Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/II

P.-V. Stock, éditeur (p. 63-76).


CHAPITRE II

SIR HENRY CLIFTON


La ville, estompée par la brume et les molles lueurs de la nuit, me représentait la terre, avec ses chagrins et ses tombeaux, — situés loin derrière, mais non totalement oubliés ! »
Thomas de Quincey (Confessions).


Vers la fin du mois de juillet 1866, à l’issue d’un dîner de gala que nous avait offert le capitaine du brick de commerce anglais le Wonderful, faisant voile pour les côtes de Bretagne, je liai conversation, en prenant le café, avec mon voisin de table, le lieutenant Henry Clifton ; c’était un homme d’une trentaine d’années, d’une figure ombrée du hâle des hommes de mer. L’expression de ses traits réguliers m’était sympathique et sa réserve habituelle le rendait sociable pour moi.

Ce soir-là, dis-je, nous liâmes conversation, car les quelques rapports de causerie, d’officier de marine à simple passager, avaient été fort succincts, entre nous, depuis le commencement de la traversée. Nous venions des côtes d’Irlande et, plongé dans l’étude de mes chers infusoires, j’étais resté, la plupart du temps, à fond de cale, expérimentant les vieilles saumures.

Nous échangeâmes quelques paroles touchant notre arrivée à Saint-Malo, fixée au lendemain ; puis, — les fumées du vin et des lumières nous ayant suffisamment troublé l’esprit, — nous montâmes respirer sur le tillac où nous allumâmes nos cigares.

Je m’étais abstenu, durant le banquet, de me mêler à la discussion politique — (toujours si animée en ces occasions), — qui avait éclaté, naturellement, aux entremets.

Ce genre de discussions ne me paraît intéressant qu’avec les dames.

Hé ! qui serait, alors, insensible à leurs fins sourires, à leurs exclamations intempestives et gracieuses, à leur air entendu, aux louables efforts de leurs prunelles pour paraître pénétrantes, inquiètes, surprises, etc. !… Je le répète : la discussion politique avec les dames est une chose captivante et qui donne à songer.

Afin de mériter leur estime et leur confiance, ma physionomie devient alors plus bienveillante, plus paternelle, plus tendre que de coutume ! et je leur débite gravement, en baissant les yeux, les absurdités les plus révoltantes, que mes cheveux blancs font vénérer. De sorte que mes moindres paroles font foi près du sexe enchanteur.

Du reste, la conversation politique serait tout aussi amusante avec le sexe fort si celui-ci savait y apporter la grâce et l’enjouement désirables ; — car je n’ai jamais entendu personne rien prévoir de vraiment sérieux en fait d’événements.

Sir Henry Clifton, lui aussi, n’avait pas desserré les lèvres ; ce qui fait que j’avais de lui une haute opinion : rien ne me paraissant plus difficile que le silence à son âge. En politique, il devait, présumai-je, partager mes idées, et je puis les notifier ainsi :

Par tout pays, tout citoyen, digne de ce nom, dispose, entre ses travaux et ses repas, d’environ trois heures de loisir par jour. Il comble, à l’ordinaire, ces moments de répit à l’aide d’une petite causerie, digestive et innocente, sur les affaires de sa patrie. Or, s’il ne se passe rien de marquant ni de « grave », sur quoi pourra-t-il fonder sa discussion ? — Il s’ennuiera, faute de sujet d’entretien : — et l’ennui des citoyens est fatal presque toujours aux chefs des États. Le bras est près de fonctionner quand la langue est oisive, et, comme il faut remplir les trois heures précitées, le causeur d’hier devient l’émeutier d’aujourd’hui. Voilà le triste secret des révolutions.

Il me paraît donc du devoir de tout bon gouvernement de susciter, le plus souvent possible, des guerres, des épidémies, des craintes, des espérances, des événements de tout genre (heureux ou malheureux, peu importe), des choses, enfin, capables d’alimenter la petite causerie innocente et digestive de chaque citoyen.

Après vingt, trente, quarante années de qui-vive ! perpétuel, les rois ont détourné l’attention : ils ont régné tranquillement, se sont bien amusés, et tout le monde est content. Voilà, selon moi, l’une des définitions principales de la haute diplomatie : occuper l’esprit des citoyens, à quelque prix que ce soit, afin d’éviter soi-même toute attention, quand on eut l’honneur de recevoir des mains de Dieu la mission de gouverner les hommes ! Et Machiavelli, — mon maître bien-aimé — (je pleure en prononçant ce nom), — n’a jamais trouvé une formule plus nette que celle-là ! On conçoit donc mon indifférence pour les événements, les soudainetés politiques et les complications des cabinets de l’Europe ; je laisse l’intérêt des controverses qu’ils suscitent à des esprits cariés par une soif natale de perdre le temps.

Je louai donc in petto sir Henry Clifton pour sa réserve et pour sa manière silencieuse de boire.

Sir Henry Clifton était vraiment dans un état plus prononcé que le « gris d’officier » ; il possédait la couleur complémentaire, et je vis que le chapitre approchait des expansions sentimentales.

Moi, j’avais tout mon sang-froid, et je guettai ma victime. La nuit était couverte d’étoiles. Le vent nord-ouest fraîchissait et nous poussait doucement ; la lanterne rouge du banc de quart illuminait l’écume et la buée d’argent des flots contre le bois du navire. Par instants les hurrahs du punch des officiers nous parvenaient, à travers l’entrepont, mêlés aux immenses bruits de la houle.

Le voyant silencieux, je craignis une question sur mon genre de vie et — peut-être — sur mes travaux !… J’entamai donc la conversation, suivant mes procédés irrésistibles :

— Oui, tenez, dis-je, mon jeune ami ! Parbleu ! j’ai votre affaire ! Dois-je vous l’avouer ? — J’y songe depuis que j’ai eu le véritable plaisir de vous serrer la main. — (Ici, je baissai la voix en regardant vaguement devant moi comme un homme qui se parle à lui-même) : — C’est là, j’en risquerais la gageure, ce qui vous convient. — Personne capable ! — Veuve aventureuse, expérimentée, toutefois ! — Une belle femme ! — Caractère de seconde main ! — Fortune, — oh ! fortune des Mille et une Nuits !… C’est le mot. — Oui, ajoutai-je, — (et je levai brusquement les sourcils en fixant des yeux ternes sur son épaulette), — oui, c’est là tout à fait votre affaire.

Après une certaine stupeur — prévue :

— Ah ! ah ! s’écria sir Henry Clifton, en secouant, par contenance, avec son petit doigt, la cendre de son cigare. Ah ! Ah ! L’excellent, le malin docteur ! — Du diable, si je comprends !

Ce fut avec mansuétude que je posai la main sur son bras, et que, les yeux absolument noyés dans l’espace céleste, je lui soufflai dans l’oreille :

— Une présentation, sauf obstacle, peut avoir lieu lundi, dans la journée, de une heure à deux — et votre hymen serait perpétré dans les six semaines ; du moins, j’engagerais ma pauvre tête à couper ici, sur l’étambot, que je ne fais pas erreur !

Il me prit les mains, tout ébahi : le poisson mordait ; j’avais évité les questions scientifiques.

— Je crois comprendre, enfin, — balbutia-t-il après un silence, — que vous me proposez quelque chose comme…

Il s’arrêta par une pudeur dont je lui sus gré.

— Une femme légitime, lieutenant.

— Une femme !… acheva-t-il d’une voix mal assurée et même agitée d’un tremblement.

— Et pourquoi pas, lieutenant ? répliquai-je, flairant un mystère ; votre métier de marin — (art difficile ! noble partie ! carrière notable…) — interrompis-je par une habitude machinale. — n’est pas incompatible avec un foyer lointain. Il est des nœuds plus doux que ceux… que vous avez l’habitude de filer !… ajoutai-je en souriant agréablement. Toutefois, si vous n’étiez pas disposé, — restons-en là ; plus un mot.

Il y eut une pause d’un moment ; puis, tout à coup, et comme après réflexion suffisante :

— Monsieur !… me dit-il en se reculant un peu.

Puis, pensant probablement : « c’est un original, » et résorbant ses idées :

— Je vous remercie de la bonne volonté, reprit Clifton ; et même, docteur, cela mérite une confidence.

Nous y étions. Le Constance allait agir sur le trop impressionnable enfant. Je dressai componctueusement l’oreille.

— Il est douteux, continua-t-il, que nous nous retrouvions jamais. Eh bien ! je refuse vos offres excellentes parce qu’il est une femme dont je n’oublierai jamais les traits tant que mon être durera.

— Ah !… dis-je d’un ton béat : fort bien ! Je comprends ceci : — le contraire même pourrait me surprendre ! ajoutai-je à demi-voix ; mais, permettez-moi de vous le dire :

— (Ici je me levai et je fis de grands gestes de désolation) : — Ah ! c’est dommage ! c’est vraiment dommage !

Ce qu’il y avait de diabolique en moi, c’est que j’ignorais totalement quelle femme je pouvais lui offrir et que ma principale préoccupation était seulement d’éviter toute question relative aux Infusoires.

— Et elle est mariée ! murmura sir Henry Clifton, à voix basse, comme à lui-même.

Je sentis mes yeux se mouiller de larmes.

— Puis-je vous être utile ?… lui demandai-je, à tout hasard, avec une tendresse profonde.

Et j’ajoutai lestement, à voix basse :

— C’est que je ne suis pas manchot dans les négociations embrouillées, moi !

Il y eut un moment de silence des plus singuliers, durant lequel je me sentis observé par ce jeune homme. Il balançait, peut-être, entre me souffleter ou m’embrasser. Je savais d’avance que l’interprétation décisive de mes paroles me serait, en ses esprits, favorable.

— Merci, — mon ami, mon vieil ami, — finit-il par articuler d’un ton dont l’émotion violente fut douce à mon âme ; mais la pauvre femme ne doit plus me revoir. — Me revoir ! reprit-il avec amertume ; ses yeux malades ne me reconnaîtraient plus : elle est, sans doute, aveugle en ce moment où je parle ! Oui ! oui, c’en est fait de ses pauvres yeux !…

Et il mit son front, ébriolé sans doute encore, entre ses mains.

À ces mots, j’ôtai avec lenteur mon cigare de ma bouche, — et je jetai, dans l’ombre, à sir Henry Clifton, un coup d’œil horrible : car, — je ne sais pourquoi, vraiment ! — le jeune homme venait de me faire songer à ma belle et étrange amie, — aux yeux malheureux de ma digne amie, madame Claire Lenoir.

Je tirai silencieusement ma montre et me levai :

— Au plaisir de vous revoir, mon jeune lieutenant ! m’écriai-je. Vous avez vos secrets : il est des moments où l’on doit préférer la solitude et je sais les respecter…

Il me serra la main sans relever la tête. Je boutonnai bien ma houppelande, à cause du vent, — et je descendis dans ma cabine, abandonnant sir Henry Clifton à ses rêveries, sous la protection et l’inspiration spéciales de la nuit, du vin de Constance et de la mer.