Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/VIII

P.-V. Stock, éditeur (p. 119-128).


CHAPITRE VIII

SPIRITISME


Dans les dîners d’hommes, il y a une tendance à parler de l’immortalité de l’âme au dessert.
E. et J. de Goncourt.


Toutefois, comme l’intellect de Césaire, — et même toutes les facultés de son âme, — me paraissaient, pour le moment, absorbées par un plat de paupiettes, son mets favori, et que la sensation du goût, primant provisoirement les autres, devait, à coup sûr, étouffer en lui, (présumai-je en le regardant), toute notion de justice divine et humaine, je jugeai prudent de laisser, comme on dit, passer l’orage — et même de me régler de mon mieux sur le stoïcisme exemplaire de sa conduite.

En conséquence, je songeai vivement qu’il était à propos de donner du jeu à l’héroïque appareil de muscles masséters et crotaphytes, dont la Nature, en mère prévoyante, m’a départi la propriété. L’instant d’après, nos deux paires de mâchoires, se sentant dans le vrai, luttaient, sans bruit, de rapidité, d’adresse et de vigueur, et joignaient la ruse au discernement.

Claire, tout à coup, au milieu du silence intelligent qui régnait sur nos fronts éperdus, se plaignit de la trop vive lumière des candélabres.

Ce fut donc aux discrètes lueurs de la lampe que Césaire, s’estimant repu, se renversa, classique, sur le dossier de son fauteuil, et, dodelinant de la tête, posa bruyamment ses deux mains sur la table où le domestique venait de placer le café et la liqueur. — Il roula, sous des sourcils relevés, des yeux effarés et satisfaits, et regarda Mme Lenoir et moi comme dans une hébétude. Puis il savoura l’arôme d’une première lampée de la fève de Moka, posa sa tasse, tourna ses pouces, et, les regards au ciel, laissa tomber ce mot d’une voix grasse, gutturale et enrouée par la nourriture :

— Parfait !!

Sa bouche, fendue comme un bonnet de police, essaya d’ébaucher un sourire.

Il entama donc, sur-le-champ, une discussion « philosophique ».

La thèse choisie par l’excellent amphitryon n’était pas autre que celle-ci :

— « Sommes-nous appelés à de nouvelles chaînes d’existences ou cette vie est-elle définitive ? La somme de nos actions et de nos pensées constitue-t-elle un nouvel être intérieur soluble dans la Mort ? » En d’autres termes : « Notre chétif quotient mérite-t-il immédiatement, après dissolution de l’organisme, après désagrégation de la forme actuelle, les honneurs de l’Immodifiable ? »

Je laisse à penser au Lecteur l’effet que, ce programme, à confondre les aliénés dans les hospices, dut produire sur moi. Mais Césaire, imperturbable, se recueillit, et je vis avec effroi qu’il s’apprêtait fort tranquillement à étaler, avec la plus grande complaisance du monde, toutes les superstitions dont il s’était infecté l’esprit.

Car — il faut bien, à présent, que je le dise ! il est temps d’en prévenir le Lecteur ! — c’était un hanteur d’endroits solitaires, un homme à systèmes sombres et à tempérament vindicatif. Il avait quelque chose d’égaré, de rudimentaire, dans les traits fondamentaux. Il prétendait, en riant sous son nez de Canaque, qu’il y avait en lui du vampire velu. Ses plaisanteries infatuées roulaient le plus souvent sur l’anthropophagie. Le tout semblait se fondre dans une bourgeoiserie bonasse, — mais lorsqu’il s’évertuait sur son thème favori : — « La forme que peut prendre le fluide nerveux d’un défunt, le pouvoir physique et temporaire des mânes sur les vivants » — ses yeux brillaient de flammes superstitieuses ! — Ce sauvage parlait avec terreur du grand-Diable des enfers, et il eût fini par inquiéter et rendre malades des tempéraments moins affermis que le mien, grâce à son éloquence bizarre et opiniâtre.

Je l’ai vu me tenir jusqu’au matin sur certaine relation d’un capitaine de vaisseau russe, prisonnier des insulaires de l’Archipel de la Sonde — récit horrificque ! — et sa figure prenait une expression que je n’eusse pas trouvée déplacée chez ces mêmes naturels. — Sa nature véritable, interne, devait être d’une férocité compassée, défalcation faite de son degré de civilisation.

Quant à ce qu’il appelait ses idées « théologiques », elles étaient pour moi la source la plus ample et la plus hilare de quolibets possible, — quolibets tout intérieurs, bien entendu, — car, fidèle aux prescriptions des excellents auteurs que j’ai eu l’honneur de citer au début de ce Memorandum, il n’entre pas dans mes idées de blâmer les gens ouvertement. Lenoir ne se doutait donc pas, lorsque j’approuvais, tout haut et avec un doux sourire, ses somnolentes et fadasses théories, qu’in petto je nourrissais contre elles une haine basse, dédaigneuse, aveugle et presque sanguinaire !… C’était même (hé ! hé ! hé !) un peu pour cela que je l’avais marié sans pitié, autrefois ! Car j’ai toujours un motif pour faire ce que je fais, moi ! et, — comme le Jupiter d’Eschyle, — seul je connais ma pensée.

Or, c’était vers cette année, qu’au dire de ceux qui l’ont fréquenté, la foi dans les doctrines de la Magie, du Spiritisme et du Magnétisme et, surtout, de l’Hypnotisme, avait atteint son maximum d’intensité chez mon pauvre ami. Les suggestions qu’il prétendait pouvoir inculquer aux passants étaient capables d’alarmer et de jeter dans l’épouvante. Il soutenait avec aplomb des théories à faire venir la chair de poule, dans toute la monstruosité de l’expression.

Il faisait ses délices d’Éliphas Lévi, de Raymond-Lulle, de Mesmer et de Guillaume Postel, le doux moine de la Magie noire. Il me citait l’abbé astrologue Trithème, R. C. Il ne jurait que par Auréole Théophraste Bombaste, dit le « divin Paracelse ». Gaffarel et le populaire Swédenborg le ravissaient jusqu’au délire, et il prétendait que l’Enfer d’épuration, analysé par Reynaud, était plus que rationnel.

Les modernes, Mirville, Crookes, Kardek, le plongeaient dans de profondes rêveries. Il croyait aux Ressuscités d’Irlande, aux vampires valaques, au mauvais œil ; il me citait des passages tirés du cinquième volume de la mystique de Görres, à l’appui de ses propositions.

Ce qu’il y avait de plus abracadabrant, c’est que Lenoir était un Hégélien enragé et très entendu : comment arrangeait-il cela ?

— Mais allez donc trouver un atome de bon sens dans les contradictions des gens qui sont assez sots pour « penser ! » Alors qu’il est démontré que cela ne peut mener à rien, puisqu’on ne se convainc jamais soi-même !

Quant au Magnétisme, aux expériences très curieuses de Dupotet et de Regazzoni, il y attachait une confiance sans bornes. Cette fois, je n’étais pas très éloigné de partager quelques-unes de ses opinions, mais dans un sens plus rassis et plus éclairé, bien entendu.

Le vieux scélérat croyait fermement, lui, aux coups frappés sur quelqu’un à distance, — aux passions brusquement excitées par la seule volonté du magnétiseur, — aux richesses artificielles, — aux douleurs d’un enfantement factice, — aux fleurs empoisonnées par le regard, — enfin aux signes de l’Ésotérisme sacerdotal formulant la réprobation.

Il avait, dans sa chambre, le Pentagramme d’or vierge et les attributs propices aux évocations noires et aux pactes. Il concevait le bouc baphométique, emblème prêté, comme on sait, aux anciens Templiers ; il commentait couramment les clavicules de Salomon et il croyait au corps sidéral enfermé en un chacun. Et, à l’appui de ces balivernes, il me citait, avec un sang-froid de Groënlandais, des textes qui — chose assez surprenante — paraissaient d’abord les plus rationnels, les plus logiques, les plus scientifiques et les plus irréfutables, — mais qui, évidemment, ne pouvaient être, au fond, qu’un mauvais jeu d’esprit, fruit de l’ignorance et du charlatanisme.

Tel était le bon docteur ; et il venait de poser la question — si toutefois c’est même une question — que j’ai mentionnée.

Elle donna lieu, comme on va le voir, à une discussion des plus étranges et qu’il est indispensable de relater, pour l’intelligence des événements plus étranges encore qui la suivirent.