Trois contes russes/Le Pomèchtchik sauvage


Traduction par Ed. O’Farell.
Trois contes russesLibrairie des bibliophiles (p. 61-89).

LE POMÈCHTCHIK SAUVAGE


Il y avait une fois un empire. Dans cet empire il y avait un pomèchtchik[1].

Or ce pomèchtchik se sentait heureux de vivre. Il avait tout à souhait : des paysans, du blé, du bétail, des terres, des jardins.

C’était d’ailleurs un être stupide, dont toute la nourriture intellectuelle consistait dans la lecture du Moniteur des intérêts pomèchtchikaux.

Quant à sa constitution naturelle, il avait une complexion lymphatique et la peau blanche.

Un jour il se mit à implorer la bonté divine : « Seigneur, s’écria-t-il, vous m’avez donné tout en abondance, vous m’avez comblé de bienfaits ! Cependant vous avez permis que mon cœur fût attristé par une affliction que je ne suis pas en état de supporter : mon pays est infesté de moujiks.

« Seigneur, délivrez-moi de cette plaie ! »

Dieu, dans son omniscience, n’ignorait pas que ce pomèchtchik était stupide. Aussi n’exauça-t-il pas sa prière.

Notre pomèchtchik vit que la race du moujik, bien loin de diminuer, ne faisait que s’accroître chaque jour de plus en plus. Il le vit et n’eut plus qu’une crainte, c’est que le moujik ne dévorât tout son bien.

Dans son angoisse il parcourut le Moniteur des intérêts pomèchtchikaux pour voir s’il n’y trouverait pas quelque indication sur ce qu’il convenait de faire en pareille occurrence. Il y trouva ces mots : « De l’action ! et encore de l’action ! »

« Ce n’est qu’une parole, se dit le stupide pomèchtchik, mais elle est d’or, » et il commença aussitôt à agir, non pas au hasard, non pas selon son caprice, mais dans toutes les formes requises.

Qu’une poule appartenant à un moujik vînt s’amuser à picoter l’avoine pomèchtchikale, immédiatement il vous la faisait happer dans les formes et l’on mettait la poule au pot.

Qu’un moujik coupât en cachette du bois dans la forêt pomèchtchikale et s’apprêtât à l’enlever, aussitôt ledit bois coupé était transporté dans la maison seigneuriale, et ledit moujik était mis à l’amende, toujours dans les formes.

« Désormais, dit le pomèchtchik, j’aurai recours aux amendes ; c’est plus intelligible pour les moujiks. »

Ceux-ci reconnurent en effet que leur pomèchtchik était un homme malin malgré sa stupidité.

Il les traqua si bien qu’ils ne purent plus toucher à rien. Ils ne pouvaient bouger sans se heurter à une défense : défense par-ci, défense par-là, défense partout.

Le bétail allait-il à l’abreuvoir, le pomèchtchik de crier : « C’est mon eau ! »

Quelque volaille échappée de la basse-cour venait-elle se promener aux environs de sa demeure, le pomèchtchik de s’écrier : « C’est ma terre ! »

La terre, l’eau, l’air, tout était devenu sa propriété. Il ne restait plus au moujik ni un copeau pour éclairer sa chaumière, ni la moindre petite branche d’arbre pour la balayer.

Alors il arriva ceci : les moujiks, réduits au désespoir, se prosternèrent et adressèrent une prière à Dieu :

« Seigneur ! dirent-ils, plutôt que de nous laisser endurer toute notre vie d’aussi grandes souffrances, fais que nous disparaissions avec nos enfants et nos petits-enfants. »

Dieu, dans sa miséricorde, fut touché par leur désespoir et leurs larmes. Il exauça leur prière, et il n’y eut plus de moujiks dans toute l’étendue des domaines du stupide pomèchtchik.

Qu’étaient-ils devenus ? Personne ne le savait. On avait seulement vu s’élever tout à coup en l’air une sorte de tourbillon comparable à la balle qui vole dans la grange quand on bat le blé. Dans cette nuée noire, emportée rapidement, on avait cru distinguer de loin les vêtements de chanvre des moujiks.

Cependant le pomèchtchik, en prenant l’air sur son balcon, constata que l’atmosphère de ses domaines était devenue admirablement pure. Il en fut enchanté, et se dit : « À présent je m’en vais dorloter bien tranquillement ma précieuse personne. » Il commença donc à vivre bien à son aise, et il songea aux moyens de charmer son âme en même temps qu’il reposait son corps.

« J’établirai un théâtre chez moi, se dit-il. J’écrirai à l’acteur Sadovski[2], et il écrivit : « Viens, je t’en prie, mon cher ami, et amène des actrices. »

L’acteur Sadovski accepta cette invitation. Il vint lui-même et amena des actrices ; mais, à peine arrivé, il s’aperçut que la demeure du pomèchtchik était déserte et qu’il n’y avait personne pour installer le théâtre, lever le rideau et faire la grosse besogne, car les moujiks qui faisaient le service dans la maison du pomèchtchik avaient disparu avec les autres moujiks.

« Où donc as-tu caché tes moujiks ? demanda Sadovski.

— Voici ce qui est arrivé : Dieu, à ma prière, a daigné débarrasser tous mes domaines de cette engeance.

— Mais, mon ami, tu es un imbécile. Qui t’apportera désormais ce qu’il faut pour se laver ?

— Mais je vis déjà depuis plusieurs jours sans m’être lavé.

— Alors tu attends qu’il te pousse des champignons sur la figure ? » dit Sadovski, et, sur ce mot, il partit lui-même comme il était venu, non sans remmener ses actrices.

Notre pomèchtchik se souvint que parmi ses voisins de campagne se trouvaient quatre généraux avec lesquels il avait eu des relations de société.

« Je suis las de jouer tout seul aux cartes, se dit-il. J’ai assez fait la grande patience. Je vais tâcher de mettre en train une partie de préférence en compagnie des quatre généraux. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Il écrivit quatre invitations à date fixe et les expédia.

Les quatre généraux, bien que ce fussent de véritables généraux, n’en étaient pas moins des meurt-de-faim. Aussi bien accoururent-ils promptement.

Tout d’abord, ils ne purent se lasser d’admirer le degré de pureté auquel était parvenue l’atmosphère dans les domaines du pomèchtchik.

« Si l’atmosphère est aussi pure, dit le pomèchtchik en se rengorgeant, c’est que Dieu, à ma prière, a débarrassé mes domaines de tout moujik.

— Voilà qui est vraiment admirable, dirent les quatre généraux en le comblant de louanges. Ainsi à l’avenir chez vous l’odorat ne sera plus jamais blessé par l’odeur empestée que répand le moujik.

— Plus jamais, répondit le pomèchtchik. »

Là-dessus, on se mit à la table de jeu. On fit une partie, puis la revanche.

Les quatre généraux sentirent enfin que c’était l’heure à laquelle ils avaient accoutumé de boire de l’eau-de-vie. Ils commencèrent à s’agiter et à regarder à droite et à gauche.

« Sans doute il est heure de boire un petit coup et de manger un morceau, Messieurs les généraux ? demanda le pomèchtchik.

— Ce ne serait pas de refus, Monsieur le pomèchtchik. »

Notre amphitryon quitta la table de jeu, se dirigea vers l’armoire de la salle à manger et en rapporta un morceau de sucre candi et une nonnette de pain d’épice pour chaque général.

« Qu’est-ce que cela ? demandèrent les quatre généraux en ouvrant de grands yeux.

— C’est une légère collation. J’offre ce que j’ai.

— Mais il nous faudrait quelque viande rôtie !

— Mais je n’en ai pas à vous offrir, Messieurs les généraux, car, depuis que Dieu m’a fait la grâce de me délivrer des moujiks, on n’allume plus le feu dans ma cuisine. »

Les généraux entrèrent tellement en colère que leurs dents en claquèrent.

« Mais tu n’es pas sans manger toi-même quelque chose à tes repas ? lui objectèrent-ils avec vivacité.

— Je me nourris du premier morceau cru qui me tombe sous la main. Goûtez donc de ces nonnettes.

— Mais, l’ami, tu n’es qu’un imbécile, » dirent les généraux et, sans vouloir jouer davantage aux cartes, ils rentrèrent chacun chez soi.

Voilà notre pomèchtchik traité d’imbécile pour la seconde fois.

Cela faillit lui donner à réfléchir ; mais au même moment le jeu de cartes lui tomba sous les yeux. Il le prit machinalement, recommença sa patience accoutumée, et, entamant à lui seul une discussion politique avec des adversaires imaginaires : « Nous verrons, messieurs les libéraux, qui l’emportera ! s’écria-t-il. Je vous montrerai jusqu’où peut aller la véritable force de caractère. »

Cependant il continuait à étaler les cartes et il commença la patience nommée « le caprice des dames » en se disant que, s’il la réussissait trois fois de suite, cela signifierait qu’il devait tenir ferme.

Comme si la fortune agissait à dessein, trois fois « le caprice des dames » réussit. Il n’eut plus de doute.

« Puisque le sort lui-même l’ordonne, se dit-il, il faut persister dans cette voie. En attendant, c’est assez de jeu de patience. Remuons un peu ; cherchons à nous occuper. »

Il se mit à marcher à travers les chambres ; puis, après avoir circulé pendant quelque temps, il s’assit et demeura ensuite assis. Il ne cessait de réfléchir. Il pensait aux machines qu’il voulait faire venir d’Angleterre, afin que tout chez lui fût fait à la vapeur, et uniquement à la vapeur, de telle façon qu’on pût se passer complètement des bras du moujik, car il préférait encore l’odeur des machines à vapeur à l’odeur abhorrée que répandait le moujik.

Il pensait au superbe jardin potager et fruitier qu’il se proposait d’établir. Que de poires, de prunes, de pêches, de noix, il comptait récolter !

Il regarda instinctivement par la fenêtre, et, ô miracle ! tout ce qu’il avait imaginé se trouvait déjà transformé en réalité.

Par la volonté d’un pouvoir magique, les poiriers, les pêchers, les abricotiers, rompaient presque sous le poids d’innombrables fruits. On n’avait qu’à se donner la peine de les récolter au moyen des machines anglaises et de les mettre ensuite dans sa bouche.

Il pensait encore aux vaches qu’il comptait élever. Quelles vaches ! Ni peau ni viande ! Rien que du lait ! Des rivières de lait !

Il pensait aux fraises merveilleuses qu’il comptait planter, toutes doubles et triples ! Des fraises de poids ! Rien que cinq fraises à la livre. Il songeait à la grande quantité de ces fraises qu’il vendrait à Moscou.

Enfin, las de penser, il voulut se regarder dans la glace, mais une épaisse couche de poussière la couvrait déjà.

« Sennka ! s’écria-t-il oubliant qu’il n’y avait plus personne à son service, mais aussitôt il se reprit et dit :

— Tenons ferme jusqu’au bout. Je ferai bien voir à tous ces libéraux ce dont est capable une âme forte. »

Il passa ainsi son temps à faire des riens jusqu’à la tombée de la nuit, puis il se coucha.

Il eut en dormant des rêves encore bien plus agréables que ceux qu’il faisait éveillé. Il rêva que le gouverneur de la province en propre personne, ayant eu connaissance de son immutabilité pomèchtchikale, avait demandé à l’ispravnik, chef de la police du district : « Quel est donc cet homme de tête qui fait si grande figure dans votre district ? »

Il rêva ensuite qu’en récompense de cette même immutabilité, il avait été choisi comme ministre par le souverain, qu’il avait la poitrine chamarrée de décorations et qu’il écrivait des circulaires ainsi conçues : « De la fermeté ! Pas de concessions ! »

Ensuite il rêva qu’il se promenait le long des rives du Tigre et de l’Euphrate.

« Ève, ma chère amie, » disait-il…

Mais, adieu les rêves. Voici le matin et le réveil.

« Sennka ! » s’écria-t-il de nouveau sans réflexion. Mais le souvenir de la réalité lui revint aussitôt, et, pendant un instant, il baissa la tête.

« À quoi pourrais-je cependant m’occuper ? se demanda-t-il. Si le diable voulait seulement m’envoyer quelque loup-garou ! Cela vaudrait mieux que rien. »

À peine eut-il prononcé ces paroles qu’arriva l’ispravnik en chef.

Le stupide pomèchtchik éprouva une joie indicible en le voyant. Il courut à l’armoire et y prit deux nonnettes en se disant :

« Au moins, ce brave homme-là ne fera pas le difficile.

— Veuillez m’expliquer, Monsieur le pomèchtchik, dit l’ispravnik, par quel miracle vos moujiks ont subitement disparu ?

— Voici ce qui est arrivé : Dieu, exauçant la prière que je lui ai adressée, a bien voulu nettoyer complètement mes domaines de tout moujik.

— Fort bien, Monsieur le pomèchtchik, mais qui payera dorénavant leurs impôts ?

— Leurs impôts ?… mais eux… mais eux-mêmes. C’est leur devoir le plus saint ; c’est leur obligation la plus sacrée.

— Fort bien ; mais par quel moyen recouvrer l’impôt chez eux, alors que, du fait de votre prière, ils ont tous disparu ?

— Mais… je ne sais pas… Quant à moi, je ne peux pas payer pour eux.

— Mais savez-vous, Monsieur le pomèchtchik, que la trésorerie générale ne peut pas exister sans impôts et contributions, et particulièrement sans les droits sur le vin et le sel ?

— Eh bien, je consens… Je suis prêt à payer un petit verre d’eau-de-vie.

— Et savez-vous que, par votre faute, on ne trouve plus à acheter sur notre marché ni un morceau de viande ni une livre de pain ? Savez-vous ce que cela va vous attirer ?

— Permettez ! Je suis prêt, en ce qui me concerne, à faire un sacrifice. Voici deux nonnettes tout entières.

— Vous êtes un imbécile, Monsieur le pomèchtchik, » dit l’ispravnik, et il lui tourna le dos et s’en alla sans même jeter un coup d’œil sur les nonnettes.

Cette fois, le pomèchtchik se mit à réfléchir sérieusement. Voilà déjà la troisième fois que quelqu’un le traitait d’imbécile, la troisième fois qu’après être venu chez lui on lui marquait du mépris et l’on s’en allait.

En vérité, était-il possible qu’il fût un imbécile ? Était-il possible que cette immutabilité dont il était si fier s’appelât, de son vrai nom, stupidité et imbécillité ? Était-il possible qu’il eût suffi de cette immutabilité pour que les impôts et contributions cessassent d’être payés et pour que le marché cessât d’être pourvu de la moindre livre de farine et du moindre morceau de viande ?

Or, comme notre pomèchtchik était stupide, pendant un moment il fut ravi de joie en songeant à la bonne farce qu’il avait faite ; mais il se souvint aussitôt des paroles de l’ispravnik : « Savez-vous ce que cela va vous attirer ? » et il n’eut plus envie de rire du tout.

Selon son habitude, il se mit à marcher en long et en large dans son appartement, et il se disait tout le temps : « Qu’est-ce que cela va m’attirer ? Ne serait-ce pas quelque internement, par exemple à Tcheboksari ou à Varnavine ? Quand même ce serait à Tcheboksari, eh bien, le monde verrait au moins ce qu’est la vraie force de caractère. » Mais, au fond de son cœur, il se disait tout bas : « Qui sait ? À Tcheboksari j’aurais peut-être le bonheur de revoir mes moujiks bien-aimés. »

Il allait et venait, puis s’asseyait, puis marchait de nouveau. De quelque objet qu’il s’approchât, tout semblait lui dire : « Vous êtes un imbécile, Monsieur le pomèchtchik. »

Il vit courir à travers la chambre une petite souris qui se dirigeait à la dérobée vers les cartes dont il se servait pour les patiences. En effet, ces cartes étaient suffisamment grasses pour exciter l’appétit des souris.

Il marcha vers la petite souris en faisant un grand bruit pour l’effrayer, mais la petite souris était maligne et elle comprit que, sans le secours de Sennka, il ne pouvait lui faire aucun mal. Elle se borna à frétiller de la queue en réponse à ses menaces, et même pendant un moment elle s’arrêta sous le canapé et regarda le pomèchtchik comme pour lui dire : « Attends un peu, pomèchtchik stupide, je ne me contenterai pas de manger tes cartes ; je mangerai encore ta robe de chambre quand tu l’auras graissée à point. »

Au bout d’un certain temps, le pomèchtchik vit croître les mauvaises herbes dans les allées de son jardin. Ensuite les serpents et reptiles de toute espèce fourmillèrent dans les buissons et les animaux sauvages se promenèrent dans le parc comme chez eux.

Même un jour un ours s’approcha de la maison seigneuriale, s’assit sur ses pattes de derrière et, tout en se léchant, se mit à considérer le pomèchtchik par la croisée.

« Sennka ! » cria le pomèchtchik ; mais, se rappelant la réalité, il se mit à verser des larmes.

Néanmoins sa grande fermeté de caractère ne l’abandonna pas encore. Plus d’une fois il fut sur le point de faiblir ; mais, dès qu’il sentait son cœur s’émouvoir, il se jetait sur le Moniteur des intérêts pomèchtchikaux, et aussitôt il redevenait de bronze.

« Non, s’écria-t-il, il vaut mieux que je devienne tout à fait sauvage ; il vaut mieux que j’erre à l’avenir dans la forêt en compagnie des bêtes fauves. Au moins personne ne pourra dire qu’un gentilhomme russe, que le prince Ourousskoutchoum-Kildibaïeff s’est écarté des vrais principes ! »

Il devint donc tout à fait sauvage.

C’était vers le milieu de l’automne. Les gelées étaient fortes ; mais déjà le pomèchtchik ne sentait plus le froid, car tout son corps s’était couvert de poils. Tel Ésaü, selon l’Ancien Testament, était velu comme un manteau de poil.

Ses ongles devinrent durs comme le fer. Depuis longtemps déjà il avait cessé de se moucher. Il prit de plus en plus l’habitude de marcher à quatre pattes, et il était étonné de ne pas avoir remarqué autrefois que cette façon de marcher est la plus commode et la plus séante.

Il perdit bientôt la faculté de prononcer des sons articulés et il s’appropria un certain cri aigu qui tenait du sifflement, du coassement et du rugissement.

En un mot il avait tout ce qui fait une bête accomplie, sauf la queue.

Il se dirigea vers son parc où jadis il promenait sa petite personne et sa peau blanche.

Il grimpa comme un chat sur la cime d’un arbre et se mit à l’affût. Il vit quelque chose remuer. C’était un lièvre qui accourait.

Le lièvre s’arrêta et se mit à écouter comme pour se rendre compte des bruits de la forêt. Il n’entendit rien qui fût signe de danger, mais au même moment le pomèchtchik fondit sur lui comme une flèche, le saisit, le déchira avec ses griffes et le mangea y compris les os et la peau.

En menant cette vie, le pomèchtchik devint extrêmement fort. Ce fut au point qu’il ne vit point d’inconvénient à nouer des relations d’amitié avec l’ours qui l’avait jadis considéré par la fenêtre.

« Si tu veux, Michel Ivanitch, dit-il à l’ours, nous courrons le lièvre ensemble.

— Je le veux bien, répondit l’ours d’un air disgracieux ; mais, frère, tu as eu tort de faire disparaître le moujik.

— Et pourquoi donc ?

— Parce qu’il est bien plus commode de manger du moujik que de croquer des gentilshommes. Aussi, je te le dis sans détour, tu n’es qu’un imbécile, bien que tu sois mon ami. »

Cependant l’ispravnik en chef, quoiqu’il fût le protecteur des pomèchtchiks, n’osa pas garder le silence vis-à-vis du gouvernement sur un fait aussi grave que la disparition complète des moujiks.

Il fit un rapport. L’autorité supérieure s’en émut. Elle répondit à ce rapport par les questions suivantes :

« Qui payera les impôts à l’avenir ? Qui boira le vin dans les cabarets ? Qui vaquera aux paisibles et utiles travaux des champs ? Dites-nous votre opinion à ce sujet. »

L’ispravnik en chef répondit qu’en ce qui concernait les impôts, les opérations du fisc étaient devenues sans objet ; qu’il conviendrait donc de supprimer la trésorerie générale. Quant aux travaux utiles, il n’en était plus question. Ils étaient remplacés par des pillages, des vols à main armée et des assassinats. Même quelques jours auparavant une espèce de bête sauvage, à moitié ours, à moitié homme, avait failli l’étrangler, lui l’ispravnik, et il soupçonnait véhémentement ledit homme-ours de n’être autre que ce même pomèchtchik stupide, auteur de tout le mal dont il s’agissait.

Les hauts fonctionnaires du gouvernement s’inquiétèrent. On réunit le conseil, et voici quelles furent les décisions prises. D’une part, ordonner une battue générale pour ressaisir de vive force le moujik. D’autre part, s’adresser avec les plus grands égards, avec tous les ménagements imaginables, au pomèchtchik stupide, auteur de tout ce trouble, et tâcher de lui suggérer, avec la plus extrême délicatesse, le dessein de mettre un terme à ses extravagances et de ne plus créer d’obstacle à la rentrée des impôts dans le trésor.

Par une de ces rencontres fortuites qui arrivent tellement à propos qu’elles semblent amenées tout exprès par le destin, à peine l’autorité supérieure eut-elle pris ces décisions que l’on vit un essaim bourdonnant de moujiks voler à travers la ville et aller s’abattre sur la place du marché. On s’empressa de recueillir cette manne dans des paniers et on l’expédia dans le district privé de ce bienfait du ciel.

Tout à coup il se répandit dans toute cette région une odeur de mauvais pain et de peau de mouton ; mais en même temps la farine, la viande et toutes sortes de vivres reparurent sur le marché, et il rentra en un jour une telle quantité d’impôts que le receveur demeura saisi d’étonnement à la vue d’un si grand tas d’argent et s’écria en battant des mains : « Où donc avez-vous pris tout cela, coquins ? »

Que devint en attendant le pomèchtchik ? me demanderont mes lecteurs.

Voici les nouvelles que j’en peux donner. On se saisit de lui non sans peine. Aussitôt qu’on l’eut pris, on le lava, on le moucha et on lui coupa les ongles. Ensuite, l’ispravnik en chef exécuta l’ordre qu’il avait reçu de lui insinuer délicatement la bonne pensée de se tenir coi.

L’ispravnik compléta son œuvre en confisquant le Moniteur des intérêts pomèchtchikaux. Après quoi, ayant confié le pomèchtchik à la surveillance de Sennka, il se retira.

Notre pomèchtchik est encore en vie. Il s’occupe, comme jadis, à faire des patiences. Il regrette toujours son existence d’autrefois dans les bois. Il ne se lave que forcé et contraint, et, de temps en temps, il pousse des cris de bête sauvage.


  1. Pomèchtchik signifie littéralement « propriétaire d’un domaine ». Autrefois, jusque vers l’époque de l’émancipation des serfs, on ne comptait que des nobles parmi les pomèchtchiks. Aujourd’hui il existe des bourgeois propriétaires de domaines. Néanmoins « gentilhomme campagnard » est le terme français qui répond peut-être le mieux à l’idée russe. Cependant on ne dit point « Monsieur le gentilhomme campagnard », tandis qu’en russe on dit « Monsieur le pomèchtchik ». On a trouvé plus simple de conserver le mot russe. Les exemples des mots « boyard, lord », etc., empruntés aux langues étrangères peuvent excuser cette liberté du traducteur.
  2. Acteur célèbre à Moscou entre les années 1830 et 1850.