Trois Ministres de l’empire romain sous les fils de Théodose/02s

TROIS MINISTRES
DE L’EMPIRE ROMAIN
SOUS LES FILS DE THÉODOSE.

RUFIN, EUTROPE, STILICON.

EUTROPE.
DEUXIEME PARTIE.
I.

Tandis que le sinistre génie d’Eutrope agitait si violemment l’Occident[1], l’Orient était tranquille, et, il faut bien le dire, la jeune Rome ne voyait pas avec déplaisir les humiliations accumulées sur son aînée. Devant un si habile ministre, Arcadius avait passé de la peur à l’admiration, et se soumettait à lui désormais sans arrière-pensée. Eutrope gouverna dès lors la vie de son jeune maître plus despotiquement encore que l’empire. Il n’y eut pas de petit détail quotidien où ne s’étendît le contrôle de l’eunuque : audiences publiques ou privées, fêtes de la cour, lever ou coucher du prince, tout jusqu’aux moindres divertissemens était réglé à l’avance. Les jeux du cirque, pour lesquels Eutrope montrait une sorte de fureur, devinrent, par une conséquence logique, la passion d’Arcadius, et reçurent de sa présence assidue une splendeur et une vogue inaccoutumées. C’était là qu’il fallait chercher l’empereur, quand il habitait Constantinople. Les voluptueux voyages d’Ancyre amenaient d’autres divertissemens que savait varier à l’infini l’imagination d’un esclave enfant de l’Euphrate : Eudoxie seule y manquait.

En dépit du philosophe Synésius et de ses remontrances, la cour s’abîmait de plus en plus dans les fantaisies d’un luxe sans frein. Nos magnificences pâliraient auprès de celles du palais d’Arcadius, et nos recherches de mollesse seraient en comparaison presque grossières. De peur que le contact du bois, de la pierre ou même des marbres précieux n’offensât les pieds sacrés du prince, on étendait sur le pavé des appartemens, comme un tapis plus moelleux que ceux de l’Égypte ou de l’Inde, un lit de sable d’or très fin, apporté de loin et renouvelé chaque jour. Un service régulier de navires et de chariots était organisé pour cet emploi entre Constantinople et les contrées de l’Asie qui produisaient la poussière d’or. D’innombrables esclaves de toute profession et de tout pays, distingués par le costume, formaient comme un peuple intérieur, qui faisait du palais et de ses dépendances une véritable ville. On était loin alors des temps de Constantin, pourtant si critiqués pour leur luxe, et les mille cuisiniers, les mille barbiers, les mille échansons, que Julien chassa avec tant de fracas à son entrée dans Constantinople, eussent paru sous Arcadius d’une simplicité rustique et bien peu digne d’un maître de l’empire.

Sitôt qu’arrivait l’été avec ses chaleurs, le fils de Théodose, sur un signe de son ministre, se préparait à déserter le palais pour les fraîches campagnes de la Phrygie. Le jour du départ était proclamé dans la ville, comme celui d’un spectacle où la foule curieuse était conviée. Dès le matin en effet, les rues qui s’étendaient du forum au port se remplissaient d’une multitude impatiente de voir et d’admirer. Dans le port stationnait une flotte de barques richement décorées, prêtes à conduire le prince et sa suite sur la rive opposée du Bosphore. A l’heure fixée par le cérémonial commençait à déboucher des portiques du palais, en longues files espacées, la double milice des appariteurs et des soldats, ceux-ci habillés de blanc sous des enseignes brodées d’or. Le corps des domestiques, avec ses tribuns et ses généraux vêtus de toges d’or, montés sur des chevaux harnachés d’or, une lance dorée dans la main droite, et dans la gauche un bouclier à champ d’or semé de pierres précieuses, attirait surtout l’attention des spectateurs. A la suite des cohortes palatines, et flanqué d’un cortège de grands officiers, de ministres et de comtes à cheval, apparaissait le char impérial traîné par des mules d’une blancheur sans tache, portant des housses de pourpre parsemées d’or et de pierreries. Le char lui-même, garni dans tout son pourtour de lames d’or mobiles qu’agitait perpétuellement le mouvement des roues, rayonnait comme un foyer de lumière, au milieu duquel on distinguait le prince. À voir ce jeune homme pâle et somnolent près de la figure immobile et ridée de l’eunuque, qui semblait couver sa proie, on eût plaint volontiers le captif insensible à sa chaîne, ou du moins impuissant à la secouer ; mais le peuple de Constantinople avait de bien autres soucis. Il contemplait de loin toutes ces merveilles, et les pennons de soie flottans, brodés d’animaux fantastiques, qui ombrageaient, comme un dais, le char impérial. Heureux qui pouvait apercevoir le prince, admirer l’éclat de ses pendans d’oreilles, l’orbe éblouissant de son diadème, le nombre et la grosseur des perles quirecouvraient son vêtement et jusqu’aux bandelettes de sa chaussure ! La ville n’avait pas d’autre conversation ni le soir ni les jours suivans. Au retour de Phrygie, c’étaient des fêtes d’un genre différent, mais non moins dispendieuses : on simulait un triomphe militaire ; Arcadius, reçu par les troupes, l’épée au poing, était réinstallé dans son palais, au bruit des fanfares, comme s’il fût revenu vainqueur des Perses ou des Huns. Ces traits de mœurs nous sont donnés par les contemporains eux-mêmes, et, en les reproduisant ici, nous les avons plutôt affaiblis qu’exagérés.

C’est ainsi que l’eunuque amusait par des divertissemens un prince enfant et une capitale aussi frivole que lui. Dans les provinces, l’esprit était tendu surtout vers la lutte des deux ministres ; leur inimitié, leurs projets patens ou secrets, leurs mérites divers, leurs chances de réussite étaient l’objet de tous les entretiens, la thèse de toutes les discussions. Si ces instrumens subordonnés de l’autocratie impériale avaient eu l’ambition d’effacer leurs maîtres, cette ambition devait être bien satisfaite, car on semblait à peine savoir qu’Honorius et Arcadius fussent vivans et sur le trône : on ne connaissait qu’Eutrope et Stilicon. Les mesures de police établies depuis la guerre gênant considérablement les communications d’un empire à l’autre, on s’adressait aux voyageurs pour apprendre d’eux ce que les lettres n’osaient pas dire. Un historien du temps, qui habitait une ville de l’Asie-Mineure, nous raconte comment les curieux, en quête de récits, accostaient les nouveaux débarqués dans les ports, et les patrons de navires, qui, plus que tous les autres, avaient à subir de longs interrogatoires. — « Vous venez de Ravenne ? de Constantinople ? — Que s’y passe-t-il ? qu’y dit-on ? — Le régent d’Occident nous menace-t-il d’une guerre ? Connaissez-vous Stilicon ? — Avez-vous vu l’eunuque ? » Les réponses n’étaient la plupart du temps que des mensonges, selon la remarque du même historien ; mais ces nouvelles imaginaires contentaient la crédulité et lui servaient d’aliment jusqu’à ce qu’elles fussent remplacées par d’autres. Toutefois en dépit de la gêne des communications, en dépit de la stagnation des affaires commerciales, il se formait dans l’esprit des grandes villes de l’Asie une sorte de patriotisme oriental favorable à l’eunuque : beaucoup approuvaient le fond de sa politique, et il n’eût pas été prudent aux autres de soutenir trop vivement celle de Stilicon.

Eudoxie cependant supportait avec une impatience croissante l’espèce d’exil où elle était condamnée dans son propre palais. Cette fille altière des Franks, en qui le sang barbare coulait presque pur, ne se consolait pas d’avoir été le jouet d’un esclave, elle qui n’avait rêvé dans son mariage que les satisfactions de l’orgueil et le triomphe d’une domination absolue. Quand, révoltée contre sa chaîne, elle s’efforçait de ressaisir par les séductions de la femme la puissance qui lui échappait, elle rencontrait au fond de son gynécée un regard insolent qui semblait la menacer jusque dans les bras de son époux ; mais ses efforts pour reconquérir son autorité ne parvenaient qu’à l’affaiblir. Trop violente, trop impérieuse pour ce faible jeune homme qu’elle effrayait, la Barbare voyait son esprit s’amortir avec l’éclat de sa beauté, et elle put à bon droit regretter l’existence paisible qu’elle menait dans cette modeste maison de Promotus, d’où ce même Eutrope l’avait tirée. Elle se prit donc d’une haine féroce contre son tyran, ne se nourrit plus que d’idées de vengeance, et, appelant à son aide le mécontentement public, elle résolut de jouer dans un dernier coup de fortune la perte de l’eunuque ou la sienne.

Les amis ne lui manquèrent point dans la haute société de Constantinople, et elle put compter sur l’appui de quiconque avait à se plaindre d’Eutrope. Trois femmes surtout, ses intimes confidentes, mirent au service de sa vengeance leur propre haine, égale à la sienne, et un puissant génie d’intrigue. L’histoire nous a conservé leurs noms, devenus célèbres dans les luttes d’Eudoxie, dont la vie ne fut qu’un long combat : c’était d’abord Marcia, récemment veuve de Promotus, le tuteur officieux de l’impératrice, puis Castricia, femme de Saturninus, fonctionnaire éminent, prince du sénat, et enfin une autre veuve, appelée Eugraphia, brouillonne acariâtre qu’un contemporain nous peint d’un seul trait : « elle poussait, dit-il, l’esprit de discorde jusqu’à la folie. » Ce trio féminin forma autour de l’impératrice un foyer permanent de dénigrement contre le ministre et contre ses actes. Les ennemis d’Eutrope, hommes et femmes, s’y rallièrent avec empressement, et l’intrigue de palais finit par être un vrai complot où des ambitieux prirent pied pour leur fortune, en paraissant servir l’épouse du prince. La galanterie se mêle assez naturellement aux conspirations dont les femmes sont l’âme ; c’est ce qui arriva pour celle-ci, ou du moins ce qu’on ne manqua pas de prétendre. L’impératrice eut à en souffrir dans son honneur. Eudoxie étant accouchée le 13 janvier 399, au plus fort de ces conciliabules et aussi de son délaissement, d’une fille qui fut nommée Pulchérie, la malignité publique donna pour père à l’enfant un officier du palais bien venu d’elle, disait-on, le comte Jean, homme encore jeune, distingué d’esprit, et qui parvint, lorsqu’elle fut toute puissante, à l’intendance des largesses sacrées.

Gaïnas ne pouvait être oublié en pareille circonstance ; mais l’aveugle exécuteur du complot de l’hippodrome, le bourreau de Rufin, dupé par Eutrope, avait appris à ne plus prêter son bras sans réserve, mais à garantir avant tout son intérêt dans le succès d’autrui. Il ne voyait pas d’ailleurs pour qui, dans l’empire, il pouvait travailler, sinon pour lui-même, tant il était infatué de sa propre importance. Borné, dans son autorité militaire, au commandement des corps auxiliaires de sa nation, il leur faisait partager les rancunes de sa disgrâce, comme si elle eût été une injure pour eux, et se rattachant par des relations habiles, la plupart du temps secrètes, les autres Goths disséminés en Asie, soit comme garnisons dans les villes, soit comme colonies agricoles dans les campagnes, il les habituait à voir en lui leur chef naturel. Ainsi déjà se réalisait dans l’ombre la sinistre prédiction de Synésius, quand l’écho de ses sages paroles retentissait peut-être encore sous les voûtes du palais impérial.

L’année 398 amena au parti des mécontens, sinon un complice (ce mot serait un outrage pour l’homme dont il s’agit), du moins un appui considérable en la personne du nouvel évêque de Constantinople, Jean Chrysostome, promu à ce siège éminent en 397, après le décès de Nectaire. Chose singulière, ce fut Eutrope lui-même qui, malgré l’opposition d’un grand nombre d’évêques orientaux, en dépit de cabales puissantes et par un véritable esprit de religion, appela dans la métropole de l’empire celui qui devait être, avant l’année écoulée, son adversaire le plus déclaré. La fortune ne voulut pas tenir compte d’une bonne action à cet homme, qui en pratiquait d’ailleurs si peu.

Le personnage qui fait ici son entrée sur la scène de nos récits y doit jouer un rôle tellement important, et sa place est si grande dans l’histoire du IVe siècle, que nous devons, comme introduction aux faits qui vont suivre, exposer brièvement quels étaient son caractère, sa famille, et de quelle condition il arriva subitement à un rang si élevé. Jean avait alors environ cinquante ans, né qu’il était vers 347, dans la ville d’Antioche, d’une famille aisée, dont le chef appartenait comme officier à la préfecture du prétoire d’Orient. Son père étant mort lorsqu’il était encore enfant, sa mère prit soin de son éducation, l’éleva, et, bien qu’ils fussent chrétiens tous deux, elle le remit aux mains du sophiste païen Libanius, qui tenait à Antioche même l’école la plus célèbre de l’Asie. Jean s’y fit remarquer dès son début par ce don de la parole qui lui valut plus tard le surnom de Chrysostome, c’est-à-dire bouche d’or. Le vieux maître admirait dans le jeune homme ce langage vif, coloré, tantôt arrondi en périodes savamment balancées, tantôt impétueux et rompu à dessein, qui faisait le cachet de l’éloquence grecque asiatique, et qui caractérise celle de Chrysostome. Il songeait à l’avoir pour successeur dans la direction de son école, et quand il se vit déçu dans son projet, on l’entendit s’écrier avec amertume : « Les chrétiens me l’ont enlevé ! » La mère de Jean le destinait au barreau, chemin de tous les honneurs ; elle ne réussit pas davantage. Après avoir plaidé quelque temps, Jean se dégoûta de sa profession ; il se dégoûta plus encore de la vie licencieuse que menaient les jeunes avocats d’Antioche : des passions plus sérieuses le sauvèrent.

Ce fut vers l’étude de l’Écriture sainte qu’au sortir des mains de Libanius Jean se sentit entraîné par une pente irrésistible. Il s’adressa à l’évêque d’Antioche, qui le reçut dans son clergé en qualité de lecteur ; mais, trouvant l’église trop mondaine, il voulut s’enfuir au désert en compagnie d’un ami. Retenu par les larmes de sa mère, il se créa dans sa propre maison une solitude où, pour se tromper lui-même, il accumula tout ce qu’il rêvait ailleurs d’austérités : veilles, jeûnes, macérations, et ce que l’ascétisme pouvait imaginer de plus dures pratiques. Cette fiction du désert ne lui suffit pas longtemps ; il lui fallut la réalité. Un grand nombre de chrétiens, tourmentés de la même passion, s’étaient alors retirés dans les montagnes voisines d’Antioche, où ils formaient comme une nation de cénobites : Jean courut les rejoindre ; mais cette demi-solitude l’eut bientôt rassasié : il n’était fait ni pour les règles vulgaires, ni pour les tempéramens de conduite. Un jour donc il quitta son couvent pour aller vivre dans une caverne où il passa quatre années, s’abîmant dans l’étude, dans la contemplation, dans des privations inouies, mangeant à peine, et passant les nuits debout pour dompter le sommeil. Poussée avec la ténacité que Jean mettait dans ses entreprises, cette lutte de l’esprit contre le corps ruina sa santé pour jamais. Quand il se fut saturé d’isolemens et d’austérités, il reparut subitement dans Antioche, où l’évêque, ravi de le retrouver, le prit comme diacre et ensuite comme prêtre. Ses premières prédications attirèrent par leur éclat l’attention de toute la chrétienté orientale. L’enfant des rhéteurs païens, orateur chrétien par la vertu du désert, apportait dans le monde, avec un savoir immense, une pensée mûrie par la méditation, sans que sa parole eût rien perdu de cette ampleur élégante et de ces vives images qui plaisaient tant aux Grecs d’Asie. Ce fut comme une apparition du génie ionien, jetant sa poussière d’or et ses fleurs sur la tribune austère des apôtres. Chrysostome atteignit le comble de sa renommée dans les jours terribles qui suivirent la sédition d’Antioche, quand, par le charme de ses discours, il sut retenir au pied du sanctuaire, l’instruisant, la soutenant, la consolant, une ville entière tremblante sous la colère de Théodose.

Dans cette situation humble par le titre, élevée par les services et la gloire, Chrysostome se félicitait d’avoir su repousser les tentations de l’épiscopat, car on avait voulu le faire évêque au temps de sa retraite dans la montagne, et il n’avait pas résisté sans quelque peine, lui-même l’avoue naïvement. La tentation se représenta en 397, et cette fois avec plus de succès. L’église de Constantinople venait de perdre, le 17 septembre de cette année, son évêque Nectaire, qui l’avait administrée seize ans, au milieu de circonstances difficiles, sans grand éclat, mais aussi sans trouble. La vacance de ce siège était toujours un événement public, non qu’il possédât sur l’Orient, comme celui de Rome sur l’Occident, une suprématie avouée, dérivant soit du consentement des autres églises, soit d’une origine apostolique ; il exerçait une simple suprématie de fait en qualité de siège de la ville impériale, mais cette suprématie était grande. L’évêque de Constantinople occupait à la cour un rang égal à celui des premiers fonctionnaires de l’empire, et mettait toujours un poids considérable dans les discussions de l’église, quelquefois même dans celles de l’état. Les évêques étrangers que leurs affaires amenaient dans la métropole, reçus, hébergés chez lui, lui formaient une espèce de cour, et de plus, sans qu’on pût invoquer pour cette extension de pouvoir aucune règle de droit, les titulaires du siège de Byzance s’étaient attribué, sur leurs collègues des diocèses administratifs de Thrace, d’Asie et de Pont, une juridiction qui avait été confirmée par l’usage. C’était donc une chose grave en tout temps que l’élection d’un évêque de Constantinople, et elle se compliquait en ce moment d’embarras nouveaux par la présence de plusieurs évêques réunis à Constantinople, qui réclamèrent le droit ou de la diriger, ou de la contrôler. Leur nombre ne fit que s’accroître à mesure que le bruit de la vacance se répandit en Orient, et il se forma près du siège à remplir une sorte de concile improvisé avec lequel durent compter les électeurs et le gouvernement lui-même.

À la tête de ce petit concile se trouvait un homme remuant et dangereux, le patriarche d’Alexandrie, Théophile, prêtre d’un savoir reconnu, mais d’une moralité contestée, machinateur infatigable d’intrigues, influent à la cour, plein de séduction près des autres évêques, habile enfin à déguiser un esprit dominateur sous des apparences de désintéressement. Ses prétentions à la fidélité envers ses amis, à la justice paternelle envers son clergé, n’avaient au fond d’autre motif que son intérêt, et la protection parfois bruyante dont il couvrait les autres n’était qu’une manœuvre pour les enchaîner sous lui ou les désarmer. Dans la circonstance présente, Théophile voulait s’emparer de l’élection, non afin d’en profiter lui-même, soit qu’il ne l’osât pas, soit qu’il se contentât du siège d’Alexandrie, qui était canoniquement la première parmi les églises orientales ; mais il demandait le siège vacant pour un de ses prêtres, et ce par des raisons que nous ferons connaître tout à l’heure. Grâce à son influence, la plupart des évêques s’engagèrent dans cette candidature ; les autres réservèrent leur liberté, désireux de sonder le terrain dans leur intérêt et de courir au besoin les chances d’une compétition.

A côté de cette cabale de prélats étrangers, une autre s’était formée dans le clergé même de Constantinople, résolu à ne point céder la place. Qui donc en effet pouvait revendiquer la légitime possession de ce grand siège, sinon ceux qui, sous Grégoire de Nazianze et Nectaire, en avaient étudié les besoins et supporté les rudes labeurs ? Ainsi s’exprimaient avec une apparente raison les prêtres et les diacres de l’église métropolitaine. Des brigues contraires entrèrent donc en lutte, et la ville ne présenta plus qu’un spectacle d’agitation ardente et de disputes. Dès l’aube du jour, les portiques des temples, les places, les lieux de réunion et de promenades étaient occupés par les candidats et leurs amis, discourant, prêchant, travaillant à séduire le peuple, qui, avec le clergé et les honorés[2], devait prendre part à l’élection. On ne négligeait aucune des honteuses manœuvres ordinaires aux candidatures électorales, promesses, grossières flatteries, basses supplications à la populace, éloge de soi et des siens, dénigrement de ses rivaux. La brigue près des honorés se faisait avec un peu plus de pudeur ; on allait frapper humblement aux portes des gens en crédit, on se glissait chez eux à l’aide de présens destinés à faciliter les audiences ou à corrompre les gardiens : l’un offrait quelque rareté d’Égypte ou quelque statue de la Grèce, l’autre apportait de la soie de l’Inde ou des parfums de l’Arabie ; des sommes d’argent furent même distribuées. Heureux qui pouvait se procurer l’appui d’une noble matrone ou le patronage d’un officier du palais ! Tant de compétitions se formèrent, tant de factions se combattirent, qu’il fut impossible de procéder à l’élection pendant quatre mois entiers. Sans atteindre à la gravité des désordres de Rome lors de la promotion du pape Damase, quand les électeurs, après une bataille rangée, laissèrent cent trente-sept cadavres sur le pavé de l’église, le spectacle donné à Constantinople n’en était ni moins affligeant ni moins honteux. Le peuple fut le premier à en rougir, et, trouvant que ces ambitieux qui se déclaraient les uns les autres indignes de l’épiscopat avaient tous également raison, il résolut de s’en remettre à l’empereur pour faire choix d’un véritable évêque, qui répondît par le caractère et les talens à la grandeur de sa mission. Ce vœu du peuple, délibéré en place publique, fut porté au palais pour être mis sous les yeux du prince. Les honorés n’osèrent point récuser un si auguste arbitrage, et l’élection du futur évêque de Constantinople se trouva transportée du forum et de l’église dans le cabinet impérial.

La faveur des gens du palais, celle de l’empereur peut-être, avait paru pencher du côté d’Isidore : c’était le nom du prêtre d’Alexandrie protégé de Théophile. Les raisons qui poussaient le patriarche de cette grande église à patroner son prêtre avec tant d’ardeur lui étaient toutes personnelles, et méritent d’être relatées ici. Théophile n’avait pas toujours été, quoiqu’il proclamât le contraire, un ami bien fidèle de Théodose. A l’époque où l’empereur catholique entrait en lutte avec le tyran Maxime, suscité par les païens de l’Occident, l’évêque d’Alexandrie avait réfléchi que, grâce au hasard des batailles, le chrétien pouvait être vaincu malgré la sainteté de sa cause, et Maxime devenir le souverain de l’Orient ; il avait écrit en conséquence deux lettres de félicitations pour l’un et pour l’autre, suivant le résultat de la guerre. Le messager chargé de les porter était ce même prêtre Isidore, lequel se rendit à Rome pour y attendre discrètement le dernier mot de la victoire. Ce dernier mot ayant été pour Théodose, Isidore courut lui présenter, de la part du patriarche, la lettre qui lui était destinée ; mais il ne rapporta pas l’autre à Alexandrie : « elle lui avait été dérobée, disait-il, par un diacre qui l’accompagnait. » Dans le fait, on ne sut jamais ce qu’elle était devenue. Théophile put soupçonner pour plus d’une raison qu’Isidore la retenait à part soi, pour s’en servir au besoin : il y eut même quelques rumeurs répandues à ce sujet dans le public. Telle était la situation de l’évêque vis-à-vis de son prêtre, et il fallait que celui-ci nourrît des prétentions bien désordonnées pour que Théophile n’eût pas encore trouvé moyen de les satisfaire. Enfin se présenta cette magnifique vacance du siège de Constantinople, capable de suffire assurément au plus ambitieux des hommes. En y portant le témoin dangereux de ses faiblesses, le patriarche espérait le désarmer par une marque solennelle d’affection, en même temps qu’il mettait au grand jour son propre désintéressement. Et puis c’était se placer, comme évêque, au-dessus du siège de Constantinople que de le donner et de n’en vouloir pas.

Eutrope, qui connaissait de longue main Théophile, et à qui d’ailleurs il restait, au milieu des ignominies de sa vie, un fonds de piété sincère, Eutrope, inquiet de tant d’intrigues, voyait surtout avec un grand déplaisir la candidature d’Isidore. Il en eût voulu une autre à laquelle personne ne songeait à Constantinople, et qu’il résolut de faire triompher maintenant que l’empereur était le maître de l’élection. Pendant un voyage qu’il avait fait récemment à Antioche pour certaines affaires d’état, Eutrope avait eu occasion d’entendre Chrysostome, et il avait été émerveillé de son éloquence ; il le proposa donc à l’empereur, dépeignant avec feu le génie et les vertus de ce prêtre, l’austérité de ses mœurs et la modestie de sa situation au milieu de tant de gloire. Arcadius applaudit à son ministre, comme il faisait toujours ; mais la chose n’était point sans difficulté. Chrysostome avait refusé autrefois l’épiscopat ; persisterait-il dans son refus ? La ville dont il était le conseiller et l’idole consentirait-elle à son départ ? Il fallait compter en tout avec ce peuple d’Antioche, léger, ardent, toujours prêt à la sédition ; des troubles, des regrets publics, une seule goutte de sang, amèneraient infailliblement le refus de Chrysostome. Il fallait aussi prévoir les oppositions que ce choix rencontrerait à Constantinople, soit de la part des évêques étrangers, soit de la part du clergé métropolitain, qui se croirait méprisé. L’esprit timide d’Arcadius avait besoin d’être rassuré, car ces objections, qui se présentaient d’ailleurs naturellement, ne manquaient ni de vérité, ni de force. Eutrope les résolut comme il lui plut, et lorsqu’il eut tout aplani, il se mit à l’œuvre avec la dextérité d’un eunuque de théâtre préparant le dénoûment d’une comédie.

Avant que rien fût ébruité, il adressa au comte d’Orient, Astérius, qui résidait à Antioche, une lettre signée de l’empereur, laquelle lui enjoignait d’enlever adroitement Chrysostome, et de l’envoyer à Constantinople sous bonne garde. On lui recommandait la prudence, et l’exécution se montra digne en tout point d’un tel message. Astérius ayant attiré Chrysostome hors de la ville, près de la porte qu’on appelait Romaine, sous le prétexte de visiter ensemble un martyre[3], il le retint bon gré, mal gré, et l’emmena jusqu’à Pagres, première station de la course publique. Là les attendaient un chariot tout attelé, un eunuque du palais impérial et un maître des milices accompagné de soldats. Ceux-ci, s’emparant du prêtre, le firent monter dans le chariot, quelles que fussent sa surprise et ses réclamations ; puis l’escorte s’éloigna au grand galop des chevaux. Il en fut de même à chaque relais. Les courtes explications que put recevoir Chrysostome pendant le trajet augmentèrent sa stupéfaction. Réfléchissant ensuite aux étranges moyens employés pour son élévation au premier siège de l’Orient, il crut voir dans cet événement la main de la Providence et se résigna. C’est de cette façon, et plutôt en criminel d’état qu’en évêque, que le futur chef du diocèse de Constantinople vint prendre possession de sa métropole.

Ce coup de théâtre fit sur le troupeau des prétendans l’effet de la foudre. Le peuple, qui connaissait la renommée de Jean d’Antioche, applaudit avec transport à cette idée de l’eunuque ; mais les évêques se trouvèrent indignement offensés. Non contens de se plaindre et de verser sur l’intrus toute leur malignité, ils protestèrent contre l’empereur lui-même au nom de la liberté électorale, et Théophile déclara tout haut qu’il n’ordonnerait pas Chrysostome. « Vous l’ordonnerez, » lui dit l’eunuque, et, le prenant à part, il lui montra des papiers devant lesquels l’évêque d’Alexandrie pâlit. Eutrope s’était procuré sous main des lettres qui compromettaient Théophile pour des choses que nous ne connaissons pas ; il en avait d’autres aussi où l’affaire du prêtre Isidore était expliquée de point en point. La communication fut telle, à ce qu’il parait, et accompagnée de tels avertissemens, que non-seulement Théophile retira sa menace de refus, mais qu’il ordonna lui-même Jean Chrysostome, dont l’intronisation eut lieu le 2 février 398, en présence d’une foule de peuple innombrable.

Alors commença cette administration épiscopale si orageuse, qui devait avoir pour péripéties deux exils, des conciles pleins de scandale, une émeute populaire et l’embrasement de la moitié de Constantinople par les partisans mêmes de l’évêque. Avec un si grand savoir, un génie incomparable et des mœurs qu’on ne put jamaisnoircir, Chrysostome manquait de la première des vertus pastorales, l’amour de la paix : aussi sa vie, constamment tourmentée, fut la justification du mot profond de l’Évangile : « heureux les pacifiques ! » Ces réflexions l’avaient sans doute frappé durant sa retraite au mont Cassius, quand seul, vis-à-vis de sa conscience et encore étranger aux enivremens de la célébrité, il avait repoussé l’épiscopat. Les circonstances actuelles, en exaltant chez lui le sentiment de sa valeur, firent taire ses anciens scrupules, et l’aventure étrange de son élévation le persuada aisément que Dieu le jugeait propre à un état qu’il lui laissait imposer par la force. A tout prendre, Jean d’Antioche n’était point né pour le gouvernement des hommes : il lui fallait l’isolement pour rester lui-même. Dans la méditation solitaire, sa bonne et vraie passion, résidait aussi sa force ; elle avait purifié son cœur, agrandi son esprit, placé ses désirs au-dessus des besoins et des misères terrestres ; il lui devait sa grandeur et sa vertu, et pourtant elle ne lui suffisait pas. Il avait besoin des hommes pour leur faire admirer cette vertu et leur imposer cette grandeur, il lui fallait le monde pour le dominer. Simple jusqu’à la pauvreté, sobre jusqu’à défier les plus rigides anachorètes, désintéressé jusqu’à livrer au premier indigent venu sa maigre table et son vêtement, Chrysostome avait l’orgueil de sa vertu comme il avait celui de son génie, et devant ces deux orgueils disparaissaient trop souvent l’indulgence et les ménagemens nécessaires à l’accomplissement du bien. Sa volonté était impérieuse et prompte, son action inclinait presque toujours à la violence ; un tempérament dans les choses graves l’offusquait comme une trahison au devoir, tandis que ses séquestrations volontaires et son amour de la solitude le privaient des leçons de l’expérience et des conseils souvent sensés du monde.

Par un effet de son caractère sauvage, qui lui faisait fuir les grands et les riches, il s’était pris d’une ardente tendresse pour les classes misérables du peuple, et cette préférence revêtait parfois la couleur d’une envie secrète contre les heureux de la terre. Il fut accusé près de l’empereur d’exciter les pauvres contre les riches, et ces excès de charité dans une ville telle que Constantinople, où se réunissait la lie de l’Orient, pouvaient n’être pas sans péril. Cinq siècles plus tôt, il eût été au forum un compagnon de Gracchus prêchant la loi agraire sous l’inviolabilité du tribunat ; au quatrième siècle et sous l’inviolabilité de l’épiscopat, il ne fut ni moins hardi dans ses systèmes, ni moins opiniâtre dans ses luttes, ni moins puissant à la tête d’une multitude qui fut pour lui comme une armée. C’était d’ailleurs un bizarre spectacle que cet homme au corps chétif, au teint jaune et d’apparence maladive, à la tête dépouillée de cheveux, qui semblait n’avoir qu’un souffle de vie et venait soulever en présence de l’empereur et de la cour les questions sociales les plus redoutables. Le contraste n’était pas moindre entre la véhémence de ses idées et cette éloquence asiatique, à périodes cadencées, un peu molle, dont il fut à son époque le plus parfait modèle ; mais lorsqu’il parlait, sa tête et son corps semblaient s’illuminer, et de ses yeux, dont on pouvait à peine supporter l’éclat, rayonnait au dehors le feu sacré de son génie, ce feu dont la trace est restée vivante dans les siècles.

Son entrée en fonction fut une véritable révolution qui engloba tout le régime épiscopal et toute la discipline de son église. Nectaire, ancien questeur de Constantinople, resté homme du monde dans l’épiscopat, entretenait, autant par raison que par goût, un grand train de maison, et recevait avec une large hospitalité les grands de la ville et les évêques en passage. Chrysostome supprima tout cela. Les meubles du palais furent vendus, ainsi que la garde-robe des anciens évêques ; à l’or et à la soie succédèrent partout la laine et la bure. Quand l’économe de l’église lui présenta le livre des dépenses de table, Chrysostome le repoussa avec mépris : « Qu’est cela ? dit-il. Mes minces revenus sont suffisans pour me nourrir, je ne veux point de l’argent de l’église. » Le luxe des basiliques ne fut pas plus épargné que celui des appartemens et de la table : le nouvel évêque vendit tous les ornemens de prix, et jusqu’à des vases sacrés qu’il jugea trop magnifiques. Il fit mettre également à l’encan des marbres préparés par Nectaire pour l’église d’Anastasie, que cet évêque affectionnait, et où Grégoire de Nazianze avait prononcé ses éloquens adieux : on put voir dans l’acte de Chrysostome un blâme jeté sur son prédécesseur, qui avait été un prêtre indulgent et regretté, et ce blâme n’était pas charitable. Du produit de ces ventes, l’évêque fonda un hospice pour les étrangers malades, et donna le reste aux pauvres ; ses ennemis ne manquèrent pas de publier qu’il appliquait l’argent à son profit. Sa justification était évidente par ses œuvres et par ses aumônes ; mais son âpre désir de tout changer, de tout briser, de dominer jusqu’à la mémoire de ses prédécesseurs, choquait la conscience publique dans les rangs élevés du monde, et on en profitait pour le perdre.

Sa manière de vivre, il faut l’avouer, put surprendre une grande métropole, capitale de l’empire, où l’évêque, considéré comme un haut fonctionnaire, marchant de pair avec les plus élevés, fréquentait la cour, et entretenait des relations au sein de la société élégante et riche. Chrysostome rompit tout d’abord ces relations, et déclara qu’il ne mettrait le pied à la cour que pour les affaires urgentes de son église. Cédant à son goût constant pour la retraite, il se fit dans le palais épiscopal, comme autrefois dans la maison de sa mère, une solitude où il aima à se confiner, mangeant seul, n’invitant jamais personne à sa table, et ne dînant jamais chez autrui. Cette vie passablement étrange donna lieu à mille interprétations qui ne le furent pas moins : les uns firent de Chrysostome un avare qui se laissait mourir de faim pour entasser écus sur écus ; d’autres le peignirent comme un débauché qui se livrait, loin de tous les regards, à « des orgies de cyclope » (c’était le terme dont on se servait) ; d’autres enfin racontèrent de lui des infirmités bizarres, inconnues, qu’il avait intérêt de cacher aux regards des hommes. Ces accusations, dont la source principale résidait dans le mauvais vouloir du clergé, prirent une telle consistance que l’évêque se crut obligé d’en parler en chaire, et il réfuta la calomnie des « orgies de cyclope » en découvrant sa poitrine et montrant ses bras amaigris par le jeûne. Ce fut bien pis quand il voulut prescrire à ses clercs un régime conforme au sien, quand il leur interdit par exemple d’aller, comme ils faisaient, quêter des dîners à la table des grands et mener la vie de parasites sous le costume de prêtres. « Les deniers de l’église, disait-il, devaient suffire à la nourriture des clercs. » Le clergé en masse réclama : l’évêque tint bon ; mais l’abus trop enraciné n’en persista pas moins, malgré ses menaces.

Après les clercs, ce fut le tour des veuves ou diaconesses, espèce d’ordre ecclésiastique féminin, chargé primitivement du service des femmes admises au baptême par immersion, utilisé ensuite pour divers ministères dans l’intérieur des églises. Ce titre était fort recherché par les veuves de haut rang auxquelles il procurait une position respectable, sans leur enlever entièrement la fréquentation du monde ; aussi beaucoup n’y cherchaient qu’un manteau dont elles couvraient leur vie dissipée. L’austère Chrysostome les fit comparaître toutes devant lui, et, après une enquête sur les habitudes de chacune d’elles, il en renvoya plusieurs en leur conseillant de se remarier au plus tôt. Des veuves, il passa aux sœurs. Les sœurs adoptives formaient une autre classe de femmes qui tenaient, sinon à l’église, du moins aux ecclésiastiques. Quoique le célibat à cette époque ne fut point de rigueur pour les clercs, beaucoup le préféraient au mariage, afin de s’épargner les charges et les ennuis d’une famille. Ils prenaient alors chez eux une jeune fille, quelquefois non encore nubile, la logeaient sous leur toit, où elle vaquait aux soins du ménage, et le frère et la sœur électifs étaient censés ne devoir plus se séparer qu’à la mort. On voyait ainsi des enfans abandonner leur famille pour des hommes qui ne leur étaient rien ; quelquefois même c’étaient des vierges consacrées qui, par une confiance excessive dans leur force, croyaient concilier leur vœu de chasteté avec ces liens de fraternité menteuse. En Orient, ces sortes de sœurs par élection s’étaient donné le nom de vierges agapètes, c’est-à-dire vierges d’amour spirituel (agapê étant l’amour de Dieu par opposition à erôs, l’amour mondain) ; en Occident, elles prirent communément celui de femmes sous-introduites. Leur tolérance avait amené dans le clergé une corruption morale extrême, contre laquelle les censeurs ecclésiastiques ne cessaient de tonner, soit en Orient, soit en Occident. Saint Jérôme qualifiait ces fausses sœurs « d’épouses sans mariage, de concubines d’un nouveau genre, de courtisanes d’un seul homme. » Chrysostome, plus hardi dans l’énergie de son blâme, s’écria un jour qu’un évoque qui souffrait ces désordres avait moins d’excuse que les entremetteurs de débauches publiques. Il résolut d’extirper le mal dans son église ; mais les mesures qu’il prit, trop brusques et trop violentes, manquèrent d’abord leur but.

Il n’avait pas gouverné trois mois que tout son clergé était soulevé contre lui : diacres et prêtres cabalaient à qui mieux mieux ; l’évêque leur rendit guerre pour guerre, il en cassa, il en renvoya plusieurs. Un mot imprudent mit le comble à leur exaspération, un diacre nommé Sérapion, qui le poussait dans la voie des rigueurs, et, comme il arrive de tous les caractères excessifs, avait pris une grande influence sur lui, se penchant vers son oreille au milieu d’une discussion tumultueuse, lui dit assez haut pour être entendu de quelques-uns : « Évêque, prends un bâton et chasse-moi du même coup tous ces gens-là, car autrement tu n’en viendras pas à bout. » C’en était trop. L’évêque et le clergé formèrent dès lors deux camps séparés qui s’épiaient incessamment, l’un pour diffamer, l’autre pour punir. Les clercs répandus dans le monde allaient de porte en porte déverser le ridicule ou la calomnie sur leur chef, qu’ils bravaient par l’infraction de tous ses ordres. Tandis que la division la plus lamentable régnait dans l’église de Constantinople, Chrysostome ne se fit pas plus d’amis parmi les évêques des diocèses voisins, sur lesquels une suprématie de fait était exercée par le siège de la ville impériale. Jean les traita sans beaucoup plus de ménagement que ses propres clercs, et des hommes, ses égaux, qui pouvaient même, à un moment donné, devenir ses juges, crièrent aussi à la tyrannie et tendirent la main aux ennemis du dedans.

Si le ministre d’Arcadius, en appelant près de lui Chrysostome et livrant au simple prêtre d’Antioche le plus beau siège épiscopal de l’empire, avait pu songer à se faire un complaisant, il aurait certes montré peu de discernement des hommes. Il suffisait même, en dehors de toute autre considération, que le nouvel élu fût notoirement la créature d’Eutrope, pour qu’il évitât avec soin toute apparence de faiblesse au nom de sa propre dignité et des devoirs de son ministère : ici le caractère de l’évêque répondait trop bien aux idées d’indépendance sacerdotale pour qu’il n’en fût pas ainsi. La bonne intelligence exista donc à peine quelques jours entre des personnages si différens, placés en face l’un de l’autre et en contact perpétuel. Le spectacle de ce qui se passait à la cour fit fermenter la bile du prélat, qui se crut le droit de régenter les ministres de l’empereur, et l’empereur lui-même, comme il régentait ses clercs. Ce furent d’abord des remontrances privées, orales ou par écrit, tantôt sur le luxe et les dépenses du palais, tantôt sur la passion du théâtre et des courses du cirque ; peu à peu ces plaintes devinrent publiques ; des avertissemens et presque des menaces étaient proférés en pleine chaire sous des allusions qui ne trompaient personne. Enfin, des tremblemens de terre ayant eu lieu à Constantinople pendant cette année 398, Chrysostome s’emporta jusqu’à dire que c’étaient les injustices, les prodigalités, les débauches des puissans et des magistrats qui avaient allumé la colère de Dieu, retenue seulement par les prières des pauvres. Eutrope lui-même, comme si les allusions ne lui eussent pas suffi, donna à Chrysostome le signal des attaques directes en complétant, par un nouveau décret, les mesures restrictives de l’immunité des asiles.

Nous avons déjà parlé[4] du droit d’asile ecclésiastique et de ses abus, qui créaient, sous la main des évêques et des abbés des monastères, un droit à l’impunité en faveur des condamnés fugitifs. Il fallait que ces abus fussent bien crians, puisque Théodose lui-même avait cru devoir y porter remède. Des décrets, comme on l’a vu, limitatifs de l’immunité d’asile, avaient donc été rendus antérieurement au règne d’Arcadius, et l’avaient été dans une sage mesure : Eutrope gâta tout en choisissant, pour renouveler et étendre les anciennes prescriptions, une circonstance où la question de droit n’était évidemment que le prétexte, et la satisfaction d’une vengeance personnelle le véritable but. Aussi Nectaire avait-il eu pour lui la faveur générale lorsqu’il avait adressé à l’empereur des représentations qui par malheur n’avaient point été écoutées. L’affaire en était là lorsque Chrysostome vit paraître, sous la date du 27 juillet, plusieurs lois nouvelles qui complétaient et aggravaient en divers points les actes précédens. De Nectaire à Chrysostome, la différence était grande : celui-ci prit feu avec l’animosité d’un tribun, et l’évêque se déclara hautement l’ennemi du ministre.

Cependant le parti des mécontens, attentif à ce qui se passait, vit avec joie ses rangs s’accroître d’un auxiliaire aussi opiniâtre que puissant. L’impératrice, avec cette intuition des femmes qui ne les trompe jamais quand leur intérêt ou leur vanité est enjeu, avait pressenti, dès les premiers momens, l’antagonisme qui éclatait, et non moins habilement elle s’était mise en mesure d’en profiter. L’évêque ne la recherchant point et évitant la cour, elle était allée vers lui, et s’était jetée avec une apparente passion dans tout ce qui pouvait lui complaire et l’attirer. Son chambellan particulier, l’eunuque Amantius, homme d’une grande droiture de cœur et d’une sincère piété, devint son intermédiaire près du prélat et le canal des libéralités dont elle se mit à combler sans mesure les églises et les pauvres. Cette liaison de l’impératrice avec Chrysostome s’établit, comme on le pense bien, aux dépens d’Eutrope. Pour donner des gages de sa bonne foi à ce nouvel et ombrageux allié, on vit l’altière Eudoxie afficher, malgré ses goûts mondains, les pratiques d’une dévotion excessive, suivre les reliques pieds nus, dans un costume moitié monastique et moitié impérial, traînant l’empereur à sa suite, et fonder au loin des basiliques dont elle dessinait elle-même les plans. Aussi la chaire épiscopale ne trouvait-elle pas de louanges assez retentissantes pour remercier « cette mère des églises, cette nourricière des moines, cette protectrice des saints, ce bâton des pauvres. » Eudoxie était la lumière de l’empire, l’eunuque en était l’ombre et la nuit.

Ainsi s’amoncelait, au fond du gynécée impérial et dans les retraites du sanctuaire de Sainte-Sophie, un double orage qu’Eutrope dédaigna ou ne vit pas. La foudre était bien près d’éclater lorsque l’imprudent ministre, dans l’infatuation de ses succès, jeta un dernier défi à l’opinion du monde en se faisant conférer par son maître le titre de patrice avec celui de consul.

II.

Le consulat d’Eutrope causa dans le monde romain une émotion à laquelle l’eunuque ne s’était pas attendu, parce qu’il ne connaissait pas bien l’Occident. En Orient, on fut offensé de cet orgueil excessif de l’esclave aspirant à une dignité voisine du trône, et l’on se demanda si quelque jour l’étrange consul n’aurait pas la fantaisie de se faire empereur. Quant au titre de patrice, il fut accueilli par des railleries qui retombaient directement sur le prince. « Il a bien fait, disait-on, de se choisir un tel père. » Ainsi se produisait devant les entreprises ambitieuses d’Eutrope le sentiment des Romains d’Orient. En Occident, en Italie surtout, où le consulat n’était pas seulement le premier des honneurs, mais une institution sacrée, liée aux grandeurs de la vieille Rome et pour ainsi dire sa représentation historique et l’âme de son passé, l’étonnement fut plus grand et l’indignation plus profonde. D’abord on ne crut pas à la nouvelle, arrivée de Constantinople par des bruits vagues en octobre ou novembre 398, qu’Eutrope venait d’être désigné consul ; on la repoussa comme une fable. « Autant vaudrait, se disaient les Romains, nous annoncer un cygne noir ou un corbeau blanc. » Quand la fable se fut trouvée vraie, qu’aucun recours ne resta plus au doute, la colère éclata de toutes parts en manifestations bruyantes : chacun se sentit blessé dans sa croyance, dans ses préjugés, dans sa dignité de citoyen, dans l’honneur même de sa maison.

Le consulat avait à Rome un caractère religieux, dérivé des institutions païennes, et dont la trace subsistait dans beaucoup d’esprits, malgré l’affaiblissement de l’ancien culte et les progrès croissans du nouveau. Ce caractère religieux reprenait sa force sous le coup de graves inquiétudes publiques ou de grands désastres : il reparut dans cette circonstance, où la pureté du consulat était mise en question. Les nouveaux consuls inaugurant à la fois leur magistrature et l’année, ni leur personne, ni leur nom n’étaient censés indifférens au destin de cette année nouvelle, et les vieux Romains avaient porté en cela la superstition à l’excès. Sans être aussi crédules que leurs pères, les contemporains d’Honorius ne virent pas sans une secrète terreur l’année 399 s’ouvrir sous les auspices d’Eutrope. On s’abordait dans les rues, sur les places, on se communiquait mutuellement ses alarmes. « Quels auspices ! disait l’un, les enfans à deux têtes, les bœufs qui parlent, les oiseaux sinistres, ne sont rien à côté de ceci : c’est la stérilité qui nous menace. Plus de mariages féconds, plus de récoltes. A quoi bon ensemencer les champs ? Qui perdra son temps à planter la vigne ? Le ciel ne peut féconder une année que l’impuissance même va ouvrir. — Non, non, répliquait un autre, l’année repousse un pareil nom ; Janus, de sa double bouche, défend de l’inscrire sur les fastes. — Les lois du monde sont renversées, ajoutait un troisième ; si les eunuques usurpent la trabée, les hommes n’ont plus qu’à prendre la quenouille et à filer. L’univers va se soumettre au gouvernement des amazones. — Oh ! s’écriait un survenant avec l’autorité ou la prétention de l’érudit, l’antiquité, dans ses plus grandes fureurs, n’a rien offert de si monstrueux : Œdipe épousa sa mère, Thyeste sa fille, Médée immola son père, les frères se sont égorgés dans Thèbes, les dieux se sont battus devant Troie ; mais un eunuque consul, on ne l’a jamais vu ! » Ainsi éclataient les émotions du peuple ; telles étaient ses idées et ses terreurs superstitieuses, dont la poésie contemporaine nous a laissé le vivant tableau.

Pour des cœurs plus élevés, c’étaient de plus sérieuses douleurs : la patrie romaine dégradée dans le présent, souillée jusque dans son histoire, et les noms des Brutus, des Scipions, des Fabius, des Claude, profanés par le contact d’un nom servile. Ceux des sénateurs qui comptaient des personnages consulaires dans les annales de leurs familles allaient gémir au milieu des images, rangées par ordre, dans l’atrium de leur demeure. Tous, grands et petits, se remémoraient les affronts et les misères de tout genre que cet esclave, consul désigné, avait fait peser sur l’Italie : le feu de la révolte soufflé en Afrique, les navires de l’annone saisis, la ville éternelle livrée à la famine ! Comme tout le monde avait souffert, tout le monde s’indignait à ce souvenir de la veille, et l’on jurait que le consulat d’Eutrope ne serait pas inscrit au Capitole. Il fut même résolu que le peuple et le sénat porteraient ce vœu à l’empereur par une députation solennelle.

Au camp de Milan, où résidait le prince sous l’œil de son tuteur, la nouvelle n’avait pas été mieux reçue qu’à Rome, et pour des raisons plus personnelles, car c’était vis-à-vis d’eux une raillerie amère et un défi ; Stilicon et Honorius étaient déjà convenus de ne point reconnaître Eutrope en Occident. Au moment où les députés de Rome arrivèrent au palais, l’empereur donnait audience à des Germains venus des bords du Rhin au nom de leurs peuplades pour renouer avec l’empire l’alliance un moment ébranlée. Haut de taille et d’un port assez majestueux, le fils de Théodose répondait avec assez d’à-propos à ces fils de la Germanie, ambassadeurs au manteau de peaux de bêtes, aux longues moustaches rousses, à la chevelure liée sur le sommet de la tête ou retombant en anneaux sur leurs épaules. Aux uns il imposait des rois, à d’autres il demandait des otages en garantie de leurs promesses ; quelques-uns recevaient l’ordre d’en— voyer des contingens à l’armée romaine, et le Sicambre, mêlé aux légions, devait raser cette épaisse crinière qui distinguait les fédérés servant comme troupes barbares de ceux qui combattaient sous les aigles. En assistant à cette revue, pâle image des temps où Rome était puissante et révérée dans le monde, les députés du Capitole se sentirent émus et eurent peine à retenir leurs larmes.

Ce qui se dit entre eux et l’empereur, ou plutôt entre eux et le vrai souverain, Stilicon, nous ne le savons que par la bouche d’un poète ; mais celui-ci n’était pas un vulgaire versificateur chantant les grands par ouï-dire et n’apercevant que de loin les lambris de la cour. Claudien, tribun d’une légion par la faveur de Stilicon, assistait peut-être à cette audience ; en tout cas, il put la connaître dès le jour même par le récit de son protecteur. Quoi qu’il en soit, il nous en fait, suivant l’habitude des poètes, une narration allégorique, où la déesse Rome représente la députation de la ville éternelle et adresse à l’empereur un discours, celui sans doute que lui tinrent les envoyés. C’est du moins le genre d’argumens, c’est la suite des idées que l’orateur du sénat et du peuple de Rome put exposer au jeune homme qui tenait en ses mains, sinon la destinée, du moins la dignité du consulat.

Puisant son exorde dans le spectacle inattendu qui venait de frapper ses regards, l’orateur (on peut supposer que c’était lui) récapitula les gloires de Théodose et d’Honorius : le Saxon défait sur l’Océan, la Bretagne délivrée des attaques du Picte, la Gaule vengée des menaces de la Germanie. « Par toi, prince, ajouta-t-il, Rome voit à ses pieds le Frank humilié, le Suève abattu, et le Rhin, soumis à ta loi, te salue du nom de Germanique… Mais, hélas ! l’Orient, cette terre vouée à la discorde, envie nos prospérités. De l’autre côté du soleil fermentent d’abominables complots qui tendent à nous désunir, à empêcher que l’empire tout entier ne forme un seul corps. » Alors vient l’énumération de toutes les insultes faites à l’Occident par le gouvernement de Byzance : révolte de Gildon, ravage des villes africaines, famine de Rome, souffrances de l’Italie. Tout cela est l’ouvrage d’Eutrope, c’est ainsi qu’il a mérité le consulat que lui décerne l’Orient ; mais ce consulat lui-même est le plus grand des crimes.

« Accoutumé à se courber sous le sceptre des femmes, l’Orient peut accepter celui d’un eunuque, on le comprend bien ; mais ce que l’Oronte ou l’Halys regarde comme un usage serait une souillure pour le Tibre. S’ils restent indifférens à leur gloire, nous sommes juges et gardiens de la nôtre. Depuis que la Perse a fait passer dans nos mœurs son luxe et sa corruption, l’espèce dégradée des collègues d’Eutrope s’est glissée chez nous ; mais sa puissance est heureusement limitée à. la chambre impériale, à la surveillance du vestiaire, à la garde des bijoux. Qu’ils s’occupent de colliers, qu’ils soignent les vêtemens de pourpre, qu’ils protègent le sommeil du prince contre des bruits importuns, ou sa tête sacrée contre les ardeurs du soleil, à la bonne heure ! Mais revêtir la pourpre au lieu de la soigner, mais toucher aux rênes de l’état au lieu de manier l’éventail, la majesté romaine le leur défend !

« Quoi ! nous irions convoquer les comices au Champ-de-Mars, poser les barrières, recueillir les suffrages pour un eunuque ! La tribune du Forum retentirait de ses louanges ! L’image d’Eutrope serait portée parmi celles des Emile, des Décius, des Camille, sauveurs et soutiens de la patrie ! La dignité fondée par Brutus irait se salir aux mains des Chrysogone et des Narcisse ! Voilà où auraient abouti ta chaste mort, ô Lucrèce ! ton dévouement devant les brasiers de Porsenna, ô Mucius ! ton héroïsme, ô Brutus ! quand tu sacrifiais les sentimens du père au devoir du citoyen, et les faisceaux auraient été ravis aux Tarquins pour être jetés aux pieds d’un esclave ? … Sortez donc des profondeurs de vos tombeaux, vieux Romains, orgueil du Latium, venez contempler sur vos chaises curules un collègue inconnu ! Ou plutôt, ombres magnanimes, apportez-nous la vengeance du sein de l’éternelle nuit ! vengez-vous, vengez la majesté romaine : des monstres au sexe douteux se parent de vos insignes ; des mains serviles, faites pour porter des fers, osent brandir la hache des consuls…

« Vous aussi, qui fûtes quatre fois décoré du titre consulaire, prince, fils de Théodose, songez à votre propre gloire, épargnez à nos fastes l’infamie qui veut les atteindre. Cette magistrature est la seule que les césars au comble de leur puissance peuvent encore ambitionner : elle leur est commune avec nous ; par une noble participation d’honneurs, on la voit passer des mains du monarque dans celles du sujet, et de nos mains dans ses mains augustes : gardez-la donc dans sa pureté, puisqu’elle vous appartient aussi ; éloignez d’elle une flétrissure qui retomberait sur vous. Nous te le demandons également, Stilicon ! ta gloire y est intéressée comme la nôtre. Quelle guerre ton bras voudrait-il entreprendre, quelle victoire Rome pourrait-elle espérer sous les auspices d’un eunuque ? »

Trop. habile pour faire un éclat qui aurait amené la guerre immédiate, Stilicon répondit par quelques brèves paroles, d’une modération apparente. Il affirma n’avoir reçu aucune notification directe de la nomination du consul d’Orient, ajoutant qu’il n’en recevrait probablement pas avant les calendes de janvier, la mer et les vents étant contraires, qu’ainsi on devait s’attendre à ne proclamer dans Rome qu’un seul consul. Le choix de ce consul unique avait été fait avec mûre réflexion, et comme pour contraster d’avance avec ce qui allait se passer en Orient, Honorius désignait Mallius Theodorus, préfet actuel d’Italie, un des hommes les plus considérables et les plus honorés de l’Occident. Des mesures furent arrêtées d’ailleurs entre la cour de Milan et le sénat de Rome pour que son entrée en charge reçût un éclat extraordinaire en rapport avec l’étrangeté des circonstances.

Mallius Theodorus était un type curieux du noble romain à cette époque de transition religieuse où le païen était attiré vers le christianisme par l’exemple du prince ou le cri de sa conscience, et le chrétien retenu sur la limite du polythéisme par le respect des traditions séculaires et l’esprit intolérant de la noblesse. Dans ce conflit de doctrines et de cultes, la philosophie platonicienne, voisine du christianisme par ses sublimités, tandis qu’elle purifiait le grossier réalisme païen par des interprétations idéales, formait un terrain neutre où chrétiens et païens pouvaient se rencontrer sans se choquer. C’était sur ce terrain que Mallius Theodorus, chrétien de profession, mais noble par sa naissance et ses fonctions, avait planté sa tente, là qu’il pouvait être à la fois l’ami du vieux pontife Symmaque et le protecteur du jeune Augustin, récemment converti, qui lui dédia son traité de la vie heureuse. Lui-même avait composé un livre sur l’origine du monde et la source de nos idées, probablement d’après le système de Platon. Séduisant dans ses manières, irréprochable dans ses mœurs, bienveillant dans ses rapports avec les autres, écrivain correct en prose et en vers, Théodore avait eu une vie facile et applaudie. Dans ce temps de discorde de tout genre, on ne lui connaissait point d’ennemi. Successivement avocat au barreau du prétoire, proconsul en Afrique et en Macédoine, intendant des largesses privées et préfet du prétoire des Gaules, il occupait la grande préfecture de l’Italie, lorsqu’Honorius jeta les yeux sur lui. Tous les partis approuvèrent un choix si prudent, et, afin de flatter le sénat, le nouveau consul réclama la présence de Symmaque à la cérémonie de son installation. Symmaque, n’ayant pu venir, se fit remplacer par son fils Flavien, de sorte que le chrétien Théodore, montant au Capitole pour y bénir l’année, se trouva flanqué d’un exilé de la veille, chef du parti païen dans les dernières guerres religieuses. Claudien reçut l’ordre de célébrer le consulat de Mallius par ses vers les plus retentissans, et on lui commanda en même temps une satire sur celui d’Eutrope ; mais l’homme pacifique et modéré ne sut guère inspirer la muse passionnée du poète : elle se trouvait plus à l’aise devant l’ennemi de Stilicon.

Tandis que la ville de Rome, aux calendes de janvier 399, célébrait l’entrée en charge d’un seul consul, une cérémonie semblable ou plutôt une parodie des grandeurs romaines avait lieu le même jour, à la même heure, dans les murs de Constantinople. Eutrope, vêtu du manteau à larges palmes, venait s’asseoir au foyer des césars ; le sénat l’entourait, tout ce que l’empire avait de plus illustre, le genou fléchi devant cet esclave, se disputait l’honneur de baiser sa main ; les plus favorisés venaient appliquer leurs lèvres sur ses joues ridées et difformes. On l’appelait le soutien des lois, le sauveur de la patrie, le père du prince. Eutrope avait voulu que les portes du palais fussent ouvertes, comme si cette demeure eût été la sienne, et une foule immense s’y précipita, faisant retentir les galeries de marbre de ses cris d’impatience mêlés à mille railleries. Enfin le cortège se met en marche : — du palais il se rend à la curie de Constantin, réservée pour l’inauguration des consuls, puis au forum voisin, dont l’enceinte circulaire était formée de deux portiques superposés. Eutrope traverse cette vaste place que décorent des marbres de toutes couleurs, des statues, des colonnes d’airain : il s’avance vers le tribunal, élevé sur des gradins de porphyre, il y monte et harangue le peuple au milieu d’acclamations payées. Pendant que ce cérémonial a lieu dans le quartier du palais impérial et du sénat, d’autres parties de la ville se remplissent d’ouvriers qui dressent les statues de l’arrogant parvenu ; les unes sont d’airain, les autres du marbre le plus beau. Ici on le voit en costume de juge, là il porte la toge, ailleurs il a ceint l’épée. Le sénat a voulu l’avoir à cheval, et bientôt ses portiques l’étaleront aux regards, pressant les flancs d’un coursier. Au-dessous de chacun des monumens sont inscrits des titres emphatiques qui eussent fait rougir un plus digne que lui : on l’appelle le troisième fondateur de la ville, après Byzas et Constantin, et l’on ose y parler de sa haute naissance, quand les maîtres qu’il servait sont encore vivans.

« Quel excès de bassesse dans cette cour ! s’écrie Claudien, qui nous donne une partie de ces détails. La terreur règne-t-elle donc là-bas ? un effroi secret comprime-t-il l’indignation ? l’horreur du moins siège-t-elle au fond des âmes ? Non ; le sénat applaudit de bon cœur, et les grands de Byzance font écho : voilà les Romains de la Grèce ! Peuple bien digne de son sénat, sénat bien digne de son consul ! L’armée elle-même ne sait que rester oisive ; il n’y a plus un seul soldat qui, dans une pudique colère, saisisse son arme et se lève. C’est apparemment aux Barbares qu’il appartiendra de laver l’ignominie des Romains.

« Il ne reste plus qu’une chose : c’est que tous les eunuques du monde, les égaux, les compagnons du consul, viennent occuper les sièges de ces faux pères de la patrie ! Allons, eunuques, accourez, venez faire cortège à votre chef ! Patriciens d’un nouveau genre, quittez la chambre à coucher, votre place est au tribunal ; vous avez suivi assez longtemps la litière des matrones, on vous attend derrière la chaise des consuls ! ou plutôt, non, cela ne se passera pas ainsi. Si le terrible Stilicon rougissait de combattre un tel ennemi avec l’épée, qu’a-t-il besoin de tirer la sienne ? Que le fouet seul retentisse, et l’on verra se courber des dos habitués au châtiment. On nous raconte que les Scythes, au bout d’une guerre de plusieurs années, trouvèrent leurs esclaves assis à leurs foyers, maîtres de leurs femmes et opprimant leurs enfans. Ces misérables voulaient encore leur fermer l’entrée de leur pays, et s’avançaient au-devant d’eux avec des armes : les Scythes ne montrèrent que des fouets, et au seul bruit des lanières les esclaves redemandèrent leurs chaînes. »

Le poète va plus loin : il met dans la bouche de Mars, père des Romains, un fougueux appel aux armes, et comme la côte d’Asie éprouvait alors des secousses de tremblement de terre assez violentes pour avoir endommagé un quartier de Constantinople, Claudien énumère ces désastres avec un contentement sinistre, et il ose ajouter ces mots : « Puisse Neptune, d’un revers de son trident, rejeter dans la mer cette terre souillée avec le crime qu’elle a enfanté ! — Nous accordons volontiers aux furies une seule ville pour sauver l’univers. » Telle était la haine fratricide qui animait l’une contre l’autre les deux métropoles du monde romain.

L’Orient était dans cette situation, lorsqu’au mois de février ou de mars arriva dans Constantinople un officier goth qui commandait, avec le grade romain de tribun, une colonie militaire barbare, établie dans les provinces phrygiennes, autour de la ville de Nacolie. Il se nommait Tarbigile ou Tribigilde, et la tribu de colons fédérés placée sous ses ordres appartenait aux Gruthonges, branche considérable des Ostrogoths. Tribigilde venait à la cour saluer l’empereur et solliciter pour lui-même un avancement de grade, pour ses colons une solde plus forte en argent, attendu que les Gruthonges, mauvais laboureurs comme tous les Barbares, mouraient de faim sur les terres les plus fertiles de l’Asie. La richesse par un travail productif leur convenait beaucoup moins que l’oisiveté avec un peu d’argent et le pouvoir de satisfaire doublement les vices de leur race et ceux qu’ils empruntaient aux Romains. Ils avaient d’ailleurs devant les yeux l’exemple d’Alaric, qui avait montré comment on se procurait en Épire les gratifications que refusait Constantinople. Le voyage de Tribigilde n’eut point le succès qu’il en attendait. Assailli de réclamations semblables de la part de tous les cantonnemens barbares de son empire, Arcadius repoussa celle-là, et Eutrope, après avoir promené le Gruthonge de délai en délai, finit par le congédier en se moquant de lui. Tribigilde était parent de Gainas, qu’il avait entretenu des espérances de sa mission, et à qui il vint confier sa déconvenue et son dépit. Gaïnas se garda bien de le calmer ; il sembla au contraire plus irrité que lui des airs insolens de l’eunuque vis-à-vis d’un chef de leur race. On ne sut pas d’ailleurs ce qui se passa entre ces deux Barbares ; mais, quand le tribun partit pour regagner sacolonie, il avait le cœur profondément ulcéré.

Il s’acheminait lentement vers sa demeure, honteux d’y reparaître les mains vides et de la retrouver pauvre, dénuée de ce luxe grossier qui faisait l’orgueil des familles germaines, et attestait soit le bonheur de son chef dans les expéditions de guerre, soit son crédit près des généraux romains et sa faveur près de l’empereur. Les femmes surtout tenaient à étaler ces marques de l’autorité de leurs maris, ou sur elles en parures bizarres, ou, comme ornement, sur les parois de leur maison. La femme de Tribigilde devançait en idée le moment de son retour, impatiente de voir les cadeaux que devait rapporter du palais impérial un chef de son importance, un tribun parent du maître des milices Gaïnas. Si loin donc qu’elle l’aperçut, elle franchit le seuil de sa porte pour courir au-devant de lui, et le serra joyeusement dans ses bras. C’était, suivant le portrait que nous en trace Claudien, une grande et robuste Germaine à la voix rude, à l’œil hardi, aux instincts belliqueux, digne en un mot d’être dans les vers du poète une personnification de Bellone. Comme les femmes de sa colonie, elle avait adopté un costume moitié phrygien, moitié goth. Son corps se dessinait sous une longue chemise de lin ; une agrafe, placée entre les mamelles, retenait les deux pans de sa robe rejetée en arrière, et le contour d’une mitre solidement agencée emprisonnait ses longues tresses blondes toutes prêtes à s’échapper. « Que m’apportes-tu ? lui dit-elle ; le prince a sans doute été généreux, la cour favorable. — Je n’apporte rien, » répondit tristement le guerrier, et il lui raconta ses déboires, l’inutilité de ses démarches et les outrages qu’il avait essuyés de la part de l’eunuque.

A mesure qu’il parlait, la surprise, la honte, la colère, se peignaient tour à tour sur les traits de la Germaine. Soudain elle se déchire le visage avec les ongles, elle éclate en malédictions contre les Romains, en reproches contre son mari. « Te voilà donc voué à la charrue, lui disait-elle ; laisse l’épée pour enseigner à tes camarades l’art de fendre la terre et de suer sous le râteau. Le beau métier pour des hommes ! Le Gruthonge, par tes soins, va devenir un adroit laboureur, un bon vigneron qui saura planter sa vigne en temps opportun. Heureuses les autres femmes dont les maris conquièrent des cités ! Elles peuvent se parer des dépouilles enlevées par la vaillance : aussi nos sœurs de l’armée d’Alaric sont riches et fières ; les filles d’Argos et de Lacédémone tremblent devant elles, et les célèbres beautés de la Thessalie sont les servantes de leur maison. Mais moi, j’ai épousé un homme faible et sans cœur, un Goth dégénéré qui renie les mœurs de ses pères et prétend être fidèle à des maîtres, un lâche qui aime mieux vivre en sujet sur un champ qu’on lui prête que de le ravir lui-même et de le posséder par le droit de l’épée. Ces grands mots de justice et de fidélité dont on se couvre, au fond que signifient-ils, sinon qu’on n’ose rien, parce que le courage manque ? Les Romains nous enseignent eux-mêmes en ce moment comment on récompense les fédérés qui observent les traités et comment on punit les autres. Toi, tu vas humblement réclamer ce qui t’est dû, on te chasse. Alaric vivait pauvre dans les contrées de la Mésie : irrité d’un refus, il envahit l’Épire, il la pille, et on l’en fait gouverneur. Tu me diras peut-être : « Alaric avait une grande armée, et je compte a peine quelques soldats ! » C’est vrai, mais la guerre t’en donnera, et puis as-tu affaire à des hommes ? Vois plutôt celui qui les commande et qui marchera devant leurs aigles… Écoute donc mon conseil et suis-le ; reprends enfin ta vie de Barbare. Les Romains te méprisent fidèle et te foulent aux pieds : ils te craindront rebelle et t’admireront ; puis quand tu seras enrichi de butin et redouté de tous, tu deviendras Romain si tu veux. »

Cette scène d’intérieur barbare, admirablement tracée par Claudien, est de la plus complète vérité historique. C’était bien là la pensée et le langage de toutes les femmes de fédérés germains à la vue des succès d’Alaric ; c’étaient bien là les excitations qui venaient troubler l’officier vandale ou goth dans son passage de la barbarie à la romanité, et ébranlaient sa fidélité jusque sous le toit domestique.

Quelques jours à peine s’écoulèrent, et la colonie de Tribigilde présenta l’aspect d’un cantonnement barbare en insurrection. Les charrues étaient brisées ou abandonnées dans les champs ; les chevaux, dételés des chars rustiques, reprenaient leurs harnais de guerre, chacun fourbissait ses armes. Bientôt commença le pillage des fermes et des villas romaines. Comme il arrive toujours en pareille occurrence, tous les misérables, tous les gens sans aveu vinrent se joindre aux Gruthonges ; les Barbares des cantonnemens voisins en firent autant, et le nombre des soldats de Tribigilde fut doublé. Assez fort alors pour assaillir des villes fermées, il en prit plusieurs et en passa la population par les armes. La Phrygie tout entière fut en feu, et l’Asie-Mineure, craignant le même sort, demanda des renforts de troupes à l’empereur. Ces nouvelles, comme on le pense bien, jetèrent une vive inquiétude dans Constantinople ; Arcadius était alarmé, et Gaïnas semblait l’être plus que tout le monde. « Je connais les Gruthonges, répétait-il, et je connais Tribigilde ; rien ne leur coûtera pour assouvir leurs rancunes, et ce sont de braves soldats. » Eutrope au contraire affichait la plus entière sérénité ; il nia d’abord l’événement, traitant les nouvelles de fables ridicules, puis, quand il ne fut plus possible de les nier, il affecta d’en rire : « C’était, disait-il, une émeute de bandits qui ne réclamait pas l’emploi de l’épée, mais la potence et le bourreau. — J’enverrai là un juge, ajoutait-il, et non pas un général. » Ce dernier mot avait trait à Gainas, qui, dans ses exagérations suspectes, se présentait comme le seul homme qui pût aisément étouffer la rébellion. Bien décidé à décliner de tels services, Eutrope offrait sous main à Tribigilde un arrangement que celui-ci refusait. Fier d’être à son tour sollicité par l’homme qui naguère l’avait accueilli avec tant de dédain, le Barbare prenait amplement sa revanche. A toutes les propositions que lui adressaient les émissaires du ministre, il répondait qu’il ne voulait rien. — Quel grade souhaites-tu ? lui disaient-ils. — Aucun. — Est-ce de l’argent que tu désires ? — Non. — Que te faut-il donc ? — La tête de l’eunuque.

Eutrope, ne pouvant éviter la guerre, tâcha du moins de ne point recourir à Gaïnas. Il laissa ce dernier à la tête des auxiliaires barbares en lui donnant la charge honorable de protéger la métropole et l’empereur, si Tribigilde osait passer le Bosphore ; mais il envoya son favori Léon en Asie avec les légions romaines et des levées assez considérables faites à Constantinople, les garnisons de la Thrace et de la Mésie restant d’ailleurs à leur poste. Léon se voyait donc général en chef, préposé au commandement d’une guerre importante, et sa surprise d’une telle bonne fortune égala peut-être celle des autres. Ce n’est pas que cet homme fût complètement incapable, ou qu’il manquât de qualités bienveillantes envers le soldat ; mais les satires dont il était perpétuellement l’objet avaient détruit son autorité dans l’armée, et sa grotesque figure, son énorme embonpoint, le souvenir enfin de son ancien métier de cardeur, excitaient une risée générale dès qu’il voulait parler de discipline ou punir. Ses lieutenans ne le respectaient pas davantage ; chacun obéissait, chacun ordonnait suivant son caprice, et cette armée, grossie de soldats recrutés dans les bas lieux de Constantinople, était l’une des plus mauvaises qu’eût jamais abritées l’aigle romaine.

Cependant sa présence sur la rive orientale du Bosphore rendit confiance aux provinces dévastées. Les citoyens prirent les armes et s’organisèrent. De la Phrygie, où ils ne laissaient que des ruines, les Gruthonges avaient passé dans la Pisidie ; mais ils y trouvèrent une sérieuse résistance chez les montagnards du Taurus. Ceux-ci, trompant Tribigilde, qui ne connaissait point le pays, le poussèrent dans des défilés qu’il reconnut trop tard impraticables à sa cavalerie. Il approchait alors de Selgé, ville autrefois peuplée et guerrière, réduite à n’être plus qu’un petit bourg fortifié sur une colline, mais appelée par sa position à commander les gorges où l’ennemi s’engageait. Décidés à se débarrasser de ces brigands, et conduits par un ancien officier d’un grand courage nommé Valentinus, les habitans allèrent, à l’approche de la nuit, se poster sur les hauteurs, d’où, se démasquant tout à coup, ils firent pleuvoir au fond de la vallée une telle avalanche de pierres que les lignes barbares furent rompues et une partie de la troupe ensevelie sous un amas de rochers. Le vallon aboutissait à un escarpement d’une prodigieuse hauteur que l’on ne pouvait franchir que par un sentier tortueux, à peine assez large pour deux hommes de front. C’est là que Valentinus se proposait de rejoindre au point du jour les Gruthonges, pour les exterminer, et il avait confié la défense du sentier à un autre habitant de Selgé, nommé Florentius : mais celui-ci, gagné par l’argent de Tribigilde, lui livra passage. Les Gruthonges étaient déjà loin quand le jour parut, et ils atteignirent la Pamphilie en suivant le cours de l’Eurymédon.

Pendant cette marche des Barbares, Léon s’était mis à leur poursuite, et il arriva presque en même temps qu’eux aux défilés du mont Taurus. Il franchit cette chaîne sur leurs derrières, et les deux armées se trouvèrent bientôt en présence dans la vaste plaine où coulent l’Eurymédon et le Mélas, et que ferment au nord les derniers contre-forts de la montagne, au midi le golfe de Pamphilie. Elles y manœuvrèrent durant plusieurs jours, Tribigilde évitant une bataille décisive, Léon cherchant à l’acculer le long du golfe pour finir la guerre par un seul combat. Dans cette situation d’ailleurs fort critique, le chef gruthonge ne manqua ni de sang-froid, ni de ruse. Étudiant par des mouvemens simulés les dispositions de son ennemi, il feint un découragement qui accroît la confiance des Romains : sûrs de vaincre, ceux-ci se contentent de le bloquer contre la mer, en attendant qu’il leur plaise de l’y rejeter avec toutes ses forces. Quant à Léon, en dépit des précautions les plus vulgaires, il va adosser son camp à un marais qui peut lui couper la retraite, tandis qu’il se fortifie à peine du côté des Barbares, soit ignorance du général, soit plutôt indiscipline du soldat et refus d’exécuter les travaux de défense. A l’intérieur règne une anarchie sans nom : on ne connaît ni gardes, ni sentinelles ; les soldats courent librement la campagne, ou passent la nuit à jouer et à boire. Tribigilde aux aguets épiait le moment favorable pour une attaque. En effet, par une nuit obscure, il approche à pas de loup, franchit un rempart mal gardé, et lance son armée sur le camp ennemi. Les Barbares n’ont d’autre peine que d’égorger des gens surpris ou endormis dans l’ivresse. Les Romains qui parviennent à s’échapper rencontrent le marais qui leur barre le chemin ; ils essaient inutilement de le traverser et vont s’entasser par monceaux dans la vase. Léon, entraîné par le courant des fuyards, arrive lui-même au bord de ces marécages, dont le sol défoncé ne présente plus qu’une boue liquide ; il y pousse au milieu des ténèbres son cheval couvert de sueur ; l’animal nage d’abord courageusement, puis, écrasé sous le poids de son cavalier, il fléchit et tombe dans un bas-fond. Léon se dégage comme il peut ; il rampe sur son ventre ; mais plus il s’agite, plus il enfonce, et sa lourde masse disparaît enfin sous les eaux. Au point du jour, on retrouva son cadavre, et on connut les vains efforts qu’il avait faits pour se sauver. Quoique en réalité il ne fût pas méchant, sa mort excita plus de rires que de pitié : un si joyeux compagnon semblait mériter une fin moins tragique. Le lendemain, Tribigilde était maître de toute l’Asie-Mineure, et les soldats romains, en pleine déroute, regagnaient par tous les chemins possibles le voisinage du Bosphore.

A ces nouvelles et à la consternation profonde qu’elles jetèrent dans Constantinople, Gainas ne put retenir l’excès de sa joie. Son attitude pendant le cours de la campagne avait été de plus en plus arrogante : exaltant Tribigilde aux dépens de Léon, il semblait prédire à coup sûr un échec à l’armée romaine. On le soupçonna même d’entretenir une correspondance secrète avec le chef des révoltés, et on put le croire en effet quand on vit certains détachemens de Goths auxiliaires, qu’il avait recommandés comme très fidèles, passer avec leurs armes à l’ennemi. Pourtant, quels que fussent les répugnances et les soupçons, la nécessité obligeait l’empereur à recourir à Gaïnas : eût-il été prudent d’avoir à Constantinople ce Barbare mécontent ou disgracié et Tribigilde vainqueur à Chalcédoine ? Le plus simple et le plus sûr peut-être était d’accepter pour bonnes ses protestations de service et de l’éloigner : c’est ce que fit Arcadius. Gaïnas, avec les troupes auxiliaires, alla donc prendre position sur la rive orientale du Bosphore, comme pour couvrir Constantinople. Il pouvait marcher au-devant de Tribigilde et l’arrêter au débouché des montagnes lydiennes : il n’en fit rien, ou plutôt il laissa tous les passages dégarnis, et les Gruthonges recommencèrent à se promener le fer et la flamme en main dans les campagnes de la Phrygie et de la Bithynie, Gaïnas les cherchant sans cesse et ne les trouvant jamais. Cependant les messages. du général romain à l’empereur dénotaient une grande irrésolution : il continuait à représenter Tribigilde comme un chef inépuisable en ressources, qu’il ne fallait affronter qu’avec réserve, d’autant plus que les deux armées se composaient de deux peuples du même sang. Alors Gaïnas discutait avec son souverain les causes de la guerre : « Tribigilde, écrivait-il, était pour le prince un aussi bon serviteur que lui-même, et les Gruthonges ne demandaient pas mieux que de vouer, comme ils l’avaient fait longtemps, leurs bras à la défense de l’empire ; mais le gouvernement romain avait été injuste pour eux. Qu’exigeaient-ils ? La destitution du ministre qui les avait offensés : à ce prix, la paix était faite. Eutrope était-il donc si nécessaire à la prospérité publique, que le prince et l’empire dussent se sacrifier pour lui de gaieté de cœur ? » Telle était la conclusion de toutes les lettres de Gainas, qui, devenant de plus en plus positif, déclara qu’il répondait à peine de son armée, s’il n’était pas donné satisfaction aux demandes des Gruthonges.

A Constantinople, comme on le pense bien, les ennemis d’Eutrope ne s’endormaient pas et agissaient de leur côté sur Arcadius ; mais le ministre tenait bon. Deux événemens nouveaux amenèrent pourtant quelque incertitude dans l’esprit du prince en augmentant ses terreurs. La Perse avait eu jusqu’alors pour roi Vararane, quatrième du nom, ami de Théodose et constant allié de l’empire ; il venait d’être tué par une faction opposée aux Romains, et le premier acte de son successeur Isdégerd, chef de cette faction, avait été d’envoyer des troupes d’expédition sur la frontière de Syrie. Le bruit s’accrédita presque au même instant que Stilicon, prenant pour motif ou pour prétexte les réclamations de plusieurs provinces d’Orient, qui imploraient son assistance armée contre le mauvais gouvernement d’Eutrope, faisait des préparatifs sérieux, autorisés par le sénat de Rome. Le fait était vrai, et, d’après les révélations du poète son confident, Stilicon ne projetait pas moins que la réunion des deux empires et des deux princes sous sa double régence. Cette dernière menace jeta plus d’épouvante que tout le reste dans l’âme d’Arcadius : il se demanda si, après tout, Eutrope lui était tellement précieux qu’il dût braver, à cause de lui, le danger de tomber en tutelle sous l’homme qu’il haïssait le plus au monde.

Ce fut le ministre lui-même qui, par un acte d’impudence inouie, mit fin aux hésitations de son jeune maître. Ces oppositions, qui éclataient de toutes parts et tout à la fois autour de lui, l’envahissant comme une mer montante, le mettaient dans une rage qu’il ne savait plus dissimuler : cet homme d’ordinaire si cauteleux ne se possédait plus. Il s’en prit à l’impératrice, dont il avait découvert les menées, et un jour il s’emporta jusqu’à lui dire : « Prenez-garde à vous ! la main qui vous a amenée dans ce palais est encore assez forte pour vous en chasser… » L’impératrice, à ce mot, se redressa de toute sa fierté barbare ; elle écarta d’un geste l’eunuque, et, passant dans l’appartement où se trouvaient ses deux filles, Flaccile, âgée de trois ans, et Pulchérie, qui avait à peine cinq mois, elle les prit dans ses bras et s’achemina à grands pas vers le cabinet de son mari. L’indignation l’étouffait ; ses larmes coulaient en abondance, au milieu des sanglots. Émus de l’agitation de leur mère, les enfans y répondirent par des cris perçans qui retentissaient au loin sous les galeries du palais. En face d’Arcadius, accouru à ces cris, Eudoxie resta longtemps sans proférer une parole, puis, en mots entrecoupés et la fureur dans les yeux, elle lui apprit l’outrage qu’elle avait reçu de son esclave. Cette scène était trop violente pour le faible Arcadius. Il fit venir Eutrope à l’instant, et en présence de l’impératrice il le cassa de sa charge, déclara qu’il lui retirait tous ses biens, et lui ordonna de quitter aussitôt le palais, sous peine de la vie. Les serviteurs des appartemens impériaux et les chefs des gardes, attirés par le bruit, purent assister à la dégradation du tout-puissant ministre. Eudoxie commanda de le suivre et de mettre sur lui la main, coûte que coûte. Redevenue calme par la satisfaction de la vengeance, elle prit pour la circonstance les dispositions que son mari était hors d’état de régler, et son regard impérieux fit comprendre à tout le monde qu’elle régnait désormais dans le palais.

Eutrope ne s’y était pas trompé, et il sentit qu’il était perdu. Il traversa précipitamment ces vastes salles et ces portiques où le matin encore il recevait plus d’adorations que son maître, et où maintenant les mêmes courtisans, empressés de le fuir, lui ouvraient leurs rangs, comme à un pestiféré. Sorti du palais par une porte secrète, la tête troublée, ne sachant que devenir, il courut se réfugier à l’église métropolitaine, qui était assez voisine du palais, y cherchant un asile, et oubliant que lui-même avait aboli l’immunité ecclésiastique pour les criminels de lèse-majesté. Avant de franchir le seuil, il se baissa vers le pavé, et, prenant une poignée de poussière, il s’en souilla les cheveux et le front, comme pour mieux exciter la pitié. Voyant qu’on le suivait du côté de l’église, il marcha hardiment au sanctuaire, entr’ouvrit le voile qui séparait le saint des saints des parties de la basilique réservées aux fidèles, et, embrassant une des colonnes qui soutenaient la table du sacrifice, il attendit dans cette attitude suppliante l’arrivée de l’évêque. Cependant le voile était retombé, mais il entendait les pas pressés de la foule qui se répandait dans les nefs, et bientôt un bruit d’armes et des voix menaçantes l’avertirent que des soldats étaient à sa recherche. L’évêque ne tarda pas à paraître, environné de son clergé. A la vue de ce suppliant qu’il n’attendait pas, il ressentit un mouvement non de satisfaction pour lui-même, mais d’orgueil pour son ministère. Il rassura le fugitif par quelques paroles, lui recommandant d’avoir bon courage, et comme dans le cortège des clercs quelques-uns murmuraient de ce qu’un misérable tel qu’Eutrope pouvait être enlevé à son juste châtiment : « Quoi donc ! interrompit l’évêque, ne comprenez-vous pas la gloire de l’église, qui voit son persécuteur reconnaître ses droits et implorer sa miséricorde ? »

Tandis que ces choses se passaient en dedans du voile, les soldats, l’épée nue, mais n’osant pénétrer plus avant, appelaient l’évêque à grands cris. Chrysostome alarmé prit Eutrope par la main, et le conduisit dans la sacristie, où il le cacha parmi les vases sacrés, puis il revint à grands pas s’opposer à la profanation du sanctuaire. « Évêque, lui criaient les soldats furieux, Eutrope est caché ici ; livre-le-nous ; nous avons ordre de le saisir. — Cet asile est sacré, répondait Chrysostome, nul n’y pénétrera que sur mon corps. L’église est l’épouse de Jésus-Christ, qui m’a confié son honneur ; je ne le trahirai jamais. » Ils firent mine de porter la main sur lui ; mais, sans s’effrayer, il présenta sa poitrine aux coups : « Menez-moi à l’empereur, répétait-il, nous nous expliquerons en sa présence. » De guerre lasse, les chefs de la troupe consentirent à ce qu’il proposait, et Chrysostome, placé entre deux haies de lances et d’épées, s’achemina vers le palais, comme un prisonnier. À l’heure où cette scène avait lieu dans l’église, sur les marches du sanctuaire, il s’en passait une autre bien différente dans le grand amphithéâtre si fréquenté jadis par Eutrope, et où se donnait ce jour là une représentation extraordinaire. À peine la nouvelle des derniers événemens fut-elle connue des spectateurs, que l’assistance tout entière se leva en demandant la tête du ministre.

III.

L’apparition de cet évêque emmené par des soldats à travers les rues ne causa, soit dans la ville, soit au palais, guère moins d’émotion que l’événement même du matin. L’audience impériale ne se fit point attendre, et les explications commencèrent entre Chrysostome et l’empereur. L’évêque développa la thèse qu’il avait déjà soutenue contre Eutrope à propos du dernier décret sur l’immunité ecclésiastique, à savoir que l’enceinte de l’église protégeait, par un droit dérivant de son caractère sacré, quiconque y cherchait un refuge, soit juif, soit païen, soit chrétien, condamné par la justice des hommes. Et quand l’empereur objectait qu’une loi rendue par lui-même avait excepté du privilège d’asile les criminels de lèse-majesté, et qu’aucun n’était plus coupable assurément que celui qui avait osé insulter la nobilissime impératrice celui dont les crimes ou la mauvaise administration avaient compromis la sûreté de l’empire : — « Les lois humaines, répondait l’évêque, ne sauraient prévaloir contre la loi divine. » Eutrope n’en fournissait-il pas une preuve éclatante, lui qui, après avoir attenté aux droits du sanctuaire par cet acte dont la responsabilité pesait sur sa tête, était forcé de les proclamer aujourd’hui en venant se placer sous leur ombre ? Dieu, qui l’avait frappé pour ce crime, mettait dans son châtiment un avertissement salutaire pour ceux qui oseraient l’imiter. » Ces choses ou d’autres pareilles, exprimées avec feu, dans ce magnifique langage que possédait seul Chrysostome, troublèrent profondément Arcadius, qui ne se sentait pas de force cà discuter avec un tel homme des questions où le droit divin était aux prises avec la souveraineté temporelle et la théologie avec l’obéissance due aux lois. Une secrète frayeur le saisit d’ailleurs en songeant qu’il avait signé de sa main ce décret qui semblait entraîner des conséquences si funestes pour son ministre. Il accorda ce que demandait l’évêque, c’est-à-dire que la retraite de l’eunuque serait respectée : on n’alla pas plus loin, à ce qu’il paraît. C’était déjà beaucoup, car les troupes de l’escorte et celles qui se trouvaient de garde au palais se révoltèrent en apprenant cette décision : « Il nous faut Eutrope, criaient-elles. Eutrope à mort ! » Et les soldats agitaient leurs lances au milieu d’un tumulte affreux. L’empereur dut aller en personne calmer cette émeute. Dans un long discours qu’il fit aux séditieux, il essaya de reproduire les argumens qu’il avait entendus de la bouche de l’évêque, ajoutant que, si Eutrope avait commis de grandes fautes, il fallait reconnaître aussi qu’il avait fait quelque bien. Évidemment la résolution d’Arcadius commençait à chanceler ; voyant que, loin de l’écouter, les soldats redoublaient de cris et de menaces, il se mit à fondre en larmes, demandant grâce pour son ministre, comme il l’eût fait pour lui-même. Les soldats alors se laissèrent fléchir. Tel fut l’incroyable spectacle que présenta le palais impérial durant cette soirée avant le départ de l’évêque.

Ces dramatiques incidens se passaient un samedi, l’évêque devait célébrer le lendemain les saints mystères et parler au peuple suivant l’usage. Or de quoi l’entretenir sinon de l’étrange catastrophe qui occupait tous les esprits, et des marches du trône était venue, comme sous la main de Dieu, aboutir à celles du sanctuaire ? Fatigué des émotions de la journée, Chrysostome eut à peine le temps de méditer sur un si grand sujet ; cependant le lendemain matin il était prêt. La basilique, dès le point du jour, commençait à se remplir d’une foule curieuse, passionnée, avide d’émotions : les femmes quittaient le gynécée de leur maison, les vierges l’appartement secret où elles étaient confinées près de leur mère ; les hommes, désertant les places publiques ou l’amphithéâtre, tous accouraient à ce drame de la fragilité des grandeurs humaines comme à une représentation scénique. L’église, avec ses nefs, ses tribunes, ses portiques, se trouva bientôt encombrée de monde. « La solennité de Pâques, disait Chrysostome, en avait à peine réuni autant. » Des sentimens divers agitaient cette foule, composée de gens de toute classe ; mais la haine d’Eutrope dominait à tel point qu’on put craindre un retour de violence contre le sanctuaire. Il s’éleva même d’amères récriminations contre l’évêque, qui couvrait le scélérat d’une protection imméritée. Partout sur les visages éclatait cette joie vulgaire que produit chez les petits la chute inopinée des grands. Quant à Chrysostome, une seule pensée l’absorbait, celle du triomphe de l’église sur les puissances de la terre, et il y joignait l’orgueil d’avoir été choisi d’en haut pour instrument de ce beau triomphe. C’était là la signification religieuse des faits qui se déroulaient sous ses yeux : ce fut le thème de son discours. Eutrope n’était point pour lui un ennemi personnel, mais un ennemi de l’église ; il n’était point non plus un de ces obscurs misérables envers qui la charité commune ordonne l’oubli ; c’était un grand coupable, entouré de l’éclat du monde, qui avait osé méconnaître les droits de Dieu, que Dieu avait renversé dans sa colère, et à qui, pour dernier châtiment, le prêtre allait infliger, du haut de sa chaire, l’humiliation du pardon. Tel est le point de vue où il faut se placer pour bien comprendre la scène qui va s’ouvrir, et qui donna lieu chez les spectateurs eux-mêmes à des appréciations très diverses.

On pourrait croire que l’évêque avait voulu seconder l’effet de sa puissante parole par un appareil un peu théâtral, car à l’instant où, monté sur l’estrade qui lui servait de chaire, il commandait le silence d’un mouvement de sa main, le voile du sanctuaire s’ouvrit, et l’auditoire aperçut Eutrope. L’ancien ministre était agenouillé presque sous l’autel, qu’il enlaçait de ses bras, pâle, couvert de cendres, et si tremblant qu’on pouvait entendre en quelque sorte le claquement convulsif de ses dents. Profitant de l’émotion produite par ce spectacle inattendu, l’évêque commença ainsi :

« C’est en ce moment plus que jamais qu’il est permis de dire avec le sage : Vanité des vanités, tout est vanité. Où donc est maintenant la splendeur du consulat ? Où est l’éclat des lampes et des torches ? Où sont les applaudissemens et les chœurs de danse, les festins et les joyeuses assemblées ? Où sont les couronnes et les magnifiques tentures ? Les rumeurs flatteuses de la ville, les acclamations du Cirque, les adulations des milliers de spectateurs, où sont-elles ? Tout cela a passé. Le vent, soufflant tout à coup, a balayé les feuilles, et nous montre l’arbre nu, ébranlé jusque dans ses racines : si violente a été la tempête, que toute force a été brisée en lui, et qu’il va tomber. Où sont les prétendus amis ? où est l’essaim des parasites ? Et les tables chargées de viandes, le vin bu à la ronde pendant des journées entières, les raffinemens variés des cuisiniers, le langage souple des serviteurs de la puissance : qu’est devenu tout cela ? Un rêve de la nuit qui s’évanouit au jour, une fleur du printemps qui se fane à l’été, une ombre qui passe, une fumée qui se dissout, une bulle d’eau qui éclate, une toile d’araignée qui se déchire. — Aussi disons, disons toujours : Vanité des vanités, tout est vanité. Inscrivez ces mots sur vos murailles, sur vos vêtemens, sur vos places, dans vos rues, sur vos maisons, sur vos fenêtres, sur vos portes ; inscrivez-les surtout dans vos consciences, afin qu’ils se représentent incessamment à votre pensée. Répétez-les à dîner, répétez-les à souper, que dans les assemblées du monde chacun les répète à son voisin ! … Vanité des vanités, tout est vanité. »

Se tournant alors vers Eutrope, il continua :

« Ne te disais-je pas sans cesse que la richesse est fugitive ? Tu ne m’écoutais pas. Ne te disais-je pas : Elle est de la nature des serviteurs ingrats, qui ne songent qu’à s’échapper ? Tu ne m’as pas voulu croire. Et pourtant l’expérience t’a démontré qu’elle n’est pas seulement chose fugitive et ingrate, mais meurtrière, car elle te fait pâlir et trembler. Ne te répétais-je pas quand tu t’irritais contre moi, qui te disais la vérité : « Je suis plus ton ami que ceux qui te flattent ? » Et j’ajoutais que les blessures que fait celui qui aime valent mieux que les baisers trompeurs de celui qui hait. Si tu avais sagement supporté mes blessures, les baisers des autres ne t’auraient pas perdu : mes blessures, à moi, donnent la santé ; leurs baisers, la mort. Où sont maintenant les échansons ? Où sont ces armées d’appariteurs qui écartaient la foule devant toi, pour proclamer en tous lieux ta toute-puissance ? Ils ont déserté à l’ennemi, et ils renient ta faveur, cherchant leur propre sûreté dans tes périls. Je n’ai point agi ainsi ; quoique tu me supportasses à peine, je ne t’ai point abandonné, et maintenant dans ta chute je suis le seul à t’apporter appui et soulagement. Tu combattais l’église, et l’église a ouvert ses bras pour te recevoir. Tu aimais au contraire, tu favorisais les théâtres, et les théâtres t’ont trahi : aujourd’hui ils demandent ta tête. Quand je te répétais jusqu’à satiété : « Pourquoi agir ainsi ? pourquoi te lancer en furieux contre l’église et te précipiter de gaieté de cœur à ta ruine ? » tu haussais les épaules et courais au cirque : le cirque, à qui tu prodiguais tout, a aiguisé le glaive qui te perce ; l’église, que tu persécutais, n’a qu’un souci aujourd’hui : te tendre la main dans ta détresse et te sauver.

« Ce que je dis là, ce n’est pas pour insulter un homme abattu, mais pour prémunir et fortifier ceux qui sont encore debout ; ce n’est pas pour exaspérer les plaies d’un blessé, mais pour garantir la santé à ceux qui n’ont point de blessures ; ce n’est pas pour enfoncer sous les flots celui qui se noie, mais pour avertir ceux qui naviguent le vent en poupe, leur signaler les écueils, et tracer la route à leur navire…

« Qui fut jamais plus grand que cet homme ? Nul dans le monde entier ne pouvait prétendre à sa richesse ; aucun honneur ne lui manquait, il en avait atteint le faîte ; on l’enviait, on le redoutait, et voilà qu’il est devenu plus misérable que le captif chargé de fers, plus dénué que l’esclave, plus indigent que le mendiant affamé ! Il n’a devant lui à toute heure que glaives affilés, bourreaux, précipices affreux, tortures où s’éteint la vie des hommes. Et ce n’est pas le souvenir de ses voluptés passées qui l’occupe et entretient ses visions : ce qui lui apparaît incessamment, c’est le supplice sous toutes les formes, la mort avec toutes ses horreurs. Mais pourquoi chercher à vous émouvoir par des peintures imaginaires ? Ne le voyez-vous pas vous-mêmes là-bas, sous l’autel ? Lorsqu’hier on voulut l’en arracher par la force, il s’y cramponnait, plus serré que s’il y eût été rivé par une chaîne, plus livide que le buis, plus pâle qu’un cadavre, et il vous donne encore le même spectacle. Voyez comme ses dents claquent, comme son corps tremble, comme sa voix sanglote, comme sa langue est paralysée par la frayeur ! Ce n’est plus un être vivant, c’est une statue dont l’âme a pris le froid et la rigidité de la pierre.

« Non, je le répète, je ne veux point par mes paroles insulter à son infortune ; ce que je veux, c’est vous toucher, c’est vous montrer ce qu’il souffre, afin que ses souffrances vous suffisent et que votre cœur soit amolli. Je sais qu’il est parmi vous des hommes si peu charitables, qu’ils me reprochent à moi d’avoir reçu ici cet homme, et qu’ils me l’imputent à crime ; mais, dis-moi, mon ami (toi qui m’accuses), que peux-tu reprendre dans mon action ? — Il attaquait l’église. — Oui, mais il s’y est réfugié. Glorifions plutôt, glorifions Dieu d’avoir permis qu’à ce terrible instant l’ennemi de l’église en ait reconnu la puissance et la miséricorde : la puissance, parce qu’elle l’a vaincu dans la lutte qu’il osait rêver ; la miséricorde, parce qu’elle a étendu sur lui ses ailes après la victoire. Est-il un trophée plus éclatant que la présence de ce coupable dans cette enceinte, plus propre à faire rougir les Juifs et les païens ? Un homme combattait l’église, il niait, il violait les immunités du sanctuaire ; il tombe, et voici que cette mère très aimante le cache sous son voile et se jette entre lui et le ressentiment de l’empereur ou la fureur de la multitude. Respectez Eutrope dans son asile ; il est là-bas le plus bel ornement de l’autel !

« Un ornement, allez —vous vous écrier, cet homme avare, rapace, injuste ! ce scélérat qui voulait attenter à ces mêmes autels, en serait l’ornement ! — Oh ! taisez-vous ; lorsque la courtisane impure a pu baiser les pieds du Christ, ne répétez pas cela. Le crucifié, dont nous sommes les serviteurs, n’a-t-il pas dit lui-même à son père : Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ? Mais, ajouterez-vous, il a fermé lui-même cet asile et abrogé par sa propre loi le pardon qu’il implore ! — Sans doute ; mais l’inviolabilité de cet asile, il la rend plus forte et plus manifeste par son action même. L’église est comme les rois, dont la majesté est moins grande s’ils sont assis tranquillement sur un trône, la pourpre aux épaules et le diadème au front, que s’ils se montrent à nous debout, le pied levé, foulant la tête des ennemis qu’ils ont vaincus. »

Chrysostome termina en invitant le peuple à se rendre avec lui au palais, après la célébration des saints mystères, pour y solliciter la grâce d’Eutrope, et « déposer, comme il disait, aux genoux du prince très clément les moissons dorées de la miséricorde. » L’auditoire n’obéit point à cette exhortation, que le reste du discours avait assez mal préparée. Eutrope resta plusieurs jours renfermé dans l’église comme dans une prison, puis il disparut subitement, et l’on apprit que, conduit au port sous bonne garde, il avait été déposé dans un navire partant pour l’île de Chypre. Le bruit se répandit aussitôt que Chrysostome l’avait livré pour complaire à l’impératrice, et quoiqu’une pareille calomnie répugnât à l’évidence, qu’elle fût en contradiction flagrante soit avec le caractère personnel du prêtre, soit avec le rôle de protecteur des immunités ecclésiastiques qu’il avait adopté dans cette affaire, le mensonge s’accrédita tellement dans Constantinople que Chrysostome sentit le besoin de se justifier. Il le fit par un sermon que nous avons encore, où il prend pour texte ce passage significatif du psaume quarante-quatrième : « La reine s’est assise à la droite du roi. » — « Qu’on ne vienne pas me dire, s’écrie-t-il avec indignation, que si cet homme a été trahi, c’est la perfidie de l’église qui l’a livré : s’il n’avait pas abandonné l’église, il n’eût pas été trahi. — N’allez pas me dire : « C’est parce qu’il s’est réfugié ici, qu’il a été trahi ; non, non, l’église ne l’a pas abandonné, mais il a abandonné l’église ; il n’a pas été trahi dans les entrailles du sanctuaire, mais hors des limites de l’église, parce qu’il s’est soustrait à sa protection. » On sut plus tard qu’attiré par les promesses des agens de la cour, Eutrope s’était remis entre leurs mains, et qu’après l’avoir effrayé sur les mauvaises dispositions du peuple et des soldats, ces agens s’étaient engagés par serment, au nom de l’empereur, à ne pas toucher un cheveu de sa tête, s’il se laissait conduire à Chypre sans résistance. Le malheureux qui avait violé tant de sermons pareils au temps de sa grandeur s’abandonna à ces vaines paroles comme un enfant.

Tandis que le navire qui le portait cinglait vers l’île de Chypre, on instruisit son procès. L’empereur en chargea une commission de hauts personnages sous la présidence d’Aurélien, préfet du prétoire, un de ses plus intimes conseillers. Outre les méfaits et attentats déjà connus et répétés par toutes les bouches, les juges en découvrirent un qui constituait le crime de lèse-majesté au premier chef : l’usurpation des signes et ornements impériaux. On constata en effet que lors de la cérémonie de son consulat, Eutrope, plutôt à dessein que fortuitement, avait mêlé au costume ordinaire des consuls certains insignes réservés à la dignité des césars. Dès lors il n’y avait plus de doute sur le caractère à donner à l’accusation ; Eutrope était coupable de complot secret pour usurper l’empire, et la peine portée par les lois contre ce crime était la mort. Un pareil dénoûment cadrait mal avec les engagemens pris envers ce malheureux pour le tirer de son asile, et la conscience de l’empereur pouvait être inquiète. On concilia tout en expliquant au jeune prince que la vie n’avait été garantie qu’au prévenu contumace, menacé par la haine populaire, et nullement au condamné que réclamait la rigueur des lois, que d’ailleurs le serment de respecter sa tête regardait le seul territoire de Constantinople et non les autres parties de l’empire. Ces subtilités ne persuadant pas complètement Arcadius, Eudoxie, qui ne se voyait maîtresse ni de son mari ni de l’empire tant que l’eunuque respirait encore, insista fortement pour l’exécution de la sentence. De son côté. Gaïnas ne déposait point les armes, prétendant qu’on l’avait joué, et qu’il ne croirait au châtiment d’Eutrope que lorsqu’il pourrait toucher sa tête. Il put la toucher à loisir, car un second navire alla chercher l’eunuque dans son île et le ramena à Chalcédoine, où il fut décapité.

Son supplice avait été précédé de la publication de sa sentence, affichée dans toutes les villes et sur toutes les places ; elle était conçue en ces termes :

« Arcadius et Honorius, augustes, à Aurélien, préfet du prétoire.

« Nous réunissons aux revenus de notre trésor toutes les propriétés d’Eutrope, qui fut naguère préposé de notre chambre sacrée, l’ayant déclaré déchu de son rang et ayant purifié le consulat de la tache ignominieuse de son nom. Nous voulons en outre que tous ses actes soient abolis et que le titre de l’année soit changé. Que ceux donc qui par leur vaillance et au prix de leur sang étendent les frontières romaines, ou ceux qui les conservent en faisant régner parmi nous l’équité des lois, cessent de gémir à l’aspect du hideux prodige qui avait sali par son contact la divine récompense du consulat. Qu’ils sachent également qu’Eutrope est dépouillé de la dignité de patrice et de toutes les dignités moindres qu’il déshonorait par la cruauté de ses mœurs.

« Nous ordonnons enfin que toutes les statues et représentations quelconques qui lui ont été élevées dans les cités, villes, bourgs, lieux publics ou privés, en bronze, marbre, métaux fusibles ou toute autre matière, soient renversées, afin de ne plus offenser les regards comme une tache infamante pour notre siècle.

L’ancien consul, avant de mourir, put contempler à Chalcédoine les débris de ses bustes et de ses statues, car la flatterie avait su les multiplier dans une ville qui n’était pour ainsi dire qu’un faubourg de Constantinople.

La place laissée vacante par Eutrope avait été aussitôt remplie, on devine par qui, et de ce jour datait, dans l’histoire d’Arcadius, le ministère, si l’on peut ainsi parler, de la nobilissime impératrice Eudoxie. En même temps qu’elle ressaisissait dans l’intérieur du palais son autorité perdue, Eudoxie s’emparait de la direction souveraine de l’état ; elle faisait nommer consul le préfet du prétoire Aurélien, principal juge d’Eutrope, et donnait à son mari pour intendant des largesses le comte Jean, son amant. Son règne fut naturellement celui de la coterie qui avait comploté avec elle le renversement de l’eunuque : Castricia, Eugraphia, Marcia, devinrent les membres d’un gouvernement de gynécée, qui, pour n’être pas officiel, ne fut pas moins puissant que l’autre. Quoique déjà très riches par la fortune de leurs maris, ces trois femmes se livrèrent à toute sorte de rapines et souvent de violences pour entretenir leur luxe ou leur galanterie. L’impératrice, qui ne voyait que par les yeux de ses favorites, se laissa entraîner à des actes qui lui firent perdre beaucoup de sa popularité. Elle porta d’ailleurs dans le règlement des affaires publiques les tendances outrées de sa nature ; elle y fut, comme partout, hardie, impérieuse, impatiente de sages conseils : Arcadius n’avait fait que changer de tyran.

Ce n’était pas pour un pareil dénoûment que Gainas avait renversé deux ministres, tué l’un et amené en grande partie la chute de l’autre : aussi prit-il une attitude dédaigneuse, mais toujours hostile, en face de ce gouvernement féminin. Sitôt après la mort d’Eutrope, il conclut la paix avec Tribigilde, en son propre nom, comme de puissance à puissance, et leurs deux armées se réunirent, ou plutôt Tribigilde devint le lieutenant de son parent Gaïnas, généralissime des Goths auxiliaires ou fédérés en commune révolte contre l’empereur. L’Asie était à leur discrétion ; ils achevèrent de l’épuiser par des contributions publiques et par le pillage. Gaïnas avait dû s’attendre à une attaque de la part des troupes romaines qui se trouvaient encore en Europe ; ne voyant rien venir, il prit l’offensive et envoya Tribigilde sur l’Hellespont menacer Constantinople à revers, tandis qu’il la tenait en échec du haut des rochers de Chalcédoine. Dans cette situation, il ouvrit des négociations avec l’empereur. Sa prétention affichée tout d’abord fut de traiter directement avec le prince, de n’avoir affaire qu’au prince, « les intérêts d’un homme tel que lui, disait-il sans doute dans son langage insolent, ne devant point être discutés devant un conseil de femmes ou par des ministres soumis à l’influence d’une femme. » Et afin de bien montrer que sa volonté en ce point était immuable. Gaïnas exigea qu’on lui livrât les trois plus intimes conseillers de l’empereur, le préfet du prétoire Aurélien, Saturninus, mari de Gastricia, et le comte Jean, intendant des largesses, pour en faire ce qu’il lui plairait. Ces choix, surtout celui du comte Jean, dénotaient un dessein arrêté d’attaquer personnellement l’impératrice. À cette demande sans raison, le palais fut dans le plus grand trouble. L’impératrice, blessée dans son honneur ou dans son affection, dut combattre avec un redoublement d’énergie la lâche idée de céder à de si cruelles fantaisies ; Arcadius pourtant balançait, quand ces trois hommes, pour éviter à l’empire et à l’empereur la dernière des hontes, et s’inspirant de leur nom de Romain, prirent un parti digne des vieux temps de la république. Traversant le Bosphore sur une barque, à l’insu de tout le monde, ils débarquèrent sur la côte, à quelques milles de Chalcédoine, et envoyèrent prévenir Gaïnas qu’ils se remettaient eux-mêmes en son pouvoir. Le Barbare les fit amener chargés de chaînes, sous sa tente, où il les reçut en présence du bourreau. Tout ce qu’on peut endurer de tortures morales, d’insultes, de menaces, ces trois hommes l’éprouvèrent ; Gaïnas leur fit savourer à plaisir l’avant-goût de la mort, puis il ordonna à l’exécuteur de les frapper. Celui-ci s’avança vers eux le glaive nu et la fureur dans les yeux ; puis se radoucissant tout à coup, il se contenta de leur tirer un peu de sang en leur écorchant la peau avec la pointe du fer. Cette féroce plaisanterie achevée, Gaïnas retint dans son camp les trois Romains qui restèrent ses prisonniers.

Débarrassé de trois conseillers dont il redoutait à bon droit la fermeté, Gaïnas revint à la charge et somma l’empereur pour la dernière fois de se rendre à Chalcédoine, afin d’y conférer avec lui. À proximité des murs de la ville, près du rivage, s’élevait une église dédiée à sainte Euphémie martyre ; ce fut le lieu désigné pour l’entrevue, et les deux parties s’engagèrent, sous serment, à ne se point dresser mutuellement d’embûches. L’empereur arriva comme il avait été convenu, et Gainas lui signifia de vive voix ses conditions : il voulait le généralat suprême des armées de l’empire, infanterie et cavalerie, troupes romaines et troupes barbares ; en un mot, il voulait ce que possédait Stilicon en Occident, ce qu’il avait ambitionné avant et depuis la mort de Rufin, ce qui en réalité était tout le gouvernement avec un prince enfant comme Honorius, ou imbécile comme son frère. Ce dernier accepta tout et signa la paix avec son général révolté. La première conséquence fut de livrer Constantinople aux Goths, ainsi que la Thrace et la Chersonèse, où l’on échelonna leurs troupes. Des navires romains, unis à une flottille barbare que Gaïnas s’était construite pour ses expéditions, amenèrent successivement de l’autre côté du Bosphore les divisions de l’armée rebelle, et la métropole de l’Orient prit l’aspect d’une ville conquise.

Le généralissime Gaïnas ne fut pas plus tôt installé à son poste, que de nouvelles difficultés surgirent ; elles naissaient chaque jour plus vives et plus imprévues. Ainsi il voulut que l’empereur cédât une des églises de la ville à ses Goths, qui étaient ariens, et qui, en vertu des lois de Théodose sur l’exercice du culte chrétien, ne pouvaient avoir d’église dans l’enceinte de Constantinople, réservée aux seuls catholiques. « Que signifient cette humiliation et cette gêne ? disait Gaïnas. Les catholiques sont-ils plus braves que nous ? défendent-ils mieux l’empire ? sont-ils des serviteurs plus attachés au prince ? » Arcadius lui objectant que telle était la loi, Gaïnas répliquait avec colère que, si la loi était mauvaise, il fallait la changer, et qu’un césar pouvait bien défaire ce qu’un autre césar avait fait. À bout de raisons, Arcadius renvoya le Barbare à Chrysostome : « Entendez-vous ensemble, lui dit-il, et ce qui sera décidé entre vous, je le ferai. » Gaïnas, à toutes ses prétentions désordonnées, mêlait celle de la théologie, et il se portait pour l’apôtre de l’arianisme depuis qu’il avait soutenu contre saint Nil une discussion sur la question fondamentale du dogme arien, la ressemblance et non l’identité de substances dans le mystère de la Trinité, et qu’il se flattait d’avoir battu son adversaire. Il consentit donc à une conférence avec le célèbre évêque de Constantinople, qu’il attendit de pied ferme, armé de tous ses argumens ; mais Chrysostome ne daigna pas l’écouter jusqu’au bout. Le maître des milices, dans le cours de son argumentation, s’étant exprimé en mécontent dont les Romains n’avaient pas su récompenser le mérite, Chrysostome l’arrêta court. « Quoi ! lui dit-il, les Romains, qui t’ont fait chef de leurs armées, qui t’ont prodigué jusqu’aux honneurs consulaires, seraient ingrats envers toi ? Tu n’y songes pas, et la récompense dépasse de beaucoup la valeur des services. La mémoire te manque trop, Gaïnas ; tu oublies dans quel dénûment on t’a vu jadis arriver ici, et dans quelle abondance maintenant nous t’y voyons vivre. Tu étais nu ou couvert de haillons quand tu as passé le Danube quêtant une place parmi nos stipendiés, et aujourd’hui te voilà vêtu magnifiquement, décoré même des insignes de nos magistrats. Sois donc juste envers toi, qui as tant reçu et si peu fait, et ne parle plus d’ingratitude de peur d’en montrer à un peuple qui t’a accablé de richesses et de dignités. » Les historiens disent que Gaïnas resta sans voix à ce discours, comme si un pouvoir surhumain l’eût rendu muet. Cet homme terrible, disposé à tout briser ou tuer, n’avait jamais entendu de vérités si dures dites avec tant d’autorité. Chrysostome avait dans le regard et dans la parole cette décision qui apaise la lutte en la bravant ; Gaïnas connaissait son invincible opiniâtreté, il savait aussi sa puissance sur le peuple, et ne poussa pas plus loin l’affaire de l’église.

D’ailleurs la violence allait mieux que la discussion à cette grossière nature sans vergogne. Tout en vivant au palais et singeant les allures et le ton d’un courtisan, Gainas méditait avec ses Goths le pillage de la ville. On devait faire d’abord main basse sur les boutiques des changeurs et des banquiers, chez lesquels on espérait trouver des monceaux d’or, et à la faveur du désordre, pendant la nuit, on irait attaquer et incendier le palais. Un hasard, plutôt que les bonnes dispositions des officiers romains, sauva la ville. Une seconde tentative échoua également, mais par l’attitude courageuse du peuple, qui prit les armes, courut sus aux Barbares et en brûla ou tua plusieurs milliers dans leur église même. Ralliés aux environs de Constantinople, les Goths commencèrent une guerre de brigandage qui ne leur fut pas toujours heureuse. Gainas éprouva d’ailleurs une perte irréparable par la mort de son compagnon Tribigilde, qui laissa les Gruthonges sans commandement dans la Chersonèse de Thrace.

Il s’en fallait bien que tous les Goths partageassent les passions de l’homme qui s’était fait leur représentant auprès des Romains : beaucoup d’entre eux, au contraire, surtout parmi les chefs, le voyaient avec dégoût trancher déjà du souverain vis-à-vis de gens ses égaux ou ses supérieurs. Ils étaient donc loin de désirer que la guerre se terminât à son avantage. Dans le nombre était un chef que j’ai déjà nommé, Fravitta, qui joignait à des talens militaires éprouvés le goût instinctif de la civilisation ainsi qu’un sentiment inébranlable du devoir. Entre tous ces caractères barbares, incertains ou faux, celui-ci s’était dessiné constamment par sa droiture : nul dans les deux nations ne jouissait de plus d’estime que Fravitta. Jeune encore, il avait épousé une Romaine qui l’avait probablement conquis de cette sorte à la civilisation et à l’empire. Il possédait d’ailleurs un esprit cultivé, des manières élégantes, et la connaissance des choses qui faisaient aux yeux du monde le parfait Romain : c’était en tout l’opposé de Gaïnas. Il alla trouver l’empereur et s’offrit à balayer de la Thrace, à rejeter même, s’il le fallait, au-delà du Danube les bandes qui menaçaient Constantinople : que l’empereur daignât lui confier le commandement des troupes romaines, avec celui des Barbares qui n’avaient point suivi Gaïnas, il se faisait fort de réussir. L’empereur accueillit avec joie la proposition d’un homme qui ne trompait jamais, et Fravitta se mit à l’œuvre. Il n’était pas arien comme la plupart de ses compatriotes, mais païen, affilié aux doctrines de ce polythéisme philosophique né du mélange des idées platoniciennes avec l’ancien culte national de la Grèce. En un mot, Fravitta, converti peut-être par sa femme, était hellène, hellène convaincu et fervent. On rapporte que plus tard l’empereur, voulant l’élever à de grandes dignités, en récompense de ses services, l’engageait à se faire chrétien : Fravitta s’y refusa. « Que veux-tu donc que je te donne ? lui dit l’empereur, contrarié de son refus. — Rien, répondit le païen avec calme, sinon le droit d’adorer Dieu à ma mode. » Son opiniâtreté n’empêcha point qu’il ne fût consul l’année suivante.

Ce Romain de Gothie, qui savait faire revivre dans les armées de l’empire l’ancienne discipline, se signala par des succès dès le début de la campagne. Laissant Gaïnas exhaler sa fougue en vaines fanfaronnades et le battant chaque jour en détail, il l’obligea de quitter les abords de Constantinople et bientôt la longue muraille. Par une manœuvre qu’on ne comprend pas bien, celui-ci voulut gagner la Chersonèse pour se rejeter en Asie ; mais Fravitta, non moins habile sur mer que sur terre, l’assaillit au passage de l’Hellespont, culbuta sa flotte et noya une partie de son armée. Les bandes découragées se dispersèrent alors, et Gaïnas gagna l’autre versant de l’Hémus pour tâcher de ranimer la guerre dans les provinces riveraines du Danube : Fravitta l’y suivit. Aidé des paysans daces et mésiens, qui se joignirent aux troupes impériales, il déjoua tous ses efforts, détruisit ses dernières ressources et le pourchassa lui-même de canton en canton. Désespéré, hors de sens, et d’ailleurs sur le point d’être pris, Gaïnas se fit amener des captifs romains qu’il traînait avec lui dans sa fuite (le comte Jean et ses deux compagnons n’étaient pas du nombre, heureusement pour eux), les poignarda de sa main, et, lançant son cheval à travers le Danube, il atteignit avec quelques Goths fidèles les gorges des Carpathes, où il se cacha. Son projet, dit-on, était de retourner dans la patrie de ses ancêtres sur les bords du Pruth ou du Borysthène, et d’y achever tranquillement ses jours. Cette fin si différente de sa vie ne lui fut pas accordée. Les Huns occupaient alors l’ancienne terre des Goths, et leur roi Uldin recherchait l’alliance des Romains. Informé de la présence de leur ennemi au nord du Danube, il le fit traquer de caverne en caverne comme une bête fauve, le prit, le tua et envoya sa tête à Constantinople en témoignage de bonne amitié. Solidement plantée au bout d’une lance, la tête de l’ancien généralissime des milices d’Orient arriva dans la ville impériale le 3 janvier de l’année 40l ; elle put presque assister à l’entrée en charge du consul Fravitta et au triomphe d’Eudoxie, proclamée solennellement auguste.

Ainsi donc des quatre personnages qui, après la mort de Théodose, s’étaient promis le gouvernement du monde romain, des quatre acteurs principaux du drame sanglant de l’Hebdomon, un seul restait, Stilicon : Rufin, Eutrope et Gaïnas avaient l’un après l’autre péri de mort violente. Stilicon gouvernait toujours l’Occident, où nos récits le retrouveront bientôt ; il le gouvernait avec plus de puissance et d’éclat que jamais, tandis que le sceptre de l’Orient, voué à un ballottement perpétuel, venait de passer des mains d’un eunuque dans celles d’une femme.

Associée au gouvernement et devenue l’égale de l’empereur, la fille des Bructères et des Sicambres sembla ramener dans l’histoire romaine les temps d’Agrippine et de Livie. Sa statue, portée à travers les provinces comme celles des césars, y reçut des adorations presque païennes ; ce ne fut pas assez : il fallut qu’une de ses images, fondue en argent massif et dressée au haut d’une colonne de porphyre, vînt sur le forum de Constantin dominer le tribunal, et le sénat, et l’église elle-même. Cet excès d’orgueil la perdit ; elle trouva là en face d’elle Chrysostome, cet autre souverain de Constantinople, qui s’était fait de la multitude une milice ardente et dévouée. Alors commença entre Augusta et l’évêque la lutte fameuse qui remplit de troubles tout l’Orient, et eut pour incidens des émeutes, des conciles pleins de scandales et de tumulte, deux exils, deux condamnations épiscopales, Sainte-Sophie en cendres, et Constantinople, avec les merveilles des arts, à moitié ruinée par la flamme. Ces événemens, dont l’intérêt dramatique relève encore l’importance aux yeux de l’histoire politique comme à ceux de l’histoire religieuse, mériteraient assurément d’être exposés en détail ; mais ils n’entrent point dans le cadre où je dois renfermer ces récits.

Amédée Thierry, de l’institut.
  1. Voyez, sur la première période de la vie d’Eutrope, la Revue du 1er mars 1861.
  2. Honorati : on appelait ainsi la classe des hommes qui avaient traversé les hautes fonctions publiques.
  3. On désignait sous ce nom les chapelles construites en l’honneur des saints morts pour la foi.
  4. Revue du 1er mars 1861.