Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/XIX

P.-V. Stock, éditeur (p. 247-262).


CHAPITRE XIX

TETERRIMA FACIES DÆMONUM


Comme le prêtre se détourna vers le cadavre en lui disant la parole de l’Office des morts : « Responde mihi ! » l’on vit l’évêque défunt se dresser dans sa bière en criant d’une voix affreuse :

Comparui ! — Judicatus sum ! — Justo judicio Dei, damnatus !

Et il se réétendit dans le cercueil.

Histoire de saint Bruno.


— Je l’ai revu, lui ! Toujours en rêve ! dit Claire Lenoir, sans s’adresser précisément à moi. Trois mois et demi, environ, après sa mort. Seulement, une chose qui tient probablement du hasard des rêves, ajouta Mme Lenoir de sa même voix rauque et sourde, c’est l’extérieur sous lequel il m’est alors apparu. C’était bien lui. — Ah ! c’était lui !

Et le sourire malsain des fous vint errer sur ses lèvres comme un feu follet sur un tombeau.

— Vous allez plaindre mon faible esprit à cause des rêves, continua-t-elle ; mais il était absolument semblable de corps, de stature et de couleur, à ces êtres obscurs que l’on mentionne — vous savez, — dans les relations maritimes de l’Océanie.

Je songeai à la lettre ; je fis un soubresaut, n’en croyant pas mes oreilles, je voulus en vain lier deux idées : un éclair d’une nature qu’il n’est pas au pouvoir de la logique humaine d’expliquer, aveugla tout mon entendement, je sentis un cri d’horreur s’étouffer hideusement dans ma gorge.

— Oui, continua la moribonde avec une solennité d’outre-tombe ; il était semblable à l’un des monstres familiers des plages désertes et des vagues maudites. Son corps, velu et farouche, se dressait, fumée plus foncée que l’ébène. Des plumes d’oiseaux de mer lui servaient de ceinture et de vêtements. — Autour de lui s’étendaient les espaces, peuplés par les Terreurs et l’infini des songes. Des serpents de feu tatouaient l’apparition : les cheveux, longs et gris, tombaient, hérissés, autour des épaules. Oh ! par quelle suite de pensées, d’impressions anciennes, pouvais-je en être venue à me le figurer, à le songer tel, si informe, si différent ! Il était debout, seul, parmi des rochers perdus, regardant au loin, sur la mer, comme attendant quelqu’un ; à son air impénétrable, je sentais que c’était le défunt plutôt que je ne le reconnaissais. Il aiguisait furtivement, derrière lui, un grossier coutelas de pierre… ses yeux nocturnes faisaient frissonner mon âme d’une angoisse de sang, d’enfer et d’agonie ; je me réveillai en sursaut, dans un grand cri, trempée et glacée de sueur… Jamais je n’ai réussi à oublier ce songe.

Elle se tut.

Puis-je dire, y a-t-il des mots pour exprimer les effroyables pensées, — filles des possibilités funèbres, après tout, — qui me paralysaient des pieds à la tête, pendant ces phrases infernales ? J’étais bouleversé. Les sentiments qui s’agitaient dans mon être étaient innommables.

Cependant, bien que le son de ma propre voix me fît profondément frémir, j’articulai sans me rendre compte au juste de mes paroles :

— Personne ! personne, heureusement, — entendez-vous ? — ne saurait déterminer le point précis où commence la réalité objective des visions !

Et j’ajoutai, avec un rire forcé qui me faisait mal aux cheveux :

— Les hospices d’aliénés n’y ont pas pensé ! Rappelez-vous la discussion que nous eûmes du vivant de cet ergoteur de Lenoir !

— Eh ! bien, pensez-y ! dit la malade avec un morne sourire, — et priez. Les prières, étant lancées par la volonté au delà de la Nature, échappent à la Destruction. Pour moi qui n’ai pas rougi de prier, alors que mon effrayant mari poussait le doute outrageant, — cancer de nos tristes jours — jusqu’à feindre le respect pour ma foi par amour pour mon malheureux corps, — pour moi qui voulais me repentir d’avoir commis une chose défendue, — car il n’est pas de raison qui puisse l’absoudre, — j’espère et je suis sûre — qu’après un instant d’agonie, Dieu ne m’exclura pas de tout pardon.

Et, saisissant ses besicles à pleines mains, elle se les arracha du front. Les verres se brisèrent entre ses mains ensanglantées, et elle tordit leur monture dans une convulsion.

— Je n’ai plus besoin de lunettes pour y voir, maintenant ! dit-elle.

Elle parlait d’une voix trémébonde, mais cependant avec une sorte de sourire d’espérance vraiment infinie où son courage semblait s’affermir pour quelque terrifiante épreuve, imminente et suprême, après laquelle son âme serait « sauvée ».

Dix heures sonnèrent.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel Mme Lenoir ayant rejeté des deux côtés la longue mante noire, son vêtement, s’étendit lamentablement sur le dos, la tête très relevée par l’oreiller, et les yeux fixes, tout grands ouverts. Elle avait l’air de considérer, d’approfondir, peu à peu, malgré elle, la blancheur aveuglante de la muraille où tombait le reflet des chandelles.

En ce moment les premiers éclats du feu d’artifice lointain parvinrent jusqu’à nous : la fête nationale battait son plein. L’on entendait les vagues hurrahs des gens sérieux de la ville, satisfaits de voir de belles fusées s’élever et pétarder, d’ailleurs agréablement, dans les airs.

— Ah ! cria-t-elle en un sursaut, eh bien ! qu’est-ce que je disais !… Le voilà ! Regardez ! Là ! là ! le monstre de mes mauvais songes ! Le voilà — tel qu’il se rêvait, lui aussi, M. Lenoir ! Était-il donc un fils de Cham pour s’être, ainsi, réalisé dans la Mort ? Pour qui aiguise-t-il si longtemps, — si froidement, — devant la mer affreuse, — ce couteau ?… Ah ! vampire ! démon ! assassin !.. râlait la malheureuse femme, — va-t’en de cette muraille ! Laisse mes pauvres yeux !

Ses mains se raidirent tout à coup en une crispation atroce et ses yeux mystérieux s’agrandirent : ce qu’elle voyait devenait, sans aucun doute, si épouvantable qu’elle ne trouvait même plus en sa poitrine la force d’un cri. Elle se débattit, puis retomba, rigide, toujours le regard tendu sur la muraille, avec une espèce de mauvais sanglot.

Elle avait, sans doute, rendu son âme : mais je n’en étais pas sûr.

Je me précipitai sur mon sac pour en tirer une trousse à lancettes ; je fouillais désespérément : je n’avais que des verres, des instruments, des collections d’infusoires, des loupes ; je bondissais, à travers la chambre, sans avoir ma raison ! Et je retournai vers le lit, en tenant machinalement à la main une forte loupe que j’avais trouvée.

Alors, je pris la chandelle, je l’approchai du visage de la défunte, et je la considérai, à la loupe, avec un tremblement nerveux.

— Enfin ! — c’était fini !… pensai-je avec un soupir de soulagement ; elle était bien morte.

Tout à coup, je ne peux pas dire pourquoi, ses yeux stagnants attirèrent mon attention.

Une idée, des plus insolites, me passa, subitement, dans l’esprit. Une curiosité entra dans mon cœur et en balaya toute appréhension. Je me raidis, quelque peu frissonnant ; je voulais examiner la taie qui recouvrait ces ténébreuses prunelles et plonger sous ce crêpe ! Un Démon me saisit donc le bras, courba ma vieille tête, appuya sur mon œil et presque de force, la loupe puissante, et, m’indiquant, dans l’âme, les yeux de la morte, me vociféra dans l’oreille en assourdissant mon angoisse :

— Regarde.

Dès lors, je devins plus tranquille ; je sentis que la vieille Science me ressaisissait.

Je promenai ma loupe sur les prunelles.

Les yeux ne présentaient vraiment aucune particularité bien appréciable, si ce n’est leur extraordinaire aspect vitreux. J’allais renoncer à ma tentative, lorsque les pupilles me parurent contenir des points qui ressemblaient à des piqûres d’ombres.

J’allai sur-le-champ donner un tour de clef à la serrure ; puis je revins auprès du lit, et me croisai les bras, rêvant aux moyens d’expérimentation.

J’avais un appareil d’induction dans l’une de mes vastes poches.

Si je faisais jouer le nerf ciliaire ?… pensai-je. — Mais je rejetai bien vite cette idée inutile, — oiseuse, même.

Je tirai de mon sac un petit flacon ; — Une goutte de cet alcaloïde, pensai-je, distendrait la pupille ?… — Mais je rejetai encore cette idée : le solutum en question ne pouvait s’appliquer avec fruit sur un cadavre.

Tout à coup, j’aperçus mon ophtalmoscope !

— Ha ! ah ! ah ! m’écriai-je, voilà l’affaire !

Grinçant un peu des dents, je pris, entre mes bras, le cadavre, dont la longue chemise formait suaire, et l’appliquai debout contre le mur, au-dessous d’un gros clou.

J’allais l’étayer d’une corde passée sous les aisselles et suspendue à ce clou par les bouts noués ensemble…

Mais une réflexion contraria mon projet.

Ce qui pouvait être demeuré en ces yeux allait m’apparaître en sens inverse, retourné de bas en haut, la cavité située derrière l’iris formant chambre noire.

Il y avait un moyen d’obvier à cela : j’hésitai toutefois à y recourir.

Mes confrères trouveront peut-être puéril certain scrupule que j’éprouvai à disposer, contre le mur, la tête en bas les pieds en l’air, le cadavre de Mme Lenoir.

L’on me dira, je le sais, qu’au moment d’une expérience sérieuse, c’était là faire preuve d’une bien intempestive sentimentalité, puisque nul n’ignore que cette formalité scientifique — ainsi que beaucoup d’autres, plus familières, encore, — se pratiquent, chaque jour et à toute heure, en Europe, sur une moyenne d’au moins cinquante à soixante mille cadavres féminins — (appartenant à la classe nécessiteuse, il est vrai) — dans les amphithéâtres, morgues, hospices, etc.

Je répondrai que c’était précisément parce que j’avais toujours connu Mme Lenoir dans l’aisance que le fait, ici, m’apparaissait comme sacrilège.

Ah ! si la chère dame n’eût jamais été, à mon su, qu’une besogneuse, une pauvresse, — mon Dieu ! même laborieuse, — il va sans dire que l’idée ne me fût même pas venue d’hésiter, — ou que, si ce saugrenu scrupule m’eût traversé un instant l’esprit, je l’eusse étouffé bien vite et en rougissant, afin de ne pas mériter d’être la risée de tous mes confrères.

Mais, encore une fois, j’avais toujours connu en Mme Claire Lenoir une rentière honorable, et, je l’avoue, ceci m’imposait quelque respect, même pour sa dépouille mortelle. Je ressaisis donc le cadavre à bras-le-corps et me mis à errer par la chambre, ne sachant trop à quoi me résoudre, lorsque me vint une idée conciliatrice — et si simple que je m’étonnai, vraiment, qu’elle ne me fût pas plus tôt sautée à l’esprit.

Voici : je replaçai, non sans précautions, le corps de Mme Lenoir tout bonnement sur son lit de mort ; mais je l’y plaçai en travers, — de telle sorte que le cou et la tête, dépassant, à la renverse, le bord du lit, fussent comme suspendus au-dessus du plancher.

Au pied du lit traînait, maintenant, la grande chevelure châtain, dont le tiers, déjà, s’était argenté. La face donc s’offrait à rebours, et les yeux, demeurés grands ouverts, à hauteur de mes genoux, me semblaient toujours, malgré moi, d’une assez inquiétante solennité. Nul doute, à présent, que — s’il y avait quelque chose en leurs prunelles, — cela m’apparût dans le sens normal.

Je saisis, ensuite, l’un des chandeliers dont les dernières flammes palpitaient, et je le plaçai entre nous deux.

J’ajustai une lentille énorme dans le porte-verre en face du réflecteur et je m’apprêtai à promener le pinceau de lumière dans la profondeur même des yeux de Mme Lenoir.

Mais, au premier regard que j’aventurai en ces yeux par le trou de l’ophtalmoscope, je reculai, ne sachant pas, — ne voulant pas savoir — ce que j’avais entrevu !

Je restai, pendant un instant, immobile ; quant aux idées qui apparurent, alors, dans mon cerveau, je ne crois pas que l’enfer lui-même en ait reflété d’une plus hérissante horreur.

Et, me faisant tressaillir, voici qu’empourprant les vitres, le bouquet du feu d’artifice de la Fête nationale éclata, dans l’éloignement, sur la ville exultante, aux acclamations d’une multitude bisexuelle.

Cependant le lumignon allait mourir, j’allais être dans l’obscurité.

— Non ! m’écriai-je en fléchissant le genou, — il faut que je voie ! Il faut que je voie !

Et je braquai mon œil sur l’ouverture lumineuse.

Il me semblait que, seul entre les vivants, j’allais, le premier, regarder dans l’Infini par le trou de la serrure.