter ses terrifiants arpèges dans les branches du marronnier. Mais personne ne l’entendit.

Antoinette rêvait qu’elle luttait contre une géante, si haute de taille, qu’on ne voyait pas son visage. Des pieds, des poings, elle essayait d’ébranler les jambes colossales. Tout à coup, la géante l’enlevait dans ses bras, la serrait contre son torse pour l’étouffer. Antoinette contemplait ce corps monstrueux qui la broyait, mais cette mort ne l’effrayait pas. Elle sentait, avec une douceur résignée, la vie l’abandonner en même temps que le souffle.

Elle se retrouva sur le sol, vivante. Alors elle s’aperçut que sa fabuleuse adversaire était une androgyne.

VI

La première journée passa très vite, avec ses heures fraîches, ses heures chaudes, ses chants de coq, ses bruits d’eau.

Les trois amies balayaient, nettoyaient, chassaient des mites. L’odeur de poussière et de plâtre moisi qui rampe comme une larve dans les maisons inhabitées cédait à l’encaustique et aux courants d’air. Un torchon noué autour de la tête, les jeunes filles s’amusaient beaucoup. Cela leur semblait un jeu de reprendre volontairement les vieilles servitudes féminines pour entretenir ce qu’elles appelaient déjà « leur domaine ».

C’était aussi une satisfaction de voir la tête déconfite de la mère Garrottin, aux aguets derrière ses vitres. Antoinette avait trouvé dans le village une femme sourde et un peu idiote qui consentait à faire leur vaisselle. Ce cauchemar écarté, tout devenait plaisant.

Vint l’heure délicate, expressive entre toutes, où le soleil, en disparaissant, laisse voir la clarté du ciel et le relief de la terre, où les plantes recolorées rayonnent d’un intense plaisir de vivre avant leur effacement dans la nuit, où l’air transparent et sonore transporte loin la voix des cloches. Dans les âmes les plus endurcies, l’enfant endormi s’éveille avec une petite fièvre, désir ou crainte, réclame les fées, le cinéma, la volupté, la prière.

Elles sortirent toutes les trois pour aller chercher le lait à la ferme. Dans le village, Antoinette échangeait des bonjours, serrait des mains, répondait aux exclamations prévues. On regardait les deux sœurs avec une curiosité un peu ironique à cause de leur beauté, de leurs robes claires, de leurs petits souliers.

Comme elles suivaient la route caillouteuse, la pétarade et le chant montant d’un moteur qui gravit une côte vinrent frapper Suzon au cœur. Si c’était l’auto bleue ? Pendant quelques secondes, elle en fut certaine, tant l’éventualité lui paraissait naturelle. Elle disposait du hasard comme Aladin du génie de la lampe. Les échecs n’entamaient pas sa confiance : quand le génie n’obéissait pas à ses ordres, c’est qu’il était occupé ailleurs — partie remise.

Une forte motocyclette les dépassa, montée par un grand diable vêtu d’un imperméable, botté de cuir, dont on voyait seulement la barbe noire et deux yeux bleus très clairs sous un petit chapeau de toile beige, semblable à la coiffure des chasseurs de canards.

La motocyclette prit le virage de gauche qui montait vers l’église, stoppa devant la porte de la cure. Un tumulte d’aboiements et de joyeux sanglots s’éleva de l’autre côté du mur.

— La paix ! dit le motocycliste d’une voix puissante, avec l’accent du terroir bourguignon.

Il s’était baissé, cueillait sous son imperméable trois ou quatre pinces de blanchisseuse. Le bas d’une soutane retomba, recouvrit les bottes. Les jeunes filles le regardaient de loin avec un peu d’étonnement.

La porte à peine ouverte, trois chiens bondirent sur l’arrivant.

— Ça, c’est drôle ! s’écria Suzon et elle s’arrêta court.

Un bouledogue blanc, semblable à Siki, moins le collier de crin, dressait son torse de crapaud contre les jambes du maître en frétillant de l’arrière-train.

Plus véhéments, une chienne épagneule et un berger belge aux oreilles pointées sautaient de toute leur force, retombaient, sautaient encore jusqu’à la barbe noire.

— Assez ! tonna le maître. Coucher, Paillasse ! À bas, Rigoletto ! À bas, Tosca ! Coucher ! Coucher !

Il leva la main. Les chiens rampaient en gémissant. L’épagneule, la tête à ras de terre, levait sur son maître un regard d’esclave amoureuse.

— Oui, ma Tosca, dit l’homme en caressant sa tête bouclée. Oui, ma Totoche, c’est moi. Sages, sages, mes amis…

La porte de la cure se referma sur le groupe tumultueux.

— Qu’est-ce qui est drôle ? demanda Antoinette à Suzon.

— Ce curé. Tu ne trouves pas que c’est un drôle de curé ?

D’avoir vu ce chien pareil à Siki, cela lui donnait une petite chaleur agréable, comme si la chose indéfinie qu’elle attendait avait fait un pas au-devant d’elle. Le secret renforçait son plaisir, Elle dédia un regard de gratitude au coteau bleu de vignes, au ciel lointain, tout doré.

Annonciade s’extasiait sur la beauté des yeux de l’épagneule. Elle aimait les chiens à en déraisonner.

— Avoir une bête comme ça, disait-elle, c’est le bonheur !

— Avez-vous entendu, remarqua Suzon, comme il parlait à sa chienne ? Tout à fait comme à une femme…

L’entrée des jeunes filles dans la cour de la ferme provoqua une grande panique de volailles. Sur le toit brun, les pintades menaient un vacarme hystérique. Les pigeons rentraient au gîte en froissant l’air. Tant de bruits d’ailes, les reflets métalliques du plumage des canards, le bleu moisi et l’écarlate des dindons, environnaient cette grande maison flanquée d’une tour d’une abondance royale.

Royale était la fermière, qui possédait maison de ville et maison des champs et traitait les chanoines à sa table. Un bourrelet de cheveux châtains la coiffait comme feu l’impératrice de Russie et sa haute, robuste carcasse eût avantageusement figuré à un sacre. Elle n’avait pas son pareil pour délivrer une vache, faisait manœuvrer ses fils et ses valets d’un seul regard de ses yeux bleus inexorables et parlait toujours d’un ton doux en arrondissant la bouche le plus possible pour flûter les sons.

Elle fit mine de ne pas voir la timbale que Suzon balançait au bout de son bras et s’avança de trois pas à la rencontre des jeunes filles avec une dignité affable, indiquant par là qu’elle interprétait leur visite comme la démarche de pure politesse qui lui était due.

Antoinette comprit l’indication, présenta ses amies dans les formes. Elles firent salon dans une pièce basse, terriblement astiquée, décorée d’almanachs et qui sentait un peu la colle. Mme Poyet, d’une main ferme et mesurée, leur versait de la liqueur de prunelle.

Après révocation rituelle des souvenirs, les : « Comment va monsieur votre père ? » et les : « Nous n’avons pas oublié votre chère maman, » qu’il lui fallut subir avec reconnaissance, Antoinette orienta la conversation vers les sujets neufs :

— Je crois bien que nous avons rencontré M. le curé en venant vous voir.

Un sourire détendit la bouche serrée de Mme Poyet tandis que ses yeux restaient durs.

— Je serais étonnée, insinua-t-elle finement, que vous l’eussiez rencontré à pied.

— En effet, madame Poyet, en effet. M. le curé était à motocyclette. Il avait un cache-poussière beige, un chapeau de même couleur, une grande barbe noire et des bottes.

— Alors, c’est bien lui, dit Mme Poyet en riant à petits coups d’un air indulgent. Mon Dieu, mon Dieu, qu’il est original…

— Il a plutôt l’air d’un chasseur que d’un curé, remarqua Suzon.

Mme Poyet flûta sa phrase au ralenti pour souligner l’inconvenance de cette remarque un peu brutale :

— M. le curé est un grand chasseur, mademoiselle. Cela est permis. À quoi s’occuperait, dans ce pauvre village, un homme jeune et qui a fait la guerre…

— Qu’il a de beaux chiens ! s’écria Annonciade. L’épagneule surtout…

— La Tosca, parfaitement. Tosca, Paillasse et Rigoletto. M. le curé est un grand amateur de musique d’opéra. Oh ! de musique sacrée également. Il a un baryton de toute beauté, qui manque seulement un peu de discipline. C’est un entraîneur de premier ordre pour notre chorale des Vaillantes. Pendant le mois de Marie elles ont fort bien chanté l’Ave Maris Stella. Mais je préfère encore entendre M. le curé en solo. C’est un vrai régal.

— Gagny est vraiment favorisé, à ce que je vois. Monseigneur vous a gâtés en vous envoyant M. l’abbé… quel nom ?

— M. l’abbé Graslin. Mais oui, certes, en un sens, Monseigneur a fait un heureux choix. M. le curé a certainement de grandes qualités. De trop grandes qualités, dirai-je peut-être, pour un petit village…

— Ne les apprécierait-on pas à leur valeur ?

— Mon Dieu, il est certain qu’on les apprécie. Mais pour reprendre votre expression, mademoiselle Antoinette, je ne sais si on les apprécie tout à fait à leur valeur. Il faudrait que M. le curé fût entouré d’esprits sensibles à la beauté du culte, comme vous et moi. Au lieu qu’ici… En un mot, comme me disait récemment M. le chanoine de Montrichet : « Nos bonnes gens aimeraient mieux qu’il fût un peu moins liturgique et un peu plus eucharistique… »

Le regard de Mme Poyet fit le tour des trois visages, comme le rayon d’un phare bleu :

« Je n’ai pas besoin de vous demander de ne pas répéter le mot de M. le chanoine de Montrichet. Que cela reste entre nous, n’est-ce pas ? Mais vous verrez, M. Mle curé est un homme charmant, je suis sûre qu’il vous plaira… Allez donc lui rendre visite de ma part. Il vous montrera ses petits chiens.

— Il a des petits chiens ? s’écria Annonciade. Oh ! qu’ils doivent être amours !

— Les petits chiens de Tosca, mais oui, mademoiselle. M. le curé fait de l’élevage pour augmenter ses revenus. Ces pauvres prêtres ont si peu de ressources dans nos campagnes…

Comme les jeunes filles prenaient congé, Mme Poyet remarqua négligemment :

— La mère Garrottin n’est pas venue chercher votre lait aujourd’hui.

— Elle a sans doute oublié, répondit Antoinette. Pour plus de sûreté, nous le prendrons nous-mêmes tous les soirs.

— Eh bien, voulez-vous l’emporter tout de suite ? Je vais vous prêter un récipient…

— Justement, je crois que nous avons une timbale.

— Alors c’est parfait, flûta Mme Poyet. La servante va vous la remplir. Bonsoir, mesdemoiselles, au plaisir de votre prochaine visite…

— Qu’est-ce que c’est que cette comédie de la timbale ? souffla Suzon en sortant.

Antoinette lui fit la psychologie de la souveraine villageoise.

— Quel numéro ! conclut la gamine.

Annonciade renforça :

— Un vrai numéro…

— On va voir les petits chiens ?

— Allons d’abord poser la timbale. Si elle a paru déplacée chez la fermière, qu’est-ce que ça serait chez le curé !

Au moment de sonner à la porte de la cure, Suzon fit signe d’attendre et se prit les côtes à deux mains en donnant tous les signes d’un fou rire irrésistible.

— Ça va, dit Annonciade avec impatience. Ne fais pas la dinde…

- Je t’ assure que je n’en peux plus, haleta Suzon.

Mais comme Antoinette avait sonné et qu’un pas approchait, elle se calma instantanément. L’abbé Graslin leur parut encore plus grand que tout à l’heure. De la ceinture de sa soutane à ses pieds, il y avait une distance invraisemblable. Malgré le noir espagnol de sa barbe et de ses cheveux taillés en brosse, il avait les yeux clairs d’un homme du Nord, bleus comme la fleur de chicorée, et le nez court, retroussé et charnu du bout d’un mousquetaire de Jordaens. Sa bouche, mangée par la barbe, paraissait trop mince pour son visage, mais il avait une expression franche et gaie, un air de brutalité candide. La Bourgogne, qui avait coloré son nez et les fibrilles rouges de ses pommettes, chantait dans son accent.

Le curé mousquetaire accueillit ses trois visiteuses aux bras nus avec un naturel qui déconcerta Suzon. Elle tourna toutes ses grâces vers Rigoletto, le bouledogue à l’émouvante ressemblance, tandis qu’Annonciade, à quatre pattes, marmottait mille folies et frottait le ventre rose et mouillé de pisse des petits chiens de Tosca.

— Monsieur le curé, demanda Antoinette qui contemplait ce tableau, nous feriez-vous la faveur de nous vendre un de vos petits chiens ?

— Ah ! vous n’avez pas de chance, mademoiselle. Je viens tout à l’heure de promettre le dernier aux MM. Dornain.

— Les Dornain ? Ils sont toujours à Frangy ?

— Oui… Vous les connaissez ?

— Je les ai beaucoup connus autrefois, mais nous nous sommes perdus de vue.

— M. Bertrand m’a acheté l’année dernière le frère de mon bouledogue.

— Le frère de Rigoletto ? demanda Suzanne d’un ton détaché. Est-il aussi blanc que lui ?

— Blanc comme un champignon. Ils l’ont appelé Siki. C’est vrai qu’il a l’air d’un boxeur nègre qui serait devenu blanc, comme dit Bertrand Dornain. Ah ! c’était une belle portée. J’ai vendu la mère à M. le comte de Saint-Albin. Celui-là, je le garde pour les saillies, il est tellement racé…

— Le comte ? demanda Suzanne, qui s’attira un regard foudroyant de sa sœur.

— Non, le chien, répliqua le curé-mousquetaire en riant à belles dents.

Suzon lui fit écho. Elle était saisie d’une folie de gaieté et de bravade. Bertrand Dornain ! Le frère de Rigoletto ! Et les autres qui ne savaient rien ! C’était trop beau.

— Alors, monsieur le curé, vous n’avez rien pour nous ? Pas le plus petit marmot de chien ?

Le curé parut réfléchir.

— Vous tenez absolument à la race ?

— Est-ce que tu tiens à la race, Annonciade ?

— Mais, dit Annonciade, je ne sais pas… Ce n’est pas pour moi que tu veux ?…

— Mais si, c’est pour toi. Tu seras la mère, Suzon la tante et moi la marraine.

-— Mâtin ! s’écria l’abbé Graslin, voilà un gosse qui ne manquera pas de nourrices. Écoutez : si vous voulez faire une adoption, je m’en vais vous donner le bâtard de Tracy.

Le bâtard de Tracy était enfermé dans la remise, à l’abri des entreprises de Rigoletto, qui ne pouvait le souffrir. Il jouait innocemment à déchirer sa corbeille, pour se faire les dents. C’était un chiot de trois mois environ, tacheté comme un braque, avec le corps et les pattes d’un basset.

L’abbé Graslin expliqua que la mère de ce chien, une bleue d’Auvergne de toute beauté, appartenait à M. de Tracy, un châtelain du voisinage. Elle avait rapporté d’une escapade vulgaire cette portée de bâtards. M. de Tracy, qui était absent lorsqu’elle mit bas, entra dans une telle fureur en voyant la portée qu’il fusilla sa chienne et fit noyer les chiots à la rivière.

— Quelle brute 1 cria Annonciade, dressée sur ses petits pieds comme une bergeronnette en furie.

— Ah ! mademoiselle, dit le curé, il faut comprendre la mentalité d’un cynophile. Une chienne qui a été couverte par un salaud de chien sans pedigree est perdue pour la reproduction. On risque toujours d’avoir des bâtards par la suite. C’est une perfection gâchée.

— Qu’est-ce que ça fait ? s’écria la petite en serrant le chiot contre elle. Mon coco, lui murmurait-elle à l’oreille, mon trésor, il a tué ta mère, cette brute d’homme. Mais tu seras vengé, tu verras, ça lui portera malheur, bien sûr, oui, ma beauté…

— Beauté n’est pas le mot, dit le curé en riant. Au point de vue race, il est affreux.

— Je me fiche de votre race et de vos cynophiles, répliqua Annonciade avec un regard noir.

« Tiens ! Tiens ! pensa Antoinette enchantée. Quand elle aura des petits, la brebis saura mordre. Les MM. de Tracy peuvent y venir ! »

Elle-même, qui ne disait mot et conservait son air calme, se délectait à imaginer qu’elle avait M. de Tracy en face d’elle et lui crachait à la figure : « Voilà pour la chienne ! »

Le curé riait de plus belle :

— Vous vous entendriez bien avec Mme de Tracy, mademoiselle.

— (Ah ! il y a une Mme de Tracy ? Encore une qui doit avoir la vie drôle !)

— …C’est elle qui a sauvé cette malheureuse bête, je ne sais trop pourquoi, et qui m’a prié de m’en charger, sans rien dire à son mari.

— (Naturellement… Pauvre femme ! Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire pour l’aider à se venger ?)

— Je ne pouvais pas lui refuser ça, vous comprenez. Je déjeune tous les dimanches au château et Mme de Tracy fait de ces rillettes de sanglier… Mais ce chien m’embarrassait plutôt. Si vous voulez vous en charger…

— (Sanglier… Ah ! elle fait des rillettes de sanglier ? C’est bien fait. Sale bête !)

Une pénombre où l’image de M. de Tracy se confond avec celle du sanglier. Un carnage indistinct qui exhale une joie sombre. Antoinette, satisfaite inconsciemment, parle avec son plus joli sourire :

— Monsieur le curé, je crois que l’adoption est décidée à l’unanimité. Nous vous remercions infiniment.

— Comment va-t-on l’appeler ? demande Annonciade rayonnante.

— Moïse de Tracy.

L’ombre énorme de la suspension dormait, collée au plafond blanc. À côté, immobiles aussi, mais beaucoup plus noires, trois mouches.

La lumière calme tombait en nappe jaune sur les trois rieuses. Elles riaient tant qu’elles n’en pouvaient plus dîner. Par intervalles, elles reprenaient leur souffle avec de grands soupirs et l’on entendait, par la porte ouverte, le vent du soir haler sa barque invisible à travers les arbres.

Le petit chien, excité par son succès, s’acharnait à galoper de travers dans la salle à manger, entraînant avec lui, à pleines dents, le tapis de table dont il faisait semblant d’avoir peur. Puis il s’asseyait sur son derrière et penchait la tête d’un air farce, une oreille plus haute que l’autre.

— Quel amour ! répétait Annonciade sans se lasser.

Et Suzon reprenait :

— Non 1 Quand je pense à ce curé… Le chien, le curé. Plus rien d’autre n’existait. Antoinette essaya pendant quelques instants de se représenter qu’on se battait en Chine. Cela lui donna un tel vertige qu’elle rentra vite dans leur univers : le chien, le curé.

— Comment se fait-il qu’il ait le droit de porter la barbe ? Est-ce que l’évêque le lui a permis ?

— En tout cas, ça lui va rudement bien. On ne l’imagine pas sans sa barbe.

— Oh ! non, il ressemblerait à tout le monde. Pour un type, c’est un type.

— Tu sais, quand il a dit à Moïse : Ben, mon vieux colon, tu n’es pas à plaindre. Te voilà entre les mains des Trois Grâces…

Et Suzon imitait l’accent bourguignon de l’abbé Graslin : « Entrrre les mains des Trrrois Grrrâces ».

— Et quand il nous a fait les honneurs de son échauguette !

— Oh ! oui, son échauguette ! Quel numéro !

Ce que l’abbé appelait son échauguette était une salle en surplomb, éclairée par une baie vitrée et dont il avait fait un cabinet de travail-salon de musique.

— Tu as vu ? Il y avait la Bonne Chanson à côté du piano, mais sur le pupitre la partition d’HérodiadeLa Bonne Chanson, c’est à l’usage de la chorale des Vaillantes, probablement…

— Moi, dit Annonciade, il me plaît, ce curé. Tous les curés devraient être comme ça. Ils comprendraient bien mieux la vie.

— Où j’avais envie de me tordre, reprend Suzon, c’est quand il a parlé de ses chiens, de ses saillies et tout le bataclan… Ce que c’était roulant ! Je n’en pouvais plus…

Antoinette sent une petite colère lui chauffer les joues. Elle n’avait jamais pu supporter la sournoiserie ricanante des adolescentes bien informées. Au lycée, déjà, elle serrait les poings lorsqu’elle surprenait les échanges de regards et de coups de coude qui soulignaient les allusions les plus lointaines, dans la classe des quatorze à quinze ans. Par exemple, quand on lisait Esther :

C’est Aman.
C’est lui-même et j’en frémis, ma sœur…

Son agacement se traduisit par une sécheresse involontaire :

— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle là dedans. J’ai remarqué en effet que tu as pris un air assez imbécile, à ce moment-là. Ce n’est vraiment pas la peine d’être une fille intelligente pour se conduire comme un collégien.

— C’est vrai, je voulais justement te le dire, appuie Annonciade. Tu avais l’air de pouffer, c’était parfaitement ridicule. Heureusement que le curé n’a rien vu.

Suzon les regarde l’une après l’autre d’un air de défi. Elle a rougi et sa bouche tremble :

— Heureusement que le curé n’a rien vu, répète-t-elle en se moquant. Le curé par-ci, le curé par-là ! Il vous occupe joliment, le beau curé. Est-ce que vous avez l’intention de vous le partager ?

— Par exemple ! souffle Annonciade, suffoquée. C’est dégoûtant ce que tu dis là, tu sais.

La petite hausse les épaules. Antoinette, pleine d’angoisse, mesure la fragilité de leur paix à trois. Les paroles de Suzon viennent d’empoisonner l’atmosphère. Est-ce que, même dans cette retraite, il leur faudra lutter contre les forces troubles ?… Une lassitude qui vient de loin altère sa voix lorsqu’elle supplie :

— Ne vous disputez pas. Nous ne sommes pas ici pour ça. Ou alors, zut, moi je reprends le train… D’ailleurs c’est de ma faute. Suzon, il ne faut pas m’en vouloir. J’oublie toujours que tu es plus jeune que nous. À notre âge, deux ou trois ans, ça compte. On ne voit plus les choses de la même façon, tu comprends ?

Elle regarde Suzon avec une intensité désespérée, comme si elle voulait l’exorciser de la puissance dangereuse qui a modelé la pâte blanche de ce visage où flambe une bouche couleur de géranium, électrisé le buisson d’or de cette chevelure si drue. Les yeux glissants se laissent prendre une seconde et fuient. Un sourire humble demande pardon avec l’air des petites filles qui sont heureuses d’être grondées :

— C’est moi qui suis idiote. Tu as raison. Je suis une gosse mal élevée. Et toi, tu es tellement plus intelligente que moi, tellement supérieure… Chaque fois que je ferai quelque chose qui ne sera pas de ton goût, il faudra me reprendre, tu veux bien ?

— (Ça ne va pas du tout, pense Antoinette, désolée. Qu’est-ce que c’est que ces airs rampants, maintenant ?)

Là-dessus, Annonciade pousse un cri, se précipite sur Moïse de Tracy, le saisit par la peau du cou et l’emporte, tout dégoulinant et tremblotant et qui contemple son propre désastre avec des yeux magnifiquement tristes, à la Charlot. Et le trio s’esclaffe, rasséréné.

Annonciade regardait tour à tour la corbeille où le petit chien était couché en rond, une virgule de queue débordant de l’osier et la veilleuse qui brûlait silencieusement à côté de son lit. Elle n’avait plus peur du tout. Grâce à ces deux talismans, les maléfices de la nuit étaient conjurés. Elle était si heureuse qu’elle ne voulait pas s’endormir.

Une fois qu’on eut installé Moïse pour la nuit, Antoinette avait apporté cette veilleuse retrouvée au fond d’un placard en disant d’un ton blagueur : « Voilà pour la jeune mère. »

— C’est curieux, pense Annonciade, on dirait qu’elle devine tout. Il n’y en a pas deux comme elle. Je ne la quitterai jamais. Mais si je me marie… Non, c’est vrai, je ne veux pas me marier. Ah ! non, merci…

« Tout de même, si je me mariais… Elle habiterait avec nous. Mais 1’ « autre » ne voudrait pas. Un homme n’en veut que pour lui, naturellement. Et puis, au fond, ça ne serait pas possible… Quoique au fond… Je ne serai jamais jalouse d’Antoinette, je n’en aurais même pas l’idée. Elle est si nette, si loyale. Je ne peux pas l’imaginer faisant des avances à un homme. D’ailleurs, l’amour la dégoûte. Comme moi… Si Moïse dérange sa couverture la nuit, il aura froid. Je n’aurais pas dû ouvrir la fenêtre. Est-ce qu’il faut la fermer ? Il est bien couvert… Tant pis, j’ai la flème. On est bien dans un lit. Je me demande qui a inventé les lits. Dire que je mourrai un jour, dans un lit… Quel effet cela peut-il faire ? Mon Dieu ! quelle horreur… D’ici là, on trouvera peut-être le moyen de ne plus mourir… Si j’étais sûre que Dieu existe… Non, il ne peut pas exister. Mais Antoinette dit toujours : « Il ne peut pas ne pas exister. » Moi, par moments, je suis sûre qu’il existe et par moments je sens qu’il n’existe pas. C’est affolant ! Les morts… Ah ! non, n’y pensons plus.

« Le curé, est-ce qu’il croit ? Je voudrais bien savoir. Tous les curés ne sont pas forcément croyants. Il y a une statue de la Sainte Vierge dans son échauguette. Son échauguette ! Quel type, ce curé ! Il est vraiment roulant. La Sainte Vierge, ça, c’est de la blague. Dire que j’y ai cru longtemps… Elle m’en a joué un tour… »

Elle s’absorbe dans une rancune confuse et un peu engourdie. Un jour — elle avait huit ans — elle avait donné un rendez-vous à la Sainte Vierge dans la salle de musique du lycée. Elle pensait que la Sainte Vierge serait là moins dépaysée qu’ailleurs, car il y avait au mur le bas-relief des Enfants chanteurs de Lucca della Robbia tout prêts à chanter ses louanges de leurs belles bouches angéliques.

« Chère Sainte Vierge, vous savez que j’ai dix minutes de récréation après l’heure d’arithmétique et qu’à ce moment la maîtresse de solfège n’est pas encore arrivée. Venez donc, je vous en prie, et vous me direz ce qu’il faut faire pour devenir une sainte et rendre tout le monde heureux. »

Elle avait attendu, agenouillée à côté du piano, les mains jointes. Elle se demandait si la Sainte Vierge descendrait par le plafond ou par la fenêtre, ou si elle n’apparaîtrait pas plutôt en l’air, inopinément, comme le chat de Chester dans Alice au pays des merveilles. Elle s’appliquait à la ferveur. Au bout d’un moment, il lui sembla que le miracle allait se produire, car des points lumineux dansaient devant ses yeux et ses oreilles bourdonnaient. Même, elle entendait derrière elle des bruits bizarres, comme les sifflements d’une nichée de rats. C’était la classe de solfège, dix petites filles arrivées sans bruit, l’ayant vue de la porte et qui se pinçaient le nez pour étouffer leur fou rire. Annonciade les aperçut seulement lorsqu’elle se releva, le cœur triste, car la cloche sonnait la fin de la récréation et les Enfants chanteurs continuaient de chanter en vain depuis des centaines d’années plus dix minutes. L’éclat de rire qui la salua lui avait collé au tympan pour toute sa vie.

Il la tire en sursaut de son engourdissement, au moment où elle allait s’endormir :

— De la blague ! De la blague ! Imbécile que j’étais ! Comment des gens intelligents peuvent-ils croire à ça ? Bossuet, est-ce qu’il croyait à la Sainte Vierge ? Je me demande… S’il y croyait, c’est peut-être qu’il y a tout de même quelque chose… Comment savoir ? Le curé n’a pas l’air bête, mais je ne crois pas qu’il soit intelligent pour les choses de la religion. Est-ce qu’il va voir des femmes ? C’est bien possible. Pourquoi pas ? Mais c’est un péché et s’il est croyant… Ah ! c’est embêtant de ne jamais savoir la vérité. Il doit se mettre en civil. Dire que les hommes ne peuvent se passer de… Dégoûtant… Pourquoi sont-ils faits comme ça ? Mais c’est peut-être moi qui suis drôle après tout. Il y a des femmes qui aiment ça. Suzon doit avoir du tempérament. Elle a des yeux… De qui peut-elle tenir ? Je ne crois pas que maman… Est-ce qu’elle a été amoureuse de papa ? C’est extraordinaire, quand on y pense. Papa n’est pas beau. Quand on voit les gens, on ne comprend pas qu’ils puissent être amoureux les uns des autres. Si je suis amoureuse un jour, peut-être que je comprendrai. Mais non, je ne comprendrai rien du tout, on ne réfléchit pas dans ces moments-là. Si c’était comme la musique, au moins… Quand je joue du Chopin, j’ai envie d’être amoureuse de quelqu’un — mais de quelqu’un qui ne soit pas en vrai… J’espère que je serai amoureuse de mon mari. Dire qu’il existe quelque part et que je ne le connais pas. Qu’est-ce qu’il peut faire en ce moment ? Non, j’aime mieux ne pas savoir. En somme un mari c’est un étranger. Affreux, quand on y pense… Il me semble que Moïse a bougé. S’il bouge encore, j’ouvrirai les yeux. Il neige des flocons de feu. Lentement… Lentement… Antoinette et moi, nous épouserons les deux frères. Frères, sœurs. Sœurs ou belles-sœurs ? Quelle drôle de queue a Moïse… Puissant et solitaire… Du sommeil de la terre… Du sommeil de la terre… »

Avant de sombrer, elle perçut encore une note prolongée, qui traversait l’air nocturne : à la fenêtre de son échauguette, le curé barbu jouait du cor de chasse.

VII

Les journées s’envolaient comme des abeilles ivres. Chaque matin rapportait cette atmosphère légère, joyeuse, à la fois impatiente et comblée qui rend si belles les veilles de fêtes. D’un commun accord, on avait masqué les horloges pour oublier le temps. Cependant, la vie des trois jeunes filles, dans la maison sans heure, eût semblé monotone à quiconque. Elles ne sortaient que pour aller chercher leur lait à la ferme ou rendre visite au curé qui les accueillait par ces mots, toujours les mêmes, source de gaieté inépuisable :

— Voilà les Trrois Grrââces. En avant la musique !

Une des jeunes filles se mettait au piano et l’abbé Graslin pendant une heure, deux heures, davantage si l’on voulait, chantait à perdre haleine, d’une voix inculte mais juste et bien timbrée. Il chantait l’Ave Maria de Gounod, les Trois Grenadiers, l’Anneau d’argent, l’air de Méphisto dans Faust :

Ha ! ha ! ha ! ha !
Ha ! ha ! ha ! ha !

Il chantait aussi d’un accent léger et tendre :

Paresseuses filles, qui dor-or-mez encore…

Ou encore une chanson d’un auteur inconnu qui racontait l’histoire d’un voyageur dévoré par les loups, une nuit d’hiver. Le curé scandait de sa plus belle basse le refrain de l’aubergiste :

Ah ! monsieur, prenez garde aux loups,
Prenez garde aux loups,
Prenez garde aux loups,
Ne partez pas, restez chez nous !
Prenez garde aux loups !

Suzon ne se lassait pas de lui redemander ce « prenez garde aux loups ». Le plaisir qu’elle prenait à l’entendre venait de l’analogie du refrain avec les vieilles chansôns malignes où l’on met en garde la bergère contre le loup symbolique.

Parfois, le chanteur en soutane jetait à ses visiteuses un bref regard amusé et vite reportait les yeux sur sa partition. Il sentait ce que la situation avait de piquant mais faisait mine de l’ignorer. La compagnie de ces trois filles charmantes réjouissait sa virilité rude et saine, point du tout mortifiée par la prêtrise. Mais surtout, ce que leur présence chez lui pouvait avoir d’insolite lui plaisait comme un trait de bravoure. C’était, dans l’ordre moral, une détente comparable à celle que lui apportaient, dans l’ordre physique, ses courses à motocyclette et ses chasses forcenées en compagnie de Tosca. Tout cela jeté en pâture comme un défi à la réprobation sournoise des gens de la campagne qu’effarouchait ce curé surgi des camps et chanteur d’opéra.

Peu à peu il s’établit entre lui et les jeunes filles une complicité gamine. Tous les quatre étaient ligués contre les préjugés du village. Ils sortaient souvent ensemble pour promener les chiens. En chemin, on ramassait des prunes tombées dans l’herbe : « Si c’est un péché, je le prends sur moi, » disait le curé, et de rire.

Plus loin, devant un néflier : « Savez-vous comment on appelle les nèfles ici ? des culs-de-singe. »

Suzon pensait qu’il y avait loin de ce mousquetaire sacerdotal, d’une étoffe si fruste et si candide, à son cher abbé de Choisy. Elle regrettait un peu qu’il n’y eût pas moyen d’établir entre eux un lien quelconque. Cependant, par des manœuvres subtiles, elle arrivait à ce que l’abbé Graslin la distinguât des autres. Exagérant sa gaminerie, jetant çà et là une remarque naïvement drôle, elle cachait sous le masque de l’enfance son charme féminin. L’abbé, sans défiance, l’appela bientôt sa petite Suzon. Il s’extasiait : « Ce qu’elle est rigolotte ! ah, cette petite Suzon ! » Le soir où Antoinette constata, comme elles rentraient chez elles : « Il n’y a pas à dire, Suzon est la chouchoute du curé, » la jeune fille haussa les épaules, et laissa descendre ses paupières sur un secret triomphe.

Vers la fin de juillet, l’abbé Graslin dut s’absenter pour quelques jours. Suzon réclama la faveur de s’occuper des chiens qui restaient enfermés dans le jardin de la cure. Le matin où elle descendit la côte pierreuse de Gagny, entourée des bêtes bondissantes, elle éprouvait au creux des genoux un prodigieux fourmillement de plaisir.

Seule ! Annonciade repassait ses blouses, Antoinette faisait un pâté de lapin : rien au monde n’aurait pu les distraire de ces occupations sacrées.

Ce qui enchantait la petite, c’était moins encore sa liberté présente que le concours de circonstances qui la lui avait procurée : elle y voyait l’effet d’une mystérieuse volonté. Le hasard, une fois de plus, se montrait ce serviteur docile et plein d’initiative dont elle attendait chaque jour les surprises en frémissant.

— Rigoletto, hop ! Rigoletto ! Où est Siki ? Où est-il, Siki ? On va le voir, hein ? on va voir son petit frangin ? son petit frangin de Frangy ?

Elle se mit à chanter à tue-tête :

Frangin, Frangy
Frangy, Frangin,
Le Frangin
de Riri,
Le Frangin
de Siki,

Frangin, Frangy, Frangin, Frangy !

puis s’interrompit avec un éclat de rire :

— J’ai l’air d’une folle !

Il avait plu la nuit et une partie de la matinée. À présent, les nuages s’élevaient, chassés par le vent d’est qui lançait sa chevauchée aérienne à toute allure sur les collines mouillées. La jeune fille riait de sentir contre ses flancs l’effort vain de Centaure ailé et respirait à pleins poumons le fumet de terre et d’arbres, le goût de mort et de germination qui roulait dans l’air comme un torrent. Une déchirure des nuées laissait luire très haut une flaque de ciel bleu, comme un puits paradoxal dont on aurait vu le fond en levant la tête.

La route morne fuit sous les peupliers, beurrée d’une boue jaunâtre, si grasse qu’on la croirait organique. Suzon patauge et n’y prend garde. Les haies d’épines qui bordent les champs encadrent de leur marge touffue et sèche des étendues d’herbe rase étoilées d’ombelles couleur de poussière où tremblent des gouttes. Un jeune regard déchiffre avec allégresse ce terne grimoire battu de pluie : Suzon est persuadée que sa destinée exceptionnelle, constellée d’aventures et de joies, est inscrite dans toutes les lignes du paysage.

Elle franchit le canal. Les chiens l’ont déjà précédée sur le chemin qui monte vers Frangy, Rigoletto, au galop déhanché, menant le train. Le génie-esclave, le hasard, a pris la figure d’un bouledogue blanc qui court devant sa maîtresse. Avec un merveilleux battement de cœur elle suit de l’œil son tronçon de queue et ses pattes de derrière qui griffent la boue molle, d’un mouvement régulier de bielle.

Lorsqu’elle vit pointer dans les arbres un toit d’ardoises, Suzon appela les chiens à pleine voix :

— Rigoletto, veux-tu venir ! Ici, Paillasse ! Ici, Toscal ! (en mettant l’accent sur Tos, à l’italienne).

Puis quand elle eut rassemblé autour d’elle trois museaux levés, trois souffles impatients :

— Allez ! ordonna-t-elle d’un ton contenu. Allez chercher Siki ! cherchez Siki, cherchez !

Cet exercice répété deux ou trois fois mit les bêtes dans un état frénétique. Elles allèrent se jeter d’un élan contre la grille du château de Frangy tandis que Suzon, très droite, autoritaire, amazonienne, faisait claquer son fouet en répétant :

— Ici Paillasse ! Ici Tosca ! Rigoletto, qu’estce que c’est que ces manières ?

Dans le château rien ne bougea. Suzon voyait de tout près sa façade grise flanquée d’une tour à une seule extrémité, son perron bas et le beau cèdre qui protégeait de ses ramures exotiques des allées de buis taillé, mélancoliques et nettes. Un foulard de soie rouge et beige faisait sur le gravier un petit tas mou et une tache vive. Les chiens le prenaient à témoin de leur délire. En vain.

Dès qu’elle eut senti l’inutilité de sa mise en scène, Suzon se jugea ridicule. Elle distribua quelques tapes sèches à droite et à gauche pour rétablir l’ordre et reprit sa route avec la désolante impression qu’elle se promenait maintenant sans but sur un chemin aussi vide que le ciel.

Rigoletto, toujours en tête, disparut à un tournant. Sa voix brève et hargneuse s’éleva toute proche, essayant un discours éloquent avec quelques sons filés. Les deux autres prirent le galop.

— Mais ce sont les chiens de l’abbé Graslin ! dit quelqu’un qu’on ne voyait pas encore. Un homme.

Suzon, le cœur laminé par une émotion foudroyante, presse le pas, se trouve en face d’un garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans aux cheveux châtains et frisés, vêtu d’une salopette de mécanicien toute maculée. Un autre, plus grand, se penchait sur le moteur d’un tracteur agricole arrêté devant un hangar. Il se retourna. Ce n’était pas le jeune homme de la pharmacie.

Les chiens frétillaient de l’un à l’autre. Le garçon aux cheveux châtains regarda Suzon d’un air perplexe et curieux. Il avait des yeux clairs, à fleur de tête, baignés d’eau, des yeux de perpétuel enrhumé, un long nez droit et fort. Suzon trouva qu’il ressemblait à un bélier distingué. (« L’autre a une tête intéressante, mais il n’est pas sympathique. »)

L’autre, penché sur son moteur, l’avait à peine regardée.

— André, dit une voix qui semblait venir du ventre du tracteur, veux-tu me passer la clé anglaise ?

Suzon reconnut le timbre de cette voix, bien qu’elle n’eût plus cet accent joueur ni cette légère mollesse si séduisante qui laissait traîner les finales.

Elle regardait de toute son âme deux jambes de toile bleue pleines de cambouis et de boue, qui sortaient de dessous le tracteur.

— Tu vois quelque chose ? demanda le garçon qui avait une tête intéressante.

— Quelle ch...ie ! grommela la voix séduisante, pour toute réponse.

Suzon pensa qu’il était temps de s’en aller.

Mais Rigoletto, avec des gémissements d’allégresse, tentait de se couler entre la machine et le corps allongé. La voix gronda :

— Veux-tu me f… le camp ! Robert, tire-moi ce chien de là, il m’empoisonne ! Suzon, devançant Robert, saisit le bouledogue par la peau du dos en criant avec une colère qui n’était pas feinte :

— Rigoletto 1 sale bête, veux-tu rester tranquille ! Elle le claqua de toutes ses forces. Rigoletto, le flanc incurvé craintivement, la regardait avec ces yeux émouvants des bêtes et des enfants qui ne comprennent pas pourquoi on les châtie.

Il s’était fait sous la machine un silence inquiet. Suzon rassembla ses chiens et partit d’un long pas souple, le menton levé. Du coin de l’œil elle voyait le regard dont André la suivait, Robert accroupi, lui tournant le dos, et les jambes de toile bleue allongées dans la boue.

Passé le tournant, elle s’arrêta, tendit l’oreille. Un bourdonnement de voix lui parvint. Elle distingua le mot « magnéto », haussa les épaules, reprit sa marche.

— Brutes ! siffla-t-elle à mi-voix, les dents et le gosier serrés.

Après le déjeuner, Suzon fut prise d’une fringale de travail, s’enferma avec ses cahiers dans une chambre du fond qui sentait le moisi pour ne plus entendre le tambourin de la chaleur qui recommençait de vibrer, lointain et proche, sur le jardin lavé.


VIII


Antoinette tira de sa poche la lettre qu’elle avait reçue tout à l’heure et la relut des yeux en souriant.

— Écoute un peu, dit-elle à Annonciade, cette lettre de Polygone.

— Ah ! ce cher Polygone ! Comment va-t-il ? Toujours aussi original ?

— Qu’est-ce que c’est que celui-là encore ? pensa Suzon avec amertume. Finiront-elles par s’apercevoir que j’existe ?

Ce lui fut un baume lorsque Antoinette se tourna vers elle :

— Tu n’as jamais rencontré Polygone à la maison ?

— Je ne suis pas allée très souvent chez toi, répliqua la petite avec une intention si évidente que sa sœur en fut gênée.

— Vous auriez pu vous rencontrer ; mais non, c’est vrai, il ne t’a jamais vue puisqu’il me demande dans sa lettre si tu es aussi jolie que ta sœur.

— Tu lui as donc parlé de moi ?

Premier mouvement ravi, auquel succède une inquiétude qui grandit. Quelle sera la réponse d’Antoinette ? Elle le sait bien, qu’elle n’est pas aussi jolie que sa sœur. Mais que les autres le constatent, c’est plus qu’elle n’en peut supporter. Cet inconnu aura d’elle une image humiliante. Quel tourment de penser à tous ces doubles de vous-même qui habitent l’esprit des gens et qu’ils pétrissent à leur fantaisie ! Suzon prend une revanche anticipée :

— C’est ridicule, ce nom de Polygone.

— C’est un surnom, explique Antoinette. Polygone est un garçon multiple, plein de surprises. Polygone a je ne sais combien de côtés. Un esprit visionnaire, extravagant, hanté d’images fraîches et d’obscénités chinoises. Une âme tendre et simple. Un révolutionnaire qui ne fréquente que les duchesses. Il est fou de musique nègre et pleure à la Neuvième. Ultra-moderne et romantique. Citoyen d’Europe (Moscou y compris) et bourgeois de Passy. Du génie par éclairs, de l’esprit toujours, une sensibilité qui se voudrait féroce. Que dire encore ? On le définirait jusqu’à demain sans arriver à en faire le tour…

— Comment est-il, physiquement ? Quel âge a-t-il ? demande Suzon, très intéressée.

— Il a vingt-quatre ans. Il a des cheveux blonds qu’il secoue de tous les côtés, de grosses lèvres tartares, un nez cruel, des yeux célestes. Je te le ferai connaître, si tu veux. C’est mon meilleur ami. Mais écoutez : « Ma chère Tony. »

— Tiens, c’est gentil, Tony. Je vais t’appeler comme ça.

— Polygone trouve qu’Antoinette, c’est trop long pour être moderne.

Elle reprit :

« Ma chère Tony, je viens de penser à toi en enfilant le pyjama ocre et noir que tu m’as fait et qui me va de mieux en mieux à mesure qu’il s’encrasse. J’ai assez l’air là dedans d’un vase étrusque. la|Vas deliciarum, dira ma folle amante qui est bachelière et je lui réponds : « Cruche. »

« Il est tard, il fait moite. Je regarde par ma fenêtre les boîtes à lait des cuisines et sur le ciel la nuit de Paris, d’un rose sourd, qui chauffe la lune. Toutes les montagnes de cet astre gelé sont en train de fondre. Il y a de grandes dégoulinades de gélatine sur sa face idiote. Dire qu’en ce moment tu t’extasies peut-être sur les enchantements truqués d’un nocturne à la Werther ! Car on ne m’ôtera pas de la tête que tu es une sentimentale et que tu as mauvais goût comme toutes les femmes. Mais je dois te rendre cette justice que ça ne se voit pas.

« Qu’est-ce que tu peux bien raconter avec tes petites amies ? Ce que je donnerais pour être caché dans un coin, non point, ma chère, sous vos vertugadins, comme fit Henri IV, car vous êtes des filles décentes qui montrez vos genoux et n’avez point besoin de baleines pour garder votre vertu, non point donc sous vos vertugadins, mais sous la chaise de la belle Annonciade, comme un Poucet. Je jure Dieu que je me tiendrais mieux que le bâtard de Tracy dont tu me contes les prouesses et ne mordillerais pas ses mollets, d’une grassouillette minceur andalouse. Comment va-t-elle, la belle Annonciade ? La petite sœur est-elle aussi jolie ? J’imagine entre vous trois je ne sais quel virginal sabbat où l’on met l’homme en pièces, comme aux Mystères de Cérès. Dis-moi, Tony, quand vous êtes réunies, par ces nuits d’été, et que vous parlez de nous, que fais-tu de ton âme fraternelle ? Est-ce que tu me ferais grâce si tu me découvrais caché dans un terrier, tout égrillard et ravi, malencontreusement trahi par un éternuement ?

« Aussi bien n’auras-tu pas la peine de m’écharper, car je vais me tuer ce soir, ou presque. La vie ne vaut pas la peine d’être vécue.

« J’ai tenté hier de faire l’amour avec une Javanaise rencontrée au Bœuf sur le Toit. J’espérais qu’elle aurait la peau du ventre en batik, comme une écharpe tatouée, comme une ceinture de pudeur ineffaçable. Ouiche ! Ce n’était que de la peau nue, de grandes cellules plates, un peu graisseuses, un banal épithélium plus jaune que d’habitude. Je suis parti dégoûté. Elle m’a poursuivi d’injures magnifiques que j’aurais bien voulu lui demander de m’apprendre, mais elle était trop en colère. Qu’il est difficile de s’entendre !

« Te souviens-tu de Grâce ? Un soir que j’avais un peu de grippe, vous étiez trois ou quatre jeunes filles autour de mon lit, qui me faisiez de la tisane sur une lampe à alcool. Cela sentait les vacances, les goûters qu’on fait à l’hôtel. Alors est arrivée mon amie Odette, que j’appelais Grâce parce que c’était son vrai nom, fait pour elle de toute éternité. Elle était ce soir-là particulièrement grande et mince, particulièrement blonde. Elle était enveloppée d’une mante à la Manon Lescaut, en velours noir doublé de rose et à l’intérieur du capuchon — te rappelles-tu — il y avait, brodés en argent et en arabe, les trois premiers versets d’amour du Coran.

« Je vois encore la cape jetée sur un fauteuil, au-dessous de ma Vénus polaire en laine brune qui émerge d’un tas d’icebergs en coton hydrophile, le tout sous verre. Grâce me faisait sur le front un massage japonais. Tu racontais une histoire drôle, avec ta voix de mezzo, sérieuse comme toujours. Les autres riaient comme des petites folles. Je regardais les étoffes de vos robes (c’est tellement joli une étoffe, tellement plus voluptueux que la peau, tu ne trouves pas ? Si tu ne mets plus la robe en crêpe de Chine rouge que tu portais ce soir-là, veux-tu m’en envoyer un morceau ?)

« Je rêvais d’un harem chaste — d’un harem de jeunes filles qui aurait fait dans ma chambre, pour m’endormir, ce bruit d’abeilles et semé dans l’air leur odeur fine, pure de toute odeur mâle, et l’essence de leur esprit joyeux. Comme vous faisiez ce soir-là, mes amies.

« Grâce s’est mariée hier. Elle a épousé le directeur de la publication pour laquelle elle dessinait des figurines de modes. Un homme de quarante ans, pas beau. Mariage à la mairie en costume tailleur (Grâce, très chic). En sortant, on se sépare : le mari et la femme avaient un déjeuner d’affaires, chacun de son côté. Ils se sont donné rendez-vous pour dîner au buffet de la gare de Lyon. Là-dessus les dames de jadis (à commencer par ma mère) poussent des cris d’orfraie : elles regrettent évidemment la fleur d’oranger et les grivoises larmoyades de leur nuptialité, et les vieux messieurs piquent des fureurs de homard. Ils ne comprendront jamais le raffinement de pudeur qu’il y a dans notre insolence. Le mariage de Grâce est un chef-d’œuvre. Elle mériterait presque qu’on lui pardonnât de s’être mariée.

« Tout de même, j’ai le cafard. Je n’étais pas amoureux de mon amie Grâce. Je suis amoureux de la petite bachelière qui me fait damner. Mais pourquoi s’est-elle mariée ? Fini, le massage japonais ; finie, F odeur de ses mains pures. Je sens au cœur un vide étrange.

Pourquoi ne peut-on conserver
Les jeunes filles comme les immortelles ?

Même une fois desséchées, elles seraient encore belles.

On en ferait des couronnes

Pour les jeunes gens morts prématurément.

Polygone aimé des Dieux
Que n’as-tu cette couronne
De blancs visages tressés
Où Grâce embaumée rayonne ?
On l’aurait mise sur ma tombe
Et moi l’on m’aurait mis dessous.
Vous sur ma tombe, ô mes amies,

De vos sourires apprivoisant les hargneuses pensées,

Bouledogues du Cimetière,

Et moi dessous, noyé léger dans l’onde lourde de la terre.

Vous sur ma tombe et moi dessous,
Ô jeunes filles, ô mes belles amies,
Nous aurions regretté la vie
Ensemble éternellement (bis).

« Ce qui m’est le plus amer, c’est que la Grâce qui nichait sa tête dans des versets d’amour coranique brodés en fils d’argent sur soie rose ait épousé un mâle d’une bonne laideur commerciale, modèle courant. Je crois même qu’il a un peu de ventre. Sais-tu qu’elle a l’air de l’aimer ?

« Cela me rappelle un mot de toi, cette aprèsmidi où nous parlions de l’amour, comme naguère le Gourmont, ce vieux voyeur intellectuel qui tout de même n’était pas bête et son amazone cascadeuse — avec cette différence toutefois que ces deux-là ne nommaient leur Dieu qu’avec révérence et force génuflexions, tandis que nous ne nous gênions pas pour botter les fesses à ce moutard vicieux échappé des maisons de correction de l’Olympe. « On lui pardonnerait bien des choses, disais-tu, tant de déceptions, de laideurs, de désastres, s’il n’était pas si vulgairement démocratique. Mais cette banalité, bon Dieu, cette banalité ! il ne lui manque que la Marseillaise. »

« Pucelle nette, sage et fine, c’est vous qui aviez raison. Grâce habille son amour d’un complet veston de la Samaritaine, 675 francs en série.

L’amour est enfant de Bohême
Qui n’a jamais, jamais connu de lois.

« Quand on pense que des générations ont pu se repaître de cette imbécillité ! Décidément, Tony, nos pères étaient des Cucu la Praline.

« Que ne suis-je toi, qui possèdes la paix du cœur ! J’envie l’existence d’une jeune fille raisonnable. Demain il me faudra reprendre le cours de mes exercices honorifiques avec la bachelière. Il y a des jours où je l’étranglerais volontiers. J’en suis fou.

« Pour ce soir, c’est moi qui me trucide en douce : mélange gin-angustura-vermouth, un peu d’éther pour spiritualiser le tout. Pas de morale, Minerve ! chante plutôt sur moi la chanson du mort prématuré.

« Et si tu n’as rien de mieux à faire, écris-moi. Je reste à Paris tout l’été. La montagne me fait peur et la campagne m’emm… Quant à la mer, Grâce l’a empoisonnée. Elle est sur la Côte d’Azur avec son mari. Je ne puis supporter l’idée de cet homme en costume de bain, avec du poil aux cuisses, vilain crabe. Grâce, Grâce !

« Allons, je te quitte. La nuit s’avance. L’acacia qui est dans le jardin voisin commence à chuchoter avec ses feuilles des choses que je n’ai pas le droit d’entendre. Gin-angustura-vermouth — un peu d’éther ? Un peu, beaucoup, passionnément. Ne fais pas cette binette, fille raisonnable.

« Bonsoir, mon Athéna, ma chouette. Je t’embrasse — tu permets ? — sur tes belles joues d’ange de pierre. Mes hommages à la super-beauté. Ton Polygone. »

— C’est un maboul, ton Polygone, s’écria Suzon. Quel vocabulaire !

— Mon Polygone est un tendre, réplique Antoinette en repliant la lettre.

Elle prit sa plume et répondit sur-le-champ à Polygone, tandis qu’Annonciade lisait tout haut par-dessus son épaule :

« Mon vieux Polygone, tu vas me faire le plaisir de flanquer toutes tes saletés par la fenêtre : gin-angustura-vermouth-éther et la bachelière avec, si le cœur t’en dit. Pour remplacer le tout, avantageusement, je t’envoie une bouteille de Bourgogne et un home-made cake de la part des Trois Grâces, ainsi nommées par un curé mélomane qui fait le diable dans Faust. Quant à la Grâce des Grâces, que regrettes-tu ? elle te reste. C’est Odette qui s’est mariée. Drôle d’idée, mais ça la regarde. Grâce embaumée rayonne parmi les morts-vivants du souvenir, dans ta mémoire et dans la mienne. Son mari n’y peut rien — et quand elle aurait 365 amants ils n’y pourraient pas davantage. Charmant cimetière de notre jeunesse que chaque jour ensevelit… Cela au moins est bien à nous, mon vieux Polygone. C’est autant de pris au sale moutard. Chouette !

« Ta chouette,
« Tony, »

« P.-S. — Je t’écrirai bientôt plus longuement. Annonciade te fait ses amitiés et la jeune Suzanne ne parle que de toi depuis un quart d’heure. Cette jolie personne de dix-huit ans a je ne sais quel air de famille avec les Valois, mâles et femelles (Marguerite, mâle, Henri III, femelle), que nous avons fréquentés, quand nous apprenions l’histoire. C’est une enfant qui promet. »

— Tu vas lui mettre ça ? s’écria Suzon.

Elle prenait un air effarouché, mais au fond, elle était ravie. Ressembler aux Valois, c’était original. Polygone penserait peut être :

— Eh ! Eh ! une petite Valois ? Je voudrais bien la connaître.

Peut-être même :

— Elle doit avoir plus de personnalité que sa sœur.

Il attendrait avec curiosité la rencontre promise par Antoinette. Il aurait l’esprit occupé de la petite Valois. Le jour de la rencontre, elle accentuerait son type, s’y conformerait au physique et au moral Ils auraient une conversation spirituelle, un peu scabreuse. Elle citerait Biantôme. Le jeune homme serait séduit ; il dirait à Antoinette :

« Elle est épatante, ton amie. » Il l’inviterait à venir chez lui. Un jour où il aurait la migraine, elle lui masserait le front. Il dirait : « C’est encore mieux que Grâce. » Elle deviendrait son amie d’élection. Il lui écrirait de longues lettres un peu folles, il lui ferait des poèmes…

À cet endroit, Suzon avait besoin de précisions pour continuer son roman. Elle voulait savoir si Antoinette serait jalouse, ce qu’elle espérait vaguement :

— Tu es sa seule confidente ? demanda-t-elle.

Antoinette haussa les sourcils avec indifférence.

— Je n’en sais rien. Il est probable que non.

— Enfin, tu es tout de même sa préférée ?

La jeune fille se mit à rire :

— Sa préférée, Suzon ? C’est curieux, quand tu dis ce mot-là, je vois des petites filles qui se bousculent autour du professeur ou des dévotes autour de M. l’abbé ou des odalisques qui s’entre-griffent le visage pour un regard du pacha. Dans tous ces cas, il y a deux plans et une espèce de crainte adoratrice qui monte du plan inférieur vers le supérieur.

« Mais, Polygone et moi, nous sommes sur le même plan, et nous nous regardons tranquillement au fond des yeux. Cela, depuis le jour où je l’ai rencontré dans un couloir de la Faculté et où il m’a demandé : « Savez-vous à quelle heure a lieu le cours du professeur Un Tel ? »

Tant de calme ne s’accorde pas avec le ton du roman bâti par Suzon en quelques instants. On lui vole son orage. Déçue, elle plaisante avec une nuance de malveillance :

— Le coup de foudre de l’amitié ! « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Ces belles aventures ne se voient pas tous les jours.

— Pourquoi pas ? La guerre est un état naturel, la paix aussi est un état naturel. Il s’agit de choisir. En général, on préfère la guerre. Les hommes et les femmes s’avancent les uns vers les autres, armés, sournois, peureux, hostiles — tellement occupés à parer où à porter les coups qu’ils ne songent pas à lever la tête pour boire ensemble au grand fleuve de paix qui coule dans la lumière. C’est l’antidote du philtre d’Yseult. Ceux qui en ont bu se regardent et se reconnaissent avec un étonnement joyeux :

— Tu étais donc si pareille à moi ?

— Tu étais donc mon frère ?

— Comment ne l’avons-nous pas su plus tôt ?

— Et ce que tu as de différent, ce qu’il y a en toi d’étranger à moi, c’est comme un bien perdu que tu me rapportes…

— Viens, partageons. Je ne suis plus ce criminel caressant et féroce…

— Je ne suis plus cette goule avide de ton sang. Compagnon de voyage, compagnon de naufrage, viens, partageons nos provisions de route et que nos épaules s’appuient l’une contre l’autre dans le grand danger où nous sommes, nous tous, les vivants…

— Est-ce que ça ne serait pas mieux ainsi ?

— Ah ! oui, soupirait Annonciade, (Un bonheur nostalgique brillait dans ses yeux de gazelle). Ah ! si c’était toujours comme ça !

— C’est très joli, reprit Suzon, mais tu rêves, ma vieille. Où as-tu jamais entendu ce dialogue éthéré ?

— Où je l’ai entendu ? Dans toutes sortes de circonstances archibanales. Il faut savoir écouter le silence. Par exemple, ce jour où un embarras de circulation a arrêté mon autobus à la hauteur d’un camion. Je suis sur la plate-forme, mes livres sous le bras. Le chauffeur du camion, à côté de moi, me sourit. Je réponds à son sourire. Nous nous regardons avec tendresse, oui je vous jure, avec tendresse, non pas parce qu’il est un homme et moi une femme, mais parce que nous goûtons la valeur unique de cet instant où le hasard arrête l’un en face de l’autre deux êtres qui sentent tous les deux peser sur leurs épaules le fardeau angoissant et merveilleux de la vie. Nos âmes pendant ce temps se reconnaissent et se parlent, mais, comme le chauffeur n’est pas assez raffiné pour supporter longtemps le silence, il me dit : « Alors, on va à son boulot ? » Je lui réponds : « Eh ! oui. » Il sourit de nouveau en hochant la tête, content sans savoir pourquoi. L’agent siffle, le camion s’ébranle, nous nous disons adieu de la main. Jamais plus nous ne nous rencontrerons.

« Un autre jour, j’ai vu une jeune femme élégante qui aidait un homme-sandwich manchot à boucler sa courroie sur son épaule amputée. Eux aussi se sont regardés pendant un instant avec l’étonnement indicible de se trouver rapprochés par-dessus l’abîme des classes et l’abîme des sexes.

« Et tant d’autres fois !… Je ne puis penser aux salles crasseuses de la Faculté sans que mon cœur saute de plaisir. L’embaumeur de la place Saint-André-des-Arts, les marchands de fripes de la rue de l’École-de-Médecine, je les aime, avec leurs macchabées et leurs puces. J’aime le boulevard Saint-Michel, noyé sous la poussière, encombré de cafés et de vespasiennes, le désert de la rue Soufflot, en haut duquel le Panthéon s’embête à mourir. Ce quartier merveilleux est celui de la foi jurée entre les jeunes gens et les jeunes femmes. Les poignées de mains qu’on y échange ont la valeur d’un pacte. Tu ne trouves pas, Suzon ?

— Ouais… dit mollement Suzon.

Elle pensait à cet étudiant qui lui avait proposé de visiter Sainte-Geneviève, un soir de décembre, et qui avait essayé de l’embrasser dans l’obscurité de l’église. Il soufflait en tremblant un peu. La petite se serait peut-être laissé faire, s’il n’avait pas respiré si fort, mais ce halètement dans l’ombre, pareil à un souffle de bête, l’avait dégoûtée.

Les camarades ? hum ! douteux. Tout ça, c’est des bobards. Antoinette idéalise. Mais est-il politique de la contredire ? Annonciade les regarde avec un air d’envie, les deux qui ont pénétré dans le paradis de la vie d’étudiante où elle aurait tant voulu vivre. Non, plutôt faire bloc avec Antoinette, affirmer son avantage. Cependant il est bon de montrer qu’elle connaît la vie.

— Ça, c’est vrai, reprend-elle, qu’il y a une cordialité très chic entre les garçons et nous. Mais un homme est toujours un homme. Celles qui n’ont aucun charme, aucune féminité, bien sûr, les pionnes qui traînent dans les couloirs leurs godasses relevées du bout et qui plongent dans les livres un museau de loir effaré, celles-là ils les laissent tranquilles. Mais les autres, si elles ne savaient pas se faire respecter, je crois que… tu sais… C’est étrange, les hommes ne comprennent jamais qu’on puisse flirter, histoire de s’amuser, sans penser à autre chose.

— Comment ! s’écria Antoinette, histoire de s’amuser ! Il y a encore des femmes qui trouvent ça drôle ! Tu trouves ça drôle, qu’un homme te fasse la cour ? Tu trouves ça drôle, ces yeux de chien qui mendie un os ?

Annonciade, convaincue :

— Ce qu’ils peuvent être exaspérants, quelquefois ! Et ceux qui vous font de l’œil dans le métro, ce qu’on a envie de les gifler ! Les imbéciles !

Suzon souriait, baissant ses longues paupières :

— Il y en a de si ridicules… C’est à se tordre.

— C’est à pleurer, tu veux dire. À pleurer sur eux et sur nous.

— Oh ! mon vieux Tony, ce que tu vois les choses en noir ! Tu n’aurais pas été quaker, dans les temps ?

— Je ne sais pas ce que j’ai été. Mais quand je vois, dans le métro ou l’autobus, un homme assis en face de moi qui prend cet œil fixe, dur et luisant et qui commence, ses genoux contre les miens, je ne sais quel grotesque trémoussement de pélican malade, je suis saisie d’une fureur qui fond très vite en pitié. Cette épilepsie dont ils ne sont pas responsables, dont la cause est en moi et l’effet en eux, je serais presque disposée à leur en demander pardon si je ne savais combien ils en sont fiers, les malheureux…

« Alors, quand nous aimons chez des hommes une jeunesse pareille à la nôtre, un esprit, une tristesse ou une gaieté différents des nôtres et pourtant semblables — et peut-être aimons-nous aussi plus secrètement les possibilités d’amour dont nous savons que nous n’userons jamais — que ne ferions-nous alors, que ne devrions-nous faire pour les préserver de ce haut-mal qui les défigure ? Comment peut-on chercher à provoquer l’amour d’un homme, quand on peut obtenir son amitié ? Pourquoi faire naître entre eux et nous le prisme irritant du désir, au lieu d’apprivoiser la confiance, comme un animal charmant tout surpris d’être si bien traité, et qui peu à peu viendra poser son museau frais dans nos mains ? Dites ?

Elle tendait vers ses amies son pâle visage d’abbesse passionnée.

— C’est curieux, murmure Annonciade, il y a des années que je sens ces choses, mais je ne savais comment les dire. Quand tu parles, je reconnais ma pensée.

Suzon opinait de la tête, un peu distraite, car dans le même moment elle imaginait un dialogue avec Polygone où elle reprenait les mots d’Antoinette pour défendre l’amitié idéale contre les arguments du jeune homme qui lui demandait son amour (bien entendu, le sentiment qu’elle lui avait inspiré à première vue s’était exalté… il était impossible de la voir sans l’aimer… etc., etc.). L’attaque de Polygone n’était pas sans charme.

— Dans l’antiquité, reprit Antoinette avec un grand sérieux, il y avait des collèges de courtisanes. On enseignait aux femmes à servir l’amour par l’esprit et par les sens. Je voudrais fonder le collège des prêtresses de l’amitié où l’on enseignerait une coquetterie à rebours. C’est une science infiniment plus délicate que l’autre : elle remonte la pente de l’instinct au lieu de la descendre. Elle a, comme l’autre, ses gestes, son vocabulaire et ses brutalités voulues qui sont des délicatesses mais la part de l’initiative personnelle y est bien plus large, car les cas d’espèce sont innombrables — et les ruses de l’espèce aussi sont innombrables.

— Allez ! dit Annonciade, emballée. On fonde le collège des prêtresses de l’amitié. Tu veux bien de moi pour monitrice ? Mais tu me rédigeras mon cours, par exemple.

— On prendra l’abbé Graslin pour aumônier, suggéra Suzon.

Toutes trois éclatèrent de rire

— Si on le lui proposait ?

— Quelle tête ferait-il ?

— Je parie qu’il trouverait l’idée très rigolotte. Il ne s’effarouche pas facilement, c’est bon signe. Je crois qu’il a pas mal de dispositions à un copinage bourru : en lui faisant faire beaucoup de rugby et de motocyclette, la Sainte Vierge aidant, on le tiendrait. Seulement, une condition sine qua non : qu’il enlève sa soutane. Un simple caleçon de bain sera beaucoup moins dangereux pour la paix des prêtresses. Il faudra aussi qu’il renonce à Massenet.

— Non, dit Annonciade, étouffant de rire, ce qu’on peut dire de bêtises… Si les gens nous entendaient…

— Mais personne ne nous entend. Moïse, dégoûtant, veux-tu laisser cette sauterelle ! Ce qu’on est tranquilles, toutes seules…

— C’est merveilleux…

Dans le silence de l’après-midi dorée qui ploie comme un hamac sous trois esprits heureux, Suzon se débat de plus en plus faiblement contre Polygone :

— Pourquoi ne voulez-vous pas m’aimer, petite Valois ? Vous ne savez donc pas que vous êtes faite pour l’amour ? Laissez l’amitié à Tony. Elle est froide. Ce n’est pas une femme, c’est un ange de pierre. Mais vous, vous…

Moïse éternue contre le ventre ouvert de sa sauterelle. Antoinette, mystérieusement, pense à Bruno :

— Je n’ai pas besoin de lui, tant cette heure est pleine. Il s’est dissous dans l’air qui tremble, là-bas, sur les champs moissonnés. Il reviendra un jour, un soir, n’importe quand, simplement parce que le bruit d’une feuille que le vent traîne sur le gravier ou la couleur d’une fleur ou l’odeur d’une tige de rosier m’auront jeté cet appel aigu qui veut dire : « Bruno ! Où est Bruno ? »

Annonciade pense :

— Que je suis bien ! je voudrais que quelqu’un fasse de la musique… C’est vrai que j’ai une jolie jambe. Demain, je mettrai ma robe d’organdi jaune.

— Il y a pourtant des femmes qui sont faites pour l’amour, dit tout haut Suzon cherchant à justifier la victoire de l’ombre qui la presse.

— Possible que les femmes soient faites pour l’amour, répond Antoinette rêveusement, mais l’amour n’est sûrement pas fait pour les femmes.

— Pour qui, alors ?

— Je me le demande. Peut-être pour que les dieux s’amusent.

— Les dieux ?

— Tu as lu Homère ?

— Pas tout. C’est un peu barbe.

— Ça ne fait rien. Tu te rappelles, quand Vulcain a pris Mars et Vénus dans ses filets, l’énorme rigolade des Olympiens ? Eh bien ! c’est un symbole. Les dieux ont inventé l’amour pour se payer la tête des mortels. Chaque fois qu’un couple s’enlace sur terre, les vieux voyeurs immortels, comme dirait Polygone, se tiennent les côtes dans l’Empyrée.

— Il n’y a pourtant pas de quoi rire, dit Annonciade.

Suzon, désemparée, se plaint :

— Avec de l’imagination, on va loin.

Elle se sentait obligée de donner tort à Polygone implorant. Passe encore pour cette fois, où ça n’était pas pour de bon. Mais l’idée de cette rigolade olympienne qui l’intimidait quoi qu’elle en eût, assombrissait l’avenir. Elle n’entendait pas qu’on se payât sa tête. Et cependant…

Dans la chaleur mûrissante, Antoinette silencieuse poursuivait son idée :

— Et voilà, parbleu, pourquoi j’ai inventé Bruno ! Avec cet homme-reflet, je trompe les dieux. Ils ne m’auront pas, non, ils ne m’auront pas ! Vieux monstres !

IX

Dans un ciel au bromure, d’un violet sombre, un révélateur inconnu faisait surgir les constellations, une à une, ou par groupes ou par myriades, comme au hasard. Trois regards surveillaient la chimie céleste. Une voix chuchota, perdue dans la brise basse qui rebroussait les feuilles du marronnier :

— Penser qu’elles sont si vieilles…

— Cette lumière qui voyage pendant des milliers d’années… Nous voyons maintenant des étoiles éteintes, est-ce assez curieux ?

— Imaginez que le regard voyage comme la lumière. Les mages chaldéens qui observaient le ciel il y a des milliers d’années, peut-être que leurs regards pleuvent sur nous avec les rayons des étoiles mortes ?

— Tais-toi…

Silence. La première voix :

— Vénus, où est-elle ?

Silence. La deuxième voix :

— Elles filent trop vite. On n’a jamais le temps de faire un vœu.

La nuit régnait, si moelleuse, si dense, qu’elle semblait rayonner du cœur d’un soleil noir.

La petite scie des grillons sciait le silence sans arrêt, si bien qu’on ne l’entendait plus. Mais par intervalles, la note liquide du crapaud s’égouttait très clairement dans le jardin profond. Sous l’empire d’un enchantement vague, les jeunes filles tremblaient un peu, bien qu’il fît tiède.

— C’est une nuit de sabbat, dit une des voix.

Une autre se moqua :

— Où sont les balais ?

— Faisons une incantation, pour voir si on va s’élever en l’air.

— Ohl oui, une incantation… Mais qu’est-ce qu’on va dire ?

— Attends… Ah ! zut, tout à l’heure il me passait des tas d’idées par la tête, quand je veux les attraper, elles s’évaporent.

— Si on connaissait une formule magique !

— Toine, tu ne connais pas une formule magique ?

Silence. Quelqu’un rit tout bas. Une ombre fait « chut », rit à son tour, se tait, frissonne. Silence.

Une voix de mezzo s’élève, claire et lente. On sent que pour un rien elle se briserait en éclats de gaieté :

« Par la nuit. Par l’oiseau. Par le vent.

« Secrètes comme la nuit, libres comme l’oiseau, hardies comme le vent, nous sommes trois. Une et une et une. »

— Hou !…

— Tais-toi donc…

— Séparées du monde, libérées du temps, hors des lois, des devoirs et des droits, nous sommes trois. Une et une et une.

« Une et une et une, nous avons choisi l’heure du hibou, du grillon, du crapaud.

« Que la raison s’envole, hibou. Que le désir caché, grillon de l’ombre, se montre. Que le rêve chante, crapaud inhabile à marcher, au gosier d’ange.

« Une et une et une, nous sommes trois qui ouvrons nos âmes à la nuit, trois belles de nuit, loin des regards.

« Que tes songes viennent à nous, nuit d’été, nous les abreuverons. Mais toi, je t’en prie, emporte nos paroles et disperse-les comme des éphémères.

« Afin que leur ronde insensée ne nous poursuive pas au soleil levant et que nous n’ayons pas à rougir de notre folie à la clarté du jour. »

— Épatant ! Reprenons ensemble.

Les trois voix en chœur, on dirait la prière des nonnes :

« Par la nuit. Par l’oiseau. Par le vent… »

Puis elles attendent, suspendues au bord de quelque chose, les bras soulevés, tout prêts à se changer en ailes. Rien ne vient, que l’odeur des capucines, comme un langage qu’elles sont sur le point de comprendre. Encore un effort… Hélas ! cet effort ouvre un abîme. Le parfum des fleurs n’est plus qu’un parfum.

Suzon éclate de rire. Un rire bref de femme gagnée par l’ivresse et qui veut accélérer les progrès du vertige :

— Sans blague… est-ce l’incantation ? Il me semble que je ne suis plus tout à fait moi.

— Cela ne t’arrive pas, quelquefois, de te chercher toi-même, comme quand on a mis son chapeau sans y prendre garde, et qu’on le cherche partout, en se demandant quel poids inaccoutumé on a sur la tête ?

— C’est vrai, dit Annonciade, à moi cela m’arrive assez souvent.

— À moi aussi, reprend Suzon, mais ce n’est pas cette impression-là. C’est plutôt comme un éparpillement. Un choc, et le lien se rompt, qui maintenait le faisceau. Je ne suis plus une, je suis cent, je suis mille.

« Imaginez une meule de paille au soleil. Tout à coup, la meule se défait, peut-être parce qu’une troupe de corneilles s’est abattue sur elle et l’a mise au pillage, peut-être simplement parce qu’il faisait trop chaud dans ses flancs et qu’elle n’en pouvait plus de tout ce soleil.

« À partir de ce moment, la meule est hantée. Hantée par les fourmis, les oiseaux, les mulots. Hantée par le coq et les poules, leur affairement vorace, leurs brèves amours enrouées. Hantée par les couples qui traînent le soir dans les champs, tout noirs sur le crépuscule rouge. Hantée par les vagabonds qui n’ont pas d’état civil et qui lui laissent leur odeur de sueur et de grande route. Hantée quelquefois par les gendarmes qui poursuivent les vagabonds pour un crime inconnu… »

Suzon se tait.

— Et alors ?

— Alors, rien. Voilà tout.

Antoinette insiste :

— Il faut bien que ta meule fasse une fin. Quelle fin ? On peut en supposer plusieurs : ou bien, un soir, un vagabond met le feu à cette paille folle et cela fait dans la nuit une grande fleur orange et puis un petit tas noir et gris. Ou bien la pluie survient et la pourrit. Ou bien un paysan passe et la charge à coups de fourche sur sa brouette pour en faire une litière…

— Je me demande, interrompt Suzon avec un peu d’humeur, pourquoi tu veux toujours que tout ait une fin. Moi, j’aime les choses qui ne finissent pas.

— Pauvre de nous, ce n’est pas moi qui l’ai voulu que tout ait une fin.

— Et pourquoi veux-tu aussi que cela finisse mal ? Incendie, pourriture ou litière, en voilà un destin !

— Mon Dieu, pour une meule de paille…

— Mais ce n’est pas une meule ordinaire et ça ne se passe pas du tout comme ça. « Un jour, la meule se retrouve en ordre. Comment cela s’est-il fait ? Peu importe. La voilà immobile dans son champ qui rêve au temps où elle était une meule hantée, grouillant d’une vie multiple, aventureuse… »

— Ignoble, dit Annonciade avec dégoût. Tous ces insectes et ces hommes sales… Comment peut-elle aimer à penser à ça ?

— Ça ne fait rien. L’essentiel, c’est de vivre beaucoup. On embrasse mieux la vie avec mille pattes qu’avec deux. Et puisqu’elle donne l’illusion d’une meule bien sage et qui ne pense à rien… Ronde et benoîte dame-jeanne qui se tient à son rang, dans son champ, attendant la récolte. La récolte ou autre chose… Quoi ? Le coup de folie, le coup de vent, la foudre… Est-ce qu’on sait jamais ? Est-ce qu’on peut savoir ?

~ Suzon aime à se réserver l’avenir, dit Antoinette, mais elle ne veut pas de la litière ni du fumier. Il est certain qu’un point d’interrogation est beaucoup plus intéressant. On y met ce qu’on veut et, comme on ne sait pas exactement ce qu’on veut, le point d’interrogation prend une ampleur magnifique, se transforme en une corne d’abondance gonflée de vent qui ressemble aux surprises en papier verni qu’on achète chez l’épicier quand on est gosse. Le bon moment, c’est celui où on a la surprise en poche. Quand on l’ouvre, on y trouve un petit gâteau sec comme un grelot et une pelle en fer blanc bonne à faire des pâtés de sable dans un dé à coudre.

— On ne devrait jamais ouvrir les surprises, dit Annonciade.

— Alors, elles ne vaudraient pas plus qu’un caillou. Impossible de mettre l’espoir en conserve, ma pauvre Anne, si tu le fixes, il se pétrifie. Il faut le laisser courir et courir avec lui à toutes jambes jusqu’à ce qu’il fasse « floc » contre le mur. Alors on en ramasse les morceaux pour les porter en terre, et ça repousse…

— Tu es drôle, Antoinette. Tu dis les choses tristes avec un air gai et les choses gaies avec un air triste.

— C’est pour qu’on ne puisse plus s’y reconnaître, mon pigeon. Comme le triste a la majorité, je le roule, tu comprends ?

Suzon riait :

— La tristesse ? Connais pas. Il y a l’ennuyeux et l’amusant, le prévu et l’imprévu.

Le vent apportait l’odeur des foins. Elles se turent un long moment. Antoinette essayait d’analyser le parfum en respirant à petits coups, pour retrouver l’essence de la luzerne et celle du trèfle incarnat, la suavité amère du trèfle d’Irlande, la fine vanille cachée dans le calice des petits liserons roses, la scabieuse doucement écœurante qui sent le poil de fleur… Elle n’y parvenait pas, tant ce mélange complexe était unifié dans une même électricité odorante et sèche. Mais l’imagination de la jeune fille lui représentait successivement toutes les plantes qu’elle évoquait, avec leur parfum frais, leur aspect, leur port particulier et leur poids dans la brise, et suscitait en même temps un monde de souvenirs sans visage qui fourmillaient dans son cœur avec une voluptueuse mélancolie.

Annonciade murmura, rêveuse :

— Les impressions… c’est drôle… Il y en a qu’on ne peut pas définir, d’autres qu’on arrive à traduire à peu près, par comparaison. Mais cela fait un singulier effet quand on essaie d’exprimer ce qui se passe là dedans (elle touchait son front, dont on voyait la pâleur sous ses cheveux sombres). Il semble qu’on s’en éloigne à chaque mot, et pourtant, quand on a fini de parler, on a créé quelque chose qui ressemble à ce qu’on éprouve. Ce n’est pas très clair, mais enfin vous me comprenez.

« Quelquefois, une image vous obsède, ou un mot, ou un air de musique. Cela vous emplit la tête, on ne sait pas pourquoi. De même que certains mots, certains sons ou certaines lignes vous font plaisir ou peine, on ne sait pas pourquoi. Et tout d’un coup, cela s’éclaire : vous voyez le rapport entre cela et votre vie. D’autres fois, cela ne s’éclaire jamais. C’est curieux ; on croirait que quelqu’un pense pour nous, que nous ne sommes pas toujours capables de comprendre. C’est peut-être idiot, ce que je dis ? »

— Pas du tout.

— Figure-toi… c’est drôle… Depuis que nous sommes ici, depuis ce soir surtout, que les ponts sont coupés entre nous et la vie normale, j’ai l’impression que je me suis échappée du cercle.

« Quand j’étudiais la géométrie — ça n’était déjà pas rigolo ! — j’avais une horreur particulière pour la circonférence. Oh ! le supplice de cette ligne qui tourne en rond sans commencement ni fin… Jamais je n’ai pu m’appliquer aux problèmes qui concernaient la circonférence. Je n’avais de soulagement que quand je pouvais mener la tangente. La tangente, en voilà une qui a de la veine ! Elle touche la circonférence juste le temps nécessaire pour se rendre compte de ce que c’est, et apprécier son bonheur quand elle file, ouf ! dans l’infini…

« Jusqu’à ce soir, je n’avais pas compris pourquoi la circonférence me causait une impression pénible. Tout à l’heure, je me suis rendu compte que, depuis des années et des années, il y a dans ma tête un souvenir qui tourne en rond.

« Quand j’étais petite, je jouais souvent avec un ami de papa que j’aimais beaucoup. Un jour, il m’a prise par les genoux et soulevée en l’air, droite, plus haut que sa tête. J’ai vu de tout près son visage renversé qui riait au-dessous du mien et je me suis mise à crier. Je ne le reconnaissais plus : il était effrayant, comme un pays sauvage, avec des plis de peau, des taches rouges, des yeux qui brillaient, des poils. Ce n’était plus monsieur un tel, mon ami. C’était un animal sans nom.

« Je me suis débattue, il m’a lâchée : « Eh bien, qu’est-ce qui t’arrive ? » À peine à terre, j’ai pris un galop éperdu à travers la pièce et lui courait derrière moi, en rond, riant comme un fou de ma folie subite. Un ouragan de terreur et de fureur me poussait à fuir ; j’ouvrais la bouche et ne pouvais plus crier. Ce qu’il y avait de plus épouvantable, c’était ce mélange de contrainte et de liberté : je savais que je pouvais m’arrêter, mais je n’arrivais pas à le vouloir. Oh ! Je me souviens de tout avec une netteté… et comme je me suis laissé tomber, à bout de souffle, accablée par un désespoir colère qui m’a fait sangloter interminablement — et comme, pendant plusieurs jours je ne pouvais plus voir notre ami, qui se désolait : « Mais qu’est-ce qui lui a pris ? Mais que lui ai-je fait ? » Je ne le savais pas moi-même, ce qui m’avait pris. Est-ce curieux !

« Est-ce curieux aussi que la vie me paraisse un cercle où il me faut courir en rond, poursuivie par un bruit de pas… Sont-ils devant ? Sont-ils derrière ? Je n’en sais rien. Je cours et je ne sais pas si c’est à cause de la peur que j’ai d’être rejointe par ces pas qui viennent derrière ou du désir que j’ai de rejoindre, pour n’être plus seule, ces pas qui marchent devant… »

— Eh bien, ma vieille, s’écria Suzon, tu l’as joyeux, le cauchemar !

— Ce n’est pas un cauchemar. C’était jusqu’à présent une sensation vague comme la faim ou la soif quand ça commence… Je viens seulement de m’en rendre compte. Mais tu sais, les mots… Dans ma tête, ce n’est pas aussi précis. N’empêche que ce soir, je me sens délivrée, sortie du cercle…

Antoinette réfléchissait :

— Ce que je me demande, c’est si cette impression date de l’incident, ou si elle était en toi auparavant et que tu l’aies tout d’un coup retrouvée… Ce visage que tu dis n’avoir pas reconnu, si tu l’avais au contraire reconnu ?

— Comment veux-tu ? J’étais toute petite : quatre ou cinq ans peut-être.

— Ça ne veut rien dire. On naît centenaire. C’est pourquoi les femmes sont bien excusables d’oublier leur âge. Qui peut savoir le nôtre, par exemple ? Combien de siècles avons-nous ? Vous n’avez jamais songé que vous en saviez bien long, pour des jeunes filles nées d’hier ?

« Je ne veux pas parler de cette science que l’on cherche à quinze ans dans le grand Larousse. Bon Dieu ! ce serait peu de chose si nous ne connaissions que des mots !

« Mais d’où nous vient cette aptitude à deviner et à comprendre ce que personne ne nous a expliqué ? Instinct ? Mémoire ? Quelle mémoire ?

« Des îlots surgissent de l’océan. Une lente, imperceptible poussée continue les relie les uns aux autres, et voilà un continent sur lequel l’esprit part en reconnaissance. C’est bien cela : en reconnaissance. On croit découvrir et on ne fait que reconnaître.

« Il est vrai que le souvenir parle un langage obscur. On dirait qu’il veut respecter ce qu’on appelle en vieux style l’ignorance virginale. L’ignorance virginale ! Tas de crétins ! Faut-il être aveugle ! Faut-il n’avoir jamais réfléchi à ce qu’est une femme !

« Quand je vois une mariée tout en tulle et les bonnes gens autour, admirant la primeur sous sa cloche transparente, j’ai envie de leur crier : « Aveugles ! Regardez donc le voile de la mariée. Vous ne voyez pas que c’est un grimoire si chargé de signes et de ratures qu’on n’y trouve plus un coin de blanc ? Bien malin qui saura lire tant de vieilles histoires ?… »

— Le marié, peut-être ? suggéra Suzon avec un petit rire.

— Oh ! le marié… Pauvre homme ! Ne parlons pas de celui-là. D’abord, par profession, il n’y voit que du blanc. Et puis, entre nous, la paléographie, il s’en fiche. Les mariés sont des gens à idée fixe. Comme abrutissement, on ne fait pas mieux.

— Ha ! Ha ! Ha ! Elle dit ça avec une conviction… Combien de fois as-tu donc été mariée ?

— Ah ! voilà… Combien de fois ? Et Annonciade, combien de fois ? Et combien de fois, toi-même ?

— Dommage que je ne m’en souvienne pas.

— Tu t’en souviens, mais tu ne le sais pas.

— Dis donc, Antoinette, serais-tu bouddhiste, théosophe et vouée au Karma ?

— Oh ! ça… Si nous passons par des vies successives, je n’en sais rien. Tandis que je sais bien qu’une grande mémoire nous instruit et nous accable, qui n’est pas nôtre. Un chœur à mille voix chante dans les profondeurs océaniques de notre conscience. Il y a les passionnées, les folles, les sages, les désenchantées, les douloureuses. Nous, les jeunes filles, qui ne sommes qu’un masque de peau fraîche et d’audace tendue sur de vieilles joies et de vieilles douleurs, quand nous avons prêté l’oreille et capté un chant de sirène entre les autres, savons-nous où il nous mènera ? Savons-nous de quel danger ou de quel secours peut être pour nous le chœur éternel des mortes ?

— Tais-toi, murmure Annonciade en frissonnant. Tu dis des choses un peu terribles.

— On peut tout dire, ce soir. Demain, nous oublierons les mots qui vont trop loin. Mais ce soir, demandons-nous quelle voix t’inspire cette lassitude craintive et à Suzon cette fringale innombrable et à moi cette défiance amère qui charge ma jeunesse d’un poids souvent cruel ?

« Est-ce parce que j’ai été conçue dans le désenchantement ? Pourtant, je me rappelle… Elle était gaie, d’une gaieté de bacchante sage. Elle avait regardé l’amour en face, l’avait trouvé médiocre et s’en était détournée pour toujours avec tranquillité, comme font tant de femmes quand elles sont comblées par la présence d’un enfant. « Mais moi, moi, où ai-je puisé cette rancune héroïque, comme si j’avais tout un peuple à venger ? »

— Ah ! tiens, dit Annonciade, j’aurais voulu être la mère Ève. Au moins celle-là n’avait pas de souvenirs encombrants.

Dans la vallée, un train passa en grondant. Il lâcha la vapeur à coups pressés et l’appel déchirant flotta derrière lui. Moïse, réveillé par la conscience du devoir, se mit à japper aux trousses de ce fantôme. Un chien aboyait du côté de Grignolles. L’enfant Moïse, plein de jactance, sousoutenait le dialogue, tremblant d’ardeur jusqu’au bout de la queue.

Était-ce Siki, ce chien anonyme ? Il était possible que ce fût lui. Suzon, la tête penchée, sentait se renouer certain charme brisé et souriait dans l’ombre.

— L’Orient-Express, dit Antoinette. Je me rappelle, autrefois, tous les soirs, je l’écoutais passer…

X


L’abbé Graslin revint enthousiasmé de son séjour au château de Luçon.

Il rapportait dans un panier une levrette anglaise de cinq mois au museau timide et futé, aux flancs étroits, d’un beige soyeux et comme poncé, qu’il avait nommée miss Hélyett. Miss Hclyett était un cadeau de la comtesse de Luçon.

En même temps que la chienne, l’abbé fit voir à ses amies de grandes photographies qui représentaient le comte et la comtesse au milieu de leurs chiens et de leurs chevaux. Le châtelain avait l’aspect d’un beau maître de manège, avec sa grosse moustache et ses yeux fins. Sa femme était de celles que la quarantaine façonne en déesses porteuses de cuirasses. Grande, le buste plein, bien moulée dans son amazone, elle riait à superbes dents, flattant d’une main les naseaux de sa jument tandis qu’elle embrassait de l’autre côté l’encolure d’un poulain dont les pattes grêles disparaissaient à partir du genou dans un manchon de poils bourrus. Ou bien, un bras levé, elle tenait en arrêt sa meute et l’expression passionnée des bêtes contrastait avec la rieuse placidité de cette Diane charolaise.

— Une femme épatante ! disait le curé, éperdu d’admiration. Elle s’y connaît en chevaux ! C’est elle qui dirige le haras. Elle est plus entendue que son mari — et il faut la voir sauter les haies ! »

De ces quelques jours passés parmi les prés luisants, dans l’odeur des chevaux, dans le tumulte des chiens, il rapportait une allégresse animale, une joie franche et puissante dont il faisait inconsciemment hommage à la belle châtelaine.

Tout en parlant, il avait offert son bras replié comme siège à miss Hélyett qui s’y tenait assise avec grâce, appuyait ses deux pattes sur les pectoraux de son nouvel ami en flairant sa barbe de loin d’un air circonspect. De temps en temps l’abbé s’interrompait de vanter la comtesse pour parler à la petite chienne avec la jovialité attendrie d’un soldat berçant un poupard.

Suzon admirait les photographies de la châtelaine avec des louanges excessives, comme font les femmes jalouses. Elle n’était pas le moins du monde éprise de l’abbé Graslin. Elle n’allait pas non plus jusqu’à penser qu’il fût épris de Mme de Luçon. Mais elle sentait qu’il lui attribuait une supériorité sur toutes les femmes : il la séparait de la masse. Elle, Suzon, demeurait dans la masse. C’était indu, monstrueux. Il fallait qu’elle occupât la première place dans l’esprit de toutes les créatures qui l’avaient une fois connue — hommes, femmes, culs-de-jatte. Comme elle était souvent frustrée de cette primauté, sa vie secrète était riche en tourments, qui finissaient par se dissoudre dans un sentiment accru d’orgueil en alimentant des revanches imaginaires pleines de délices.

Ainsi, après avoir été humiliée un moment par l’image de la Diane charolaise, elle se mit à rêver qu’elle apprenait à monter à cheval, révélait des dispositions exceptionnelles, prenait part à une chasse à courre avec Mme de Luçon et l’abbé Graslin. Elle enlevait son cheval par-dessus des obstacles prodigieux, suivie par l’admiration du cortège qu’elle entraînait, le curé galopant second derrière elle et Mme de Luçon troisième. On demandait : « Qui est cette amazone intrépide ? » Quelqu’un de bien renseigné répondait : « Une jeune Parisienne, étudiante en droit, très intelligente. » Là-dessus, une voix connue : « Et si vous saviez ce qu’elle est rigolotte, cette petite Suzon ! » Alors, après avoir reçu les honneurs du pied, elle fraternisait avec Mme de Luçon. Toutes deux se promenaient bras dessus, bras dessous dans les prairies, en parlant chiens, chevaux, avec l’abbé subjugué.

Pendant que ces tableaux se déroulaient dans son esprit, elle tapotait les flancs de la levrette, riait et plaisantait. Et le curé qui souriait gaiement à ce joli visage animé ne se doutait pas que la griserie d’une galopade imaginaire et les spasmes de la vanité comblée faisaient briller ses yeux et flamboyer cette bouche couleur de géranium.

Antoinette, silencieuse, devinait Suzon en partie, mais pour le moment, la petite l’intéressait moins que l’abbé Graslin. À le voir ainsi, éclatant de joie, de vie physique, elle se demandait quels effluves heureux avaient pu circuler entre tous ces êtres à deux et à quatre pattes, conscients peut-être d’une obscure parenté, contents de se frotter amicalement les uns aux autres dans la bienveillance des jours d’été. Et quelle pouvait être la nature de la sympathie qui avait poussé Mme de Luçon à faire don à l’abbé de la petite levrette ? Est-ce qu’elle éprouvait pour ce mâle revêtu des insignes sacrés l’attrait un peu trouble que tant de femmes ressentent devant la soutane ? Ou bien avait-elle reconnu en lui un frère de race, une créature d’un sang noir et violent comme le sien, amie des bois, des bêtes, des immenses saouleries au goût d’herbe et de vent ?

« Si l’abbé était venu au monde avant Jésus-Christ, pensait Antoinette, il serait né Centaure. Quatre sabots et une robe de poil au lieu du rabat et du chapeau rond. Et Mme de Luçon, Hamadryade. Ces deux-là doivent sentir qu’ils ont raté leur vocation… »

Son regard allait des photographies de la belle amazone à la petite Vierge de plâtre bleu et blanc placée sur le piano. Comment l’abbé Graslin conciliait-il ces deux cultes ? Il avait dû dire sa messe dans la chapelle du château de Luçon. La grande Hamadryade y assistait sans doute, penchant son front païen sur un prie-Dieu. À quoi pensait-elle à ce moment ? Quels jeux de soleil, d’ombre et d’eau, moiraient sa prière ? Combien d’étranges mixtures les âmes n’offraient-elles pas à leur Dieu ! Antoinette se disait que la vie est merveilleusement riche, complexe et inquiétante, et qu’elle aurait voulu vivre mille ans.

Annonciade trouvait, sans le dire, que Mme de Luçon avait un peu l’air d’une brute. Elle devait aimer l’amour. Cette classification simpliste lui servait à départager les natures féminines : celles qui aimaient l’amour — et celles-là lui inspiraient le mépris, un tantinet envieux, que ressentent les pauvres distinguées à l’égard des riches vulgaires — celles qui le subissaient avec indifférence, supériorité, ironie ou résignation. (Ici la gamme des sentiments était plus variée et la jeune fille nuançait sa sympathie suivant les cas ; mais au fond, elle s’affligeait de trouver chez les autres l’écho et en quelque sorte la confirmation de ses propres répugnances.)

Une rêverie vague lui fit entendre la voix de M. de Luçon dans un parc plein de nuit qui sentait la verdure humide. On distinguait juste le point lumineux de sa cigarette. L’association de cette luciole et de la voix mâle était infiniment agréable, suggestif, amoureux. Puis elle le vit penché sur sa femme pour lui donner un baiser et sa grosse moustache lui fit horreur.

— Ah ! vous savez, dit l’abbé, j’ai rencontré tout à l’heure les MM. MDornain. Nous avons parlé de vous, mademoiselle Antoinette.

— Tiens ! s’écria Antoinette, ils se souviennent de moi ? Ce que nous avons pu nous battre, quand nous étions gosses !

Les « MM. Dornain » avaient bonne mémoire. Ils avaient même exprimé le désir d’aller présenter leurs hommages à Antoinette si elle le permettait.

— Mais bien sûr, dit Antoinette, cela m’amusera de les revoir. Que deviennent-ils ?

Suzon se pencha sur miss Hélyett qui détourna la tête d’un air délicat comme pour signifier : « Je n’aime pas qu’on me souffle dans le nez. »

— Vous savez que leur père est mort il y a cinq ans ?

— Ah ! non, j’ignorais. Et Mme Dornain ?

— Remariée. Elle habite le Midi et les jeunes gens ont gardé Frangy. L’aîné y vit constamment ; il fait de l’agriculture, mais je crois que ça ne l’enchante guère. Bertrand, le plus jeune, vient passer les vacances avec son frère. Il fait des études d’électricité à Paris pour être ingénieur.

— À Paris ? demanda Suzon.

Et sa voix sonna comme une clochette fêlée.

Après un moment, durant lequel elle travailla violemment à prendre un air naturel, elle interrogea encore :

— Ils ne sont que deux frères ?

— Oui, répondit Antoinette ; André et Bertrand. Ils doivent avoir vingt et vingt-quatre ans, si je ne me trompe.

L’abbé ajouta :

— Ils ont en ce moment chez eux un de leurs amis, un garçon de vingt-sept à vingt-huit ans, qui s’appelle Robert Gilles. Le connaissez-vous aussi ?

— Pas du tout.

On parla d’autre chose.

Annonciade pensait :

— Zut i on était si tranquille ! Si ces garçons prennent l’habitude de venir nous embêter ! Et puis, je n’aime pas les nouvelles têtes.

Mais Suzon regardait vaguement par la fenêtre le carré de choux du potager et souriait aux légumes, d’un sourire contenu qui tentait de s’échapper par les pommettes et par les yeux, irradiant son visage comme une lampe intérieure. Elle avait oublié l’amazone de Luçon. Elle avait pardonné aux deux jambes de toile bleue. Son serviteur le hasard rentrait en grâce. Un foulard de soie rouge et beige fait sur le gravier un petit tas mou et une tache vive… Elle entend la voix de Rigoletto, respire rôdeur du vent après la pluie. La vie est belle. Une minute de triomphe se dilate jusqu’à remplir l’éternité. Est-il possible qu’on meure ? Eux, mais pas moi.

XI


Éveillée plus tôt que de coutume, Antoinette entendit sur les vitres les bonds secs de la pluie qui commençait à tomber, à fortes gouttes isolées.

Du fond de son lit, elle frémit de plaisir de la tête aux pieds. Elle croyait sentir dans ses membres la joie de la terre sous l’averse et le rêve confus des limaces rouges qui traînent leur corps de caoutchouc dans l’odeur de noix des chemins mouillés.

La pluie redouble. Sur les feuilles, sur le sol, elle bat une musique de tambour arabe. Antoinette saute à bas de son lit, s’enveloppe d’un peignoir et court à la fête, la tête et les pieds nus.

Sous ses orteils, le relief du gravier mouillé ; chaque petit caillou, hier annihilé dans une masse brûlante, reprend conscience de lui-même. Sur son front, le choc des gouttes, comme de mille insectes durs qui s’éparpillent.

Le vert de l’herbe tourne au bleu. Au bout de l’allée, les feuilles du lilas, petits cœurs aigus, inclinés, ruissellent. La pulsation de la joie est si impérieuse qu’Antoinette voudrait danser. Mais elle n’ose, car elle a toujours un peu honte devant elle-même.

L’eau qu’elle boit au creux de ses paumes a une saveur de terre et de vieux métal. C’est le goût des pays que la pluie a traversés. Ils ne différent pas du nôtre, à ce qu’il paraît. Qu’est-ce que cela fait ? Le goût du nouveau, c’est bon pour les neurasthéniques. Anoinette n’est pas neurasthénique. — Triste seulement, par instants, jusqu’à la racine de l’âme. Comme tout le monde.

Mais le pessimisme joyeux qui marche toujours à ses côtés est un solide compère. Le voilà qui parle à Dieu, retrouvé au tournant de l’allée avec sa robe de bonté. Pas pour longtemps, sans doute, pas pour longtemps. Mais aujourd’hui Il est là avec sa robe de bonté. On peut sans trembler l’entretenir de questions professionnelles, comme un bon patron qui ne dédaigne pas l’avis de ses ouvriers.

« N’écoutez pas, mon Dieu, ceux qui vous disent que la Terre est trop vieille et que c’est de l’ouvrage mal fait.

« Trop vieille, la Terre ! Cette jeune fille folle de danse, si folle qu’elle ne sent pas son poids et que sa danse en rond épouse indéfiniment l’espace ! Unis comme je les vois, non, ce n’est pas un vieux ménage, Seigneur. Leur allégresse est encore nouveau-née. La Terre a l’odeur de lait, de duvet d’oiseau, de peau en fleur, qu’on respire au creux des berceaux.

« Et c’est de l’ouvrage très bien fait, mon Dieu. Je sais que les avis sont partagés là-dessus, qu’on vous reproche d’y avoir mis trop de larmes — et moi-même… Oui, c’est vrai, un peu trop de larmes, Seigneur. Il ne fallait pas saler la mer à ce point.

« Mais j’admire ici comme vous êtes habile dans votre métier, ô Créateur ! Vous avez chevillé dans votre créature terrestre le goût des larmes. Vous le savez bien, vous qui sondez les reins et les cœurs, que nous sommes incapables d’imaginer sans épouvante une éternité de joie. Votre paradis, mon Dieu, combien d’âmes n’a-t-il pas découragées ! C’est pourquoi les plus humains d’entre nous ont inventé le purgatoire, avec sa douleur doublée d’espérance. Macérer dans les larmes et contempler au loin, tout nébuleux, le sourire du bonheur… Ah ! on se retrouve chez soi ! pourvu que ça dure… Voilà pourquoi je trouve, Seigneur, que la Terre, c’est de l’ouvrage bien fait.

« Il y a aussi cette question de la Vérité qu’ils réclament tous à cor et à cri et dont ils ne sauraient que faire, si vous la leur donniez. Ils se plaignent que les âmes soient condamnées à marcher dans les ténèbres, seules, toujours seules. Merci à vous, Seigneur, Dieu merci I Supposez que nous connaissions un jour la Vérité, et le Bien son frère : quelle douleur, quand nous lirions dans l’âme des autres — et quand nous lirions dans la nôtre, quelle honte !

« Nous serions tous comme des malfaiteurs surpris par la lampe électrique de l’inspecteur de la Sûreté. Non, non, Seigneur, écartez à jamais le rayon de votre lampe de toutes les partouzes de la planète.

« Vous nous avez envoyé la guerre comme un rapide éclair de vérité qui a illuminé la nuit pendant une seconde. Pendant une seconde, on a vu clairement toute la laideur du monde ramassée sur une ligne enflammée comme un abcès. Ah ! Seigneur, ont-ils assez crié vers vous ! Leurs lamentations ont-elles assez étiré cette interminable seconde ! Je m’étonne que vous n’ayez pas perdu patience. Il est vrai que vous avez le temps pour vous.

« Tout cela, Seigneur, c’est pour vous dire qu’il ne faut pas faire attention à leurs criailleries. Le cahier des doléances est un tissu de contradictions. Sans doute y comprenez-vous quelque chose, puisque vous êtes Dieu. Moi, je n’y comprends rien. Non, Seigneur, je ne comprends rien à cette graine humaine : le secret de la moisson y est trop profondément caché.

« Et pour mon compte, voyez-vous, je ne désire rien de plus que ce que vous m’avez donné : la terre avec ses saisons et mon œil ainsi fait qu’il la trouve belle.

« Je ne désire rien au delà de ce matin de pluie hérissé de lances, comme un bataillon en marche sur une route et qui jette en l’air son allégresse.

« Rien de plus que ce petit escargot de nacre rose veinée de brun, grésillant de bonheur sur son mur inondé. Rien de plus que les gueules de flamme de ces capucines ouvertes par un cri de joie que nous sommes seuls à entendre, vous et moi, ce matin.

« Rien de plus, Seigneur, si ce n’est cette main. Vous savez bien, cette main longue et blanche dans laquelle je glissais mon petit poing fermé pour mieux garder mon bonheur.

« Mon poing s’est ouvert, Seigneur, et nos mains dénouées. Mais parce que ce matin je vous vois en robe de bonté, je pense que vous me la rendrez. Ne vous mettez donc pas en frais pour ma part de paradis : rien qu’un matin pareil à celui-ci, avec l’escargot et les capucines, l’espoir du soleil qui va boire la pluie — et cette main.

« Je vous demanderais bien d’y mettre aussi ma petite Annonciade, mais peut-être que cela ne lui plairait pas, quoiqu’elle m’aime infiniment. Sait-on jamais l’idée que les jeunes filles se font du bonheur éternel ? »

Elle va et vient, comme portée par une vague, le cœur battant d’amour, la tête se moquant du cœur. L’eau qui lustre ses cheveux et lui fait une coiffe luisante de marron d’Inde commence à ruisseler dans son cou. Elle rit. Ses pieds battus de pluie sont deux flammes qui l’entraînent jusqu’au verger. L’herbe est pleine de prunes ouvertes d’où les guêpes ont fui. Antoinette les ramasse et les mange, froides et molles.

Et voici venir Suzon qui, de sa fenêtre, a vu son amie courir dans le verger et vient la rejoindre sous la pluie. Elle a mis des sandales et un imperméable, mais elle est tête nue, comme Antoinette-Les gouttes restent accrochées à ses cheveux sans les pénétrer, comme interdites par le tissu inextricable et l’odeur inconnue de ce buisson doré.

— J’adore ce temps-là, affirme-t-elle en arrivant. Crois-tu qu’Annonciade est désolée parce qu’il pleut ! Moi je n’ai pas pu rester au lit. Mais tu es trempée ! Tu vas prendre froid.

— Pas froid, pas froid du tout, chantonne Antoinette. Je flambe, je danse, je vois le ciel ouvert. Veux-tu des prunes ? On mange de la pluie en même temps.

Et, tout d’un coup :

— Suzon ! Qu’est-ce que tu penses de Dieu ?

— De Dieu ?

Depuis sa dernière crise d’âme, Suzon n’y a plus pensé. Cette question lui produit le même effet que si, à l’examen, on l’interrogeait sur une partie du programme qu’elle aurait oublié d’apprendre. Impossible d’improviser. À bout de ressources, elle dit ce qu’elle pense :

— Comment veux-tu qu’il existe ? Ça se saurait.

Déjà Antoinette se repent d’avoir parlé. Comment a-t-elle pu livrer à cette petite âme étrangère le mieux caché de ses tourments, le cœur amer et plein d’arôme de la rose durement serrée ? La fille tendre, au langage hardi, aux pudeurs sauvages, vivement remet son masque et rit. Et comme Suzon, qui sent qu’elle a gâché une occasion offerte, essaie de forcer la porte refermée, interroge à son tour, Antoinette l’entraîne :

— Viens déjeuner. Après, on se mettra vite à ranger la maison. Il ne faut pas que les Dornain nous trouvent en camp volant.

— C’est vrai ! je n’y pensais plus ! (elle ne pense qu’à cela.) C’est vrai que les gens de Frangy font une descente aujourd’hui. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir leur dire, à ces garçons que nous ne connaissons pas ?

Elle rentre au galop, hèle sa sœur :

— Ann ! Eh ! ma vieille Ann, lève-toi ! On reçoit des visites aujourd’hui, ce n’est pas le moment de flémer !

— Ouaf, ouaf, répond l’enfant Moïse avec enthousiasme.

Et la voix d’Annonciade, molle, enrouée de sommeil, gémit :

— La barbe ! La barbe ! La barbe !

XII


Les « gens de Frangy » se font attendre. Dans la maison aux pendules muettes, les jeunes filles vont et viennent, prêtes depuis longtemps, en proie à un énervement croissant, fait d’impatience, de mauvaise humeur, de curiosité.

Le sortilège de l’attente s’accroissait du fait que les jeunes gens devaient venir en voiture. À chaque instant, elles croyaient entendre le ronflement d’un moteur. Une batteuse mécanique dont le chant ondulait au loin, tantôt aigu, tantôt grave, les tint plusieurs fois suspendues, l’oreille aux écoutes, le cœur battant au ralenti.

À mesure que le temps s’écoulait, la notion de la personnalité de ceux qu’elles attendaient se dissolvait dans le halo né de leur impatience. Les détails qu’Antoinette avait donnés à ses amies sur les frères Dornain, sur leurs parents, sur l’enfance des deux garçons et leurs jeux de vacances dans le château Louis XIII où l’on trouvait encore des toiles marouflées du dix-septième siècle représentant les épisodes de Don Quichotte, tout cela ne formait plus qu’un amalgame d’impressions luxueuses et romanesques sur lesquelles se détachaient, sombres et cernées d’un trait lumineux, les silhouettes de deux inconnus. Un peu en retrait, une troisième : l’ami des Dornain, ce Robert Gilles, dont on ne savait rien. C’est à peine si Suzon parvenait à établir un rapport entre ces trois silhouettes et les mécaniciens qu’elle avait vus s’affairant autour d’un tracteur en panne. Cependant, ce souvenir qui lui avait été longtemps désagréable, rejoignait l’aimable image du jeune homme à la Bugatti et la vision du château sous un ciel d’éclaircie avec le foulard rouge et beige abandonné sur le gravier. Aussi la jeune fille était-elle envahie par un plaisir bourdonnant comme la batteuse dont elle entendait le chant par intervalles, ce chant qui lui faisait venir chaque fois une sueur fine au creux des mains.

Antoinette se représentait assez nettement encore les petits garçons avec lesquels elle avait joué jadis : Bertrand, son compagnon préféré, maigre, batailleur et gai, avec un long cou, de longues jambes chaussées de bas écossais, une grande bouche de jeune engoulevent et de beaux yeux francs et rieurs. André, adolescent taciturne, aux traits incertains et gonflés, à la lèvre salie par une ombre de moustache ; le dernier été qu’ils avaient passé ensemble, il prenait part aux jeux avec condescendance ou bien restait à l’écart, tenant à la main un livre qu’il ne lisait pas. Antoinette revit tout à coup le regard pesant et timide qu’il avait arrêté sur elle, ce jour où elle l’appelait pour goûter, tandis que les géraniums flambaient silencieusement sur la pelouse, qu’elle savourait par avance la fraîcheur de l’orangeade et qu’une corneille volait haut, seule dans le ciel. La vivacité de l’impression lui donne un choc dont les vibrations se prolongent, s’amortissent, puis s’effacent… Les ponts sont coupés entre ces images d’autrefois et les inconnus qu’Antoinette attend tout à l’heure, partagée entre l’ennui de voir des intrus déranger leur vie paisible et le plaisir de la nouveauté qui change la saveur des jours.

— Moi, je crois qu’ils ne viendront pas, dit Annonciade, en appréciant une fois de plus dans la glace l’accord du bleu chinois de sa robe avec ses cheveux noirs et son teint de rose-thé.

Elle voulait prévenir une déception. Car il devenait évident que ce serait une déception si les « gens de Frangy » ne venaient pas.

Le tintement brusque de la sonnette du portail leur faucha les jarrets. Ce n’était que l’abbé Graslin qui s’annonçait ainsi, par plaisanterie, au lieu de passer familièrement par la petite porte comme il en avait l’habitude.

— Qu’est-ce qu’ils fabriquent, mais qu’est-ce qu’ils peuvent bien fabriquer ?

Ils étaient simplement engagés dans une interminable partie de billard, peu pressés de partir, ignorant la magie blanche que de subtiles émanations d’eux-mêmes composaient en ce moment à leur profit.

Quand la Bugatti s’arrêta enfin devant le portail de la vieille maison, ses trois occupants ne virent pas trois ombres faites à leur ressemblance mais nimbées d’un éclat extraordinaire qui volaient au-devant d’eux, les accolaient et se fondaient dans leur substance. Cela fut si rapide, qu’on peut dire que cela se passa en dehors du temps. Ils ne virent que trois jeunes filles, escortées d’un curé barbu, qui descendaient le perron à rampe de fer rouillé, venant à leur rencontre. Et certes, elles étaient charmantes.

Suzon marchait sur des nuées : c’est elle que Bertrand Dornain avait d’abord regardée et un éclair malicieux dans les yeux du jeune homme avait établi entre eux une complicité.

André ne voyait qu’Antoinette, si pareille et pourtant si changée. Robert Gilles les examinait toutes les trois d’un air curieux, amusé, et, comme disent les Anglais, self-controlled. Toutes les trois sentirent en même temps la qualité virile de ce regard-là. Une fanfare allègre sonna dans l’esprit d’Antoinette le branle-bas de combat. L’instant d’après, elle offrait aux arrivants une main cordiale, des yeux limpides, un accueil gentiment brusqué :

— Bonjour, André ; bonjour, Bertrand. Sont-ils grands, ces petits garçons ! Bonjour, monsieur. Vous n’êtes qu’un homme, vous : vous n’avez pas grandi.

Tout le monde éclata de rire, car Robert Gilles était le plus grand des trois. Un sourire adoucit son visage brun aux méplats osseux et volontaires ; le rayon bleu, direct, de ses prunelles se posa sur les prunelles de la jeune fille où se jouait une lueur taquine ? « Voyons un peu, semblait dire ce regard, voyons un peu cette fille qui se moque de moi ? » Antoinette sentit qu’il la distinguait et une bulle chaude monta dans son cœur et s’évanouit.

Annonciade pensait : « En a-t-elle de la veine de n’être pas timide ! Moi, je sens que j’ai l’air d’une imbécile ! »

La formalité des présentations accomplies, il y eut quelques secondes de silence, une oscillation des esprits. La greffe du passé sur le présent allait-elle prendre — ou bien ne restait-il des années d’autrefois qu’un rameau sec ?

Antoinette, d’un coup d’œil, vit qu’il ne fallait pas compter sur André. Peut-être souhaitait-il autant qu’elle la résurrection de leur enfance, mais il était paralysé par une gêne invincible et ses yeux, baignés d’une eau brillante sous de longs cils fournis, fuyaient le regard de l’ancienne petite fille, défiants, chargés d’orage, comme s’il redoutait également le souvenir du passé et l’oubli de ce passé.

Par bonheur, il y avait Bertrand, sa grande bouche fraîche, ses yeux rieurs, son corps nerveux et dansant dont tous les gestes exprimaient la joie de vivre. Plantée en face de lui, Antoinette retrouva l’intonation de leurs appels quand ils s’amusaient, d’un bout du jardin à l’autre, à singer la gouvernante anglaise :

— Hullo ! Bertie !

— Hullo ! Girlie ! répondit aussitôt Bertrand, et comme si ces quatre syllabes avaient ouvert les vannes à une puissance torrentielle, il sauta d’un élan au cou de la jeune fille, l’embrassa trois ou quatre fois de suite à l’étouffer, criant entre chaque embrassade :

— Ah ! cette vieille Antoinette ! Ah ! cette vieille Toinon ! Ça fait plaisir tout de même de se retrouver !

— Ouf ! fit Antoinette quand il l’eut lâchée, je te crois que ça fait plaisir. Un peu plus, tu m’étranglais comme le pigeon à qui tu avais si bien tordu le cou — tu te rappelles ? — pour lui prouver ta tendresse.

— Eh bien, disait André, tu n’as pas honte, Bertrand ! en voilà une tenue !

— C’est une très bonne tenue, riposta gaiement Antoinette. Ce sont nos douze ans qui viennent de s’embrasser.

Elle pensait ; « Que n’en fait-il autant ! on respirerait mieux. »

Mais André la regardait toujours avec des yeux chargés d’orage et, quand il lui parlait, lui disait vous.

— Allez ! s’écria Bertrand, une course à clochepied !

Ce fut le signal d’un pandémonium. À la course à cloche-pied succéda une partie de chat perché, puis une expédition dans les greniers où ils découvrirent des vieilles ferrailles mangées de rouille ; casseroles, fragments de chaînes, fer d’outils agricoles ou vieilles poêles devinrent les instruments d’un jazz sauvage.

— C’est pour faire fuir la pluie ! criait l’abbé Graslin en passant sa tête barbue par une lucarne et regardant le ciel nuageux d’un air de défi, tandis qu’il tapait à tour de bras sur un débris roux et grumeleux pourvu d’un manche qui avait du être jadis une poêle à frire. Il avait l’air d’un mage étrusque. Une gaieté barbare sortait de ce grand corps enjuponné, renforçait le délire des jeunes gens roulés par les vagues impétueuses de l’enfance et secrètement grisés par la conscience de leur beauté et de leur force adultes.

— Mince ! une de mes paroissiennes ! s’écria le curé en se reculant précipitamment.

Il venait d’apercevoir, derrière la fenêtre des communs, le visage crasseux et maléfique de Carabosse-Garrottin, sous son bonnet à quartiers.

— Fatalitas ! s’écria Bertrand.

Effondrés à terre dans la poussière de paille, les sept complices riaient aux larmes. Tout à coup on se rappela que Moïse était resté enfermé dans la maison. Annonciade y courut, bourrelée de remords, se reprochant d’avoir oublié son fils adoptif pendant une heure. Le fait est qu’elle n’y songeait plus du tout.

Quand le petit chien apparut, peureux et curieux, avançant comme un Indien sur le sentier de guerre, le train de derrière rasant le sol, ce fut une nouvelle explosion de joie. Robert Gilles saisit le chiot dans ses deux mains, l’éleva à la hauteur de son visage. Il lui marmottait des secrets en souriant, et Moïse, d’une langue frisante, cherchait à atteindre le nez du grand garçon.

— Il aime les bêtes, se dit Annonciade qui contemplait la scène avec une émotion injustifiée. Et cette constatation lui causa une joie tout à fait hors de proportion, elle aussi.

Bertrand parlait au bâtard avec une moquerie amicale :

— T’en as une gueule, mon pauv’ chien ! T’en as une gueule de raté !

— Il n’est pas raté du tout, protesta Annonciade indignée. Il est très joli. D’abord, c’est mon fils.

Les jeunes gens et l’abbé hurlèrent de joie.

Annonciade riait un peu, le teint foncé par l’émotion. Robert Gilles la regardait avec l’expression indulgente et joueuse qu’il avait tout à l’heure devant le petit chien — et brusquement, par une de ces illuminations qui sont comme l’effort passager d’un sens vers une compréhension supérieure, il vit sa beauté avec une intelligence exquise des détails qui en composaient l’harmonie.

Elle était là, debout sur ses chevilles droites. Une étoffe plissée d’un bleu nocturne habillait mollement des épaules aux genoux ce tendre corps de fillette arabe — et le cou mince, pas très haut, mais parfaitement rond, rayonnait, s’élevant de cette masse bleue, avec un éclat lunaire. Il vit le modelé doux du menton et des pommettes, les sourcils allongés en vol d’hirondelle, le rouge grenat de la bouche, le brun mouillé des yeux, la lumière rosée qui éclairait doucement les joues, la cendre bleue et mauve qui duvetait les paupières comme deux pétales courbes de pavot et le blanc particulier du front, plus pâle que le reste, d’un blanc de jade presque vert, entre les sourcils et les cheveux noirs. Sur tout cela, la palpitation pathétique des perfections éphémères. Un travail inconscient fixait avec minutie cette vision dans sa mémoire.

— Elle est unique, murmura la voix d’Antoinette à côté de lui. Elle a toujours quatre ans.

Il sourit sans répondre en hochant la tête. Certes, elle était unique, cette enfant ravissante. Il acceptait cette association protectrice que semblait lui proposer l’autre jeune fille aux yeux clairs, mais en réservant son opinion sur les quatre ans d’Annonciade, qui le gênaient. Il ne se sentait pas précisément à son égard l’âme de nourrice que les paroles d’Antoinette avaient tenté d’éveiller.

Elle, cependant, se demandait ce qui l’avait poussée à parler ainsi et s’inquiétait d’un tremblement imperceptible de l’âme qui vacillait au fond de sa gaieté.

Comment l’idée leur vint-elle de jouer au jeu de la Jungle ? C’est probablement Antoinette qui en eut l’inspiration, imprégnée qu’elle était de l’histoire de Mowgli. Mais il semblait en vérité que tout le monde y eût pensé en même temps. On discuta pour savoir qui serait Mowgli. Bertrand ou Robert Gilles ? Bertrand, avec sa sveltesse de Bacchus adolescent, son éclat de jeunesse, incarnait à merveille le Mowgli enivré de la Course de Printemps. L’autre, plus viril, un visage aux plans nets, des mâchoires accusées, un regard bleu qui fulgurait par moment dans la patine brune de son teint, figurait mieux Mowgli l’Homme, celui qui va quitter ses frères pour la piste solitaire et qui respire une dernière fois l’odeur sauvage de ses jeunes années.

Le débat fut tranché par Bertrand lui-même qui déclara préférer le rôle de Frère Gris.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, Robert pourra jouer son rôle en sabir. Ce sera plus couleur locale. Il a vécu un an dans l’Inde.

Ah ! il connaissait l’Inde ? Il avait de la chance ! Les jeunes filles faisaient cercle autour de lui.

— L’Inde, l’Afrique, l’Amérique, l’Océanie, continua Bertrand sur un ton de bonimenteur. Robert vous dira qu’il est ingénieur-prospecteur et qu’il fait des missions. Mais moi, qui ai vécu trois mois avec lui au Dahomey, je sais ce qu’il fait : il truste les peaux de femmes pour la maroquinerie.

— Idiot ! répondit Robert avec un sourire calme en haussant une épaule.

Il aurait dû remercier son ami de cette plaisanterie, acceptée comme telle, mais qui ajoutait une trace phosphorescente à son auréole.

— Qui fait Bagheera ?

— Moi, dit Suzon rebroussant à deux mains sa toison et clignant des yeux, féline. Panthère blonde, ça ne fait rien. Frère Gris et moi, nous chassons à vos côtés, Mowgli.

— Et vous, mademoiselle ? demanda Mowgli-Robert en penchant sa haute taille.

Annonciade balbutia :

— Mais… je ne sais pas…

— Une antilope, proposa Antoinette. Mowgli te donnera la chasse.

— Je n’aurai jamais le cœur de la tuer, répliqua Robert en riant. Il tenait toujours Annonciade sous son regard.

— Bah ! lança Antoinette avec une vibration ironique dans la voix, quand le chasseur a bien faim… tant pis pour l’antilope !

Cette fois c’est elle que Robert regarde, d’un regard appuyé qui cherche le sens caché des mots, et puis une ombre de sourire passe sur ses lèvres et il répond tranquillement :

— Je suis végétarien.

Antoinette rit et applaudit, belle joueuse. Une idée lui vient, qu’elle accueille avec l’impression de jeter un défi à la destinée :

— Non, je sais ce que tu vas faire, Ann. Tu vas jouer le rôle de la jeune fille que Mowgli aperçoit quand il est caché dans les cannes à sucre.

— C’est un rôle muet ?

— Oui, mademoiselle, c’est un rôle muet. Je me suis caché en vous voyant venir. Vous avez cru apercevoir la silhouette d’un dieu. Vous passez, je soupire, et vous vous éloignez toute pensive. Vous serez délicieuse dans ce rôle-là.

La jeune fille penche la tête et Robert se demande quelle pensée peut illuminer si adorablement ses yeux, quand tout à coup Annonciade s’écrie :

— Oui, oui, épatant ! Je vais me draper dans ma grande écharpe jaune. Et elle s’enfuit en chantant vers la maison.

Frère Gris et Bagheera chuchotaient dans un coin avec de petits rires.

— Ce n’est pas vous qui êtes venue l’autre jour à Frangy, avec les chiens du curé, pendant que nous réparions le tracteur de mon frère ?

— Oui, c’était moi. Je promenais les chiens tous les jours pendant que l’abbé Graslin était à Luçon.

— Oh ! si j’avais su ! je n’ai rien vu, j’étais sous la machine. Nous étions empoisonnés avec ce tracteur. Figurez-vous…

— Qu’est-ce que vous racontez ? demande Antoinette de loin. Ce n’est pas poli de dire des messes basses.

— Nous répétons nos rôles, réplique Suzon.

(Elle en a un culot, pense le garçon. Il y a de l’avenir avec cette gosse-là. Je sens que je lui plais).

— Et moi, demandait l’abbé Graslin, qu’estce que je vais faire ?

— Vous, monsieur le curé, vous serez l’ours Baloo, précepteur de Mowgli. On ne vous demande pas de marcher à quatre pattes. Le poil suffit.

L’abbé s’esclaffa, ravi, tirant sa barbe.

— Oh ! regardez ! s’écria Robert-Mowgli.

Annonciade arrivait, marchant d’un pas harmonieux qui n’était pas tout à fait naturel. Elle s’était drapée dans un voile de soie bouton d’or qui encadrait sa tête, laissant passer seulement deux coques de cheveux noirs, enveloppait étroitement les épaules et les hanches et de là remontait vers la poitrine, ramené par la main qui lui imprimait des plis en éventail comme on en voit aux draperies de Tanagra. La robe bleu de nuit serrée aux hanches par le voile s’évasait autour de ses jambes fines.

— Est-elle jolie ! murmura le jeune homme. Elle me rappelle cette femme qui revenait de la fontaine, dans un village de la Mauritanie…

Il se tut, poursuivant la vision lointaine, que ranimait la vision présente.

— Bravo, s’écriaient les autres, admirable !

Annonciade avait encore devant les yeux l’image radieuse que lui avait renvoyée la glace. Elle se sentait pleine d’une assurance que jamais encore elle n’avait éprouvée — et heureuse… Ah ! une envie de chanter…

— Dans tout cela, dit André, il n’y a qu’Antoinette et moi qui n’ayons pas de rôle.

— Voulez-vous faire Shere-Khan ?

— Le traître ! Merci bien. Si vous n’avez pas d’animal plus sympathique à m’offrir… D’ailleurs, Shere-Khan est mort à l’époque où nous plaçons le jeu. Et puis après tout je n’ai pas envie de jouer. Ne vous occupez pas de moi, je vous regarde.

Elle sentit sous la plaisanterie l’âpreté du ton, vit trembler la lèvre inférieure un peu débordante dans le profil moutonnier (au diable ! pensa-t-elle, ce pauvre André est toujours le même !) et, tout haut :

— Mais si, André, il faut jouer. Nous jouons tous. Vous ferez Mor le paon. C’est un bel oiseau.

— Et vous alors ?

— Moi, je vais faire la Jungle.

Au moment de commencer le jeu, ils ne savaient plus que dire. Qu’allait-on raconter ? Fallait-il mimer simplement l’épisode de Mowgli dans les cannes à sucre ? Mais alors il n’y aurait que deux acteurs en scène. Ou bien inventer un épisode ? Est-ce que chacun devrait improviser son rôle ?

Robert et Antoinette bâtirent ensemble un scénario :

Le soir tombait. Mowgli rentrait de la chasse avec Bagheera et Frère Gris. Ils trouvaient la Jungle jacassante au coucher du soleil, et Baloo, qui revenait d’une expédition solitaire. Mor le paon leur racontait les nouvelles de la journée. Il avait volé jusqu’au village des hommes. Mowgli l’interrogeait sur ce qu’il avait vu, puis se taisait, pensif. La nuit venue, Mowgli partait seul. Jusqu’au matin, il rôdait autour du village. Puis apparaissait, au lever du soleil, la jeune fille. À ce moment, Mowgli entendait la voix de la Jungle qui s’éveille et les appels de ses frères.

— Là, on verra, dit Antoinette. On peut faire la scène des adieux. Mais c’est bien triste. Enfin vous verrez, Mowgli, vous êtes le maître de la situation.

— Je verrai. En tout cas, vous, la Jungle, préludez. Et n’oubliez pas que c’est à vous de combler les silences.

— Entendu. Allons dans le verger qui nous tiendra lieu de forêt vierge.

— Vous me soufflerez, Antoinette ? demanda André en se glissant à côté d’elle. Je n’ai pas l’habitude de faire parler les paons.

— On peut dire des blagues ? demanda Bertrand qui n’arrêtait pas de chuchoter et de rire avec Suzon-Bagheera.

— Bien entendu, tout ce qui nous passera par la tête, autrement ça ne serait pas drôle. Il s’agit surtout de nous mettre dans la peau des personnages.

— Facile à dire, marmotta le curé. On n’entre pas comme ça dans la peau d’un ours. Vous nous ferez tourner en bourriques, mademoiselle Antoinette, avec vos bêtes !

Riant comme des fous, ils envahissent le verger. Antoinette s’allonge sur le sol pour avoir dans la gorge le goût de l’herbe qu’on croit mâcher alors qu’on la respire.

— Vous, la Jungle, préludez…

Il faut se montrer digne de cette confiance autoritaire. La Jungle a le trac. Son cœur fait des bonds rythmiques de lièvre pourchassé. Va-t-elle seulement trouver un filet de voix ?

Sur un brin d’herbe, un de ces insectes rouge et noir qu’on appelle gendarme agite ses antennes. Antoinette pense qu’il lui apporte l’encouragement du petit peuple, se penche sur lui avec amour. L’insecte effrayé se tapit, les antennes fixes. La jeune fille songe au bourdonnement qui s’élève des moissons mûres, comme le chant de mille fils télégraphiques vibrant au vent… Terre musicale, immense flûte de Pan, comment capter ton harmonie ?

Robert-Mowgli, debout, enlève sa veste, défait sa cravate, rabat le col de sa chemise de soie blanche pour avoir l’air un peu plus sauvage. Son cou dégagé, plus clair que son visage, lui donne un air juvénile. Une phrase lue dans un magazine anglais passe dans l’esprit d’Antoinette : Handsome men are slightly sunburnt (un léger haie sied à la beauté des hommes). Elle se représente Robert Gilles vêtu de toile blanche, sous le casque colonial. Il est dans une clairière, entouré d’arbres immenses et d’une multitude de chants d’oiseaux, de souffles, de murmures. Il voudrait se fondre dans ces bruits du soir. Mais la terre, insensible à l’amour de l’homme, rejette son désir. Pauvre petit frère condamné à la solitude ! Ce soir, du moins, ce soir la terre t’aimera, la Jungle t’aimera, puisqu’elle est cette jeune fille désincarnée, envahie par l’haleine de Pan et qui ne garde plus de son état de femme qu’une lucide volonté d’amour.

Dans l’esprit de Robert, de vastes paysages accablés de soleil viennent mêler leurs lignes aux lignes médiocres et douces de ce paysage français, détails expressifs dans un ensemble mou. Des souvenirs exaltants imprègnent de force le plaisir de l’heure présente. La belle Annonciade est debout dans l’herbe comme une grande fleur jaune. Là-bas, étendue, cette jeune fille aux yeux clairs qui le regarde avec une intensité poignante. Ce jeu est plein d’un charme étrange. Il hume le parfum de cette minute, grain d’ambre ajouté au chapelet d’émotions qu’il égrène, insoucieux de ce qui suivra.

— Y êtes-vous ? demande Antoinette. La Jungle chante le chant du soir. Quand j’aurai fini, Mor dira son petit couplet, Baloo fera son entrée — et après lui les trois chasseurs,

— Allez-y, la Jungle. Nous sommes tous à quatre pattes, moralement parlant.

— Le soir s’est échappé du cœur des plantes, commence Antoinette à voix claire et profonde, et le voilà qui monte de liane en liane, de feuille en feuille, et que monte avec lui une odeur d’eau pure et la joie de mon peuple, jusqu’aux étoiles qu’on ne voit pas encore.

Peuple de la Jungle, hâtez-vous, avant qu’il ne retombe en pluie de nuit, avec la peur qui donne une voix aux feuillages et fait se hérisser les dos.

— Brrr… souligne Frère Gris qui attend son tour derrière un arbre.

Bagheera pouffe aussitôt. Mowgli, impérieux :

— Taisez-vous. Laissez parler la Jungle.

— Je suis le soir, je suis la Jungle. Je suis le pas léger qui va boire à la rivière, et l’oreille tendue pour écouter les pas, je suis le gosier altéré et l’eau qui rafraîchit le gosier. Je suis la terre fendue de chaleur, l’herbe que la fraîcheur gonfle, l’insecte dont le petit corps pompe la fraîcheur de l’herbe et mille et mille fois, de brin en brin, se réjouit. Je suis l’arbre, la feuille et l’oiseau, le singe ailé qui chante, l’oiseau grimpeur qui crie, le serpent rugueux comme un tronc, la plante souple comme un serpent, le vent qui souffle dans les feuilles, dans les poils et dans les plumes. Je suis la joie de cet instant, je suis la peur de tout à l’heure, je suis cette douceur qui descend dans le cœur de l’homme, seul au milieu de la clairière. M’entends-tu, Mowgli, petit d’homme ?

Mowgli fait un pas en avant, les yeux fixés sur ses yeux clairs :

— Je t’entends, je te retrouve…

Des voix protestent !

— Ah ! non, pas encore ! Ce n’est pas à toi, mon vieux ! tu la retrouveras tout à l’heure si ça te chante… Fini, la Jungle ?

— Dame ! je ne peux pas parler tout le temps.

— À toi, Mor.

— Puisque vous êtes tant de choses, la Jungle, dit le pauvre Mor éperdu d’angoisse, vous pourriez bien parler pour moi ?

— Ça ne serait pas de jeu. Mais si vous voulez, je ferai les questions et vous les réponses.

— D’où viens-tu, Mor ? As-tu voyagé loin ?

— Très loin.

— Le printemps est-il proche ?

— Tout proche. Il est là.

— As-tu vu les feuilles nouvelles ?

— Oui, j’ai vu les feuilles nouvelles. Elles sont vertes.

— Mor récite son catéchisme, souffle l’abbé-Baioo.

Des rires étouffés s’égrènent.

— Et qu’as-tu vu encore, au delà de la région des arbres ?

— Euh ! rien de bien nouveau. Ha ! si, j’ai vu des hommes.

— Ça, c’est du nouveau, sourit l’espiègle fille. Ils étaient moches, hein ?

— Très moches, répond Mor, docilement.

Fou rire. André, le gosier serré, se demande si c’est de lui qu’on se moque. Il a envie de donner des coups de poing à tout le monde.

Baloo s’avance dans l’herbe, fléchissant sur ses jambes et balançant les bras. La démarche tient plutôt de l’anthropoïde, mais avec un peu de bonne volonté…

— Par mes poils, gronde l’abbé, quelle chasse ! Depuis trente lunes, je n’avais flairé pareille piste. Le chevreuil a tenté de me donner le change en traversant la rivière, mais je l’ai suivi à la nage… Il n’a pas résisté longtemps. Qu’il était beau avec ses petites pattes repliées et son museau tendre… Le sang de ce jouvenceau m’a donné soif. Whof ! pendant quelque temps, je vais me mettre au miel.

— Petit chevreuil, doux chevreuil, chante la Jungle, tu n’iras plus boire aux eaux de la Waingunga. Pendant bien des soirs, ta mère croira reconnaître ton ombre aux pattes fines, mais ce sera toujours un autre, jamais toi, jamais plus… Où est l’ombre de tes pattes fines, quand tu fuyais sous le vent ? Où est le regard de tes yeux, petit chevreuil ?

— Frère Gris, demanda Mowgli, n’entends-tu pas des voix dans le soir ?

— Je ne suis pas Jeanne d’Arc, répond Frère Gris, et je crève de faim. Pas le plus petit lapin depuis ce matin… Si ça continue, je vais manger Bagheera.

— Viens-y donc, pour voir ! répond Bagheera, avec un regard de côté luisant comme anguille.

Frère Gris se rapproche en claquant ses babines. Ses yeux dévorent la panthère blonde qui pointe ses griffes et mime une colère de chatte. Tous les deux s’amusent follement.

— Soyez donc sérieux, coupe Robert-Mowgli avec impatience.

— Il croit que c’est arrivé, murmure Bertrand à l’oreille de Suzon. C’est la Jungle qui l’impressionne.

— Ah ! soupire Mowgli en se laissant tomber à côté d’Antoinette, j’ai chassé tout le jour un gibier qui fuyait devant moi et je l’ai laissé fuir. Je n’ai pas faim, mon cœur est lourd et plein de choses inconnues qui se tordent, comme un rocher qui abrite un nid de petits cobras.

— Repose-toi, Mowgli. La fraîcheur de mes arbres lave ton front et le vent chante pour endormir ta peine. Tu es notre petit frère à tous, ne le sais-tu pas ? et mon peuple t’aime.

— Tu es bonne, murmure Mowgli, mais ma peine est trop lourde pour le vent et je ne connais pas d’eau qui puisse rafraîchir mon front ce soir. Viens près de moi, veux-tu, Frère Gris — et toi, Bagheera, plus près.

— Eh là, pas trop près ! proteste Frère Gris.

— Ah ! Je ne t’avais pas vu, Baloo. Bonne chasse.

— Bonne chasse, Mowgli. Ton chevreuil était-il tendre ?

— Point de chevreuil. Mon couteau est resté pendu à ma ceinture. Je n’avais pas envie de tuer ce soir.

— Mor a dit que le printemps était commencé. Il a vu les feuilles nouvelles.

— J’ai vu les feuilles nouvelles et j’ai vu le village des hommes.

Mowgli relève la tête.

— Et que faisaient les hommes dans leurs maisons, Mor ?

— Euh ! rien de bien intéressant, petit d’homme.

— Petit d’homme ? Suis-je un petit d’homme ? Je les hais. Qu’ils restent sous leurs toits de boue. Je suis le fils du loup. Où t’en vas-tu, Frère Gris, et toi, Bagheera ?

— Nous allons chasser, répond Bagheera. Tu en auras ta part, petit frère.

Et tous deux s’en vont secouer un prunier hors de portée de voix.

— Ah zut, gémit l’abbé Baloo, déconfit, s’ils s’en vont, à qui vais-je faire mes confidences sur l’inquiétude que m’inspire mon petit d’homme ?

Voici maintenant Mowgli devant le village hindou, figuré par l’espace d’herbe compris entre ces quatre pommiers. Il en fait le tour à pas longs et souples et tous les yeux sont fixés sur lui, qui donne le beau spectacle de la grâce mâle. Son visage exprime l’inquiétude et la mélancolie. En passant, il regarde Annonciade, et le sourire de Robert Gilles, qui est comme un bref dialogue avec lui-même, brille un instant. Puis il se rappelle qu’il est Mowgli et reprend ses allures de bel animal tourmenté par l’éveil de l’humanité.

Handsone men are slightly sunburnt. Quelle scie, cette obsession, qui ne veut rien dire…

— Mowgli, appelle la voix lointaine de la Jungle, où est Mowgli ?

— À vous, jeune Hindoue, souffle Robert-Mowgli. Vous sortez d’une maison, la cruche sur la tête…

(Heureusement que je n’ai rien à dire, pense Annonciade.) Elle serre son voile autour d’elle, arrondit un bras et se met en marche.

— Le soleil se lève, reprend la voix lointaine. Mowgli, Mowgli, regarde vers l’orient !

— C’est ici que le soleil se lève, répond Mowgli sur le ton de l’extase. Je le vois venir dans un nuage d’or et la peine de mon cœur fond sous ses rayons.

Face à la jeune fille, il s’esquive d’un bond de côté quand elle approche, sans la quitter des yeux. Annonciade le regarde une seconde, les lèvres entr’ouvertes, avec une expression de saisissement et presse le pas.

« Qu’elle est gentille ! pense Robert Gilles, amusé. Elle a marché à fond. Délicieuse gamine ! C’est vrai qu’il y a en elle de l’antilope… » et tout haut, passant la main sur son front :

— D’où vient cette apparition merveilleuse ? L’ai-je rêvée ?

Puis, de son ton ordinaire :

— Allons, belle Hindoue, dites un peu vos impressions. N’oubliez pas que vous m’avez pris pour un dieu.

— Je ne raconte jamais mes impressions, répond la belle Hindoue, réfugiée à l’extrémité du village d’herbe.

— Mowgli s’éloigne, psalmodie la voix angoissée de la Jungle. Mowgli s’éloigne de ses frères. Prends garde, Mowgli, prends garde aux mirages. Reviensmoi, reviens-nous. Bagheera, Frère Gris, pourquoi l’avez-vous laissé seul ?

— Petit frère, appellent ensemble Bagheera et Frère Gris, où es-tu, petit frère ?

— Me voici. Pourquoi m’avez-vous laissé seul cette nuit ? Je sais maintenant le nom du gibier qu’on ne peut pas atteindre. Notre soleil n’est plus le même, ô mes frères de la Jungle, et non plus notre nuit. Désormais, nos pistes se séparent. La voix de la Jungle s’éleva de nouveau :

— À quoi vas-tu renoncer, Mowgli, petit d’homme ? Tu étais libre et tu ne le seras plus. Tu possédais ton corps et ton corps te possédera. Toi qui étais le maître de toutes les créatures, Mowgli, ne deviens pas l’esclave d’une seule ! Tu es tombé dans le piège, tu as mordu au gibier empoisonné qui te laissera le goût écœurant de sa chair dans la bouche — et tu ne pourras plus rien goûter, Mowgli, plus rien, plus rien.

— Et s’il me plaît d’être empoisonné ? Et s’il me plaît de renoncer à toutes les créatures pour une seule ?

— Ils brodent, remarqua Frère Gris. Ça n’est pas dans Kipling.

— Ils dialoguent dans le style du prophète Ézéchiel, ajouta Bagheera qui étincelait de gaieté.

— Souviens-toi de la fraîcheur des sources, souviens-toi du vent qui courait avec toi, du sol élastique sous tes pieds nus, de la pluie sur ton cou, de l’odeur des feuilles quand il pleut et quand il fait soleil. L’amitié du monde te parlait un langage que tu ne comprendras plus, Mowgli. Souviens-toi de la joie car tu ne la connaîtras plus.

— Pourquoi donc me parles-tu ainsi ? demanda Robert-Mowgli en regardant le pâle visage de Sibylle accoudée dans l’herbe.

— Parce que je t’aime, petit frère, répondit Antoinette avec douceur. Je suis la Jungle et je t’aime comme aucune femme ne t’aimera jamais.

— À la bonne heure ! fit Bagheera, elle va bien, la Toinette !…

Elle s’éloignait vers le fond du verger et chantait à voix haute en s’éloignant, comme il est écrit dans l’histoire de Mowgli :

— Bonne chasse, Mowgli. Souviens-toi que Bagheera t’aimait.

— Souviens-toi de Frère Gris, tonna Bertrand, piquant un galop pour la rejoindre.

— Ah ! mes enfants, dit l’abbé-Baloo en lissant pensivement sa barbe, il faut que l’homme retourne à l’homme. Et si la femme s’en mêle, alors n’en parlons plus. Les plus vieux chasseurs ont été refaits par un jupon.

Sur quoi, toute la jungle s’en fut goûter.

Le soir, quand elles se retrouvèrent seules, Suzon se laissa tomber sur une chaise, à bout de souffle.

— Ce qu’on s’est amusé ! Ils sont charmants, tes amis. Et maintenant on va pouvoir faire de l’auto. Ça, c’est chic.

Annonciade réfléchissait. Les impressions reçues dans la journée se groupaient en jugements intuitifs, très nuancés, qu’elle traduisit sommairement :

— Bertrand est drôle. C’en est un qui prend la vie du bon côté. Il fait un peu gigolo, gentil gigolo, tu ne trouves pas ? André a davantage l’air d’un homme. Mais il a je ne sais quoi de bizarre.

Elle hésite un peu avant de poursuivre, d’une voix amincie :

— Robert Gilles est très bien. Il a l’air intelligent.

— Je crois surtout, répondit Antoinette, que c’est un caractère.

Toutes deux luttèrent contre le désir qu’elles avaient de parler de lui. Au bout d’un moment, Annonciade soupira :

— Tu as de la veine, de savoir parler ! Quand je pense à ce que j’ai pu avoir l’air bête aujourd’hui…

— Bête, avec cette figure-là ! s’écria son amie. Je ne t’avais jamais vue si belle.

Et chacune enviait en secret le prestige de l’autre.

XIII


C’était un heureux hasard, en vérité, que Suzon se fût trouvée sur la route, promeneuse nonchalante, au moment où la Bugatti passait, chargée des trois jeunes gens et de Siki, le bouledogue blanc.

— Tien-ens ! Mademoiselle Suzanne ! Bonjour, mademoiselle Suzanne ! Que venez-vous chercher par ici ? s’écriait Bertrand en levant très haut ses sourcils, tandis que l’envie de rire piquait des étincelles dans la moire verte et dorée de ses yeux.

Un rapide échange de regards, entre deux battements de cils, signifia ce dialogue :

— Vous m’aviez dit que vous viendriez seul ?

— Pas pu me défaire de ces deux crampons…

— Et moi, je me suis bien débarrassée des autres ! Ah ! vrai, ce n’est pas malin, un homme !

— Excuses. Humilité. Prosternement. On remettra ça, Bagheera.

— On vous enlève ? proposait Robert Gilles en ouvrant la portière. Comme de bons provinciaux, nous allons chercher les journaux du soir à la gare du chef-lieu de canton.

Suzon s’installa sur le siège d’arrière qui demeurait libre, à côté du grand garçon brun dont elle avait pensé, dix jours auparavant : « Il a une tête intéressante, mais il n’est pas sympathique. »

Aujourd’hui il était beaucoup plus sympathique. Il s’occupait d’elle, exprimait le plaisir que lui causait sa présence par ce langage muet des yeux, du sourire et des gestes que Suzon déchiffrait d’instinct, en prêtant toujours à son partenaire la capacité d’admiration qu’elle possédait à l’égard d’elle-même. Ces interprétations non contrôlables la satisfaisaient pleinement.

Bertrand, au volant, chantonnait en menant la voiture à toute vitesse. Il conduisait admirablement bien et Suzon subissait inconsciemment l’attrait amoureux qui émane de toute perfection. Elle se disait : « Il chante parce qu’il est content que je sois là… » tout en contemplant sa nuque jeune qui émergeait d’un col de toile bleue et ses cheveux rebroussés par le vent.

Assis à côté de son frère, André se retournait à chaque instant, posait sur la jeune fille le regard de ses yeux lourds aux cils d’almée et s’oubliait à la considérer avec son air de bélier confus et passionné.

L’auto suivait en sens inverse la route que les trois jeunes filles avaient prise le soir de leur arrivée. Sous le ciel d’août, le paysage paraissait encore plus morne avec ses prés saupoudrés de poussière entre des haies d’épine sèche. Çà et là, des coteaux de terre rougeâtre, que les cailloux parsemaient comme des ossements. La colline qui fermait l’horizon portait le poids d’une désolation historique sur son épaule plus pelée qu’une montagne lunaire : c’était là que la Gaule, autrefois, avait été vaincue par Rome.

Dans ce triste décor, Suzon vivait une de ces minutes qui marquent le sommet d’une vie. Le sentiment d’être arrivée à ses fins lui procurait la joie de l’astronome qui trouve, dans le mouvement céleste, la vérification de son hypothèse. Contente d’elle-même, assurée des faveurs du destin, caressée par cette idée des possibilités amoureuses qui flatte divinement l’orgueil avant de l’humilier et dont l’imprécision séduit l’esprit à travers les sens, Suzon se livrait à un enchantement qui comblait sans restriction sa petite âme vaine, crédule et rouée.

— Comment va votre sœur ? demanda Robert Gilles. Et Mlle Antoinette ? Elles ne vous ont pas accompagnée ?

— Antoinette n’avait pas envie de sortir. Alors, naturellement, Annonciade est restée.

En réalité, Suzon avait déclaré tout à l’heure d’un air détaché : « Je vais me balader un peu. Vous n’avez pas envie de venir ? » tremblant qu’il ne leur prît fantaisie de l’accompagner. Mais, plongées chacune dans un livre, les deux autres avaient à peine relevé la tête pour la regarder partir.

— Ce sont deux inséparables, n’est-ce pas ?

— À tel point que je me demande comment ma sœur ferait pour vivre si on lui enlevait son Antoinette.

— Vraiment ?

Le ton surpris, un rien de déplaisir dans le regard et dans la voix, fouettent l’inspiration de la petite.

— Oh ! mais, vous ne pouvez pas vous imaginer… Comme je le dis quelquefois à ma sœur : « Écoute, ça n’est plus de l’amitié, c’est de l’amour, ou plutôt ce n’est pas de l’amour, c’est de la rage. » Quand on l’invite à une réunion quelconque, elle n’y va pas si elle n’est pas assurée d’y retrouver Antoinette. Et si on l’y traîne de force, il faut voir la tête qu’elle fait, ne disant mot à personne, — si l’on danse, refusant tous les danseurs…

— Refusant les danseurs ? Elle ne danse pourtant pas avec Antoinette ?

— Non, bien sûr. Mais il faut qu’Antoinette soit là. Sans quoi ma sœur ne regarde même pas les jeunes gens qui viennent lui faire la cour. Naturellement, jolie comme elle est, vous vous imaginez si elle a du succès… Eh bien, ça lui est égal, elle n’y fait pas attention. C’est drôle, n’est-ce pas, pour une jeune fille ?

Elle ouvrait en parlant de grands yeux naïfs et perplexes. Robert Gilles ne répondit pas. Il était difficile de savoir ce que pensait cet homme-là.

— C’est curieux, reprit Suzon, on dirait qu’Antoinette fabrique l’oxygène dont ma sœur a besoin pour vivre. Je comprends un peu leur cas. J’y ai beaucoup réfléchi, vous savez, sans en avoir l’air. Elles m’ont longtemps traitée comme une petite fille qui ne comprend rien, parce que je suis plus jeune qu’elles, mais pendant ce temps-là je les observais. J’aime beaucoup observer. Eh bien, je vous assure, c’est un cas. Annonciade trouve son complément dans Antoinette. Vous me direz que c’est la loi générale de l’amour et de l’amitié. N’est-ce pas, ma sœur est extraordinairement tendre, délicate, sensible, — oh ! mais à un point que vous ne pouvez pas vous figurer…

— Si, je me le figure. Cela se voit.

Des images qui l’avaient ému se représentèrent à son esprit, rapportant leur atmosphère de trouble et de plaisir. Il regardait en lui-même le délicieux visage, le teint vivant et palpitant comme un cœur visible, avec le flux et le reflux du sang que précipitait la moindre émotion…

— …Mais elle a, naturellement, les défauts de ses qualités : un caractère faible, un peu timoré, — enfin, très féminin. Il lui faut un appui. Avec ça, bien qu’elle ne soit pas bête, oh ! loin de là, Annonciade n’est pas du tout ce qu’on appelle une intellectuelle…

— Heureusement !

Suzon note ce cri du cœur, infléchit un peu plus son discours pour s’y conformer.

— …Tandis qu’Antoinette est une cérébrale de première force.

André, qui écoutait, intervint d’un ton surpris :

— Une cérébrale, Antoinette ? Oh, je ne crois pas. Elle est si vivante.

— Très vivante. Extrêmement vivante. Mais ça n’empêche pas : il faut voir comme elle passe la vie au crible de son intelligence, analysant toutes ses impressions, coupant les cheveux en quatre et même en huit, s’ils y résistent…

André, qui n’était pas capable de contredire longtemps un interlocuteur — surtout quand il avait affaire à une jolie femme — chercha inconsciemment un argument favorable à Suzon qui fût en même temps flatteur pour Antoinette :

— Il est vrai qu’étant petite fille elle réfléchissait déjà beaucoup. Notre gouvernante anglaise l’avait surnommée Little Miss Everthinking.

— C’est tout à fait cela, triompha Suzon. Elle est de plus en plus Miss Everthinking. Avec ça, une tendance au paradoxe, comme tous les gens intelligents…

— Ne dites pas comme tous les gens intelligents, coupa Robert Gilles. Dites comme tous les gens qui aiment à jouer avec leur intelligence. C’est un jeu amusant, mais stérile. Une véritable intelligence, tendue vers l’action, une intelligence mâle, enfin, ne s’amuse pas à ces balivernes.

— Pourtant, reprit Suzon, qui sentait une agréable chaleur serpenter le long de ses côtes, Antoinette a plutôt une intelligence mâle. Elle fait sa médecine. Ce sont des études d’homme. Eh bien, à chaque examen, elle passe devant le nez de tous les étudiants. Toujours en tête. On peut dire d’elle que c’est un garçon supérieur. Elle a aussi un caractère plutôt viril, — énergique, volontaire, jamais d’attendrissement… C’est bien pour cela qu’elle est si nécessaire à ma sœur qui est tellement femme… C’est peut-être aussi pour cela qu’Annonciade s’intéresse si peu aux hommes, — du moins jusqu’à présent. Je crois qu’elle ne se mariera que si son amie lui présente un homme en lui disant : « Voilà, prends-le, je passe la main… »

— L’expression est admirable, sourit André en échangeant un regard avec Robert Gilles.

Toute l’innocence du monde s’est réfugiée dans les yeux de Suzon.

— C’est très heureux pour ma sœur, dit-elle, cette amitié. Cela remplit sa vie. Le seul inconvénient, peut-être, c’est qu’elle prend un peu trop à la lettre les idées d’Antoinette, qui formule des opinions définitives sur toutes choses : sur la jeune fille, sur le mariage, sur l’amour…

— J’aimerais connaître ces opinions expérimentées, insinua Robert, ironiquement.

— Expérimentées ? Mais certainement. Antoinette pourrait vous entretenir toute une journée de l’expérience des jeunes filles et finirait par vous démontrer qu’une ingénue en sait plus long qu’un quarteron de matrones, que la jeune fille, enfin, ça n’est qu’une expression zoologique…

— Charmant ! On ne doit pas s’embêter avec cette oratrice.

— Je vous crois, qu’on ne s’embête pas. Si vous entendiez ses conversations avec son grand ami, un poète-cubiste-dadaïste-surréaliste, et je ne sais quoi encore, que j’ai quelquefois rencontré chez elle… Ces deux-là démolissent tout, quand ils sont lancés.

La Bugatti s’arrêtait devant la gare après un virage savant.

— Antoinette est une fille extraordinaire, conclut Suzon en descendant. Je l’admire beaucoup.

Bertrand se retourna, montra sa figure rieuse et spontanée :

— Toinon ? C’est un chic type. On s’entendait comme larrons en foire quand nous étions gosses, et on se flanquait de ces piles ! Jamais elle ne cafardait. Un jour, je l’avais jetée sur le gravier, elle avait la figure tout en sang. La miss accourt en piaillant, m’accablant d’anathèmes britanniques. Antoinette se relève, très digne, essuyant ses écorchures avec sa manche : « Ce n’est rien, miss. On joue à se battre. » Sacrée Toinon !

Une pointe aiguë blessa le cœur de Suzon. Elle jalousait la lumière que le nom d’Antoinette avait fait naître dans les yeux de Bertrand et ce ton inimitable — estime, admiration, tendresse — qu’il avait pour parler de son amie d’enfance : « Sacrée Toinon ! » mais elle se rafraîchit à regarder Robert Gilles qui restait silencieux, un pli creusé entre les sourcils.

Au retour, par une convention tacite, Bertrand se plaça dans le fond, à côté de Suzanne, et Robert prit le volant. André ne se retournait plus. La petite, parfaitement consciente de la complicité informulée des trois hommes qui cédaient à l’un des leurs l’exclusivité du joli butin, se délectait à ce jeu muet, transmis d’âge en âge sous le manteau de la galanterie. Mais les deux partenaires restaient corrects. Après quelques millénaires de civilisation, on commence à savoir faire durer le plaisir.

— Il faudra que nous fassions quelques promenades, Bagheera. Vous aimez l’automobile ?

— Qui n’aime pas l’automobile ?

— Dame, une panthère, on ne sait jamais. Si blonde qu’elle soit… Est-elle blonde ! Vous ne mettez rien sur vos cheveux, pour les dorer comme ça ?

— Pensez-vous ! c’est naturel. Je n’aime pas les drogues ni les fards.

— Vous avez bien raison. J’ai horreur des femmes fardées. Ça vous empoisse la bouche. Quand on a un teint comme le vôtre…

— Parlons-en !

— Mais oui, parlons-en.

— Ne me regardez pas comme ça, Frère Gris.

— Comment donc est-ce que je vous regarde ?

— Comme un loup.

— Que voulez-vous ! Ça n’est pas de ma faute…

— Tenez, on va mettre Siki entre nous deux…

— Comme chaperon ?

Etc., etc.

Robert Gilles demeurait sous l’influence des paroles de Suzon. En ne disant rien qui ne fût vrai en soi, bien que gauchi par les mots intentionnels, la petite avait fait naître dans l’esprit du jeune homme un reflet de ses dires où il n’y avait rien qui ne fût faux.

Peu à peu, les propres souvenirs de Robert se déformaient de manière à fortifier ses pensées actuelles. Il revoyait Antoinette allongée dans l’herbe et trouvait à sa pâleur une signification inquiétante. « Elle avait les yeux étrangement dilatés, » pensait-il. Et ce chant passionné et douloureux de la Jungle : « Tu es tombé dans le piège, tu as mordu au gibier empoisonné qui te laissera le goût écœurant de sa chair dans la bouche et tu ne pourras plus rien goûter, plus rien, plus rien… » Il se rappelait avoir été frappé à ce moment de l’intensité presque tragique de son regard et de sa voix. On aurait dit qu’elle vivait sa lamentation. Était-ce là le langage d’une jeune fille ? Ah ! oui, l’expression zoologique… drôle, mais tout de même un peu fort.

Robert Gilles disait volontiers de lui-même qu’il n’avait pas de préjugés. En fait, il avait l’esprit aussi large qu’on peut souhaiter le trouver chez un être qui s’est arrogé des droits sur la création. Il avait érigé sa vie morale sur un ensemble de préceptes qui dérivaient tous de celui-ci : « Servir l’Homme-Dieu, c’est-à-dire le Juste, le Bon et le Dominateur, me soumettre à ce Dieu et lui soumettre les autres. » Mais son intelligence observatrice et réfléchie connaissait l’indulgence. Il comprenait beaucoup, donc blâmait peu, et tenait les conventions sociales pour ce qu’elles valent, tout en s’y conformant.

Seulement les paroles de Suzon avaient alerté son instinct avant son intelligence. C’était l’instinct qui en ce moment l’emplissait de défiance, d’irritation, et d’une hostilité un peu méprisante à l’égard d’Antoinette.

— Ce n’est pas la peine de me reconduire jusqu’à la maison, s’écria Suzon, en voyant l’auto s’engager sur la côte de Gagny. Laissez-moi sur la route.

Robert fit « non » de la tête et Bertrand demanda à mi-voix avec une intonation câline :

— Vous êtes donc si pressée de me quitter ?

(Sapristi ! pensait Suzon, ils me mettent dans de beaux draps ! Elles vont se figurer que je suis allée les chercher !) Et elle se sentait par avance emplie d’indignation comme une innocente injustement soupçonnée.

— Vous n’êtes pas raisonnable, répondit-elle à Bertrand. Puisqu’on doit se retrouver demain…

— Ça n’est pas une raison pour vous laisser partir ce soir. Est-ce qu’on se lasse du bonheur ? (Ce que je peux être crétin ! mais elle en vaut la peine, elle est rudement bien — et puis elle n’a pas froid aux yeux.)

Suzon espérait que les deux amies seraient encore dans le parc et qu’elles n’entendraient pas la voiture s’arrêter. Mais elles sortaient justement de la maison, pour aller chercher le lait, Moïse caracolant autour d’elles, avec des allures de papillon. Elles s’arrêtèrent net et le papillon redevenu chien se tapit contre leurs jambes.

Bertrand expliquait :

— Nous avons rencontré Mlle Suzon et nous vous la ramenons.

Mais elles étaient si contentes de les voir qu’elles ne songeaient pas à chercher une explication. Miss Everthinking elle-même ne demandait rien de plus que ce brusque afflux de sang dans la poitrine et cette bouffée de joie qui lui dilatait la cervelle, lui donnait une âme de ballon rouge. Elle mettait sa main dans la main dure de Robert Gilles.

Cinq minutes après, il était convenu que les jeunes gens resteraient dîner. On allait dresser une table en plein air, sous le marronnier du parc. Antoinette fredonna :

Sous les grands marronniers ce soir
Qu’il sera doux de ’prendre l’air.

Chérubin, Almaviva, Figaro, la comtesse éprise et délaissée et la soubrette Suzanne l’encerclaient de leur ronde folle, aussi vivants que les jeunes hommes de chair. Une haleine de volupté immatérielle soufflait de la bouche exquise de ces ombres.

Suzon s’en allait à la ferme avec son chevalier Bertrand, suivie des regards de tout le village. Elle goûtait un plaisir vaniteux et sensuel à le voir si beau, jeune seigneur en visite chez les manants, et tout occupé d’elle.

En revenant, ils trouvèrent une équipe de marmitons qui épluchaient les légumes pour la soupe, dans la gaieté des odeurs crues et des rires. Assis entre Annonciade et Antoinette, qu’il émerveillait par son adresse de colonial accoutumé à toutes les besognes, Robert Gilles sentait se dissiper le malaise soupçonneux qui l’avait envahi en écoutant Suzon. Il émanait des deux amies, de leur manière d’être réciproque, une fraîcheur, une franchise, qui triomphaient des idées troubles. Cependant la trace de ses pensées demeurait en lui, cicatrice vive — et tout ce qu’il disait, tout ce qu’il faisait ce soir-là passait par ce chemin, sans qu’il s’en rendît compte.

Il parlait à Annonciade avec une douceur insinuante et protectrice, qui coulait comme miel dans le cœur docile. Envers Antoinette, il avait adopté une attitude taquine, un tantinet agressive. La jeune fille ripostait vivement, ne voyant là qu’un jeu, comme de deux cabris qui luttent front contre front. Ce soir, elle sentait son esprit tout crépitant d’étincelles tendrement belliqueuses, et les laissait fuser, à la joie de l’entourage qui marquait les coups. Ainsi toucha-t-elle plusieurs fois sans le savoir les points vulnérables qu’avait laissés dans l’âme de son adversaire une hostilité trop fraîchement dissipée. Elle s’aperçut soudain que Robert cherchait à la blesser et se tut, envahie par un désarroi sans nom, une enfantine envie de pleurer.

« Pourquoi ? se répétait-elle, qu’est-ce que je lui ai fait ? »

Cependant le jeune homme, content de son triomphe, soulevé d’une cruauté joyeuse et pour ainsi dire innocente, buvait avidement la douceur du regard d’Annonciade. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre quel petit animal farouche et tendre elle était. Surveillant sa physionomie, sa voix et jusqu’à son souffle, il éprouvait un bonheur puissant et contenu, une passion d’oiseleur, à la voir s’apprivoiser, venir à lui à petits pas. Il ne lui voulait que du bien, pensait-il, mais il voulait qu’elle vînt et posât son front sur ses paumes avec une soumission confiante.

Annonciade, heureuse, cédait avec lenteur à l’appel irrésistible. Vers la fin de la soirée, elle se dit : « Il ne ressemble pas aux autres hommes Il est pour moi comme un grand frère, » et se refusa de toute sa volonté à entendre l’éclat de rire qui lui répondit, dans ces profondeurs de l’âme qu’il est impossible de situer, mais dont la science mystérieuse nous domine si terriblement.

Ils avaient dîné sous le grand arbre, tandis que le gravier devenait blême et qu’une même syncope décolorait le bleu du ciel. Les odeurs de la terre et des plantes, chaudes et sèches, se pénétraient lentement d’humidité, adhéraient aux sens. La peine d’Antoinette en était tout adoucie, diluée dans un attendrissement vague, comme après boire. Elle aurait voulu que tout le monde fût heureux. André, dont les regards appuyés et l’empressement excessif l’agaçaient tout à l’heure, elle souhaitait de lui trouver une femme qui le comblât — une autre qu’elle-même, par exemple. Elle se promit de le guérir, — c’était vraiment une maladie, il avait l’air de souffrir, — de l’amener à cette fraternité légère, grisante et pure comme l’eau de montagne, qu’elle retrouvait avec délices auprès de Bertrand. Ce garnement faisait une cour endiablée à Suzon. Tant mieux, qu’ils s’amusent ! Aucun des deux n’était de nature à prendre les choses au tragique. Leur jeu, tantôt bêta, tantôt charmant, s’harmonisait avec le souffle de la ronde des ombres, qui recommençait de tourner.

Chérubin porte veston, il a des yeux de moire verte et dorée, pailletés d’étincelles, un nez à la Spinelly, une grande bouche fraîche d’ogre enfant. Petit Gigolo, comme disait Annonciade, gentil gigolo… Antoinette jouissait fémininement, mais sans aucun trouble, du charme juvénile de son camarade.

Almaviva… Robert ? Il avait été méchant tout à l’heure, ce n’était pas de sa faute. Plutôt de sa faute à elle. Elle avait dû le froisser sans le vouloir. Pourquoi l’orgueil masculin ne serait-il pas aussi absurdement sensible que l’orgueil féminin, dont elle connaissait bien les sursauts ? Il fallait tâcher de comprendre les hommes, ne pas commettre la faute qu’ils commettent si souvent. Pas d’intransigeance, Antoinette, pas d’intransigeance. Comme la voix de Robert est douce, avec des sonorités graves, quand il parle à la petite Annonciade. Écoute cette musique de bronze, Antoinette…

Et Annonciade qui l’écoute aussi, saisie tout à coup parce qu’il fait presque noir, que Robert vient d’allumer une cigarette dont on voit le bout lumineux et que l’accord de cette luciole et de la voix mâle… où donc, quand, a-t-elle éprouvé l’esquisse de cette sensation ?

« Il est bien que Robert admire Annonciade, qu’il s’occupe d’elle. Elle est si délicate, si rare, S’il la connaissait comme je la connais… Nous parlerons d’elle tous les deux, »

Elle engage un dialogue imaginaire avec Robert à propos d’Annonciade. C’est comme s’ils étaient tous les deux au sommet d’un escalier et qu’Annonciade fût en bas. D’en haut, ils la regardent et s’extasient sur les charmes de son âme et de sa personne. Ils l’admirent, ils l’aiment. N’empêche qu’ils sont en haut et elle en bas — et que sous chacune de leurs phrases vibre ce leit-motiv « C’est toi l’Unique » — et que, dans l’enthousiasme avec lequel Antoinette vante son amie à son amant, il entre un peu du désir de faire admirer la propre noblesse de son âme inaccessible à la jalousie…

Mais la rêveuse envolée dans son rêve ne voit rien de tout cela. Décidément, ce soir, Miss Everthinking est bien inférieure à sa réputation. Pendant ce temps, Robert à mi-voix enchante sa captive :

— Vous me rappelez une petite Ouled Naïl, une ravissante enfant, toute jeune… mais elle avait les cheveux courts et bouclés, à l’Antinoüs. Vous seriez délicieuse, coiffée comme elle.

— Vous croyez que je devrais couper mes cheveux ?

— Ils sont bien beaux. Mais je crois que cette coiffure à laquelle je pense vous irait divinement…

— J’ai voulu me les faire couper l’année dernière. J’en avais assez de me coiffer. Ils sont si longs, si épais… C’est une scie, vous savez, tous les matins… Mais Antoinette a dit que j’allais les abîmer ; que je serais banale…

— Ah ! Antoinette a dit ça ? Et vous lui avez obéi, comme une petite fille bien sage à sa maman ?

— Ce n’est pas cela, proteste Annonciade un peu vexée. Mais j’ai pensé qu’elle avait raison.

— Pourquoi ? Elle n’a pas nécessairement raison. Vous êtes seule juge de ce qui vous convient. Il faut apprendre à penser par vous-même, petite enfant. Dans la vie, vous n’aurez pas toujours Antoinette sur vos talons. Hein ?

Oh ! le charme de cette voix, qui parle de la vie, qui prononce le mot magique avec une autorité douce, un peu moqueuse, de professeur qui en sait long.

— Vous ne répondez pas ?

Que répondrait-elle !

— Moi, je ne suis pas du tout de l’avis d’Antoinette. Je crois que cette coiffure vous irait très bien. Réfléchissez, et vous verrez que c’est moi qui ai raison.

Réfléchissez ! Comme si elle était en état de réfléchir ! Comme s’il y avait place pour un atome de réflexion dans sa tête bourdonnante, folle comme un clocher le jour de Pâques !

— Et puis, vous allez me promettre une chose, petite fille. Regardez-moi.

— À quoi ça sert ? répond une petite voix grelottante, qui essaie de rire. Il fait noir.

— Ça ne fait rien, si vous ne me voyez pas, moi je vous vois. Tenez, je lis dans vos yeux à travers l’obscurité.

Le grelot éperdu tinte à nouveau :

— Et qu’est-ce que vous lisez dans mes yeux ?

— Je lis que vous êtes une enfant adorable, très bonne, très douce, très sensible… Un petit cœur de fauvette qu’on sent battre dans sa main… Une âme délicate qui a peur de la vie, parce qu’elle se sent faible… Voilà le grand mot : vous avez peur de la vie, mon petit. Il ne faut pas. Il faut la regarder en face.

— Je sais bien. J’essaie… Antoinette me le dit toujours.

— Antoinette ! Antoinette ! Elle ne vous le dit pas comme il faut. Savez-vous ce qu’elle fait, Antoinette, sans s’en douter ? Elle vit à votre place. Mais oui. Et alors, au lieu de vous aguerrir, de vous habituer à agir par vous-même, à juger, à décider, à aimer, — à vivre enfin, nom d’un chien, — vous vous laissez aller à votre inertie. Elle vous affaiblit en croyant vous rendre service, votre amie. Je vous assure.

— C’est peut-être vrai, balbutie Annonciade désemparée. Mais c’est de ma faute.

— Eh bien, il faut changer cela. Et maintenant, vous allez me répondre. Vous ne me connaissez guère, mais enfin je crois que vous pouvez avoir confiance en moi ?

— Oh oui !

— Vous voulez bien me considérer un peu comme votre ami, votre grand ami ?

— Oh oui ! Comme mon grand frère. J’ai toujours regretté de n’avoir pas de frère.

— C’est ça, comme votre grand frère. Eh bien, ma petite Annonciade, à partir d’aujourd’hui, vous allez vous transformer. Vous allez me dénicher votre volonté dans la cachette où elle s’est tapie de peur qu’on la voie et commencer à vous en servir. Et ne pas toujours, à tout propos, avoir recours à Antoinette. L’opinion d’Antoinette, la permission d’Antoinette, que diable ! Vous n’êtes plus une petite fille, vous êtes une femme.

— (Une femme ! Il a dit que j’étais une femme !)

— Ayez votre jugement personnel, vos décisions, vos actes. Et ne soyez plus en tutelle, c’est ridicule à votre âge, avec votre personnalité, car vous avez une personnalité. Il ne s’agit que de la faire sortir de sa chrysalide. Tenez, savez-vous… ce que nous allons faire ? Je vais être votre directeur de conscience, vous voulez bien ?

— Oui…

— Alors, tous les soirs, vous ferez votre examen. Vous noterez vos progrès et vos fautes, et vous me raconterez tout cela quand nous nous verrons. Bien entendu, n’en dites rien à personne : c’est un secret entre nous. Ce sera gentil, hein ?

— Très gentil. Vous ne serez pas trop sévère ?

— Est-ce que j’ai l’air si terrible ?

— Oh ! non, mais on ne sait jamais…

— Avec un homme, n’est-ce pas ? C’est ça que vous alliez dire ? Ils sont si brutaux, si égoïstes, voir Antoinette…

— Antoinette ne dit pas ça. Elle a beaucoup d’amis masculins.

— Elle ne le dit pas, mais elle le pense.

— Non, c’est moi qui le pense.

Robert, un peu déconfit, prend le parti d’éclater de rire :

— Bravo ! La chrysalide commence à montrer le bout d’une patte ! Je vois que vous serez une bonne élève. Vous gagnerez vite vos diplômes…

— Moi qui n’ai jamais pu passer un examen…

Robert se penche :

— C’est que vous n’êtes pas faite pour les livres. Vous valez mieux.

— Vous croyez ?

Elle se sent toute fière, sous la main qui la couronne :

— J’en suis sûr. J’ai vu ça du premier coup d’œil. Je suis un peu sorcier, vous savez…

— Pas un peu, beaucoup, murmure la petite si bas que Robert ne perçoit qu’un souffle.

Il allonge le bras, saisit Moïse qui essaie ses dents sur le soulier menu de sa maîtresse, et ramène le petit chien contre sa poitrine, comme le bon berger fait de la brebis perdue :

— Oui, Moïse, nous sommes un peu sorcier. Nous savons deviner les petites filles, même celles qui s’imaginent que nous n’y comprenons rien du tout. Mais nous ne sommes pas un méchant sorcier, n’est-ce pas, Moïse ? Nous sommes très doux, très doux. Nous connaissons toutes sortes de secrets pour leur bonheur. Seulement, il faut qu’elles nous écoutent, bien gentiment, bien sagement. Pas, Moïse, pas, mon petit canard de chien ?

L’innocent Moïse frétille et lèche éperdument le menton du sorcier. Rivée à sa chaise, Annonciade n’a plus une goutte de sang qui lui appartienne.

Quand la Bugatti les emporta et que l’air frais de la nuit, traversé d’écharpes tièdes et pleines d’odeurs, glissa le long de leurs trois têtes, les garçons étaient un peu ivres. Robert sentait au rond de son cœur la chaleur et le remuement d’une éclosion de poussin et vibrait tout entier d’un étrange orgueil créateur. Cette petite Annonciade…

Et les trois jeunes filles gagnaient leur chambre avec des mouvements de somnambule, lentes, alourdies de songe. Elles se taisaient, de crainte de briser la fragile bulle prismatique dans laquelle elles étaient encloses.

XIV


Personne ne songeait à compter les jours. Que valent les jours, quand certaines heures valent une vie ?

Il y avait eu cette après-midi au château de Frangy, toujours le même avec ses géraniums sur la pelouse, ses salles restaurées, trop neuves, ses salles anciennes aux parquets losangés, aux caissons luisants et, le long de l’escalier, les toiles marouflées qui représentaient Don Quichotte et Sancho dans des tons brun, rose, beige et perle.

À chaque pas, Antoinette retrouvait un souvenir. Elle en était comme démantelée, offrant prise de toutes parts à l’émotion, — si bien qu’André s’y trompa, crut lire un encouragement dans les yeux clairs et redoutés et que pour lui l’après-midi fut belle. Il ne quitta pas son amie d’une semelle, l’entretenant de lui-même, de sa vie passée et présente, de ses essais agricoles, de ses déboires, de ses projets, avec une loquacité peu ordinaire chez lui. Il voulait abandonner l’agriculture, essayer d’une carrière littéraire, passer dix mois de l’année à Paris. Parce qu’il était taciturne et que les impressions, heurtant sa nature sensitive à l’excès s’y déformaient, éveillant en lui mille échos tourmenteurs et désaccordés, il éprouvait le besoin d’écrire, mais la crainte orgueilleuse d’être inférieur à son ambition l’empêchait toujours de réaliser son désir et il comptait sur l’ambiance parisienne pour faciliter la création.

Il éprouvait aussi le besoin de se raconter. Mais, avec une humilité rageuse il proclamait ensuite qu’il n’était bon à rien, ne demandait qu’à vivoter dans son coin — et surtout qu’on lui fiche la paix !

Antoinette, penchée sur cette âme houleuse, s’efforçait à la sympathie, par principe. Elle comprenait qu’il souffrait et souhaitait le guérir. Mais la moitié des mots que lui disait André passaient à blanc sur son attention, toute tendue vers ce coin de jardin, là-bas, où Robert se promenait avec Annonciade. La journée ne s’éclaira qu’à partir de l’instant où Robert, à l’heure du thé, vint s’asseoir à côté d’elle, en lui disant gaiement : « Eh bien, belle Minerve, quoi de neuf ? » Et, tandis qu’elle répondait sur le même ton, elle enfermait ces mots précieux et le son de cette voix dans le reliquaire de sa mémoire, pour les savourer plus tard, solitairement.

Annonciade regardait sa main droite abandonnée sur la nappe. Tout à l’heure, en réponse à un mot spontané et touchant qu’elle avait dit, Robert s’était penché sur ses doigts, les avait effleurés de ses lèvres. Sur le moment, elle n’avait su que faire de cette main divinisée, qui lui semblait devenue plus lourde que l’autre. Maintenant, elle la tenait immobile, pour retarder l’évaporation de ce bonheur qui s’évanouissait sur sa peau, et, tout absorbée dans une sensation d’âme, elle ne pensait à rien, heureuse d’un bonheur d’algue au fond des mers.

Autour d’elle, Bertrand et Suzon racontaient des histoires de collège, de chahuts, inventaient à qui mieux mieux des exploits de leur cru : cela consistait toujours à faire endêver le « prof » ou à « sécher le cours ». Ils fortifiaient ainsi, pensaient-ils, la position avantageuse que chacun occupait dans l’esprit de l’autre.

André, par quelques mots jetés de temps en temps, prenait part à la conversation de Robert et d’Antoinette, qui n’en avaient cure.

Robert, habilement, faisait tourner devant lui cet esprit féminin comme on fait évoluer un mannequin, Antoinette, à demi consciente de la manœuvre, s’y prêtait, mettant en jeu toutes les ressources de son intelligence comme si sa vie en eût dépendu. Et, chaque fois qu’elle éveillait dans les yeux de son interlocuteur cet éclair de surprise, suivi d’une pesée d’attention, qui indique le don total de l’intérêt, elle éprouvait le vertige de la réussite. Cela devint bientôt son seul but, et cet esprit désintéressé, qui avait aimé jusqu’à présent les idées pour elles-mêmes, et s’était toujours efforcé de juger avec détachement, sans souci de l’effet produit, ne fut plus, devant le jeune homme, qu’une courtisane supérieure, avide de plaire. Le témoin qui veillait chez Antoinette au milieu des pires tourmentes s’en aperçut et l’avertit, Robert se demanda pourquoi, tout à coup, ce flot de sang rose aux joues de la jeune fille, pourquoi ce regard vacillant. Cela ne dura qu’un instant : elle reprit son visage calme et continua le jeu, ayant tout accepté, au cours d’un débat intérieur si bref qu’aucune pensée n’avait eu le temps de s’y formuler et que cela s’était passé comme un échange de signaux lumineux et blessants.

Au milieu du plaisir qu’elle lui donnait, Robert conservait l’état d’esprit d’un homme séduit par le corps d’une femme et qui, d’un œil critique, lui cherche des défauts pour se préserver de l’envoûtement. L’adversaire était dangereusement puissante, surtout à cause de cette faculté qu’elle avait de communier intimement avec les êtres et les choses, d’en pénétrer le sens : cela se traduisait par un rythme de l’esprit qui se livrait et se reprenait tour à tour, oscillant entre l’amour et l’ironie.

Entraîné par ce rythme, quand on avait subi le magnétisme de sa sympathie on craignait de se sentir désarmé devant sa lucidité. Par représailles anticipées, Robert l’accusa de sécheresse. Il trouva aussi que son intelligence n’avait rien de mâle, contrairement à ce qu’avait dit Suzon, qu’elle était la féminité même, dégagée de l’instinct, parvenue à la connaissance. Elle lui plaisait mieux ainsi, mais en même temps lui paraissait plus étrangère ; et, remarquant en elle des tendances dont il avait horreur, un mysticisme diffus, une sensualité éparse qui échappait à l’homme, il se dit qu’elle était d’autant plus redoutable qu’elle mettait au service des errements féminins une conscience aiguisée. Cette idée renforça l’antagonisme obscur dont Annonciade était l’enjeu.

Jusqu’à l’heure du départ, se promenant dans les allées, ils continuèrent leur duel captivant et sournois, cependant qu’Annonciade marchait à côté d’eux, inquiète de voir ce couple en apparence si harmonieux s’éloigner vers des régions qui ne lui étaient pas accessibles, et elle se répétait avec un désespoir déjà résigné qu’Antoinette et Robert étaient « faits l’un pour l’autre ».

Dans la bibliothèque, Bertrand et Suzon faisaient jouer au phonographe des airs de jazz et, pour les deux jeunes filles, les syllabes syncopées qu’aboyait musicalement une voix anglo-saxonne étaient comme le flacon dans lequel elles déposaient l’essence de cette journée. Bien des années après elles la retrouveraient intacte, conservée dans la chanson.

Ce soir-là, leur dîner fut rapide et silencieux. Chacune, enfermée en soi-même, ne pensait qu’à retrouver au plus tôt la solitude de sa chambre pour y brasser inlassablement la pâte des souvenirs et des rêves.

Il y avait eu aussi plusieurs promenades en voiture, dans l’odeur de paille du pays brûlant, plus morne d’être moissonné. Les jeunes gens se divisaient ordinairement en deux équipes : Bertrand et Suzon dans la Bugatti, les autres dans la voiture de Robert Gilles. Quelquefois, on invitait l’abbé Graslin : sa présence créait une sorte de trêve, ramenait la gaieté animale et franche des premiers jours. Quand il n’était pas là, un perpétuel qui-vive tenait en alerte les esprits et les sens : tout semblait plus prompt, plus intense et moins stable. À force de subir le jeu de bascule dont Robert était le pivot, Annonciade et Antoinette perdaient toute maîtrise d’elles-mêmes, devenaient irritables, susceptibles. Quand elles se retrouvaient seules, la souffrance électrique qui s’était accumulée en elles pendant la journée se déchargeait en querelles futiles qui les laissaient étonnées, honteuses et plus meurtries qu’auparavant. Suzon les regardait sans mot dire et ses longs yeux luisants souriaient à des images secrètes. L’instant d’après, les deux autres l’entendaient chanter.

Cependant, malgré leur souci qui tenait plutôt du malaise que du chagrin, elles aimaient la saveur nouvelle de leur vie : dans chaque journée qui se levait, Annonciade voyait une chance offerte, Antoinette un péril proposé — et la joie renaissait tous les matins de ses cendres. C’est qu’aussi leur appétit de bonheur triait les impressions et ne conservait que celles qui lui étaient favorables, pour les mâcher et les remâcher, dans une trituration miraculeuse qui les multipliait au lieu de les diminuer.

Ainsi faisait Antoinette ce jour-là. Il y avait un long moment qu’elle se tenait accoudée à l’appui de sa fenêtre et n’en bougeait pas, plongée dans une sorte de catalepsie du corps qui laissait toute son intensité à l’orgie de bonheur dont se repaissait son esprit.

Le soleil ruisselait jusqu’à l’extrême bord de l’horizon. Dans la cour, une poule chantait. Sa voix éclatante et monotone semblait le triomphe de la chaleur elle-même, qui clame qu’elle a pondu, pondu, pondu un œuf étincelant, le ciel de midi.

Par quelle magie les aspects familiers et les bruits ordinaires sont-ils tout à coup chargés d’un sens inusité ? Pourquoi les objets ont-ils moins de poids, comme si la densité de l’atmosphère avait changé et qu’on se trouvât soudain transporté sur une autre planète ? Pourquoi, lorsqu’on marche, éprouve-t-on sous ses pas l’élasticité d’un socle de nuages invisibles ? Pourquoi la lumière semblet-elle plus brillante et l’ombre plus veloutée ? Pourquoi trouve-t-on un regard aux plantes et une voix aux cailloux ? Pourquoi toutes les pensées ne forment-elles plus qu’un chant ? Pourquoi est-on ivre sans avoir bu ? Et comment le prestidigitateur n’en a-t-il pas assez, depuis si longtemps que c’est toujours la même chose ?

Antoinette s’émerveille devant la symphonie du monde haussée de plusieurs tons. Du temps où Bruno l’escortait, ombre docile à ses caprices, l’univers ne se réjouissait pas ainsi. C’est dans le secret de son âme que résonnait un délicat plaisir aux nuances fugitives. Bruno est mort : il s’est incarné. Quelle formidable ovation salue son double imparfait, mais vivant !

Mais voici qu’à la surface de sa joie affleure une sensation plus ténue qu’un cheveu blond sur un miroir. Une sensation de déjà éprouvé et qui pourtant est située au delà du moment présent. Une sensation future, qui s’effare devant la décoloration totale de l’univers-cadavre… Est-il vrai que la joie de ce jour ait quelque part son contrepoids de peine qui déjà est en marche, inexorablement ? Est-il vrai qu’il faudra payer ce goût accru de la vie par un dégoût plus fade que la saveur n’était savoureuse ? Est-il vrai que cet instant, qui semble une promesse, soit un point culminant et que, partant de là, on ne puisse plus que descendre ?

L’image tant aimée de la morte aux beaux sourcils, que vient-elle faire dans ce champ lumineux ? Elle vient parler de déception, et d’une résignation plus amère encore, car cela signifie que ce que l’on avait pris pour le tout n’était rien, qu’il y a d’autres raisons de vivre et qui valent mieux, que cet éblouissement qui transfigure le monde, Antoinette, n’est qu’une immense duperie. Antoinette, prends garde…

Par le chemin ouvert, montent les souvenirs. La jeune femme aux beaux sourcils est debout, en robe de toile bise, près du lilas défleuri. Quelle étrange silhouette lui fait cette robe à la mode d’il y a quinze ans… Comment s’appelait donc cette jeune fille défraîchie — comme le lilas — qui lui rendait visite ce jour-là et dont Antoinette revoit nettement le teint de craie, les yeux bleus lavés, la bouche arrondie comme pour cracher un noyau de cerise, les abondants cheveux plats, d’une soie grasse, couleur de mite, tout le visage extatique et lymphatique d’une Marie-Madeleine de sous-préfecture, qui hésite entre le baiser du Christ et d’autres plus tangibles ?

Une petite fille de six ans, qu’on n’a pas aperçue, car elle est assise derrière le lilas transformé en iceberg — elle joue à l’explorateur du pôle — entend la voix de sa mère qui répond, sur un ton inimitable de sagesse indulgente et moqueuse : — L’amour, mademoiselle ? Mais c’est si peu de chose dans la vie d’une femme !

Et la réplique dévotieuse et scandalisée :

— Oh ! madame ! pouvez-vous dire…

De nouveau, la voix légère :

— Mais oui, je peux dire… J’ai fait un mariage d’amour : il n’y a pas de meilleure cure. Tenez, mademoiselle, voyez-vous cette guêpe ? Est-elle assez chétive ! Fait-elle assez de bruit ! On n’entend qu’elle. Voilà ce que c’est que l’amour. On en a plein les oreilles — et quand on voit l’insecte…

— Mais alors, madame, qu’est-ce qui vaut la peine de vivre ?

— Comment ! Ce qui vaut la peine de vivre ! Mais tout ce qui est vrai, mademoiselle ! Un enfant, un jardin, un chien, — le pain, mademoiselle, le pain !

La pauvre Marie-Madeleine secoue la tête : sa chlorose échauffée d’encens repousse avec désespoir cette philosophie terre à terre ; elle s’indigne, se débat, mais elle n’est pas de taille à soutenir la lutte.

Quinze ans après, voici qu’elle trouve un renfort inattendu. La petite fille a grandi — le lilas ne la cacherait plus — et de toute l’impétuosité de son jeune amour elle donne tort à la voix moqueuse qui vantait la supériorité du pain.

Peu de chose, cette irradiation, cette impression d’avoir avalé le soleil ? Allons ! Est-ce que de pareils signes vous trompent, est-ce qu’ils ne sont pas l’annonce d’un bonheur encore plus puissant ? La Visitation avant le Messie ? Auprès de celui-là, tous les triomphes pâlissent. Cela seul vaut la peine de vivre. Tu n’as pas su le comprendre, cher fantôme. Peut-être n’en étais-tu pas digne. Pourquoi ne serais-je pas, moi, Antoinette, désignée pour une grâce particulière ? Oui… je sais bien ce que j’ai dit autrefois, mais n’était-ce pas toi qui me soufflais mes paroles ? Je sens qu’aujourd’hui ma science dépasse la tienne. Va, n’essaie pas de me désespérer. Je défendrai mon bonheur mieux que tu n’as fait du tien. Laisse-moi, laisse-moi vivre. »

Lentement, l’ombre recule. Elle se perd dans un moutonnement sombre et pailleté, dans une confuse rumeur d’abeilles. Et ce moutonnement est innombrable, et cette rumeur si pleine d’angoisse et de mélancolie qu’Antoinette joint les mains, supplie les mortes qu’elle ne peut pas chasser :

« Taisez-vous, ah ! taisez-vous ! Vous ne voyez donc pas que je suis heureuse ? Pourquoi voulez-vous que mon destin soit pareil aux vôtres, chœur désenchanté ? Laissez-moi jouer ma partie — comme lorsque l’orchestre fait silence et qu’un solo de violon s’élève, si jaillissant, si plein, que tout ce qui était avant lui est oublié, car tout ce que l’on a entendu jusqu’à présent n’avait pour but que de lui ouvrir le chemin des âmes. Vous n’êtes venues que pour préparer ma vie. Ma vie est belle. Moi, la vivante, je veux chanter, et que tout ce qui n’est pas moi se taise… »

Tout se tait. Antoinette est seule à sa fenêtre. Elle contemple le coteau rond derrière lequel les trois jeunes filles, le soir de leur arrivée, regardaient monter le lait bleu et roux du clair de lune. Le terrain brûlé, pierreux, inscrit aujourd’hui sa ligne sèche dans une immensité miroitante. Antoinette aspire la lumière avec volupté et fait demi-tour sur ses talons en sifflotant. La glace lui renvoie son visage d’ange gothique touché par un rayon. Elle sourit, contente d’elle-même. La pensée d’Annonciade lui vient. Chère fille ! Pourvu que ce ne soit pas trop sérieux, ce petit béguin pour Robert. Elle souffrirait : elle n’est pas faite pour ce garçon dangereux et rare. Allons bavarder ensemble, dire de ces mille riens qui la font rire.

Annonciade, qui écrit à sa table, n’a pas entendu venir son amie. Antoinette entoure de son bras les épaules qui rayonnent d’un orient de perle sous le linon mauve et se penche sur la page étalée : ont-elles jamais eu des secrets l’une pour l’autre ?

Elle lit :

« Hier, sortie seule, pendant deux heures. J’avais mis la robe rouge qu’A… n’aime pas et que vous aimez. Pensé à vous en me promenant, mon grand ami.

« À table, discuté avec A. Je lui soutiens qu’elle a tort de ne pas aimer Anatole France et que je commence à le comprendre mieux qu’autrefois. Elle le traite de vieil antiquaire égrillard. C’est effrayant ce qu’elle peut être injuste par moments. Ou, comme vous dites, exclusive. Je proteste : « Tu ne peux nier qu’Anatole France écrit bien, et en tout cas on apprend toujours quelque chose en le lisant. » Elle ne répond pas, ce qui veut dire, évidemment, que je n’y connais rien. Ce matin, relu la Rôtisserie de la reine Pédauque, dont nous avons parlé. Ce n’est pourtant pas le livre de France que je préfère. Qu’a-t-il voulu dire au juste avec cette histoire de salamandre ? »

Annonciade n’a pas fait un mouvement : elle reste là, les épaules incurvées sous le bras de son amie, ne bougeant pas, respirant à peine, pareille à un insecte surpris qui fait le mort.

Les oreilles d’Antoinette bruissent comme deux conques. Sur le même rythme, des vagues lumineuses ondulent devant ses yeux. Dans ce naufrage, surnage, comme l’instinct de conservation, cette idée qu’Annonciade ne doit pas savoir qu’elle a compris. Il faut tâcher de sauver encore leur amitié. Antoinette fait un effort surhumain pour dire d’une voix naturelle :

— Quand tu auras fini d’écrire, mon coco, tu mettras le couvert, veux-tu ? Je vais m’occuper du déjeuner.

Annonciade fait un signe de tête. C’est tout ce que son état lui permet. Et quand son amie a disparu, elle se lève, tremblante, le feu aux joues, se forçant à la colère pour étouffer le remords qui la point :

— C’est de l’espionnage, à la fin ! Cette façon d’entrer sans qu’on l’entende… Robert a raison, je crois qu’elle me surveille.

En descendant à la cuisine par l’escalier extérieur, Antoinette rencontra Suzon qui rentrait d’une promenade solitaire (les promenades solitaires étaient très à la mode depuis quelque temps) et qui lui dit des paroles joyeuses — qu’il faisait beau, qu’il soufflait un vent « épatant » sur le plateau, que les prunelles n’étaient pas encore mûres… Elle avait l’air de se hâter de parler, de peur qu’on l’interrogeât. Mais celle-là pouvait bien aller au diable, si elle voulait…

— As-tu besoin de moi, Toine ?

— Non, non. Va plutôt aider Annonciade à mettre le couvert.

— Qu’est-ce qu’on mange, aujourd’hui ?

— De l’homme. C’est le plat du jour, répond Antoinette froidement.

Suzon éclate de rire. On l’entend rire encore tandis qu’elle monte l’escalier, pestant en elle-même :

« La rosse ! M’aurait-elle vue ce matin avec Bertrand ? Mais elle n’a rien à dire, je pense. Ô Robert, ô mon roi, grâce pour toi-même et grâce pour moi ! Dieux ! Ce que je m’amuse ! »

Antoinette s’était laissée tomber assise sur les degrés de pierre de la cuisine. Moïse l’avait suivie, tout réjoui parce qu’on allait manger. Il se dressait contre sa jambe, les pattes de devant appuyées sur son genou, tout son ridicule petit corps étiré pour quémander une caresse. La jeune fille lui prit la tête, fit glisser machinalement la peau douce sur les deux lobes du crâne. Et elle ne pouvait que répéter, avec tristesse, avec stupeur :

— Eh bien, tu vois, mon pauvre Moïse… eh bien, tu vois…

XV


Appuyés à la balustrade de pierre de l’esplanade, ils faisaient corps avec la ville suspendue sur son escarpement, face aux rochers où les bois déferlaient, çà et là crêtés d’écume rousse. Le bas faubourg d’Avallon s’étalait au-dessous d’eux, dans la vallée du Cousin, pareil à un village de Florian, avec ces tons éteints de vieille aquarelle que l’on trouve partout dans les paysages bourguignons sur lesquels la cendre du temps ne cesse de pleuvoir, invisible et muette.

Au bout de cinq minutes Bertrand, qui n’était pas contemplatif, en eut assez.

— Allez, Suzon, une course jusqu’en bas !

Tous deux dévalèrent la rampe avec des cris et des rires.

— Bon, se dit Antoinette, on ne les reverra pas avant une demi-heure. Truc classique. Il faudra que je parle à Bertrand. Avec Suzon, il n’y a rien à faire, elle vous glisse entre les doigts, mais Bertrand comprendra qu’il exagère…

— Enfin, que me conseillez-vous ? demandait André pour la vingtième fois.

Antoinette retint un soupir excédé. Depuis le moment où elle s’était assise à côté de lui dans la voiture, André ne faisait que l’entretenir de cette proposition qu’il avait reçue : un poste chez un éditeur parisien, situation bureaucratique et mal payée, mais qui s’accordait, pensait-il, avec ses aspirations littéraires. Par une heureuse coïncidence, un de ses amis qui allait se marier lui offrait une garçonnière à Vaugirard.

— Que me conseillez-vous ?

Elle comprenait bien qu’il ne réclamait pas seulement un conseil, mais un acquiescement tacite à tout ce que supposait son installation à Paris : entrevues fréquentes, rapprochement, intimité (et quoi encore ? se dit-elle avec rage).

C’est pourquoi elle avait répondu posément qu’elle se défendait de l’influencer, que, pour sa part, elle aurait préféré de beaucoup la vie à la campagne à tous les attraits alcoolisés de la galère parisienne, mais que c’était une affaire de goûts et de constitution… À André de choisir sa vie lui-même…

Alors il avait bondi sur une autre idée :

— Ah ! vous aimeriez vivre à la campagne ? Dans ce pays ? Mais vos études ? Vous ne voudriez pas les abandonner…

— Il n’est pas question d’abandonner mes études. Je suis à Paris, j’y reste. Nous parlons de vous en ce moment.

Mais André avait cette obstination des timides qui se cramponnent à leur désir avec d’autant plus d’énergie qu’ils n’osent pas envisager les circonstances contraires. Les détours qu’il prenait pour forcer le consentement d’Antoinette lui évitaient le refus catégorique qui, seul, eût pu le décourager. Il se remit à supputer tout haut les avantages de la situation qu’on lui offrait, les charmes de l’appartement :

— Tenez, proposa-t-il d’un air détaché, si vous le voulez, nous le visiterons ensemble au mois d’octobre. Vous me direz s’il vous plaît. Vous ferez aussi la connaissance de mon ami. Je lui ai parlé de vous…

« Ah ! il lui a parlé de moi ! se disait Antoinette. Probablement en qualité de future occupante de sa garçonnière (en quoi elle était injuste, car André n’avait pas osé s’aventurer si loin, de crainte d’être moqué par son ami en cas d’échec).

« C’est insensé, continuait-elle en elle-même, le sans-gêne avec lequel les hommes disposent de nous… Et celui-ci est timide encore… Alors, que dire des autres ! Qu’est-ce qu’il veut que ça me fiche, son appartement, son ami, son éditeur et tout le bataclan 1 »

Elle voyait de dos Robert Gilles qui conduisait. En se penchant un peu, elle pouvait même apercevoir ses belles mains nerveuses qui tenaient le volant. Elle aurait voulu s’absorber dans cette contemplation — depuis quelques jours, elle avait appris à se contenter de ces bonheurs que personne ne vous dispute — et, durant toute la promenade, renversée sur les coussins, dialoguer comme en rêve avec cette tête aux cheveux rebelles et si vivants, cette nuque dont les deux cordes, à peine, saillantes sous la peau soignée, s’élevaient avec élégance du col net. Mais non ! Il lui fallait écouter l’autre et sans cesse écarter le bourdonnement importun de son désir. D’exaspération, chacune de ses côtes lui faisait mal quand ils descendirent de voiture sur l’esplanade d’Avallon.

— Enfin, que me conseillez-vous ?

— Mon pauvre André, faut-il vous répondre une fois de plus que cela vous regarde seul ?

André avala péniblement sa salive. On voyait sa pomme d’Adam monter et descendre.

— Alors, reprit-il en haletant un peu, vous ne voulez pas me donner un conseil ? Ma vie ne vous intéresse pas ? Que je sois à Paris ou à Frangy, ça vous est égal ?

— Cela ne m’est pas égal, reprit Antoinette s’appliquant à la douceur. Je suis votre amie, mon vieux, et je souhaite que les choses s’arrangent pour vous le mieux possible. Puisque la vie de Paris vous tente, allez à Paris, que voulez-vous ?

— Mais vous, vous, qu’est-ce que vous souhaitez ?

— Oh ! moi, je souhaite que vous soyez content. Pourvu que mes amis me téléphonent de temps à autre : « Ça va, ça marche… Et vous ? » je m’estime heureuse. C’est tout ce qu’on peut demander, dans cette ville où on n’a même pas le temps de se voir.

— Compris, ricana André. On vous foutra la paix. C’est ça que vous voulez, hein ?

Antoinette vit trembler les lèvres épaisses qui découvraient les dents très blanches, dans un rictus de rage.

— Allons, avouez-le ! Mais avouez-le que je vous embête !

— Pour ça, oui, dit nettement la jeune fille. En ce moment vous m’embêtez et je vous prie de ne pas me parler sur ce ton. Voulez-vous me dire à quoi rime cette sortie ridicule ?

— À la bonne heure ! Enfin vous ne déguisez plus ! Je ne vous l’ai pas fait dire, hein, le mot ? Ridicule ! Parbleu, je le sais bien que vous me trouvez ridicule ! Il y a longtemps que je m’en aperçois, vous m’avez toujours pris pour un idiot. Mais les idiots ne sont pas toujours aussi bêtes qu’ils en ont l’air, ma petite Antoinette, retenez ça, ça pourra vous être utile dans la vie. Évidemment, je ne suis pas allé aux Indes et je ne peux pas raconter des histoire de chasse au lion. Je ne sais pas non plus tourner la tête aux jeunes filles en leur faisant la cour en série. Pas la peine de prendre cet air effaré, le beau Robert a filé discrètement avec votre amie. Nous sommes seuls, ma très chère. C’est le moment de nous expliquer bien gentiment, en toute amitié, comme vous dites, mademoiselle la prêtresse des beaux sentiments.

Il essayait d’ironiser, mais il n’y avait que de la colère dans ses yeux de fou.

Antoinette, stupide de saisissement, l’entendit rappeler de vieilles histoires qui dataient de leur enfance, des mots qu’elle avait dits sans y penser et qu’André avait reçus comme autant d’offenses, d’abord acceptées avec une humilité voluptueuse et trouble, ensuite ruminées rageusement. Tout cela, oublié en apparence, avait ressurgi lorsqu’ils s’étaient retrouvés et le même guetteur sournois qui observait jadis une enfant de douze ans s’était acharné à recueillir dans l’attitude de la jeune fille, dans ses moindres propos, un aliment à cette fureur qu’un rien transformait en adoration, un rien, en haine.

À imaginer la force obscure qui travaillait l’esprit de ce garçon depuis si longtemps et avec un si superbe dédain de la vérité, de la justice et du bon sens, Antoinette se sentait accablée. Elle demeurait inerte, le dos appuyé à la balustrade, les mains abandonnées, les paupières basses, comme une coupable.

— Eh bien, triompha André, me prenez-vous toujours pour un imbécile ?

Le regard clair et sérieux se posa sur ses yeux à lui où se mêlaient le défi, la malveillance et la crainte. Antoinette secoua la tête et dit simplement ces mots, qui tombèrent sur le cœur d’André comme une suprême injure :

— Mon pauvre ami…

— Je n’ai pas besoin de pitié, gronda-t-il les dents serrées. Allez chercher vos pauvres ailleurs.

Bertrand et Suzon débouchaient, essoufflés d’avoir gravi la rampe :

— Eh bien, où sont les autres ?

— Vous les avez jetés par-dessus bord ?

— Envolés, répondit Antoinette en s’efforçant de rire. Nous nous sommes retournés, ils n’y étaient plus.

— Ah ! les petits coquins ! s’écria Bertrand. C’est du joli !

Cependant, d’un coup d’œil, les arrivants avaient noté l’expression insolite d’André et la pâleur d’Antoinette.

— Drame, pensa Suzon.

Et elle se chantait à elle-même en marchant :

Drame, drame, drame
comme on chante :
Ran-plan-plan.

Dès qu’il le put, Bertrand se glissa à côté d’Antoinette, lui prit le bras, demanda à voix basse :

— Que s’est-il passé ? Tu es blanche comme un poireau, André bafouille… Il t’a fait une déclaration ?

— Il prétend que je me moque de lui depuis l’âge des couches-culottes, réplique Antoinette sur le même ton.

— Pauvre vieux ! J’avais bien vu qu’il en pinçait pour toi. Quelle drôle d’idée ! Enfin… tu comprends ce que je veux dire…

Antoinette comprend. Elle approuve même, en style Bertrand, égayée par cette diversion :

— Tu parles !

— Et naturellement tu ne peux rien pour lui ?

— Bien sûr que non… que veux-tu que je fasse ?

— L’amour ne se commande pas, constate Bertrand, profond philosophe. Pauvre vieux. Ça lui passera…

— Mais dis donc, toi, à propos… ne va pas trop fort avec Suzon.

— Est-ce que tu me prends pour un cochon ? demande Chérubin d’un air offensé.

— Jamais de la vie. Tu es trop bien lavé. Tout de même, je trouve que vous allez fort, tous les deux. Elle fait la petite grue et toi, bien entendu, tu ne demandes que ça. Seulement, moi qui l’ai amenée ici et qui en suis responsable aux yeux de ses parents, ça ne m’amuse pas. Elle n’a que dix-huit ans, cette gosse.

Bertrand retire son bras. Ses yeux verts et dorés, si francs, fuient les yeux d’Antoinette.

— Ça va, dit-il assez brusquement. On ne la détournera pas, ta mineure… Dors sur tes deux oreilles et ne fais pas la pionne, ce n’est pas ton genre…

La pionne ? déjà l’autre jour, à propos d’une observation insignifiante, Suzon lui a jeté ce mot comme par jeu. Savoir quel travail de sape cette petite entreprend contre elle dans l’esprit de Bertrand ? Savoir à quel point il y résiste ? Aux amoureux, la trahison est si légère !

Et, avec tout cela, où sont passés Annonciade et Robert ?

Ils étaient arrêtés devant une boutique peinte en mauve cyclamen. Derrière la vitrine un étalage de savons, de boîtes de poudre et de flacons de parfum était disposé avec une grossière rouerie qui voulait suggérer l’idée que toutes ces marchandises étaient comestibles et donner aux passants l’envie d’en manger. Sur une des faces, une femme de cire dont le buste opulent semblait une fantaisie retardataire de la nature, bonne à reléguer en province, souriait de ses lèvres dont le carmin déteint avait débordé, ce qui lui faisait deux bouches superposées, une plus pâle que l’autre. Sa perruque de cheveux courts rappelait, en blond, la mer, telle que la représentent les tableaux modernes. Une pancarte attestait que c’était là les effets de l’ondulation Marcel.

Ces détails se gravaient pour la vie dans la mémoire d’Annonciade, tandis qu’elle respirait avec un malaise grandissant l’odeur de clinique et de parfumerie bon marché qui refluait de l’intérieur de la boutique.

Deux hommes étaient assis, à qui l’on faisait la barbe. La pâte de savon qu’on étalait sur leurs joues était d’une matité et d’une mollesse écœurantes. Leurs cous rouges et gras débordaient sur le peignoir blanc.

— Non, dit Annonciade. Je ne suis pas encore décidée. Elle fit un mouvement, comme pour s’en aller. Mais alors la main de Robert se posa sur son épaule et le visage brun se pencha vers le sien, avec une expression de patience délibérée, de tendresse et d’ironie.

— Voyons, mon petit, ce n’est pas sérieux ? Voilà quinze jours que nous pesons le pour et le contre et soixante-douze heures que vous avez dit oui. C’est ça que vous appelez l’esprit de décision ?

— Mais il y a des hommes, balbutia la petite.

— Ils ne vous mangeront pas. D’ailleurs, il y a un salon pour dames. Vous voyez bien.

— Mais s’ils m’abîment…

— C’est le meilleur coiffeur d’Avallon pour la coupe des cheveux, bien qu’il ne paie pas de mine. Je me suis renseigné.

Annonciade regarda le bout de ses souliers. Elle éprouvait une légère irritation mêlée de honte à imaginer Robert s’occupant gravement de ces détails féminins et dressant un plan de campagne pour arriver à lui faire couper les cheveux. Mais en même temps, cela lui était doux, car il s’occupait d’elle.

Une autre question la préoccupait : permettraitil qu’elle payât le coiffeur ? Non, sans doute. Comme ce serait gênant de le voir sortir son portefeuille pour payer cette opération…

La pudeur de l’argent qui l’avait toujours fait souffrir éveillait en elle une pudeur plus intime. Elle était pleine d’appréhension, d’un dégoût sans objet, d’un besoin de révolte, et cependant elle savait bien qu’elle finirait par céder. La complexité de ces impressions lui hachait l’âme. Était-ce ridicule 1

Robert, debout et souriant, laissait tomber sur elle son regard volontaire qu’il s’efforçait d’adoucir — et toute son attitude signifiait :

— J’attendrai jusqu’à ce soir s’il le faut, mais vous en passerez par où je veux… ma chérie !

Annonciade leva les paupières et son angoisse se résuma dans un cri :

— Oh ! Robert, si je suis laide, après…

Il se pencha un peu et le rayon bleu de ses prunelles balaya lentement le visage apeuré :

— Laide, c’est impossible, murmura-t-il d’une voix sourde et grave. Et le seriez-vous, que je vous aimerais quand même.

Annonciade éblouie entra dans la boutique.

Assise dans le fauteuil du coiffeur elle sentait ses mains moites, ses genoux amollis et son cœur nager faiblement dans une immensité lointaine. Elle se répétait : « Est-ce ridicule ! pour si peu de chose ! » sans se rendre compte que sa sensibilité affinée était capable de mystérieuses équivalences, et qu’en ce moment, les yeux fixés sur un visage autoritaire et un peu ému, lui aussi, elle devenait femme.

Elle avait fermé les yeux, tandis que les ciseaux crissaient dans sa chevelure. Robert, le cœur serré, regardait tomber ce flot noir et brillant qui avait les molles ondulations d’un corps féminin. Il pensait : « C’est un carnage ! Qu’est-ce qui m’a pris ? Mais tant pis, je l’ai voulu. »

Le coiffeur, maintenant, passait la tondeuse sur la nuque dégagée et rectifiait la ligne. Annonciade risqua un coup d’œil.

— Oh ! s’écria-t-elle avec un petit rire, comme je suis drôle !

Devant le fait accompli, elle se sentait étrangement soulagée et joyeuse. Puis elle réfléchit et constata :

— Ça ne me change pas beaucoup.

Les cheveux rejetés en arrière, deux vagues s’avançant sur les joues et se recourbant pour fuir vers les oreilles, reproduisaient son ancienne coiffure. Mais au lieu de se terminer comme autrefois par un doux rinceau arrondi, les ondulations étaient coupées net et leur rêche bordure barrait comme une chenille noire le rose translucide de sa joue.

— Vous êtes charmante, dit Robert.

Cependant il semblait chercher quelque chose.

— Est-ce que… demanda-t-il avec l’hésitation du profane, est-ce qu’on ne pourrait pas… faire boucler tous ces cheveux… en petites boucles… vous voyez ce que je veux dire ?

— Mais certainement, monsieur. Nous pouvons coiffer madame en pâtre grec. Cela se fait beaucoup à Paris. Avec une application de bigoudis, ou bien, ce qui est préférable, l’ondulation électrique, garantie un an…

Une colère humiliée s’empara d’Annonciade. Quel besoin avait-il de retrouver en elle l’image de la petite Ouled Nail ? et de quel droit ces deux hommes disposaient-ils de sa tête ?

— Non, dit-elle catégoriquement. Pas de bigoudis, pas de frisure électrique. Vous allez contrarier mes ondulations naturelles. Je ferai la mise en plis moi-même. Donnez-moi seulement un peu d’eau, je vous prie.

Robert se sentit battu. Cependant, quand elle dut le laisser payer au comptoir, détournant les yeux avec un peu de honte, elle aima ce nouveau lien qui l’attachait à lui. Il s’effaça pour la laisser sortir, et elle s’avançait sur les pavés disjoints de la rue calme, consciente d’une dignité nouvelle, orgueilleuse et soumise comme une favorite royale.

Antoinette les vit venir de loin. À mesure que son amie approchait, elle se demandait de loin : « Qu’a-t-elle de changé ? »

Quand elle comprit, elle ne put qu’ouvrir des yeux effarés et s’écrier : « Non ! Tu as fait ça ? »

— Oui, répondit Annonciade d’un ton dégagé, j’ai fait ça. Et je regrette bien d’avoir attendu si longtemps. Ce qu’on se sent léger !

— Elle s’est fait couper les cheveux ! Elle s’est fait couper les cheveux ! criait Bertrand comme s’il eût voulu ameuter les passants. Montrez, Annonciade ! Enlevez votre galure, qu’on vous admire ! Le chapeau enlevé, la petite tête apparut, ronde, avec son cou d’oiseau ombré de bleu. Annonciade riait, un peu gênée, tandis que chacun donnait son avis.

— Moi, je trouve que ça ne la change pas du tout, disait André. Par derrière, c’est un peu moins joli que le chignon, voilà tout.

— Moi, je trouve que c’est mieux, dit Bertrand. Avant, elle avait l’air d’une Carmencita pour boîte de cigares. Maintenant, elle a l’air d’une fille à la page.

— Cent fois mieux, approuva Suzon. Bravo, ma vieille. Si tu m’avais écoutée il y a longtemps que ce serait fait.

— Votre avis, Antoinette ? demanda Robert avec un mince sourire.

Antoinette regardait son amie, comme si cette tête charmante eût été celle de Méduse. Elle ne la trouvait pas enlaidie. Ce qui la stupéfiait, ce n’était pas cette histoire de cheveux coupés, c’était ce qu’elle pressentait au delà et qu’elle n’arrivait pas à préciser. Annonciade avec sa nuque rase, ses oreilles nues, n’était pas virilisée. Au contraire sa féminité en était accentuée. Antoinette pensa tout à coup à ces statues blanches que des rapins facétieux barbouillent de peinture noire aux bons endroits. Et tandis qu’elle se demandait ce que venait faire dans son esprit cette image absurde, elle vit le regard amoureux dont Robert couvait ce petit visage transformé par lui. Puis il releva les paupières et ce regard rencontrant celui d’Antoinette se chargea d’une nargue froide. La jeune fille le reçut en plein cœur et crut chanceler. Une réaction enragée la redressa :

— C’est un massacre, dit-elle. Annonciade ressemble maintenant à n’importe quelle poupée moderne. Si c’est vous qui l’avez conseillée, je vous félicite de votre bon goût.

— Pensez-vous qu’elle ait besoin de conseils ? répliqua Robert souriant toujours. Elle est assez grande pour agir par elle-même…

— C’est justement ce qui étonne Antoinette, appuya la petite. Elle m’a toujours traitée comme si j’avais quatre ans. Depuis le temps qu’elle me tient en lisière, elle ne peut pas se figurer que j’aie mon libre arbitre.

— En lisière ? reprit Antoinette avec un étonnement profond. Ce n’est pas toi qui parles, Annonciade ?

— Et qui veux-tu que ce soit ? Oh ! je sais bien que tu ne te rends pas compte et je ne t’en veux pas…

Antoinette éclata d’un rire forcé, en regardant Robert en face.

— Dites donc, monsieur Robert Gilles, vous n’auriez pas ramassé, par hasard, le libre arbitre d’une jeune fille en rupture de lisière ?

— Va, fais de l’esprit, marmotte Annonciade en haussant les épaules, tandis qu’elle pensait : « Mais ce qu’elle est mauvaise ! Je ne l’ai jamais vue comme ça. »

— En effet, mademoiselle Antoinette, répliquait Robert, je l’ai trouvé et rendu honnêtement à sa propriétaire.

— Voilà un acte de probité exceptionnel. Avez-vous au moins touché la récompense ?

— Antoinette 1 s’écria Annonciade, les yeux étincelants.

— Laissez, mon petit, laissez donc. Vous voyez bien qu’Antoinette plaisante…

Antoinette haussa les épaules et se tut, craignant d’éclater en sanglots, bêtement. Elle aurait mieux aimé mourir sur place.

Les autres avaient assisté sans mot dire à cette passe d’armes. La jeune fille quêta sur leur visage une approbation, un soutien. Mais Bertrand regardait Suzon, qui lui parlait en riant. André détournait les yeux pour ne pas laisser voir une satisfaction méchante, dont il avait tout de même un peu honte. Un silence pesant tomba.

— Ah ! se dit Antoinette avec une âpre ironie, parlez-moi de l’amour pour mettre du liant ! S’il n’y avait que lui pour fonder les sociétés…

Elle marcha vers les voitures, le menton levé d’un air de défi, les narines palpitant dédaigneusement. Ces jeux de physionomie menteurs lui permirent de refouler ses larmes.

Devant la grille de Gagny, les adieux furent froids et gênés, excepté pour Bertrand et Suzon qui s’étaient quittés sur ces mots :

— Alors, demain soir ?

— Au bas de la côte, entre dix et onze heures, comme d’habitude. Je ne peux pas fixer l’heure exactement, vous savez pourquoi.

— Fort, fidèle et fier, j’attendrai à mon poste jusqu’à la consommation des siècles.

— Phraseur, va ! Bonsoir, mon gigolo.

— Bonsoir, ma gigolette.

Antoinette, précédant ses amies, ouvrait les volets de la salle à manger. Quand elle se retourna, elle vit Annonciade debout derrière elle, l’air incertain :

— Toine…

— Eh bien ?

— Tu es fâchée ?

— Non, répondit Antoinette amèrement. Je suis ravie. Toi aussi, sans doute. Tout est pour le mieux.

Elle disparut dans sa chambre où elle s’enferma à clef, laissant la petite immobile, le cœur lourd.

Quelques minutes plus tard, on frappa à la porte d’Antoinette. Elle releva la tête, les yeux illuminés. Déjà elle regrettait son mouvement de tout à l’heure. Ah ! qu’elles s’expliquent une bonne fois, qu’elles sortent de ce cercle infernal, quitte à briser tout ce qui fut leur amitié — et ensuite, on verra ce qu’on peut faire avec les morceaux…

— C’est toi ? demanda-t-elle doucement.

— Oui, c’est moi, répondit la voix de Suzon. Je peux entrer ?

— Un instant, veux-tu ?

Cette nouvelle chute dans le noir lui donnait le vertige.

Quand Suzon entra, son regard avide ne trouva qu’un teint poudré de frais, des yeux un peu trop brillants — mais était-ce bien d’avoir pleuré ? — une impassibilité de Commanche au poteau de torture.

— Dis donc, tu ne crois pas qu’Annonciade perd un peu la tête ? Qu’est-ce qui lui a pris, tout à l’heure ? Elle qui ne jurait que par toi…

— Les dieux changent, répondit Antoinette avec tranquillité, mais, comme dit Bertrand : « L’amour passe, l’amitié reste. »

— Ah ! Bertrand dit ça ?

— Oui… Il dit aussi : « Un béguin, un matin. » « Un jupon, une saison. » « Une amie, la vie. »

— Je ne lui connaissais pas ces proverbes.

— Bien entendu, réplique Antoinette avec intention.

Suzon n’insiste pas et bat en retraite.

— Emporte ça, murmure Antoinette entre ses dents. C’est tout de même utile d’avoir de l’imagination. Ce petit chacal qui venait pour m’achever !…

Seule, elle se laisse aller dans un fauteuil, ferme les yeux, soupire avec lassitude :

— Toujours se défendre… toujours se défendre…

Elle n’avait plus le courage d’aller trouver son amie. Comment aborder une explication qui les forcerait à avouer qu’elles aimaient le même homme ? Une fois douée de la puissance néfaste des mots, quels ravages ne ferait pas cette vérité que toutes deux maintenaient jusqu’à présent dans les limbes où vagissent les douleurs informulées ? Non, mieux valait se taire, et endurer.

Cependant Annonciade laissait crever en gros sanglots de petite fille l’émotion de cette journée et hoquetait pour elle-même une plaidoirie confuse.

« Ce n’est pas de ma faute… C’est elle qui ne se rend pas compte… Tout ça, parce que je me suis fait couper les cheveux sans sa permission. »

Mais elle sentait bien que le drame dépassait cette question futile. Volontairement aveugle, dans son innocente mauvaise foi, elle savait pourtant qu’Antoinette n’était pas plus coupable qu’elle-même, et qu’elles ne pouvaient rien contre la poigne grandiose et cruelle qui les arrachait l’une à l’autre. Et c’était le sentiment de leur impuissance qui la faisait pleurer, pleurer à croire que toute sa vie allait s’écouler dans ce ruissellement salé comme la mer, berceau de Vénus.

XVI


On se couchait tôt, maintenant, à Gagny. Plus de longues veillées, depuis que les dîners se déroulaient dans un silence que chacune des jeunes filles peuplait différemment : bien avant dix heures, elles s’étaient retirées dans leurs chambres.

Dormaient-elles, rêvaient-elles ? Quels soucis, quels espoirs palpitaient dans ces cellules de nuit ? Y avait-il quelque part dans l’ombre une joue qui s’appuyait sur le sinapisme froid de l’oreiller mouillé de larmes ? En apparence, la maison dormait. On entendait seulement, du côté des communs, les pas de Garrottin et de sa femme racler le plancher avec une sonorité accrue par le silence. À dix heures, ces derniers bruits de vie s’éteignaient.

Dans la chambre de Suzon, un jeune corps allongé sous les draps vibrait comme une corde d’arc. L’impatience, le sentiment du mystère, un peu de trac aussi, se propageaient en ondes de volupté, à partir du cœur, jusqu’à l’extrémité de ses doigts et de ses orteils. Était-ce le moment ? Cinq minutes encore. Un meuble craquait. La répercussion de ce bruit léger était une sensation de cauchemar, comme lorsqu’on tombe, en rêve, d’une hauteur vertigineuse sur une couche d’ouate sans fond. Puis cela s’apaisait, dans un bien-être divin.

Suzon se représentait la voiture qui devait déjà l’attendre sur la route. Elle imaginait la masse sombre et fuselée de la Bugatti, avec le petit feu rouge à l’arrière, la blancheur confuse de la route, une autre blancheur, toute ramassée et plus nette : le petit fantôme de Siki, dans la voiture, à côté du buste élancé de son jeune maître. (Le bouledogue était de toutes les parties nocturnes : « Notre chaperon, » disait Bertrand.)

Elle imaginait aussi les pays qu’ils allaient traverser. Les villages endormis où ils passaient avec un vrombissement d’obus, la route éclairée qui fonçait sur eux et s’aplatissait sous les roues, la magie du faisceau lumineux qui les précédait, faisant surgir la colonnade infinie des troncs et montant jusqu’aux feuillages où son tissu étincelant se relâchait, s’évanouissait finalement dans une marge d’obscurité. De chaque côté de la route, dans les champs, il y avait des silhouettes immobiles : meules ou arbres, et des silhouettes lentement mouvantes de bêtes au pâturage. L’odeur de l’herbe, l’odeur des foins, l’odeur de paille dans les villages, l’odeur de l’eau qu’on longeait sans la voir…

Bertrand chantait toujours en conduisant. Il possédait un répertoire très étendu de ces chansons anglaises qui tirent toute leur puissance de suggestion du rythme et de la sonorité des mots, physiquement expressifs. Ils arrivaient aux oreilles de Suzon, portés par une voix jeune, comme un langage extraordinairement comique ou tendre. Il y avait surtout Ukulele Lady.

Quand Bertrand chantait en prolongeant toutes les voyelles :

May be I’ll cry-y…
May be I’ll d-die…

la petite se sentait fondre.

De temps en temps, la voiture s’arrêtait. Bertrand prenait Suzon dans ses bras, et sur ses joues, sur son cou, sur ses lèvres, il satisfaisait un besoin de câlinerie, une sensualité plus enfantine encore que virile — charme éternel des chérubins, des gigolos… et cependant, c’était un homme. Cette idée suffisait à la vanité de Suzon, pâmée comme une chatte sous ces caresses inoffensives et délicieuses. Elle se disait bien que le jeu était périlleux et qu’un jour… mais ce danger imprécis était un attrait de plus.

Ils en étaient à leur quatrième expédition. Des pays qu’ils traversaient, elle ignorait tout : il était convenu entre eux que Bertrand ne lui donnerait là-dessus aucune indication, pour laisser plus de mystère à leur vagabondage. Mais, la dernière fois, une idée perverse s’était fait jour dans l’esprit de Suzon :

— Bertrand, conduisez-moi où vous voudrez, sans me dire où. Et puis, quand nous ferons une promenade avec les autres, le jour, vous nous conduirez au même endroit. Ce sera épatant de se trouver là avec eux, qui ne se douteront pas que nous y sommes déjà venus. Hein, vous voulez ?

Bertrand avait acquiescé, un peu étonné par ce goût voluptueux du secret. Mais il trouvait l’idée amusante et « bien femme » (sacrée Suzon !).

C’est ainsi qu’elle avait reconnu, la veille, cette ville qu’elle avait vue de nuit penchée sur un gouffre obscur qu’emplissait la fraîcheur des arbres. Et, tout en bas, un village tapi sous la double menace de la ville et des rochers. Le jour, cela s’appelait Avallon ; c’était une sous-préfecture du département de l’Yonne et l’on déjeunait bien dans ses vieux hôtels qui exploitaient le pittoresque du passé. Mais Suzon pensait qu’elle était seule à connaître la physionomie de cet être dont les cellules étaient des maisons, et dont les forts membres immobiles — châteaux, remparts, dessinaient dans la nuit leurs contours puissants. Elle croyait l’entendre respirer, tandis que Bertrand murmurait dans son cou :

— Petite Suze, ma gigolette chérie, que tu as la peau douce ! On dirait qu’elle est lubréfiée comme un roulement à billes…

Ce soir, quelle ville, quel pays allait-elle découvrir avec son compagnon, truchement par lequel lui parvenaient des messages confus, comme les balbutiements d’amour d’un grand faune ?

Quand plus rien ne bougea dans la maison, Suzon se glissa hors de son lit, s’habilla silencieusement, chaussa de forts souliers à semelles de crêpe caoutchouc, s’enveloppa d’un manteau sombre. Elle ne mettait jamais de chapeau pour mieux sentir le vent.

Avant d’enjamber la fenêtre ouverte sur le parc, elle se retourna, fit un pied de nez dans la direction de la chambre d’Antoinette et sauta légèrement sur la terre humide.

Le mur du verger se laissait aisément franchir. Une fois dans les prés, il n’y avait qu’à passer quelques haies pour gagner la route.

En dévalant à travers l’herbe pleine de rosée. Suzon entendait le halètement sourd du moteur, On aurait cru un cheval impatient de bondir qui s’ébrouait à intervalles réguliers. Bertrand ne se doutait pas du prestige qu’il devait à sa voiture.

À l’impétuosité avec laquelle il l’enveloppa de ses bras, Suzon comprit qu’il pensait depuis longtemps à ce baiser d’arrivée. Pourtant, elle n’était pas en retard. Siki lui faisait fête discrètement ; on l’avait dressé à ne pas aboyer.

— Il est comme le chien de la dame de Vergy, remarqua Suzon, qui aimait chauffer son romanesque aux histoires d’autrefois.

— Quelle dame ?

Pour Bertrand, le passé commençait à Panhard et à Blériot. Quand Suzon le surprenait en flagrant délit d’ignorance littéraire, il donnait simplement cette explication :

— J’ai fait sciences-langues.

Contente de sa supériorité, elle lui raconta le fabliau de la dame qui avait dressé son petit chien à servir de courrier entre elle et son amant et qui fut trahie par la duchesse de Bourgogne.

— Quelle vache ! s’écria Bertrand avec conviction. Il parlait de la duchesse.

Quant à la dame, il était peiné qu’elle fût morte. Pour se consoler, il remarqua tout haut :

— C’est de la poésie. On ne meurt pas d’amour.

— Croyez-vous ? demanda Suzon d’un air grave.

Il la regarda, frappé, inquiet, flatté.

— Croyez-vous qu’on ne meurt pas d’amour ? Les hommes, non, bien sûr. Mais les femmes… Les hommes aussi, après tout, se hâta de dire Bertrand qui ne voulait pas être en reste de politesse. Ça dépend des vocations…

— C’est une vocation que vous n’avez pas, hein, garnement ? « Un béguin, un matin, un jupon, une saison… » hein ? Ça n’est pas vrai ?

— Mon Dieu… dit Bertrand en souriant.

C’était la première fois qu’il entendait cet adage, mais il se promit de l’adopter.

— Et dans quelle catégorie me rangez-vous ? continuait Suzon en se lovant contre lui. Celle des béguins ou celle des jupons ?

Elle espérait qu’il allait répondre :

— Oh ! vous, vous êtes hors série.

Ou bien, ce qui serait encore mieux :

— Oh ! vous…

Ces mots suivis d’un silence qui exprimerait l’impossibilité où il était de définir ses sentiments ineffables à l’égard de Suzon.

Cependant Bertrand pensait :

— Bon Dieu ! Qu’elles sont assommantes, avec leur manie de quêter des flatteries à tout bout de champ !

Et il répliqua, content de sa malice :

— Dans celle des combinaisons, mon trésor.

— Oh ! s’écria Suzon en s’écartant de lui, quel insolent !

Pour sentir de nouveau le jeune corps contre le sien, il murmura :

— Parce que vous êtes la plus adorable combinaison d’atomes qu’on ait jamais vue sur terre.

— Ça, c’est gentil — et Suzon se rapproche. Atomes crochus ou pas crochus ?

— Hum ! Plutôt ronds…

— Bertrand, petit voyou, voulez-vous rester tranquille.

— Mes mains ont horreur du vide, réplique le garçon, riant sous cape. C’est de la physique expérimentale, mon cher atome.

— Si Antoinette vous entendait…

— Laissez Antoinette. Ce ne sont pas ses affaires, grommela Bertrand, rembruni.

— Vous savez ce qu’elle m’a encore dit l’autre jour quand je rentrais de me promener avec vous, le matin ?

— Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

— Je lui demande ce qu’il y avait à déjeuner. Elle me répond — et il fallait voir de quel air : « De l’homme ! C’est le plat du jour. »

— Sacrée Toinon ! C’est bien d’elle. Elle s’est payé ta tête, ma pauvre gigolette.

— Vous riez, mais je vous assure que ce n’est pas drôle la vie à la maison.

— Viens chez moi.

— Ne dites donc pas de bêtises. C’est vrai ! elle est tout le temps à surveiller nos moindres gestes, à ma sœur et à moi. Je comprends que ça doit être exaspérant de contempler le bonheur des autres quand on est soi-même laissé pour compte… Mais enfin j’aurais cru qu’une fille comme Antoinette, que j’admirais tant, y mettrait plus de grandeur d’âme.

— On s’en va ? demanda Bertrand, qui avait horreur des histoires presque autant que du vide.

Ils roulaient depuis un moment lorsqu’ils firent une rencontre singulière. Une limousine d’un vieux modèle venait à leur rencontre. Comme elle tenait le milieu de la route et n’éteignait pas ses phares, Bertrand ralentit en prenant sa droite. L’auto passa, vivement éclairée à l’intérieur, et ils virent un vieillard en habit de soirée, étendu sur les coussins, la tête renversée, la bouche ouverte, les joues creuses sur lesquelles moussait un peu de barbe. À ses côtés, une dame opulente et raide se tenait assise et regardait droit devant elle, comme si son collier de chien en pierreries eût été le carcan qui la maintenait au pilori.

— Avez-vous vu ? souffla Bertrand. Est-ce que c’est elle qui l’a tué ?

— Le fait est qu’il avait l’air d’un cadavre, répondit la petite en frissonnant.

— C’est probablement le président de quelque société Burgondia qui revient de Dijon où il a trop bien banqueté et qui ronfle à côté de sa digne épouse…

Cependant, le caractère inquiétant de cette vision les poursuivit longtemps. Ils avaient vu passer les figures de la Mort et de l’Ennui.

Suzon se serra plus étroitement contre son compagnon, aspirant du fond de la poitrine les émanations de la terre endormie. Lui, l’avait enlacée du bras gauche, maintenant le volant d’une seule main ; la jambe tiède et fuselée qui doublait la sienne le gênait considérablement pour la manœuvre des pédales, mais il sentait bien qu’opposer à ce corps complaisant les exigences du mécanisme eût été une offense impardonnable. Aussi, tandis qu’il conduisait, les yeux fixés sur le faisceau de lumière poudroyante, deux impressions alternées se partageaient sa conscience ;

— Ô délices ! Ô fleuve de douceur ! Ô quelle agréable noyade !

— Nom d’un chien, pourvu qu’on ne se casse pas la figure !

Il finit par s’arrêter, avec le besoin vague mais impérieux de boire le fleuve d’un seul coup pour être libre ensuite de ses mains et de ses pieds.

De chaque côté de l’horizon ondulaient les mornes collines de l’Auxois, mer terrestre en léthargie sous le ciel poudré d’étoiles. Le silence était accablant. Mais Suzon, bien éveillée, se dégagea de l’étreinte avec une prestesse de couleuvre et ordonna qu’on reprît la route, d’une voix sévère. Il obéit, bientôt consolé par la pleine possession de sa voiture qui lui était rendue. Et il se mit à parler de la beauté des jeunes Anglaises et du prestige qu’avaient les blancs aux yeux des négresses du Dahomey.

Ah ! les parties de punt sur la Tamise ! Ceux qui ne rament pas sont au fond du bateau, allongés sur des coussins et regardent descendre sur eux les rires des petites girls, ces rires qui deviennent en se rapprochant les lèvres les plus suaves du monde.

Ah ! Daisy, ah ! Marjorie, charmantes camarades d’amour… Et celle-là, qu’il avait appelée Scarlet Pimpernel, à cause, précisément, de l’écarlate de ses lèvres…

Il parlait d’abondance, évoquant des images fraîches et poétiques avec des mots ordinaires, assemblés par la magie du désir qui se souvient, et sa naïve rouerie produisait ses fruits. Suzon, inquiète et séduite, le voyait escorté d’une théorie de filles au teint clair. De cette assemblée montait comme une vapeur autour de lui le charme complexe des Don Juan, accru à chaque conquête. Il y eut un moment où la petite se sentit prête à tout pour effacer de la mémoire du jeune homme Daisy, Marjorie et Scarlet Pimpernel.

À ce moment, Bertrand, qui n’avait pas le sens de la mesure, chantait ses conquêtes noires. Vers l’âge de douze ans, les négresses étaient ravissantes ; des corps antiques… Au Dahomey, Robert avait une Mousso qui se promenait toujours nue dans sa maison comme Eunice chez Pétrone (Quo Vadis faisait partie des lectures de Bertrand). Pendant les trois mois qu’il avait passés chez son ami, le jeune homme avait fait impression sur l’Eunice de bronze. Un jour, elle l’avait enlacé de ses bras frais (« ce n’était pas désagréable, vous savez, elle se baignait trois fois par jour »). À ce moment, le maître était entré ; il contemplait le couple avec un sourire calme et, par-dessus l’épaule nue, le sourire de Bertrand répondait au sien. La Mousso s’était retournée : « Ah ! quel œil ! Si vous aviez vu son air furibard ! Elle a quitté la pièce en tourbillon. Robert ne lui a rien dit, vous pensez, ça lui était bien égal. Mais après, elle ne pouvait plus me voir… rien à faire ! »

Suzon l’écoutait, silencieuse, remuée par un sentiment obscur de solidarité féminine. Elle imaginait, témoins invisibles de la scène, Annonciade, Antoinette, les amoureuses blanches ; et en ce moment, elle prenait leur parti et celui de la primitive offensée dans une délicatesse qui échappait aux deux mâles.

Elle interrogea son compagnon, avide d’en savoir plus long : quel genre d’amour leur inspiraient ces femmes ? Est-ce qu’ils s’attachaient à elles ?

— Le moins possible, dit le jeune homme. Quand on est dominé par une Mousso, on est fichu. C’est le gâtisme à brève échéance. Il faut en prendre et en laisser, les tripoter quand on en a envie, leur taper dessus quand elles deviennent insupportables…

— Oh ! vous les battez ?

— De temps en temps. Il faut. Souvent, à l’heure de la sieste, on appelle la Mousso. Et puis on s’endort — et tout d’un coup, on se réveille en cauchemar : elle s’est endormie à moitié sur vous. C’est effrayant ce que ces femelles vous tiennent chaud ! Alors, d’un coup de poing, v’lan, on l’envoie sur la natte.

— Oh ! Une femme qu’on vient de caresser…

— De caresser ? reprit Bertrand avec une expression amusée dans ses yeux francs. Ce ne sont pas des caresses, c’est la bête qui se contente. Ça ou un coup de poing, vous savez…

Ah ! l’honnête gaffeur !

Au bout d’un moment, percevant qu’il y avait quelque chose d’anormal dans le silence de Suzon, il ajouta, vaguement inquiet :

— Il n’y a aucun rapport entre les femmes noires et les blanches…

— Jusqu’où allons-nous ? demanda la petite.

— Je ne sais pas. Au bout du monde, si vous voulez. La voiture gaze bien…

Elle n’avait pas envie d’aller au bout du monde. Elle avait envie de rentrer, de retrouver la maison silencieuse, le parc où le vent parlait dans les arbres, mais elle n’osa pas le dire, craignant de s’avouer à elle-même que la merveilleuse escapade nocturne était soudain vidée de son enchantement.

« Ça ou un coup de poing… »

La route n’était plus bordée de peupliers, mais de hêtres dont le feuillage frémissait, très haut. La mer pétrifiée des collines de l’Auxois ondulait toujours sur leur gauche, mais sur la droite le relief s’accentuait. Suzon découvrit tout à coup une ville répandue sur une colline, que dominait le capuchon sombre d’un bois. Éparse et de lignes molles, cette ville semblait n’offrir aucune résistance à la campagne qui la pénétrait de toutes parts : on devinait entre les maisons de grands espaces touffus qui étaient des jardins ou des champs inclinés sur la pente du coteau. Deux clochers se dressaient vers le ciel, l’un au milieu, l’autre à l’extrémité de la ville.

Une large place, qui est à moitié un rond-point pavé, à moitié un champ de foire herbu ; une avancée de rempart subsiste, au-dessus d’un ancien fossé ; à l’angle de la muraille, une tour découronnée porte un sapin gigantesque. La haute maison massive qu’abrite le rempart parut pleine de puissance et de mélancolie lorsque le rayon du phare, antenne lumineuse, palpa son toit, ses petites fenêtres percées dans un mur gris et les beaux arbres qui l’entouraient.

La voiture tourna devant la maison et prit une rue montante. Suzon aperçut une plaque de cuivre apposée sur le montant du portail, se pencha et lut : « Mademoiselle Hiberge. Pensionnat de jeunes filles. »

Elle regretta que le pensionnat fût vide à cause des vacances, qu’il n’y eût pas de pensionnaires derrière ces fenêtres pour entendre le chant montant de la voiture qui fusait dans la nuit comme l’appel de l’aventure. Pendant quelques secondes, elle se figura qu’elle était une de ces petites filles dévorées de rêve. Quand elle se retrouva à sa place, dans l’auto qui l’emportait elle ne savait où, entre un beau jeune homme et un chien blanc, la vie avait repris quelque saveur.

Ils étaient maintenant tout en haut de la ville, longeaient les maisons basses d’un faubourg qui devait être le quartier des tanneurs, car on respirait une forte odeur d’écorce de chêne et de pourriture sèche. Suzon, en se retournant, vit au-dessous d’elle une forêt de toits aigus, moyenâgeux, hérissés de hautes cheminées : tout le velours de la nuit s’était posé sur ces toits, laissant l’atmosphère plus claire autour de leur masse.

— Quelle est cette ville ?

— Vous ne le saurez pas, dit Bertrand, taquin, C’est contraire à nos conventions.

— Bertrand chéri ? Dites-moi où nous sommes ?

— Nous sommes en pays morvandiau. Contentez-vous de cette indication.

Sortie de la ville aux beaux toits, la voiture bondit en avant, laissant pétarader l’échappement libre, avec une fureur allègre qui traversa la petite de la nuque aux talons. Vraiment, il avait l’air ce soir, de vouloir l’emmener au bout du monde.

Des vallonnements serrés montent et descendent de chaque côté de la route. Les haies plus touffues, une odeur de verdure, l’épaisseur des bosquets qu’on aperçoit de toutes parts, disent la force croissante de la vie végétale. Le faisceau lumineux éclairait une route rose, couleur de sève d’arbre, douce aux pneus.

Une forte descente, puis la voiture pique droit vers l’immense tapis noir d’une forêt. Suzon vit les grandes fougères, plus hautes que sa tête : le rayon illuminait l’envers des palmes, criblé de spores brunes — et le défilé silencieux de ces plantes vieilles comme le monde, de chaque côté de leur course, semblait ne jamais devoir finir.

Quand cessèrent les fougères, ils se trouvèrent enserrés entre deux épaisseurs de futaie si dense que la lumière du phare s’y émoussait, égratignant à peine, de-ci de-là, quelques troncs. Le soleil ne devait jamais arriver jusqu’au sol de ces sous-bois défendu par un entrelacs de branchages inextricable. On pressentait la vie blême, larvaire, qui végétait dans cet étouffement humide, pullulant de germes avortés. Suzon, recroquevillée, luttait contre la peur que la forêt lui soufflait au visage avec l’odeur anisée des chênes et la volupté cadavérique tenue au frais dans le tissu des mousses et des champignons.

Une phrase l’obsédait : « La France s’appelait autrefois la Gaule, Elle était couverte de forêts où vivaient des loups, des ours et des aurochs. » C’est par cette phrase qu’elle avait commencé d’apprendre, à sept ans, l’Histoire de France.

Quand ils débouchèrent enfin sur un plateau, elle faillit pousser un cri de délivrance. Bertrand ralentit, sans raison apparente, circulant doucement dans un mélancolique désert de pâturage où des vaches blanches ruminaient à la lueur des étoiles. Pas une maison, pas un feu. Au loin, l’ondulation des collines retrouvées. À gauche, au premier plan, un étang : sans les hachures fines des roseaux, on aurait pu croire que c’était un morceau du ciel tombé dans les champs, avec toutes ses constellations.

La voiture s’arrêta. Dans la forêt proche, un nocturne soupirait avec une douceur rauque.

— Eh ! bien, disait Bertrand sur un ton de surprise fâchée, voulez-vous être gentille !

Non, Suzon ne voulait pas, ne pouvait pas être gentille. Elle restait défiante, contractée. Sous les lèvres du jeune homme, elle se sentait éloignée de lui, comme à l’abri d’une carapace. Quand l’esprit n’y est pas, la peau d’une femme ne vaut pas mieux que celle d’un crocodile, pauvre Bertrand.

Pour en finir, elle sauta sur la route. Bertrand, d’un bond leste, la rejoignit, la serra de nouveau contre lui, rechignante et près de pleurer.

Mais, quelle petite chipie… Justement, ce soir où il éprouvait cette soif, cette soif qui commençait à le torturer…

Par lassitude, elle se laissa aller un moment contre son épaule, goûtant l’illusion d’un repos. Puis, tout à coup, s’écarta violemment, fit sur la route quelques pas rapides, un peu ivres.

Siki, fou de joie, quêtait le long des buissons. Suzon voyait devant elle sa petite ombre blanche et frénétique. Derrière elle, la voix de Bertrand, humble et durcie :

— Suzanne… Écoutez-moi, Suzanne…

Elle sursauta. Non, ce n’était qu’un cheval qui avait passé sa tête par-dessus la haie et les regardait sans bouger.

— Chut ! souffla-t-elle, vous allez lui faire peur.

Elle s’approcha doucement, reconnut une jument au pré avec son poulain. La bête hésitait entre la confiance et la fuite, le corps déjeté, prêt à bondir, mais la tête immobile.

Suzon caressa légèrement les naseaux de velours, piqueté de poils rares, longs et fins comme des graminées. Elle se sentait prise d’une grande tendresse pour cette sœur animale.

— Oh ! Bertrand, vous n’auriez pas du sucre dans vos poches ?

— Du sucre ? répondit une voix de dormeur qu’on éveille en sursaut. Non, je n’ai pas de sucre.

Il s’agissait bien de sucre !

— Oui, ma cocotte, murmurait Suzon, oui, tu l’es belle…

— Laissez donc cette bête ! dit Bertrand avec impatience en la saisissant par le bras.

La jument effrayée fit un écart, se mit à galoper lourdement par le pré, suivie du poulain grêle. Suzon se sentit très seule.

— Vous êtes méchant ! cria-t-elle d’une voix furieuse.

Le jeune homme la tenait aux épaules.

— Enfin, qu’est-ce que vous avez ? Dites ? Dites ? C’est une comédie, hein ? C’est une comédie ?

Il rapprochait son visage du sien par saccades, le souffle entrecoupé. Ses doigts, involontairement crispés, s’accrochaient à la chair tendre des épaules.

Parce qu’il avait été très gâté — par les blanches et par les noires — Bertrand escomptait toujours la complicité de l’instinct femelle, ignorant sa vraie nature et quel animal furieusement défensif il s’agit d’apprivoiser. Abusé aussi par la sensualité prometteuse de sa partenaire, il ne savait pas davantage qu’il fallait de la patience pour la concentrer. C’est pourquoi, ce soir-là, il négligea son unique chance : les incantations, faites de mots flatteurs et de caresses magnétiques qui engourdissent la défiance féminine dans une torpeur bruissante de chloroforme.

Suzon ne fut pas longue à lui faire comprendre son erreur. De toutes ses forces, elle lui avait décoché un coup de pied dans les tibias. Il la lâcha, moins surpris de la douleur que de la rage hostile qu’il avait sentie dans ce joli corps.

Suzon, libérée, haletait avec une vulgarité tout à fait désagréable :

— Dites donc, espèce de brute ! Vous me prenez pour une négresse ?

— Quelle imbécile ! pensa le garçon. Elle ne comprend rien à rien. On m’y reprendra à lui faire des confidences…

Ce mot de confidences lui rappela soudain Antoinette — et la promesse qu’il lui avait faite de bonne foi deux jours auparavant :

— Ça va, on ne la détournera pas, ta mineure…

Après tout, il n’y était pour rien. Une rage le prit :

— Je vous conseille de vous donner des airs… depuis le temps que vous vous frottez à moi ! Un homme n’est pas une râpe, tout de même !

— Je me frotte à vous ! Par exemple ! Vous en avez un toupet !

— Ah ! vraiment ? Tout à l’heure encore ce n’est pas de votre faute si nous n’avons pas fait la culbute dans le fossé. J’avais beau chercher les pédales, je ne trouvais que des jambes…

— Oh ! Oh ! Oh ! fit Suzon, avec une indignation chromatique.

Elle était suffoquée par cette volte-face. Un instant avant, l’accord parfait, les phrases tendres et joueuses. Maintenant, les insultes. Oubliant son propre rôle, vaincue par le sentiment d’une énorme injustice, elle se mit à pleurer.

— Allons, bon ! se dit Bertrand, au comble de la fureur.

Il alla s’asseoir dans la voiture, tournant le dos à la jeune fille. Tout en sifflotant, il examinait les commandes, vérifiait les jauges d’huile et d’essence.

(Quand elle en aura assez, elle s’arrêtera.)

Machinalement, il avait appuyé sur le bouton du démarrage électrique. Le moteur frémit. Suzon bondit vers lui, ne pensant plus qu’à la terreur de rester seule dans ce désert végétal où rampaient des souffles.

— Soyez tranquille, persifla Bertrand, je n’ai pas l’intention de partir sans mon chien.

Comme elle ne répondait rien, s’asseyait à côté de lui en se tamponnant les yeux avec son petit mouchoir, il se trouva vexé de son insolence inutile. Le pauvre Siki en fit les frais : deux claques lui apprirent qu’il ne convenait pas aux chiens de chercher du plaisir sur les routes.

Durant tout le trajet de retour, ils n’échangèrent pas un mot. Bertrand conduisait à une allure folle. Cela ressemblait à une vengeance.

« Nous allons nous tuer, » pensait Suzon. À un tournant, elle sentit nettement les roues extérieures au virage décoller de la route, mais son orgueil tendu l’empêcha de crier.

Les toits de la ville inconnue apparurent, disparurent, happés par la vitesse. Le pensionnat au rempart était déjà loin derrière eux. Le compteur marquait 150.

L’émotion de cette course effrénée finit par chasser tout autre sentiment. Suzon la savourait, à moitié morte de peur et de plaisir, admirant secrètement la maîtrise de son compagnon. Et Bertrand, constatant qu’elle ne bronchait pas, pensait :

« Elle est crâne, tout de même. »

Quand la voiture s’arrêta au bas de la côte de Gagny, ses occupants descendirent en titubant légèrement, le cerveau vide et gonflé. Il leur semblait qu’on leur avait vissé une cloche pneumatique à la place de tête. Le moyen de loger un ressentiment dans une cloche pneumatique ?

Bertrand prit la main de Suzon dans ses mains, comme une amande entre deux valves.

— Suzanne… je crois que j’ai été mufle… Vous m’en voulez beaucoup ?

Suzanne hésita entre une attitude de dignité offensée et l’élan qui lui commandait de répondre :

— Au fond, maintenant que c’est passé, tout ça c’est très amusant. Embrassons-nous.

Elle opta pour une solution neutre :

— Venez avec moi jusqu’au bas du verger… sale gosse !

Il l’aida galamment à franchir les haies avec l’empressement d’une conscience inquiète et parce qu’il craignait d’avoir compromis par sa maladresse une aventure de vacances pleine d’agrément. Mais, quand ils furent arrivés au pied du petit mur, les adieux se prolongèrent, tout à fait rassurants.

En redescendant à travers les prés, un peu étourdi, Bertrand pensait :

— Elles sont renversantes ! Véritablement renversantes !

Cela le soulageait, de mettre sa rancune au pluriel.

Deux heures sonnèrent à l’église. Suzon marchait avec précaution sur le gravier.

« Quelle aventure, non, quelle aventure ! »

Elle s’arrêta, net. Une silhouette se dressait à quelques pas. Antoinette, vêtue d’un peignoir court par-dessus son pyjama avait l’air dans l’obscurité d’une Annamite plus grande que nature.

— C’est toi, Suzon ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Descendre dans le jardin pour soulager sa migraine et rencontrer Suzanne tout habillée, ça, c’était inattendu.

— Écoute, Toine, je vais te raconter. Si tu savais ce qui m’est arrivé…

Le premier saisissement passé, elle était presque heureuse de trouver une oreille pour y verser les émotions de cette nuit extraordinaire. Tant pis pour la semonce !

Mais Antoinette n’était pas d’humeur à sermonner. Elle venait à peine d’échapper à la honte délicieuse d’un rêve éveillé qui lui montrait Robert à ses pieds et lui soufflait mille consolations hypocrites à l’usage d’Annonciade. Silencieuse, pressant d’une main son front brûlant, elle écoutait la confession de la petite, salmigondis de vérités, de semi-vérités, et d’apologies voilées.

— Tu comprends, je me suis laissé entraîner… Je voulais te le dire, d’abord, — et puis j’ai eu peur que tu ne comprennes pas. Tu aurais cru je ne sais quoi — et nous n’y voyions pas de mal, tu sais… Bertrand est si gamin, si gentil ! Et c’était tellement chic, ces promenades, la nuit… Il m’inspirait confiance. Je ne pensais pas que c’était un homme, tu comprends ? Seulement un petit copain… Mais maintenant, on ne m’y reprendra plus, ah non !

Quelle belle histoire à raconter ! À mesure qu’elle les détaillait, les épisodes prenaient un relief inoubliable. D’abord, les confidences sur les négresses, la Mousso de Robert.

— Ces hommes ! Non, tu imagines, ce qu’ils peuvent être infects ! Ces pauvres filles… Et tu sais ce qu’il m’a dit : « Ça ou un coup de poing, c’est la même chose… » Oh ! Quand j’ai entendu ça !

Antoinette hochait la tête. Elle avait connu de pareilles indignations, moins verbeuses et plus sincères peut-être, mais c’était déjà vieux… Pour se guérir des fureurs butées de son adolescence, elle avait recherché l’amitié des hommes, se disant qu’il fallait opposer à la haine instinctive la bonne volonté de l’esprit et comprendre… Maintenant, elle comprenait, elle admettait que les lois de leur univers fussent différentes des siennes. Suzon ferait sans doute une autre école. Le jour n’était pas éloigné où, passée tout entière au camp adverse, elle admirerait ce qu’elle condamnait aujourd’hui — oui, mais quels seraient les retours sournois et cruels de sa féminité domptée ?

Après la description de la course dans la forêt (je lui demandais de s’arrêter, il allait toujours plus vite… un pays inconnu, sauvage, si tu avais vu… La Gaule primitive…), ce fut le « clou », savamment préparé. Il y avait de quoi terrifier en le captivant tout un auditoire de jeunes personnes de seize à dix-huit ans. Dans le jardin peuplé des murmures et des tremblements nocturnes, battements de feuilles ou battements d’ailes, Suzon revivait son émotion décuplée.

« Si je ne m’étais pas défendue comme une tigresse… je ne sais vraiment pas ce qui lui avait pris tout d’un coup, il ne se connaissait plus. Mais je lui ai rendu son sang-froid avec un bon coup de pied dans les tibias… »

Elle ne ménageait guère le jeune homme à qui, tout à l’heure encore, elle avait tendu ses lèvres.

— Et il a eu encore le toupet de me dire que c’était de ma faute ! Mais au moins, je lui dois une expérience. Je ne me fierai plus aux hommes.

— Oui, pensait Antoinette, elle dit cela — et demain elle recommencera d’autant plus volontiers qu’elle connaît les risques. Mais elle se tut, jugeant qu’il était inutile d’encourager cette petite vénusienne par un oracle.

— J’espère, dit-elle simplement, que tu vas te tenir tranquille jusqu’à la fin des vacances ? Une fois rentrée chez tes parents, tu feras ce que tu voudras, ça ne me regarde plus.

— Oh ! tu penses… quelle leçon ! Dis-donc, tu ne diras rien à Bertrand ? S’il savait que je t’ai raconté ça…

— Sois tranquille, ça ne les regarde pas, ce que nous disons entre nous.

— Bien entendu. Nous sommes tellement différentes d’eux. Ils ne peuvent pas nous comprendre.

Elle ne se souvenait pas d’une certaine Suzon qui avait justement spéculé sur cette incompréhension pour trahir son amie et livrer à l’interprétation masculine le secret de leurs conversations abandonnées.

Cette Suzon-là n’a aucun rapport avec celle de ce soir qui aime Antoinette de tout son cœur, pour le plaisir qu’elle a eu à lui raconter son aventure. (Et elle ne m’a fait aucun reproche ! C’est une fille épatante, tout de même…)

— J’ai un mal de tête fou, dit Antoinette. Je vais me faire une infusion de tilleul pour prendre un cachet. En veux-tu ? Ça te calmera les nerfs.

Dans la cuisine sombre, elles font de la tisane sur une lampe à alcool avec des airs de conspiratrices. Suzon prend une main d’Antoinette et la baise.

— Tu es folle !

— Antoinette… je voudrais que tu sois heureuse.

— Mais je ne suis pas malheureuse, mon petit.

— Tu n’es pas heureuse, en tout cas.

— Ça n’a pas grande importance. Le bonheur c’est l’accessoire, vois-tu. On peut très bien s’en passer.

— Je voudrais que tu sois heureuse, reprend la petite avec obstination, parce que tu le mérites. Je t’admire, Antoinette. Et j’en connais d’autres qui t’admirent.

— Ah ! nom de nom, dit Antoinette avec amertume, il n’y a pourtant pas de quoi…

— J’entendais l’autre jour Robert Gilles qui disait à André : « Elle a un bien beau regard, Antoinette. Si lumineux, si droit. On le reçoit comme une gifle. »

— Robert a dit ça ?

Cette nappe chaude, qui monte des reins jusqu’à la gorge… Malgré elle, Antoinette se trahit :

— Ce n’est pas possible. Robert me déteste.

— Crois-tu ?

Antoinette la regarde, saisie d’un espoir fou. Sur ce sujet, elle croirait la dernière des cartomanciennes de quartier, au moins pendant une heure — mais n’est-ce rien, une heure de vie ?

— Crois-tu ? Moi, je crois qu’il te taquine, qu’il te provoque, parce qu’il sent chez toi une force. Mais tu sais, on se bat toujours contre ceux qu’on aime le mieux…

— Tu es folle, répète l’autre d’une voix à peine perceptible.

Si elle avait un royaume, elle l’offrirait à Suzon. Sur le seuil de sa chambre, elle l’embrasse avec élan pour la première fois de sa vie :

— Bonsoir, mon petit chou chéri. Dors bien. Elle ajoute avec un rire complice :

— Et ne rêve pas aux forêts du Morvan !

— N’aie pas peur, répond Suzon même jeu. À la gare, la forêt !

Une fois allongée, Antoinette se laisse porter par une molle vague de bonheur. Sa migraine s’apaise, elle goûte un bien-être divin :

« Elle a un bien beau regard, Antoinette… »

Elle s’endormit comme une enfant.

XVII


— Hou ! Hou ! appela Robert, du fond de la cour. Garrottin, qui fendait du bois dans l’établi, allongea la tête par l’entre-bâillement de la porte et la rentra aussitôt, semblable à une tortue par la prudence du geste et les plis de son vieux cou. Un éclair brilla dans ses yeux dont l’âge avait usé la couleur, non la malice.

Annonciade venait d’apparaître au sommet de l’escalier, vêtue de blanc. Le sourire que Robert attendait illumina son visage. De l’un à l’autre, une onde chaude voyagea. Ils lui laissèrent le temps d’effectuer son trajet.

— Bonjour, dit enfin la jeune fille. Seul ?

— Bertrand nous suivra. Je suis venu à pied. André m’a chargé de l’excuser. Il fait rentrer ses foins.

Il montait l’escalier avec lenteur, reproduisant inconsciemment un effet de théâtre. Annonciade jouait gracieusement son rôle, immobile, souriante, le regardant monter.

— Ah ! Très bien, approuva-t-il, examinant d’un air connaisseur la nouvelle disposition de ses cheveux courts. De plus en plus délicieuse. Décidément, nous avons bien fait.

Annonciade lui voua une reconnaissance éperdue pour ce « nous » et parce qu’il avait remarqué tout de suite son changement de coiffure. La journée serait heureuse.

En pénétrant dans la salle à manger, Robert vit Antoinette qui faisait semblant de lire. Le livre qu’elle tenait pesait étrangement à ses doigts froids et moites. Elle le posa sans affectation.

— Bonjour, Robert. Ça va ?

Il ne pouvait savoir au prix de quel effort elle était parvenue à cette aisance de la voix et du geste, alors que la vie agonisait dans tous ses membres. Mais il lui fut reconnaissant de sa simplicité, qui effaçait jusqu’au souvenir de leur dernière algarade. Ça, c’était chic. C’était digne d’un homme. Pour montrer qu’il comprenait, il retint une seconde dans sa main la petite main ferme et glacée, en la serrant fort. Antoinette en perdit à jamais la notion des phrases qu’elle avait préparées. Il y eut un instant de bafouillage, coupé de silences, pendant lesquels on l’entendait respirer. Une certitude fulgura dans l’esprit du jeune homme, lui fit entrevoir des possibilités exaltantes. Il devint songeur.

L’arrivée de Suzon permit à Antoinette de reprendre ses esprits. Ils s’en allèrent tous quatre, se promener dans le jardin en attendant Bertrand.

Annonciade et son amie marchaient en se tenant par les épaules. Cette attitude, simulacre de leur ancienne confiance, n’était plus qu’une comédie destinée à faire impression sur l’homme. Mais Antoinette était la seule à s’en rendre compte et se répétait tout en marchant : « Je me dégoûte, je me dégoûte, je me dégoûte… » heureuse, cependant, parce qu’il était là.

Quand Bertrand eut fait irruption, rieur et gambadant comme à son ordinaire, on s’en alla sur le plateau de Gagny respirer l’air doré de la fin d’août.

La terre était craquelée et sèche entre les chaumes. De petites plantes vertes rampaient, vrillées à cette aridité, dressant çà et là une minuscule fleur rouge, comme une étincelle tombée dans la paille.

— Dans quelque temps, dit Antoinette, il n’y aura plus ici que l’étendue brune des champs labourés, face au ciel. C’est à ce moment que ce triste plateau a sa beauté. Je lui trouve une expression de renoncement, de mort consentie… C’est vraiment là qu’il faut venir pour désapprendre à vivre.

— Quelle petite ascète ! s’écria Robert surpris et cherchant à capter son regard. Quel âge avez-vous donc, Antoinette ? On peut vous le demander ?

— Vingt et un ans, bientôt vingt-deux.

— Et c’est à cet âge-là que vous parlez de désapprendre à vivre ?

— Oh ! vous savez, l’âge, c’est une convention… D’ailleurs, la jeunesse a le goût de l’austérité. À vingt ans, on entre au couvent. À cinquante, on apprend le charleston et on court les petites femmes. Imaginez un pays où les ministres, les gouverneurs, les prêtres auraient de dix-huit à vingt-cinq ans et où les lieux de plaisir seraient réservés aux follets et aux follettes marqués de la patte d’oie. Je vous assure que tout le monde serait content.

— Jeune fille paradoxale, dit Robert en souriant, voulez-vous nous faire croire que vous n’aimez ni le plaisir, ni la vie, ni l’amour ?

Antoinette réfléchissait, la tête penchée, s’efforçant de voir clair en elle-même.

— J’aime la joie, répondit-elle — et presque tous les plaisirs me blessent. J’adore la vie — et j’en vois les cruautés comme si j’avais une loupe dans l’œil. Quant à l’amour, ah ! que je le hais ! Et pourtant…

— Et pourtant ?

— Rien, dit Antoinette en regardant attentivement les petites plantes cramponnées à la terre sèche.

— Où vont-ils en venir ? se demandait Annonciade avec angoisse.

Robert passa son bras sous le bras d’Antoinette et le maintint ferme. Elle ne lui échapperait pas.

— Peut-on savoir pourquoi vous haïssez l’amour. Que vous a-t-il fait ?

— À moi ? Rien. Enfin… presque rien. Mais vous savez bien que l’amour est le plus grand ennemi des femmes.

— C’est la première fois que j’entends une femme me dire ça.

— Naturellement. Les soldats ne vont pas raconter devant l’ennemi qu’ils détestent la guerre. D’ailleurs, la plupart l’aiment…

— Faut-il comprendre que vous prenez le parti des déserteurs ?

— Je ne suis pas lâche, dit sourdement Antoinette. Je me ferai tuer s’il le faut, mais auparavant j’aurai craché à la figure du général.

Robert sentit trembler de passion le bras qu’il tenait sous le sien, mais, un instant après, Antoinette achevait en éclatant de rire :

— Du général Cupidon… cette vieille culotte de peau ! Vieille ganache ! Qu’attend-on pour le limoger ?

Annonciade intervint, s’efforçant à l’enjouement :

— Ton ami Polygone et toi, vous avez un répertoire de comparaisons tout à fait riche. Dans sa dernière lettre, il parlait d’un moutard vicieux échappé des maisons de correction de l’Olympe. Voilà maintenant que le moutard est un vieux général. Pauvre Cupidon ! C’est à se demander, comme Robert, ce qu’il vous a fait.

— Qui est Polygone ? demanda Robert. Ne serait-ce pas ce poète cubiste ou dadaïste que Suzon m’a dit avoir quelquefois rencontré chez vous ?

— Suzon ? Elle ne l’a jamais vu. Mais j’ai lu l’autre jour à mes amies une lettre qu’il m’avait envoyée. C’est sans doute de cela qu’elle a voulu parler. Polygone, en effet, est un poète fantasque. Nous sommes très différents l’un de l’autre et nous nous entendons à merveille. Une de nos plus grandes joies, quand nous sommes ensemble, c’est de dégonfler les baudruches des fausses béatitudes.

— Et l’amour est une de ces baudruches, selon vous ?

— Oh ! là là, quelle montgolfière ! depuis le temps que l’humanité bouche bée la regarde filer dans les nuages, il serait temps qu’on crevât cette panse pleine de vent.

— C’est curieux… murmura Robert qui semblait suivre ses propres pensées plutôt que répondre aux paroles d’Antoinette. Je vous crois sincère. On est toujours sincère quand on dit des bêtises. Pardonnez-moi, n’est-ce pas, mais nous discutons librement ?

— Bien entendu. Mais encore… Par librement, vous entendez sans doute que nous ne sommes pas tenus à des politesses de convention. D’accord, Mais avez-vous vu souvent un homme et une femme discuter librement en matière d’amour ?

— Que voulez-vous dire ?

— Vous vous croyez libre et vous ne l’êtes pas. Vous n’êtes pas plus libre de discuter de l’amour avec moi qu’un prêtre n’est libre de discuter de la croyance avec une pénitente révoltée. Même si mes raisons vous paraissent justes, vous seriez obligé de me donner tort. Quant à moi, si je me croyais libre…

— Vous êtes pleine de réticences et de mystère aujourd’hui, Antoinette. Mais j’aime encore mieux votre mystère que votre logique. Vous dites que l’amour est l’ennemi des femmes, et vous avouez que la plupart l’aiment. Après, vous vous posez en soldat conscient et révolté, et qui pourtant se fait tuer sur la brèche. Si votre conviction était bien profonde vous refuseriez l’obéissance, il me semble ?

— Ah ! s’écria douloureusement Antoinette, le moyen de ne pas obéir.

— Oui, le moyen ! soupira Annonciade, écho fidèle, comme au temps où son approbation doublait toutes les paroles de son amie.

— Avec cela, vous prétendez que nous ne pouvons pas discuter librement. Cependant, quand vous poignardez avec votre ami Polygone les fausses béatitudes, vous êtes persuadée que vous êtes libre.

— Ce n’est pas la même chose, dit Antoinette avec embarras.

— Pourquoi ?

— Parce que…

Il avait obtenu ce qu’il voulait : un visage bouleversé qui cherchait à fuir le sien, un regard où il lut l’aveu de la défaite, le dernier sursaut d’une fierté désespérée. Cela lui rappela soudain le regard d’une jeune lionne blessée qu’il aurait voulu guérir pour l’apprivoiser. Mais il était impossible de l’approcher : elle était morte, indomptable, léchant ses plaies. Celle-là ne serait ni incurable, ni indomptable.

— J’ai l’impression, murmura-t-il en serrant plus étroitement le bras d’Antoinette, non, j’ai la certitude, que je n’ai pas besoin de vous prêcher beaucoup pour vous ramener à la foi. Vous êtes de ces incroyantes dont la piété ferait honte à leur curé. On prétend que les grandes amoureuses ont l’amour de l’amour, et sans doute elles ont tort. Vous, vous avez la haine de l’amour et vous avez non moins tort. Mais pour peu que vous soyez vaincue, que votre ennemi s’incarne dans un être et vous tende les bras, et que toute votre haine fonde contre son cœur, alors, quelle flambée, ma belle amazone…

Il parlait et chacun de ses mots faisait flèche, chacune de ses intonations. Dans cette discussion sur l’amour, prétendue générale, ils n’avaient pas cessé de penser à eux-mêmes. Antoinette se dit qu’il n’avait pas saisi un instant ce qu’il y avait d’impersonnel ou plutôt de supra-personnel dans sa révolte, mais n’avait-il pas raison de tout ramener à ce nœud vivant qu’ils formaient ? Ah ! Dieu, avec quelle joie elle sentirait sa haine fondre contre ce cœur soudain favorable 1 Elle ne répliqua rien, n’osant même pas s’appuyer davantage sur son bras, tant elle avait peur d’un geste qui signifierait : « Mais non, vous vous êtes trompée, je n’ai pas voulu parler de moi. »

Ils échangeaient maintenant des mots insignifiants, d’un ton caressant et confidentiel. Antoinette continuait à marcher d’un pas réglé sur celui de son compagnon, avec l’impression de tenir dans ses mains un cristal précieux où reposait le bonheur de sa vie.

Puis vint cette seconde où son regard illuminé rencontra le regard d’Annonciade. Elle lut dans les yeux de la petite une douleur et un étonnement indicibles. Cela ne pouvait se traduire que par ce seul mot : « Toi ! toi ! » répété avec mille nuances, et l’ensemble de ces nuances était comme le chant de désespoir de l’âme qui voit crouler tous ses dieux.

À ce regard, Antoinette comprit que leurs querelles passées n’étaient rien, que les trahisons puériles d’Annonciade n’étaient rien. Rien que les oscillations d’un esprit troublé par l’instinct et qui cherche dangereusement son équilibre. Mais cette fois, c’était grave.

Elle commença par s’insurger avec férocité. Est-ce qu’elle était chargée du bonheur d’Annonciade ? Est-ce qu’Annonciade se souciait seulement du sien ? Elle l’avait trahie deux fois, en la sacrifiant à Robert et en dressant Robert contre elle. Si Antoinette prenait sa revanche maintenant, c’était de bonne guerre. D’ailleurs, elle ne faisait que lui éviter de futures catastrophes : cette nature passive serait un jouet entre les mains dures de ce garçon, elle y serait brisée, la pauvre petite. Il fallait à Robert une lutteuse.

Cependant, toutes les raisons que la mauvaise foi peut souffler à l’égoïsme ne parvenaient pas à voiler l’évidence : que le souvenir de ce petit visage lamentable empêcherait à jamais Antoinette d’être heureuse. L’impasse où elle s’était engagée n’avait d’autre issue que la douleur.

« On demande un volontaire. » Dans ces cas-là, il ne faut pas penser à la douceur de vivre ; il faut fouetter en soi-même toutes les puissances de défi. Antoinette fuit de toutes ses forces le chemin de mollesse où elle marchait tout à l’heure avec une légèreté divine. Elle s’exalte à cette idée qu’elle est la plus brave des deux et qu’elle saura mieux souffrir, et que c’est aussi une belle satisfaction de cracher à la figure du vieux général. Au moins, Robert verra qu’elle ne s’est pas vantée. Mais ne pensons plus à Robert.

Elle s’écarte, prend un air distrait, ne répond plus que par monosyllabes. Cette comédie n’est pas dépourvue d’un certain plaisir torturant. Au bout d’un moment, elle annonce qu’elle se sent fatiguée et rentre à la maison. Elle attendra les autres pour le thé : « Continuez sans moi… » À l’autre, maintenant, de jouer sa chance.

Robert, déçu, regarde s’éloigner son amazone. Il aime mieux ne pas trop réfléchir à ce qu’il éprouve. Il sait seulement qu’il vient de vivre avec intensité pendant ces courts instants. Mais Annonciade est bien jolie…

La petite marchait à côté de lui, tête basse, front houleux, sans un mot.

— Alors, ma petite Annunziata, qu’est-ce qu’on raconte aujourd’hui ?

— Je n’ai rien à raconter.

— Vraiment rien ? Cherchez bien…

— Je n’ai pas envie de chercher.

— Oh ! Oh !

Il saisit délicatement le menton de la jeune fille dans sa paume et tourne son visage vers lui :

— Regardez-moi, petit…

Annonciade se dégage avec une fureur de chaton, en respirant fort, par la gorge.

La naïveté de sa colère emplit Robert de ravissement :

— Nous sommes fâchés, Annonciade ?

— Pas du tout, répond-elle, digne comme une infante.

— Allons ! Dites-moi vite ce que je vous ai fait ?

— Vous ne m’avez rien fait.

— Ça va durer longtemps, ce petit jeu ?

Annonciade frémit sous l’inflexion autoritaire qui a passé dans la douceur de la voix. Elle se révolte :

— Et le vôtre ? Est-ce qu’il va durer longtemps ?

— Ah, ah ! J’ai l’impression que nous allons tout savoir.

— Oh ! vous pouvez rire. Naturellement, ça vous est égal, vous n’avez pas de cœur. Votre plaisir, un point c’est tout…

Le jeune homme, brusquement, lui fait face et l’immobilise par les bras.

— Annonciade, je n’ai aucun goût pour les énigmes. Je vous serais reconnaissant de vous expliquer. Si j’ai des torts, je m’en excuserai loyalement.

— Loyalement ! souligne Annonciade avec un pauvre petit rire. Ce mot vous va bien, en vérité !

Mais, du coup elle est parvenue au sommet de sa bravoure et ne peut plus que descendre une pente vertigineuse. Robert a l’air vraiment fâché. Son regard s’est durci. Il ne se rend pas donc compte ?

Annonciade, paralysée, ne sait plus s’exprimer que par les yeux et par de petits mouvements convulsifs des lèvres :

— Vous voyez bien que je ne peux rien dire… Est-ce que je peux avouer tout haut que je suis jalouse ? Et jalouse d’Antoinette ? Est-ce que je peux dire avec des mots que j’ai peur que vous l’aimiez ? et que vous vous moquiez de moi ? Est-ce que je peux formuler, dessiner dans l’espace cette chose humiliante qui va ensuite s’abattre sur moi et me terrasser ? Oh ! Robert, tâchez de comprendre ! Robert… Ah ! mon Dieu, que je vous aime, bourreau…

Éperdu de tendresse au point d’en oublier ses velléités de remords, Robert l’avait prise dans ses bras et buvait des larmes.

XVIII


Septembre pinçait en sourdine son banjo rêveur. Une note en tombe, toujours la même, longue, monotone et mauve, qui fleurit les prés : on l’appelle la colchique d’automne.

Dans les fourrés, les baies de prunellier, semblables à un œil d’oiseau mort, et les sirodons de laque rouge, fortifiaient chaque jour leur tissu presque minéral. Antoinette surveillait leurs progrès au cours de ses promenades solitaires et s’émerveillait que les fleurs les plus fragiles du printemps, la fleur de l’épine noire et celle de l’églantier, eussent produit ces fruits, durs comme des joyaux et qui semblaient éternels.

Heureuse, elle avait aimé l’automne pour son parfum de noix fraîche et de pourriture, et pour la mélancolie des soirs, quand on brûle dans la campagne brune et bleue les feuillages de pommes de terre et les mauvaises herbes, et les volutes de fumée, de plus en plus larges à mesure qu’elles s’élèvent, vont rejoindre dans le ciel le cri des corbeaux. Malheureuse, elle aimait cette saison pour la fête éclatante des couleurs, le son d’une joie intime accouplée à la mort.

Elle s’en allait par les chemins, accompagnée de Moïse qui commençait à prendre des allures de grande personne. Il trottait en avant, fasciné par les taupinières, peu soucieux d’entretenir la conversation et c’était une chance, car Antoinette, durant des heures, ne disait mot, occupée à ruminer la provende amère et toujours fraîche de sa peine. Elle ne trouvait d’apaisement que lorsqu’elle parvenait à s’oublier devant les transformations de la nature, à coucher son âme convulsée dans l’obscurité odorante du terreau noir.

Parfois elle entendait les aboiements aigus d’un chien courant et reconnaissait l’abbé Graslin dans ce chasseur botté, coiffé de toile beige, qui enjambait à grands pas les chaumes craquants.

L’abbé venait lui dire bonjour par-dessus la haie, tout rafraîchi de vent, la barbe joyeuse, les yeux gais. Il avait de jolis cadavres dans son carnier : des perdrix, des cailles, encore tièdes. Antoinette les prenait dans ses mains, les palpait longtemps, regardait ballotter les petites têtes dont les paupières bleuâtres semblaient cousues l’une à l’autre par un fil jaune. Son cœur battait péniblement. Elle devenait d’une sensiblerie morbide et recherchait les émotions.

S’il lui était possible de trouver un prétexte pour échapper aux promenades en voiture, Antoinette ne pouvait se dérober quand les jeunes gens passaient l’après-midi à Gagny. Elle s’en réjouissait presque, car elle aimait son supplice, et il lui fallait un effort de volonté pour se tenir de temps à autre à l’écart de ces réunions quotidiennes où tout la blessait : la turbulence de Suzanne et de Bertrand, qui poursuivaient leur flirt à grand renfort d’argot, de taquineries puériles et d’histoires polissonnes ; la servilité affectée d’André, dévoré de rancune depuis la scène d’Avallon et maladivement avide de sa présence, maladivement acharné à la mettre en colère par une attitude qui signifiait : « Puisqu’il faut un esclave à Madame, un paillasson pour les pieds de Madame, le pauvre André est là… le pauvre André a l’habitude » ; mais surtout, l’attrait déchirant de l’amour qui éclatait dans tous les regards, dans tous les gestes d’Annonciade et de Robert.

Les jeunes gens devaient se fiancer officiellement en octobre, quand on aurait accompli la formalité de la présentation aux parents, prévenus par lettre et qui se réjouissaient benoîtement, comme tous les parents qui marient leur fille. Robert s’était rendu sans résistance possible à la simplicité d’Annonciade qui identifiait tout naturellement l’amour et le mariage. Il l’appelait avec une tendresse enjouée : « Ma petite corde au cou. » La petite corde au cou riait, ravie, mais Antoinette se demandait parfois combien d’années s’écouleraient avant qu’il prononçât ces mots-là sur un autre ton.

Annonciade vivait dans une atmosphère de miracle. Et c’était bien un miracle. Il ne lui semblait pas que Robert fût un homme tant elle aimait ce qu’il y avait de particulier dans sa personne. Elle éprouvait toujours la même aversion craintive à l’égard du sexe opposé — mais comment confondre son fiancé avec la foule des créatures mâles ? Ce n’était pas un être, c’était un monde dont elle découvrait peu à peu les lois et cela n’allait pas toujours sans effarement : certaines de ces lois étaient en opposition avec ses propres tendances, mais elle s’y soumettait sans discussion, illuminée par un astre qu’elle croyait unique et destiné de tous temps à régenter sa vie. De vieilles inquiétudes fondaient aux rayons de ce soleil nouveau. Robert avait supprimé la mort, l’au-delà, Dieu lui-même, le jour où il lui avait dit, tenant ses deux mains dans les siennes : « Ne pensez donc pas à cela, mon chéri. Vous êtes là, vous êtes belle et je vous aime. Cela seul existe. » Depuis ce jour, l’étemel présent garanti par la voix aimée avait succédé à cet effondrement continu du temps qui naguère lui donnait le vertige.

Quand elle redescendait sur la planète nommée « Terre », elle avait pour ses aspects connus et pour ses habitants un sourire de tendresse nuancé de supériorité : ainsi, quand on retrouve sa petite maison après un long voyage.

Antoinette était au premier rang de ses préoccupations terrestres. Non qu’elle songeât à lui être reconnaissante de son bonheur. Il était dans la logique de son illusion d’oublier les dangers courus et de croire à la fatalité de ce bonheur. Mais maintenant qu’elle le possédait à elle seule elle aurait voulu y associer son amie, et souffrait de ne le pas pouvoir. Dans l’affection qu’Antoinette lui témoignait, en réponse à ses effusions intimidées, elle sentait une réticence invincible. Toutes deux faisaient les mêmes gestes qu’autrefois et disaient les mêmes mots. Mais un écran s’était élevé entre elles, qui interceptait les rayons du cœur. Et, quand tous se trouvaient réunis, Antoinette, dont chaque mot prononcé en public était un mensonge, chaque geste une comédie, Antoinette choyait avec un horrible plaisir le renard qui lui rongeait les entrailles. Rôdant aux bords du cercle de lumière où se tenait le couple ébloui, elle recueillait chaque miette de leur bonheur pour le transformer en souffrance. Peut-être cherchait-elle à se venger par cette chimie qui prouvait au bonheur l’instabilité de sa substance. Humiliée et chérissant son humiliation, perverse et cultivant sa perversité, elle se substituait parfois en pensée à Annonciade pour un court moment de délices, et, quand la réalité de nouveau s’imposait à elle, le choc était si violent que son âme défaite cédait à toutes les furies. Elle était secouée d’accès de haine silencieux qui la laissaient épuisée et dont elle souhaitait le retour avec une sombre soif. Plus rien en elle ne rappelait l’amazone qui gouvernait jadis d’une main ferme la pensée et l’instinct, dressant sa jeune tête comme un défi. Mais, dans les intervalles où elle retrouvait l’image de ce qu’elle avait été, elle goûtait à cette comparaison une satisfaction amère, car sa déchéance était la confirmation de ce qu’elle avait toujours pressenti.

— Annonciade est allée faire une course dans le village. Elle ne tardera pas. Voulez-vous l’attendre au jardin ?

— Promenons-nous donc dans la grande allée du parc, acquiesça Robert avec une plaisante emphase. Vous allez bien, Antoinette ?

— Fort bien, je vous remercie. Et vous-même, Robert ?

— À merveille, chère amie.

— Que fait-on à Frangy ?

— Les feuilles tombent. Bertrand se fait photographier sur toutes les coutures et prend des poses. André photographie et rumine des pensées couleur de chambre noire. Il a accepté ce poste chez l’éditeur et je crois qu’il commence déjà à le regretter. Nous pensons rentrer à Paris la semaine prochaine, et justement, je venais demander à Annonciade et à vous-même, Antoinette, si vous voulez rentrer avec nous toutes les trois ? Nous partons en voiture, bien entendu.

— Pour moi, je vous remercie, mais je compte rester ici quelque temps encore. Vous vous entendrez avec Annonciade et Suzanne. Je crois qu’elles ne demanderont pas mieux.

— Vous allez rester seule ici ? Ce ne sera pas bien gai, avec les froids qui vont venir.

— Je ferai du feu.

L’image d’Antoinette assise auprès d’un feu clair…, son profil si nettement découpé se détache en ombre chinoise sur l’écran de flammes. Elle est triste, elle est seule.

— Et vous irez demander des leçons d’austérité au plateau de Gagny ?

Elle se tait, saisie. Pourquoi parle-t-il du plateau de Gagny ? A-t-il deviné qu’elle voulait y monter pour se repaître de tristesse et de vent âpre ?

— Un de ces jours, nous verrons arriver un moinillon vêtu de bure… Ce sera le Frère Toinon qui viendra nous prêcher le renoncement… Frère, il faut mourir !

Frère… ô puissance d’évocation des mots… « Je suis la Jungle et je t’aime, Petit Frère, comme aucune femme ne t’aimera jamais. » Et aussi, les songeries du temps heureux où elle appelait les hommes ses frères… Compagnons de voyage, compagnons de naufrage…

Mon Dieu ! Comme elle aurait voulu, avec celui-là, faire l’essai d’une fraternité plus dangereuse, traverser l’épreuve qui disjoint ou qui soude les êtres, résister aux embûches, maintenir à force de volonté, à force d’amour, malgré l’amour, leurs âmes l’une contre l’autre.

— Comme vous êtes pâle, Antoinette… Qu’est-ce que vous avez ?

— J’ai un peu froid, dit Antoinette dont les dents s’entre-choquent.

— Voulez-vous rentrer ?

— Non, non, je vais mettre un manteau.

— Ne bougez pas, je vais vous le chercher.

— Dans ma chambre, la deuxième porte à droite qui donne dans la salle à manger, vous trouverez un manteau blanc, pendu.

En quelques bonds, il est de retour, un peu ému d’avoir respiré dans la chambre d’Antoinette un parfum de violette fraîche, d’avoir vu ses livres, ses vêtements, la photographie d’une jeune femme habillée à la mode d’il y a quinze ans et qui lui ressemble et, à côté, la photographie d’Annonciade.

— Ça va mieux ?

— Ça va très bien, je vous remercie. Le manteau dont il l’a enveloppée lui réchauffe le cœur. Qu’elles sont précieuses, ces minutes qui lui sont données…

— Parlez-moi de vous, Antoinette. Il y a bien longtemps que nous n’avons causé, il me semble ?

Antoinette pense : « Je vous remercie de me faire l’aumône d’un semblant d’intérêt. Tout à l’heure, Annonciade va venir et vous oublierez mon existence. Mais c’est bon tout de même, un instant d’illusion. » Puis elle s’aperçoit qu’elle n’a pas répondu. Pourquoi ne peut-on dire tout haut ce que l’on pense ?

— De moi ? fait-elle avec effort. Mais… que voulez-vous que je dise ? Je suis contente, je jouis de ces dernières semaines de vacances, je suis heureuse de vous voir heureux, Annonciade et vous… Voilà…

— Voilà. Et maintenant que vous m’avez donné une réponse bien gentiment conventionnelle, si vous me disiez un peu ce qui se passe là dedans ?

Il touche légèrement du doigt le front d’Antoinette, ce front haut, bombé, qui, lorsque le soir tombe, capte les derniers rayons de lumière. Robert a remarqué cela.

— Que voulez-vous qu’il se passe là dedans ?

— Ce que je veux, c’est que nous causions bien franchement, à cœur ouvert, comme deux amis que nous sommes, je l’espère ?

(Deux amis… non, Robert, l’amitié ne prend pas ce chemin-là et maintenant les ponts sont coupés. Il est trop tard pour revenir. Éloignez-vous…)

— Mais certainement, Robert, pourquoi ne serions-nous pas des amis ?

— Alors, nous devons avoir, vis-à-vis l’un de l’autre, le privilège de la franchise, une franchise absolue ?

(Peut-être, si je ne vous aimais pas. Mais avez-vous jamais rencontré ensemble l’amour et la vérité ?)

— Bien entendu, Robert, où voulez-vous en venir ?

— À ceci : vous devez me haïr, Antoinette,

— Moi !

— Oui, Il n’y a pas longtemps que je me suis rendu compte du rôle que j’ai joué dans votre vie.

(Dieu ! que va-t-il dire ?)

— C’est tout à l’heure seulement, quand vous avez parlé de rester seule ici. Je vous ai vue abandonnée, dépouillée… Et c’est moi le voleur en somme.

(Comment ! Il a senti cela, lui ! Ah ! qu’il est encore plus précieux que je ne le croyais…)

— Mais vous perdez la tête, mon ami, qu’est-ce que c’est que ces imaginations ?

— Ah ! cessez donc de jouer un rôle mondain. Soyez digne de vous, Antoinette, et répondez-moi — ou ne me répondez pas si, je ne sais pourquoi, votre courage a faibli. Je préfère le silence à ces protestations qui sonnent faux, car vos yeux, au moins, ne mentent pas. Mais laissez-moi vous dire que je me rends compte de la valeur de ce que je vous ai pris. À ce que vous étiez pour Annonciade, je mesure ce qu’elle devait être pour vous. C’est étrange… En l’écoutant me parler de vous, j’essaie parfois de me figurer ce sentiment qui vous unissait… Un homme qui s’aventure là dedans ne peut commettre que des bévues, et j’en ai commis, ou du moins, j’ai été tenté d’en commettre… Il me semble parfois que vous étiez un peu sa mère à cette petite, une mère du même âge, qui aurait eu seulement l’expérience de l’esprit et qui, pour le reste, se fût trouvée au même point qu’elle ; de là, une camaraderie qui égaie l’affection, l’état d’âme de deux mousses qui vont s’embarquer sur le même bateau — sur la même galère, diriez-vous peut-être dans vos jours d’amertume. Mais il y en a un qui voit plus loin que l’autre et qui renseigne son compagnon… Est-ce que c’est un peu cela ? Je ne dis pas trop de bêtises ?

— Oui… Oui… Non… Non…, fait Antoinette de la tête, tellement oppressée qu’elle ne peut parler. Est-ce à cause de ce qu’il évoque, ou parce que l’émotion l’étouffe à penser qu’il a compris tant de choses, avec son air insensible ?

— Ah ! comme ce devait être charmant, cette amitié…, soupire le jeune homme avec une singulière nostalgie. Comme j’aurais voulu être l’une de vous, ou plutôt vous deux tour à tour…

— Ne vous plaignez pas, vous êtes aimé comme un dieu.

— Je le crains… Oui, je le crains. On peut vous dire cela à vous. Je ne suis qu’un homme, Antoinette, et cette petite fille… vous qui les connaissez, dites-moi s’il n’y a pas de quoi être un peu effrayé quand on songe à tout ce qu’elles attendent de nous ?…

— Il est certain que personne n’est à la mesure de notre imagination redoutable. Mais n’ayez pas peur, Robert. On ne vous demande, en somme, que d’offrir une armature à de changeants édifices de nuages. Prenez garde seulement de ne pas trancher trop violemment par votre caractère réel sur le fond du décor.

— Si vous croyez que c’est commode d’être réel tout en ne l’étant pas !

— Si vous croyez que c’est drôle d’être amoureuse !

Il la regarda, profondément.

— Mais savez-vous que vous me réduisez à un rôle fort peu brillant, je ne suis plus là dedans que la carcasse de la féerie…

— Je ne l’aurais pas si bien dit. Pour vous consoler, je vous avouerai cependant qu’on peut arriver à aimer la carcasse pour elle-même, mais il faut qu’elle y mette du sien ! Et bien souvent, au moment où nous commençons à aimer la carcasse, elle a cessé de nous aimer… Il est vrai qu’il nous reste encore tant de choses. Comme disait une que j’ai connue : « Un enfant, un jardin… » Ou bien, quand tout nous fait défaut, ces retraites inaccessibles où nous pétrissons le monde à volonté avec la glaise de nos rêves…

— Antoinette, vous me laissez entendre que vous avez fort peu besoin de nous. Est-ce une subtile vengeance de femme ?

— Non, je suis sincère, bien qu’il soit difficile de l’être complètement en cette matière. Fort peu besoin de vous ? Comment dire ? Quand nous sommes heureuses, peut-être, en effet, n’êtes-vous que la cause infime de bonheurs démesurés. Mais quand nous sommes malheureuses, comme vous êtes proches de nous, contre nous, en nous, pareils à des cancers…

— Comme vous avez dit cela…

— C’est une généralité. J’ai l’esprit collectif, vous savez. Quand on parle des femmes, je prends tout à mon compte.

— Antoinette, demanda brusquement Robert, vous viendrez souvent nous voir, quand nous serons mariés ?

— Je ne sais pas, répond Antoinette en pâlissant. Cela dépendra de bien des choses… Si vous repartez pour les colonies…

— Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous, une fois ? Cette vie aventureuse et saine — car je choisirai maintenant des pays sains — vous conviendrait tellement bien…

(Tellement mieux qu’à Annonciade, pense-t-il tout à coup. Et, comme appelé par cette pensée, un tableau se précise : Antoinette marchant à ses côtés, dans la brousse, avec les longues foulées de ses hautes jambes, son air décidé, ses yeux graves. Dans la maison qu’ils vont retrouver, Annonciade vêtue de toile blanche prépare des boissons fraîches. Elle est elle-même délicieuse à boire. Bigamie ? Mon Dieu ! oui. L’inconscient ne s’effraie pas pour si peu.) Mais Robert, homme civilisé, se gendarme contre sa vision et veut se donner le change :

— Annonciade ne pourra pas renoncer à vous…

— Oh ! oh ! réplique Antoinette avec un petit rire désabusé, je ne me fais là-dessus aucune illusion…

— Ah ! vous voyez bien que vous m’en voulez…

— Jamais de la vie. Peut-on en vouloir à un tremblement de terre ? Je vous accepte, Robert, et sans nulle haine, croyez-le bien.

— Eh bien ! tenez, s’écria Robert impulsivement, voilà un mot qu’Annonciade ne dirait jamais. Elle se soumet, mais elle ne connaît pas cette acceptation volontaire qui sauvegarde la dignité dans la soumission. Vous, vous savez accepter, sans plier. C’est pour cela que j’aurais besoin de vous pour… lui former un peu l’esprit…

(Comment ! Il n’y a pas un mois, il s’acharnait à détruire tout ce qui pouvait venir de moi, et maintenant, il me rappelle ? Faux prétexte ? Est-ce que ?…)

— Voyez-vous, cette féminité inconnue et qui ne se connaît peut-être pas elle-même me fait peur. Il me semble que vous, une fois que vous avez déposé la lance, jeune amazone, on doit vous trouver tout entière. Annonciade est si proche encore de la nature qu’elle me confond. Je la sens parfois qui m’échappe sans que je puisse la suivre et quand je la tiens dans mes bras, j’ai l’appréhension de la voir se changer soudain en arbre ou en ruisseau, comme les nymphes de l’antiquité…

— Quoi donc ! s’écrie Antoinette évitant de répondre directement, voilà que votre imagination vous tourmente, vous aussi ? Je croyais qu’il n’y avait que les femmes…

— Croyez-vous donc que nous soyons si différents, au fond ?

— Ah ! voilà ce que j’ai toujours pensé…

— C’est le rapprochement qui est difficile, murmure Robert rêveusement. Nous connaîtrons peut-être des heures divines, cette enfant et moi. Connaîtrons-nous jamais de belles heures humaines ? Ah ! l’homme est insatiable, Antoinette ! Sa tendresse me comble, et, par moments, je la voudrais autre. J’aimerais qu’il y eût, entre ma femme et moi, plus de clarté, moins de nuages, plus d’entente véritable et moins de rêves, plus de courage et moins d’illusions ; j’irai même jusqu’à dire, plus d’amitié et moins d’amour…

Antoinette, anéantie, écoute cette définition de l’amour qu’elle-même aurait tant souhaité donner. Est-ce une nouvelle ruse du vieil ennemi ? Peutêtre. Est-ce qu’on peut savoir ? Comme disait un jour Suzon.

— Pour que tout soit parfait, continue Robert, il faudrait qu’il y eut en Annonciade un peu plus d’Antoinette. Alors, soyez notre amie à tous les deux, voulez-vous ? Continuez à conseiller ma petite chérie…

(Hypocrite ? non, l’hypocrisie vient de plus haut. Il n’est pas responsable. Et moi, suis-je responsable de ce bonheur honteux, de cette complaisance avec laquelle j’imagine notre ménage à trois ?)

— C’est dit ? Vous viendrez nous voir souvent ?

Si elle répondait : « Non, je n’irai pas vous voir, car il est humainement impossible de supporter sans fléchir l’attrait et la douleur de votre présence… » que se passerait-il ? Ces mots déclancheraient peut-être le cataclysme souhaité : Robert à ses pieds, l’oubli de tout ce qui n’est pas eux pendant quelques instants… et puis ?

Et puis, les compromis, l’organisation d’une bassesse, ou bien des luttes inutiles qui détruiraient ce qu’ils ont pu acquérir l’un et l’autre sans leur apporter la moindre compensation…

— Annonciade n’a plus besoin de moi, dit Antoinette. La situation est renversée. Vous n’imaginez pas le sentiment de supériorité qu’une femme aimée éprouve à l’égard des autres. C’est elle qui donnerait des conseils au lieu d’en recevoir. D’ailleurs, je n’ai jamais cherché à prendre de l’influence sur elle. Vous avez pu croire que je la régentais…

— Non, non, proteste vivement Robert. Je voudrais justement effacer ce malentendu. Il est si naturel qu’un caractère comme le vôtre ait une emprise sur ceux qui l’entourent…

— Allez, n’ajoutez rien, interrompt Antoinette avec un sourire mélancolique. N’essayez pas de vous excuser. Il y a longtemps que j’ai compris.

N’a-t-elle compris que cela ? Ah ! qu’il voudrait posséder ses pensées, lire au fond d’elle-même…

— Alors, Antoinette, si vous refusez de m’aider à… à rendre Annonciade heureuse…

— Ne me faites pas croire que vous avez besoin qu’on vous y aide. Vous n’avez qu’à vouloir son bonheur, même si cela vous coûte cher, réplique-t-elle en le regardant au fond des yeux, pour la première fois. Vous n’êtes pas de ces hommes qui se dérobent devant les responsabilités, non ?

— Certes non, dit-il, tout son orgueil galvanisé. Annonciade sera heureuse. Mais venez nous voir souvent, Antoinette, par amitié pour elle et peut-être aussi un peu par amitié pour moi ?

« Cette obstination à faire luire un mirage ! » pensa-t-elle avec lassitude.

Et lui de son côté : « Cette obstination à se dérober… »

Ils sont debout et se regardent. Robert mordille nerveusement ses lèvres minces, enfin conscient des méandres par lesquels son désir l’a conduit ; et voilà que le regard d’Antoinette répond au sien, plein de nostalgie, triste et résigné comme un adieu. Pendant une seconde, leurs regards se prennent, s’enlacent avec le regret sauvage de ce qui aurait pu être.

— Rentrons, dit sèchement Antoinette, les joues glacées.

Annonciade était dans la maison, ignorant la présence de Robert. Lorsqu’elle l’aperçut, elle poussa un petit cri de surprise joyeuse et bondit vers lui, le visage irradié.

Antoinette, appuyée contre la porte-fenêtre, regardait les marrons d’Inde dans leur coque, pareils à de petits oursins verts échoués sur le gravier. Elle aurait voulu les serrer sur son cœur pour en sentir les pointes.

XIX


Elles déjeunaient ensemble, pour la dernière fois, dans la longue salle à manger au dallage blanc et noir. Pendant les intervalles de silence, on entendait le déclanchement régulier du battant de l’horloge qui semblait faire un effort pénible à chaque extrémité de sa course et le répétait indéfiniment.

Tout à l’heure, les voitures seraient là. Suzon riait et jacassait, plus que jamais heureuse de vivre. Les deux autres, silencieuses, avalaient de minuscules bouchées en buvant de grands verres d’eau.

— Le facteur ! s’écria Suzon en regardant dans la cour. Savoir s’il y aura encore des lettres pour nous…

Il n’y avait qu’une lettre pour Antoinette : en reconnaissant l’écriture, la jeune fille leva les sourcils avec une expression d’ironique étonnement.

— Vous permettez ? On ne doit pas faire attendre les miracles… Elle fendait l’enveloppe.

— Il n’y en a pas long, remarqua Suzon.

Antoinette, qui avait déjà parcouru les feuillets, regarda Annonciade par-dessus la table :

— C’est de mon père. Il me fait part de son mariage avec Olga.

— Non ! Ce n’est pas possible !

— C’est fait. Lis.

Annonciade lut :

« Ma chère enfant,

« Je viens te faire part d’un événement dont tu accueilleras, je l’espère, la nouvelle avec plaisir, si tu es soucieuse de mon bonheur. Après mûre réflexion, je me suis décidé à refaire ma vie avec une jeune femme que j’aime et dont je suis aimé… »

— Et dont je suis aimé ! souligna Antoinette avec un rire féroce… Admirable… On devrait décorer ces filles-là du Mérite agricole. Elles n’ont pas leur pareil pour changer un homme en veau.

« Tu la connais, d’ailleurs, et bien que tu aies fait preuve à son égard d’une injustice qui nous a vivement peinés tous les deux, elle est assez bonne pour ne pas t’en vouloir. Bref, ma chère enfant, Olga est aujourd’hui ma femme et n’a pas de plus vif désir que de devenir ton amie. Est-il nécessaire d’ajouter que ce désir est aussi le mien ?

« Après un court voyage à Saint-Raphaël, nous avons réintégré l’appartement et rappelé les domestiques. Olga est une femme d’intérieur parfaite. Grâce à elle, tu trouveras tout en ordre en revenant de ton séjour en Bourgogne et, à l’avenir, elle te déchargera du souci de la maison, ce qui te permettra de te livrer entièrement à tes études.

« En attendant de te revoir, nous t’envoyons tous les deux nos sentiments bien affectueux. »

Il y eut un silence. Antoinette contemplait fixement la nappe en faisant sauter une miette de pain du bout de son couteau. Mais à la place des carreaux bleus et blancs elle voyait la bouche étrangement charnue et fraîche, la bouche de vampire de la maigre Olga, et la face de son père, creusée de plis récents, avec ce regard qu’il avait pris depuis peu, les prunelles semblables à un clou noir qui rivait à l’iris une expression de convoitise hallucinée.… Oh ! certes, une femme d’intérieur parfaite !…

Elle appuya son menton sur sa main et constata : « C’est complet, » avec une sorte de satisfaction, comme elle aurait dit : « Voilà de l’ouvrage bien fait, » devant une ville dévastée de fond en comble.

— Que vas-tu faire ? demandait Annonciade.

— D’abord, chercher un appartement. Ensuite, étudier de près le traitement de la paralysie générale : je ne me donne pas longtemps avant d’être l’Antigone du fauteuil roulant.

— Oh ! fit Suzon scandalisée.

Ce n’était pas tant son respect filial qui était atteint, qu’un autre culte plus secret.

Au cynisme d’Antoinette, Annonciade mesura combien la blessure était profonde. Elle connaissait bien ces retours de louveteau terrassé qui cherche encore à mordre. L’insolence désespérée qui contractait en ce moment le visage pâle bouleversa la petite.

— Antoinette, dit-elle brusquement, je reste avec toi. Nous rentrerons ensemble, plus tard.

— Tu n’y penses pas ? Et Robert ?

— Robert rentrera seul, il comprendra. Je ne vais tout de même pas te laisser après un coup pareil… et si tu veux, ajouta-t-elle, emportée par son élan, je resterai avec toi jusqu’à ce que tout soit arrangé. Si tu n’as pas d’appartement, tu viendras chez moi. Je retarderai mon mariage, ça n’a pas d’importance.

— Ma petite Anne, murmure Antoinette en lui prenant la tête dans ses deux mains, ma petite chérie… Tu es complètement folle. Va vite boucler ta valise.

Mais la petite se jette contre elle, l’entoure de ses bras :

— Antoinette, je ne veux pas te quitter. Je veux rester avec toi. Je t’en prie, Toine, je t’en supplie.

— Mon petit… balbutie Antoinette en fermant les yeux. Et brusquement elle se dégage et se sauve dans sa chambre, car elle a horreur de pleurer devant témoin.

Annonciade, au milieu de la pièce, s’essuie les yeux et continue à marmotter :

— Je ne veux pas… rien à faire.

Suzon, qui a le cœur sensible, se sent émue à tel point qu’elle se demande si elle doit continuer de déjeuner.

Elles n’ont plus qu’une heure devant elles pour effacer les traces de ces dernières semaines, retrouver le visage de leur amitié et vite en fixer les traits dans leur mémoire ; vite, car dans une heure il sera trop tard.

Annonciade va partir. Il faut qu’elle parte. Si elle restait, demain l’ombre de Robert recommencerait à se glisser entre elles. Demain, leurs deux vies reprendraient leurs cours qui vont désormais s’écartant l’un de l’autre. Il faut saisir cet instant où l’élan du cœur tient en suspens les forces inexorables et jouir de cet instant comme s’il était toute l’éternité.

Cela, Antoinette ne l’a pas dit à son amie, pour ne pas l’attrister davantage, car elle seule possède la résignation de ceux qui ont fait connaissance de bonne heure avec l’irréparable. Mais elle lui a représenté qu’elle resterait ici quelques jours à peine, le temps de fermer la maison ; et qu’il était vraiment déraisonnable, pour un si court délai, de retarder son retour, de mécontenter ses parents, de décevoir Robert, qui se réjouissait tant de faire ce voyage avec elle… Que lui dirait-on, quand il arriverait tout à l’heure ? Aurait-elle le courage de le laisser partir seul ?

Et la petite a cédé, un peu peinée qu’on ne veuille pas de son sacrifice, mais soulagée au fond… car, en effet, qu’aurait-il dit, Robert ?

Maintenant, elles font le tour du jardin, lentes, en se tenant par le bras. Elles ne se lassent pas d’évoquer des souvenirs insignifiants, les plus expressifs pour ceux qui se sont aimés, car la médiocrité de l’objet fait mieux ressortir l’éclat de la lumière qui, à ce moment, les transfigurait…

— Tu te rappelles, quand l’anse de la timbale à lait s’est cassée et que tout le lait s’est répandu dans la cuisine, comme nous avons ri ?

— Et quand nous avons aidé Garrottin à arracher les pommes de terre ?

— Et le jour où j’avais mis ta robe mauve et que tu la cherchais partout ?

— Oh ! Et la première fois que nous avons rencontré le curé, tu te rappelles ?

Annonciade devient mélancolique et soupire :

— Dire que c’est déjà fini !

On ne sait pas si elle veut parler des vacances ou de toute cette période de leur vie qui a jeté sa plus haute flamme dans ce dernier été et qui va maintenant se transformer, c’est-à-dire mourir.

Oui, elle a dû sentir que quelque chose se meurt, car elle dit :

— Nous nous souviendrons de Gagny. Il faudra nous souvenir de tout, pour en parler ensemble plus tard.

— Oui, répète Antoinette pour lui faire plaisir, nous en parlerons ensemble plus tard…

Mais elle pense :

— Demain tu ne seras plus la même. Tu te demanderas : « Comment ai-je pu prendre tant de plaisir à de si petites choses ? » Un bonheur efface le précédent. Il n’y a que les malheurs qui ne s’effacent point les uns les autres.

— Ma petite Toine…

— Mon chéri ?

— Si je t’ai fait de la peine, quelquefois, il ne faut pas m’en vouloir.

— Grosse bête ! Tu ne m’as jamais fait de peine, ce n’était pas toi. C’est comme moi, quelquefois, j’ai pu être dure. Enfin, oui, j’ai dit des choses et j’en ai pensé d’autres qui ne me ressemblaient pas…

— C’est drôle, dit Annonciade pensive. À quel moment est-on soi-même. Tu te rappelles, le soir où nous avons parlé de tout ça ?

— Oui, soupire Antoinette le regard perdu dans le lointain. Nous étions joliment heureuses dans ce temps-là et nous ne le savions pas.

Annonciade la regarde, frappée.

— C’est vrai. Tu es malheureuse, toi, Antoinette, comment faire ?

— Comment faire ?…

— Pour que tu sois heureuse aussi.

Et, prise d’un grand courage, elle se serre contre son amie et souffle :

— Antoinette… tu l’aimes beaucoup ?

— Oui, répond Antoinette, pâle jusqu’aux lèvres, mais ne t’inquiète pas, ça passera. Ces choses-là passent beaucoup plus vite qu’on ne le croit.

Mais alors, Annonciade veut défendre son propre bien :

— Ça dépend… Moi, je crois que ça ne passera jamais…

Antoinette songe au tourment dont elle a surpris les germes l’autre jour dans l’esprit de Robert. Pauvre Annonciade ! Sera-t-elle heureuse ? Peut-être, si le ciel veut bien lui donner l’aveuglement en partage. « Celles qu’il veut sauver, Jupiter les rend folles. »

— Sois heureuse, mon chéri, dit-elle avec passion. Sois-le pour nous deux. C’est le meilleur moyen d’arranger les choses, vois-tu…

Elle pense : « Si elle est malheureuse, il me le paiera. » Sans savoir au juste quel est cet « il », visé par sa menace. Robert ou l’insaisissable vieil Ennemi ?…

Annonciade, à qui le bonheur est présenté comme un devoir, se dit, comme dans la chanson : « La pénitence est douce. »

Jamais elle n’a tant aimé son amie. Elle en a les larmes aux yeux :

— Antoinette, je ne pourrai jamais t’oublier. Jamais…

— …(Elle sent donc qu’elle m’oubliera ?)

— Sans toi, je ne sais pas ce que j’aurais fait dans la vie. Personne ne me comprenait comme toi. Même Robert, ce n’est pas pareil. Toi, tu venais à moi. Moi, il faut que j’aille à lui.

— C’est bien pour ça que tu l’aimes davantage…

— Oh ! non, ne dis pas ça, pas davantage, autant. Et puis, ça n’est pas la même chose, on ne peut pas comparer. Il faut me croire, Antoinette.

— Je te crois. Ne pleure pas, petite gourde. Tu vas te faire enfler les yeux.

— Ça… ça m’est égal. Ça me fait du bien. C’est ce départ qui m’énerve, vois-tu. J’aurais mieux aimé rentrer avec toi.

— Oui, moi aussi, mais il vaut mieux donner le coup de bistouri maintenant. Sur le moment, ça fait mal. Après, l’on est content.

— Oh ! oh ! hoquète la petite, submergée par un torrent d’émotions, tu te rappelles, le départ de Mowgli… le soir où on a joué… Qu’est-ce que tu disais déjà ce soir-là ? Je ne sais plus, mais c’était tellement triste…

— Allez, allez, calme-toi. Mowgli, c’est de la frime.

— Oui, mais nous… c’est pour de bon.

— Essuie tes yeux, personne n’est mort.

— Dis, on se reverra bientôt, Antoinette ?

— (Ah ! elle a senti…) Mais bien sûr qu’on se reverra, mon chéri.

— Et ce sera comme avant, dis, tout comme avant ?

— (Elle sait bien que non.) Tout comme avant, bien sûr. Pourquoi veux-tu qu’il y ait quelque chose de changé ?

— Robert, tu verras… vous pouvez devenir de très bons amis. C’est possible, n’est-ce pas ?

— Très possible.

— Promets-moi que tu ne seras pas trop, trop triste quand je t’aurai quittée ?

— Je te promets que je ne serai pas trop, trop triste.

— Je ne te crois pas, s’écrie Annonciade avec un brusque désespoir.

— Ma petite Anne, crois-tu que Robert sera bien enchanté de te trouver changée en fontaine ?

La petite sanglote.

— Je m’en fiche ! Je me fiche de tout ! La vie me dégoûte !

— Écoute… j’entends les voitures.

— Oh ! gémit Annonciade avec effarement, quelle tête je dois avoir !

— Les voilà ! crie Suzon, du fond de la salle à manger. Avez-vous fini de faire vos adieux ?

— Suzon ! dis à Robert de monter, on a besoin de lui. Robert tout seul…

— Non, non, pas Robert… Attends que je me mette de la poudre… Oh ! quelle bobine, mes enfants, quelle bobine…

— Que se passe-t-il, demande Robert en arrivant : un drame ?

— Mon cher, dit Antoinette en riant faux, voilà l’occasion de déployer vos talents. Annonciade est brouillée avec la vie, tâchez de les raccommoder. Moi, je vais m’occuper des bagages. L’éplorée, déjà, souriait, coulant un regard timide et brillant par-dessous ses paupières rougies.


XX


— Adieu bergère, adieu Gilles… Cela se chante, vous savez, dans l’Embarquement pour Cythère.

— Je ne connais pas celle-là, dit l’abbé Graslin qui était arrivé pour les adieux, à grands pas faisant claquer sa soutane. C’est pour baryton ?

— Pas adieu, au revoir, corrigeaient en même temps Annonciade et Robert.

Robert se pencha :

— Ne respirez pas trop l’air du plateau de Gagny. C’est mauvais pour les jeunes filles.

— Tu m’écriras dès ton arrivée, Anne ? demanda Antoinette sans paraître prendre garde aux paroles de Robert.

André, qui avait pris congé cérémonieusement, marquait son impatience par un froncement de sourcils. Mais personne ne se décidait à partir. Les amarres vivantes se tendaient douloureusement. Il fallait un brusque courage pour les trancher.

Et Moïse, qui s’en mêlait, allant et venant de l’un à l’autre avec l’inquiétude intuitive des bêtes… Annonciade laissait le petit chien à son amie, pour le temps qu’elle passerait à Gagny.

Bertrand, au volant de la Bugatti, héla en riant :

— Hé ! Toinon ! Qu’est-ce que tu dirais d’une course de trottinettes au Luxembourg, quand tu seras rentrée ? On va organiser ça, Suzon et moi.

— Entendu. Je m’inscris.

Ces deux-là, Bertrand et Suzon, débordaient de gaieté. Ils ne laissaient rien derrière eux. Les projets qu’ils agitaient ensemble depuis huit jours, ou plutôt que Bertrand formait pour deux (« Vous sortez quelquefois le soir ? On trouvera des trucs. Qu’est-ce que vous aimez mieux, le théâtre ou les boîtes de nuit ? Comment ! vous ne connaissez pas le Jockey ? Immédiatement je vous y emmène, immédiatement ! ») Ces projets tout pétris de lumière électrique, de reflets sur des trottoirs, d’alcools changeants dans la transparence des verres et d’une odeur de brouillard et de fête, happaient leur imagination, qui se retirait des plaisirs passés.

Suzon pensait que Bertrand viendrait quelquefois la chercher à la sortie de la Faculté, pour aller prendre le thé dans un de ces cubes de chaleur où ondulent des bruits de voix, des tintements de cuillères et les émanations sucrées des pâtisseries et des fards brillant d’un éclat gras. Elle se représentait le trajet en voiture par le pont Saint-Michel et le pont au Change, le miroitement boueux de l’hiver sur le pavé, les colonnes de lumière qui tremblent dans l’huile sombre de la Seine. Si souvent elle les avait contemplées, quand elle passait à pied, les semelles froides, ses livres sous le bras. Elle savait bien qu’elles tiendraient un jour leurs promesses. Le reflet des réverbères dans le fleuve jouait sa partie dans l’orchestration mêlée qui, un soir ou l’autre, conduirait l’alouette saoule dans les bras de Bertrand. Car le souvenir de certaine scène dont une route morvandelle avait été le théâtre, depuis longtemps ne la gênait plus. Transformé, adouci et magnifié par une rapide maturation, il la poussait, au contraire, vers un achèvement auquel il prêtait ses traits illusoires. Et Bertrand, qui n’avait fait aucun plan de campagne, qui pensait simplement qu’on allait bien s’amuser, se réjouissait cependant de l’agréable certitude qu’il entrevoyait au bout de ces amusements.

— Au revoir, ma vieille, dit Suzon en se baissant une dernière fois pour embrasser Antoinette. Nous te devons des vacances merveilleuses. J’espère que les choses vont s’arranger pour toi. Donne-nous des nouvelles.

Antoinette groupait toutes ses forces pour le moment qui approchait, où elle serrerait définitivement la main de Robert et où il lui faudrait dire, d’une voix naturelle :

— Au revoir, Robert, à bientôt.

Il retint cette main juste le temps convenable, avec, une pression amicale. Elle n’eut pas le courage de se priver de son dernier regard, un regard d’homme qui a réfléchi et qui renonce mélancoliquement à escompter l’avenir.

Il y a aussi le dernier regard d’Annonciade, qui demande pardon d’emporter le bonheur de son amie…

Le ronronnement décroissant des voitures, de plus en plus aigu à mesure qu’il s’affaiblissait, traversa le cœur de la jeune fille comme un glaive lentement appuyé. Moïse la regardait en gémissant.

— Excusez-moi de ne pas vous tenir compagnie aujourd’hui, dit l’abbé Graslin, il faut que je fasse répéter ma chorale, pour la fête de Gagny.

Antoinette fit le tour de toutes les pièces, avec l’impression qu’elle cherchait quelque chose. Dans le cabinet de toilette, Annonciade avait laissé un flacon qui contenait encore quelques gouttes d’alcool de lavande. Elle s’en aspergea les mains et retrouva dans l’odeur un peu poivrée le souvenir de leurs matinées nonchalantes, coquettes et joueuses. Mais ce n’était pas cela qu’elle cherchait.

Moïse, le nez sur ses talons, poussait de petits cris de brouette mal graissée. Elle le gronda doucement :

— La paix, Moïse 1 Veux-tu te taire !

Qu’avait-elle donc à faire ? Les chambres étaient en ordre, balayées, époussetées, les couvertures de laine blanche pliées méthodiquement sur les matelas. Elle prit ces couvertures et les rangea dans l’armoire. Mais alors, les matelas nus lui donnèrent une impression de froid et d’abandon et elle se hâta de tout remettre en place. Fermer les volets ? Oui, c’était une occupation. Elle les ferma et les rouvrit presque aussitôt ; l’obscurité lui serrait le cœur.

Que cette Galerie d’Apollon était donc luisante et morne. Elle s’approcha des deux vases de terre cuite qui ornaient la cheminée. Elle les avait toujours vus là. Ils reproduisaient, en moulage, le motif d’un vase Renaissance : des enfants bouclés y couronnaient de pampre un bouc. Elle étudia tous les détails de la scène puis se détourna avec un soupir découragé. Rien de plus ennuyeux que cette terre cuite qui sentait la fabrique, composée en toutes ses parties de la même substance inanimée, d’un jaune rougeâtre, stupide, nauséeux. Elle eut envie de les briser pour délivrer les enfants et le bouc empâtés dans cet ouvrage de tuilerie. Un vague fétichisme la retint : elle les avait toujours vus là. Il lui fallut enfin s’avouer qu’elle n’avait rien à faire dans ces chambres, où se réinstallait déjà l’odeur pelucheuse, un peu moisie, des vieux papiers collés sur un vieux mur. Elle s’en fut dans le parc, Moïse sur ses talons, tous deux quêtant.

L’aire de gravier et de terre molle qui entourait le marronnier était parsemée d’oursins verts : quelques-uns avaient éclaté dans leur chute et laissaient voir la châtaigne sombre nichée dans son alvéole de satin blanc. Mais Antoinette y chercha en vain l’expression qu’elle leur trouvait jadis : ces fruits, pour elle, avaient perdu leur visage.

En longeant la futaie où des feuilles nouvellement tombées éclairaient d’un jaune rayonnant ou d’une sécheresse rousse le glacis assombri par la pourriture des années précédentes, la jeune fille respira un souffle humide qui la fit grelotter. Elle pressa le pas jusqu’au potager, réjoui par les rayons du soleil de septembre. Les araignées d’eau patinaient sur l’eau tiède de la citerne, chargée de brindilles et de bulles. Ce miroir sombre et pustuleux ne lui inspira que répulsion funèbre. Debout sur le mur, elle contemplait la vallée où coulaient parallèlement la route, la voie du chemin de fer et le canal de Bourgogne. En face, la colline de Grignolles. Plus bas, Frangy. Vide.

Elle concentra toute son attention sur la bande blanche jalonnée par les fuseaux des peupliers. C’est par là qu’ils étaient partis. Mais elle eut beau faire, aucun échange ne s’établit entre elle et le paysage que deux voitures fuyantes avaient traversé comme un obus traverse l’eau. L’air tranquille reposait sur la cime des peupliers, qui maintenaient la coulée de pâte amorphe de la route.

Cernée de lumière, Antoinette insensible regardait tour à tour la vallée lointaine, le verger proche, avec la mine d’un joueur ruiné qui voit fondre ses dernières ressources.

Elle tourna le dos à ce décor vidé de sa substance et rentra dans la maison. Les livres… Machinalement, elle promenait ses doigts sur les reliures ; elle passa sur un dos de cuir rouge et retira sa main par un vif réflexe, comme si elle se fût brûlée. Elle venait de toucher la Rôtisserie de la reine Pédauque. Son deuxième mouvement fut de prendre le livre : au moins celui-là provoquait en elle une réaction. Mais en tournant les pages, elle ne retrouva rien de l’élancement qui l’avait traversée tout à l’heure. Les mots imprimés ne parvenaient pas jusqu’à son esprit. Tout s’abîmait dans une mer d’inertie. Elle remit le volume en place, laissa tomber ses bras le long de son corps, regarda Moïse qui remuait la queue avec cordialité.

Elle n’avait rien à faire. Elle n’attendait personne. Ce qu’elle cherchait tout à l’heure, elle ne pouvait pas plus le rejoindre qu’un mort ne peut rejoindre sa vie passée. Joie, souffrance, émotions, espoirs, tout était derrière elle : elle n’avait pas le pouvoir de se retourner pour contempler encore une fois ce paysage coloré. Il lui fallait regarder le désert qui s’étendait devant elle, où elle avançait sans mouvement, sans progrès, accablée d’une charge qui n’avait pas de nom.

Jusqu’au soir, elle tourna autour de la table, à pas réguliers. Moïse, qui ne comprenait rien à ce nouveau jeu, tantôt bondissait autour d’elle en aboyant, tantôt allait se coucher dans un coin, déconcerté par ce visage fixe qui ne lui répondait pas.

Une fois couchée, elle s’endormit avec une rapidité dont elle n’était pas coutumière. Et tout aussi brusquement, après un temps de sommeil incalculable, elle s’éveilla. C’était comme si une digue se fût rompue pendant qu’elle dormait. La rumeur de son cerveau affolé la fit se dresser en portant ses mains à son front. Puis elle reprit conscience de la réalité, qui, de toutes parts, lui présentait des lames vives. Assise dans son lit, maintenant à deux mains sa tête brûlante, elle subissait un pullulement d’images et de pensées qu’il lui était impossible d’arrêter.

Des visions rapides et tronquées passaient, épaves arrachées à l’été qu’elle venait de vivre : tel geste d’Annonciade ou de Robert, telle phrase prononcée par l’un ou l’autre avec un son de voix qu’elle retrouvait fidèlement, d’autant plus hallucinant qu’il n’était pas perçu par l’ouïe, mais par un sens immatériel qui échappait à son contrôle et qui ne se lassait pas de ressusciter l’impression.

Son père, Olga, apparaissaient, disparaissaient, se confondaient avec certains ivoires chinois du salon, puis se retrouvaient eux-mêmes. À un moment, elle vit avec netteté une main de femme qui se détachait sur un rideau de soie vert pâle : longue, fine, une simple alliance d’or à l’annulaire, c’était la main de sa mère, telle qu’elle avait dû la voir un jour, ainsi posée, exactement : les doigts joints, le pouce un peu rentré sous l’index dont l’ongle bombé brillait, les deux doigts pinçant un pli du rideau vert pâle, qui était celui du bureau de son père. Subitement, une autre main prit la place de la première, occupant la même position sur le rideau, l’alliance brillant au même doigt ; elle avait la paume large, les doigts courts et pointus : la main de femme-taupe qu’Antoinette avait remarquée chez Olga et qui lui inspirait une répugnance insurmontable.

Ces visions connues étaient entremêlées d’apparitions confuses qu’il lui était impossible d’identifier et qui traversaient son cerveau comme une douleur organique traverse le corps, laissant une impression d’angoisse indéterminée. D’autres, plus précises, n’étaient pas plus cohérentes. Un enfant pleurait, rudoyé par une voix d’homme : souvenir d’une scène de la rue, sans doute. Une femme parvenue au dernier terme de sa grossesse se traînait le long d’un mur ensoleillé, poussant son ventre devant elle, comme une brouette : celle-là, d’où pouvait-elle bien sertir ? Puis elle croyait respirer l’odeur de déchets vivants qui monte de la bouche brûlante du métro à sept heures du soir et elle ressentait dans ses membres la fatigue du peuple las, empilé dans les wagons.

Sa conscience, se débattant contre cette invasion de fantômes, essayait d’élaborer des idées simples :

« Annonciade dort-elle ? Robert a dû dîner chez elle. Elle m’écrira demain. Si Robert m’écrivait… Non, je n’y tiens pas. À la rentrée, chercher un appartement, ou une chambre. Pas chez Annonciade, on manque d’air. Et puis trop gênant, trop près de Robert. Robert au milieu de la famille d’Annonciade… Que raconte-t-il ? Ce que ça doit l’embêter… Les à-côtés du mariage, une mine de ridicules. Et maintenant ils dorment. Il faut répondre à papa… quelle fatigue ! Au fond, je m’en fiche. Olga va le tuer. C’est bien son droit, puisque ça lui fait plaisir. Tout le monde content, quoi… Je vais lui écrire que je suis contente. Non, je ne peux pas écrire ça, je voudrais étrangler cette fille. Si j’étranglais Olga, j’irais en prison. Un bon endroit pour lire les auteurs embêtants. Curieux, que cette lettre soit arrivée aujourd’hui. Comme Annonciade pleurait… Elle a tout compris. Quand elle aura des enfants, elle sera heureuse. Est-ce que Robert aime les enfants ? Je voudrais avoir une fille, je lui apprendrais à être rosse, à ne pas aimer. Oui, et à vingt ans, elle serait aussi bête que moi. Les mères carthaginoises qui élevaient leurs enfants pour le sacrifice, j’ai trouvé ça affreux quand j’ai lu Salammbô… Au fond, ça n’a pas beaucoup changé. Les fils pour la guerre, les filles pour l’amour, et allez donc ! Faudra-t-il encore dire merci ? »

Ces tentatives de raisonnement n’aboutissaient qu’à augmenter l’impression de confusion et d’extrême fatigue qu’elle éprouvait. Elle s’allongea, essayant de ne plus penser. Mais alors elle se représenta avec force son dénuement. Elle avait tout perdu en même temps : amitié, amour, foyer et jusqu’à son orgueil. Il lui semblait qu’il y avait une corrélation entre ces malheurs, mais elle n’arrivait pas à trouver laquelle. Si elle découvrait le nœud ce serait quelque chose de gagné. Mais ce nœud existait-il ?

Pensées, impressions, contradictions se succédaient, vertigineuse sarabande. Bientôt elle ne fut plus qu’une plaque sensible vers laquelle affluaient d’innombrables sensations cérébrales, toutes émises par la notion de la souffrance universelle. Puis cette notion se précisa en se limitant à la souffrance féminine. Elle tremblait de douleur et de rage en songeant aux filles abandonnées, aux femmes brutalisées, aux amoureuses déçues, au fardeau bestial des primitives, aux tourments des raffinées, et, pensée plus affligeante encore, à la pauvreté morale de certaines, Olga et ses pareilles, celles qui vengent leurs sœurs par les moyens les plus bas et justifient la haine des hommes clairvoyants.

La triste féminité pleurait en elle sur son destin inexorable. De tous les points de l’espace, des voix criaient vers elle, qui entendait la voix de sa propre peine parmi ce tumulte et qui se tordait d’impuissance, les oreilles bourdonnantes, la nuque gonflée par les vagues précipitées de son sang. Il lui semblait que ses artères allaient se rompre et qu’alors l’émeute invisible, ayant brisé ses frontières, emplirait la chambre, la maison, le monde entier. Nul ne pourrait entendre son cri sans mourir d’épouvante.

Antoinette se dressa et dit tout haut :

« Est-ce que je deviens folle ? »

Le son de sa voix, perdu dans l’étoffe mate de la nuit, était si grêle et formait un contraste si comique avec sa clameur intérieure qu’elle éclata de rire, nerveusement. Et ce rire, enfin, ouvrit la source anesthésiante des larmes.

Quand elle vit la forme des objets émerger de l’obscurité de la chambre, cependant qu’au milieu d’un silence moins compact que le silence nocturne des cris brefs de bêtes ou d’oiseaux lançaient isolément des flèches de vie, Antoinette se leva et vint s’asseoir sur le rebord de sa fenêtre, plongeant sa fièvre dans l’air froid.

Le ciel pâlissait en gris, comme un nègre malade. Il assistait avec crainte à ce simulacre de Jugement dernier que l’aube répète tous les matins sur la campagne décolorée. L’aigre trompette d’un coq transperce le repos. Du fond des lits, des corps pesants se lèvent, avec un goût de mort dans la bouche, lassés d’avance de la peine qui les attend. La vie humaine commence à traîner, dans les demeures closes, un étrange bruit de chaînes. Puis tout s’allège, s’aère et l’alouette chante.

L’aurore d’une journée claire parut à l’orient et se répandit avec une lente rapidité, comme un sang de fleur qui monterait à travers un réseau capillaire invisible. Le vent frais avait le goût de la rosée. Antoinette ne se lassait pas de lui tendre ses joues.

Au cœurs d’un engourdissement physique produit par les larmes et la fatigue de sa nuit d’insomnie, elle sentait palpiter une essence extraordinairement subtile qui s’offrait à elle comme un moyen dont il lui appartenait d’user.

Alors, de tout son être, dans ce climat préparé pour la recevoir, elle appela l’ombre chère entre toutes, celle qui ne l’avait jamais abandonnée. Leur dialogue se déroulait au delà des mots, peut-être même au delà du domaine de la musique. Il n’avait pour ainsi dire pas de signification, et se traduisait chez la vivante par des états successifs de mélancolie, de tendresse, d’apaisement.

Peu à peu sa conscience en fut baignée et la pensée reprit son cours, non plus spasmodique, pénible et trouble comme la nuit précédente, mais au contraire continue, fluide et se déroulant sans plus d’effort que si quelqu’un, à l’intérieur d’elle-même, eût pensé pour elle.

— Depuis un instant, je ne me sens plus seule. Comment ai-je pu me plaindre d’avoir tout perdu, quand il me restait la tendresse de l’invisible dont le sang coule en moi avec mon sang ? Je l’ai retrouvée. Je les ai toutes retrouvées, les Innombrables que j’ai si souvent senti vagabonder dans mon esprit comme sur un pont suspendu entre la vie et la mort. Oh ! je voudrais savoir à quelles lois elles obéissent et pourquoi elles se manifestent parfois et d’autres fois se cachent, comme anéanties, et d’autres fois encore se réjouissent ou s’affligent pour moi si obscurément.

« Je voudrais savoir si le bien et le mal sont les mêmes pour elles que pour moi. Il me semble seulement qu’elles aspirent à se souvenir à travers ma conscience et que c’est par un don de prévision qui m’échappe que leurs sentiments quelquefois contredisent aux miens. Sont-elles si avides de revivre l’histoire monotone de la féminité ? Ou veulent-elles la guider vers un but indiscernable ? Pour Celle qui m’est toujours présente, je connais son unique souci, et qu’elle étend toujours ses bras d’ombre pour m’empêcher de souffrir. Avec quelle impatience n’ai-je pas repoussé sa sollicitude pour aller au-devant de mon malheur ! Mais elle, elle avait la patience de ceux qui savent. Nul reproche, et toujours prête à me bercer. Sont-elles toutes ainsi ? Pourquoi s’oublieraient-elles en faveur de la vivante ? Peut-être y a-t-il parmi elles de ces goules qui jalousent le sang chaud et qui cherchent à le précipiter dans de périlleuses aventures ? Peut-être qu’alors les ombres favorables s’insurgent et que la vivante est le théâtre de batailles muettes ?

« Je rêve et je sais que je rêve, mais il est doux de rêver ainsi en balançant ma peine au bout de ma pensée, pendant que l’invisible bien-aimée chemine avec moi. Elle seule pourrait me dire quelles sont les lois du peuple sans corps, mais elle est si intimement mêlée à moi que je ne sais pas distinguer ses avertissements de mes propres rêveries. Seul un contentement qu’il faudrait comparer à l’effluve électrique m’avertit qu’elle est là et qu’elle me réconforte.

« Foule mystérieuse, comme vous êtes secourable aux cœurs tristes ! J’aime mieux ne plus songer que je puis avoir parmi vous des ennemies. J’aime mieux vous imaginer unies comme les abeilles d’une ruche, auxquelles vous m’avez fait penser, un jour que votre présence m’importunait et que, dans mon angoisse, j’ai cru vraiment vous voir et vous entendre… Mais n’êtes-vous pas venues souvent sans que je le sache ?

« Dans cette aventure, d’où je sors entièrement dépouillée, quelle est ma part, quelle est la vôtre ? Je voudrais que l’une de vous pût me répondre ; mais peut-être est-il mieux que vous me laissiez ouvert le champ des hypothèses qui enchantent mon mal. Je crois discerner maintenant qu’elle vous appartenait, cette volonté belliqueuse que j’ai toujours sentie en moi dès qu’il était question du vieil adversaire… Espériez-vous donc triompher par moi de celui qui, tant de fois, vous a vaincues ? Est-ce pour cela que vous m’aviez nourrie en guerrière, armée de raison, d’ironie, d’un amer courage ? Pauvres, comme j’ai dû vous décevoir ! Aviez-vous prévu que ma jeunesse prendrait le mors aux dents ? Voilà qu’elle s’est rompu les membres contre l’obstacle et que vous l’entourez, pleines de consternation. Allez-vous savoir me guérir, maintenant ?

« Il nous reste bien des jours à vivre ensemble. Je n’ai plus que vous. Dès que je me tourne vers la vie, mes blessures saignent. Je ne veux plus d’autre compagnie que la vôtre, jusqu’au jour où l’image de ceux qui m’ont fait souffrir et le souvenir de nos conflits, lentement descendus au fond de la grande Mémoire, commenceront à se transformer comme ces récifs dont les fleurs marines et les coquillages déguisent l’âpreté. Dans bien longtemps peut-être, une vivante en qui je renaîtrai avec vous sentira affleurer au bord de sa conscience cet atoll merveilleux qui sera mon ancien chagrin. Et elle ne saura pas pourquoi tel regard d’homme ou telle parole de femme éveillera en elle un sourd écho, recommencement d’une vieille histoire, inscrite dans le cœur du rocher vivant… »

Longtemps, longtemps, pendant que le soleil montait, elle se caressa l’âme à sa songerie, laissant couler de temps à autre une larme douce avec beaucoup de pitié pour elle-même et pour toutes ses semblables.

Un chœur confus lui répondait, l’encourageant à vivre. Car elle était le sang chaud, les yeux qui voient, les membres qui étreignent et nulle peine au monde n’est assez forte pour triompher de ces puissances-là.

Elle poussa enfin un profond soupir et se leva en s’étirant devant la fenêtre. Le ciel s’inclinait vers la colline où des herbes rousses fixaient à la terre une onde d’incendie, et sa trame unie, d’un bleu fin, était absolument pure de nuages.

Le vent de septembre, à petit bruit, roulait sur l’appui de la fenêtre une carcasse de guêpe morte. Transparente, on l’aurait crue de cellophane. Antoinette, distraitement, jouait du bout du doigt avec le frêle cadavre annelé d’or.

Elle pensait qu’il faisait beau, qu’elle travaillerait peut-être cet après-midi au jardin. Vers le soir, elle irait voir l’abbé. Il fallait aussi qu’elle vérifiât la provision de bois, qu’elle fît ses comptes.

Moïse, qui l’avait aperçue du fond de la niche où il couchait, maintenant qu’il était grand, attira son attention par un jappement et une mimique de joie. Elle répondit : « Bonjour Moïse, » avec un faible sourire et se donna mentalement cinq minutes encore avant de faire les gestes qui rétabliraient dans la maison le cours de la vie quotidienne.

Cette perspective l’écœurait vaguement. Elle éprouvait une sensation de lassitude et d’élan forcé, comme une danseuse qui ne voudrait plus danser et que ses mains, malgré elle, lient à la farandole.



fin