Tranchées et mines

Tranchées et mines
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 197-216).
TRANCHÉES ET MINES

On savait bien que dans le passé, sous Louis XIV, par exemple, les tranchées avaient joué un rôle important dans les campagnes. Surtout dans la guerre de siège, où les mines, elles aussi, étaient et sont encore chose normale. Mais avec les progrès de l’armement, qui devaient changer la face des choses et des procédés de la guerre, il semblait que ces méthodes d’attaque et de défense eussent fait leur temps. Et certains paraissent croire que la guerre, en les continuant, en est revenue à des méthodes presque préhistoriques.

C’est là une erreur : on ne les a jamais abandonnées, et, dans les guerres les plus récentes, il en a été fait grand usage. Autrefois à Sébastopol, plus récemment durant la lutte russo-japonaise, hier encore, dans les Balkans, au siège d’Andrinople, par exemple, où d’après le récit du colonel Piarron de Mondésir, tranchées, fils de fer, grenades à main, boucliers de sapeurs ont été des deux côtés d’emploi constant[1]. Ce qui est nouveau, ce n’est point l’emploi de procédés qui ont toujours existé, mais l’extension qui leur a été donnée. Ce ne sont point les Alliés qui l’ont imposée ; la guerre de tranchées et de mines n’est pas trop dans leur tempérament. « Les Français ne sont pas bons pour les levées de terres, » disait Turenne. Ils sont plus portés au combat au grand jour, aux opérations brillantes, exigeant l’ardeur et la vitesse, qu’à la lutte pied à pied, tenace, entre lignes de réduits souterrains, qui demande de la patience et l’habileté à se défiler. Mais ils ont dû l’accepter, et s’y adapter. Ils étaient excellens à la guerre à découvert : ils ont dû subir la guerre de taupes, et s’y sont faits parfaitement. Ils ont la souplesse et la plasticité requises, et l’ont bien montré. Et, sans doute, l’ennemi qui a cru devoir chercher un refuge dans les méthodes du génie, doit regretter à plus d’un point de vue la leçon qu’il nous a donnée.

Le but de la guerre est de vaincre, d’imposer sa volonté, d’amener la décision. Or la guerre de tranchées ne fait que retarder cette décision. C’est un de leurs généraux qui l’a dit. Voici ce qu’écrit Bernhardi : « Dans tous les cas, les positions fortifiées se sont montrées incapables de procurer le succès qui est l’objet de toute guerre… » Il dit encore : « Dès qu’Osman (à Plewna) se fut laissé river à ses positions, il cessa d’être vraiment dangereux. » Et ailleurs : « Au point de vue tactique, la fortification augmente les avantages de la défense frontale, mais augmente aussi grandement les inconvéniens. D’abord, les retranchemens portent toujours à accorder plus de valeur à la protection qu’à l’action. Puis ils rendent à peu près impossibles les changemens de front et le passage à l’offensive, car ces deux opérations contiennent un renoncement à la protection dont précisément on attend le salut. Pour l’assaillant, il se dégage de tout ceci, qu’il ne doit pas se laisser attacher par les positions fortifiées, quand il peut l’éviter ; il ne ferait que se soumettre à la loi de l’adversaire. Il doit, au contraire, tâcher d’entourer la position et, par là, de la rendre inoffensive. Par là seulement on peut garder le fier privilège de l’initiative, même en présence d’un ennemi terré. »

Depuis que la guerre de tranchées a été inaugurée, les positions ne changent plus, et l’assaillant a perdu « le fier privilège » dont par le Bernhardi. Il en est réduit à se défendre et sait que le temps travaille contre lui. La guerre de tranchées, c’est la fin de l’agresseur. Dans le cas présent, il est devenu assiégé, et l’assiégé succombe toujours avec le temps : pensée fortifiante, qui nous fait accepter une méthode si étrangère à notre tempérament, et qui semble arriérée et désuète. Arriérée, au sens d’ancien, c’est certain ; désuète, pas du tout. La guerre de tranchées s’est faite à toutes les époques, et elle se fera encore, au moins autant que par le passé. La campagne de 1914-1915 lui donnera un regain de faveur. A la guerre il faut avancer, mais il est plus essentiel de ne pas reculer ; cette considération suffit pour justifier le recours à la méthode des tranchées. Comment prit naissance cette guerre, comment elle évolua, comment naquit et évolua, aussi, la guerre de mines, voilà ce que je voudrais dire, pour indiquer aussi la façon dont elles se pratiquent en ce moment, pour quelque temps encore.


C’est évidemment dans la préhistoire qu’il faut aller chercher la première tranchée. Non pas à l’époque gallo-romaine ou celtique, à l’époque « protohistorique, » à laquelle le très regretté et héroïque Joseph Déchelette a consacré son dernier livre, paru quelques semaines avant la déclaration de guerre (son Archéologie Celtique ou Protohistorique, formant le quatrième volume de son magistral Manuel d’Archéologie), mais plus loin encore. Déjà les Celtes avaient un armement perfectionné : casques » cuirasses, boucliers, épées, poignards, lances, javelots, et ils savaient s’abriter derrière leurs armes défensives. Mais c’est encore plus en arrière dans le passé, chez l’homme préhistorique, chez la brute néanderthalienne et parmi ses devanciers, qu’a dû commencer la tranchée.

Au début, elle dut être fournie par la nature. Dressé à l’art de se défiler pour surprendre les animaux dont il se nourrissait, et les approcher assez pour leur envoyer la pierre, la flèche, ou le javelot à pointe en silex qui les mettaient hors de combat, le primitif savait se cacher derrière les rochers, les arbres, s’avancer en rampant dans les dépressions de terrain, utiliser les rigoles creusées par les eaux sauvages. Dépressions et rigoles furent ses premières tranchées.

L’homme qui, après avoir utilisé les éclats de silex fournis par la nature comme armes de jet, outils, ustensiles, sut façonner lui-même délibérément des silex en des pièces qui sont des merveilles de finesse et d’élégance de formes ; cet homme assurément avait trop d’ingéniosité pour ne pas façonner aussi des accidens de terrain. D’abord, il dut développer, améliorer les accidens naturels, les approfondir, les élargir. Les animaux de chasse ont leurs habitudes : on sait où ils passent, où ils vont boire. L’homme primitif ne l’ignorait pas, et s’embusqua sur leurs routes. Il fut amené à perfectionner ses embuscades par les avantages qu’il leur trouva, peut-être même à en créer de toutes pièces ; il possédait des silex à fouiller le sol.

S’il avait avantage à se défiler dans ses rapports avec les animaux, il en avait souvent autant dans ses rapports avec ses semblables. La tranchée d’attaque ou de défense prit naissance : on s’y tenait abrité, prêt à repousser les ennemis à coups de pierres ou de flèches. Mais c’est seulement après l’établissement de groupemens humains ayant quelque cohésion, que se formèrent des agglomérations plus ou moins défendues par des murs et des fossés, et qu’eurent lieu des guerres un peu étendues, comportant quelque stratégie et une certaine technique dans les procédés de combat. Il est du moins permis de le conjecturer.

Ce qui est certain, c’est que l’esprit inventif de l’homme primitif lui fit faire de rapides progrès. Sans doute, tout n’est pas de lui dans ces progrès. Il a pu copier, s’inspirer des méthodes des animaux, et leur emprunter la galerie.

Est-ce la taupe qui lui donna des leçons ? ou bien le lapin ? Toujours est-il que, dès le début de l’époque romaine, en 430 avant l’ère chrétienne, d’après Tite-Live, Servilius, assiégeant les Etrusques dans Fidènes, ne trouva rien de mieux que de creuser, de son camp jusque sous la citadelle assiégée, une galerie souterraine par laquelle ses soldats débouchèrent au cœur de la ville dont ils s’emparèrent sans peine. Voilà un exemple de mine, de mine offensive.

Mais la mine défensive date aussi d’une époque reculée. Sous Philippe II de Macédoine, au ive siècle avant Jésus-Christ, la contre-mine était connue. On savait, si l’assiégeant poussait des mines ou galeries souterraines contre la ville, établir une contre-mine : un fossé profond, en avant des remparts, où l’on accumulait du bois. Dès que les mines des assiégeans arrivaient à ce fossé, on mettait le feu au bois, que l’on couvrait de mottes de gazon. De la sorte, la fumée, refoulée dans les galeries ennemies, asphyxiait les occupans. Certains stratégistes y lâchaient des essaims d’abeilles, on dit même des ours et bêtes féroces, — à Themiscyre par exemple (68 ans avant Jésus-Christ), — ou bien des choses malpropres ou incommodantes. A Apollonie, l’assiégé put repérer la direction des mines de l’assiégeant, et creusa des puits qui communiquaient avec elles, puits par lesquels il versa de l’eau et de la poix bouillantes, des vidanges et du sable rougi au feu.

Dès cette époque, le problème des écoutes était posé, et résolu. Le bruit des mineurs se propage à une certaine distance dans le sol : en écoutant, chaque parti peut se rendre compte de ce que fait l’autre, où il se trouve, à quelle distance, dans quelle direction. Durant le siège de Barcé, en Cyrénaïque, un chaudronnier imagina de faciliter leur besogne aux écouteurs, en leur donnant un bouclier d’airain qu’on posait sur le sol, pour l’employer à ausculter. Le son était renforcé, et on savait s’il y avait des mineurs dans le voisinage. Le service des écouteurs a conservé jusqu’au moment présent toute son importance, bien qu’on n’y utilise plus le bouclier d’airain.

Les mines ne servaient pas seulement à pénétrer sous la ville, ou à contrebattre les galeries des assiégeans : on les employait encore à ouvrir la brèche. L’assiégeant les conduisait jusque sous la muraille, puis les prolongeait en équerre, à droite et à gauche, en suivant celle-ci. Le travail consistait à saper les fondations et à remplacer une certaine épaisseur de pierres par des bois placés debout, soutenant le mur. Quand on en avait de la sorte sapé une bonne longueur, on mettait le feu aux étais, et la superstructure, privée de soutien, s’effondrait. L’assiégeant n’avait plus qu’à se ruer par la brèche. La méthode fut employée à Thèbes.

On remarquera que, de l’aveu de César, les Gaulois étaient fort experts aux mines souterraines, dont, dit-il, « le travail leur était familier, à cause des mines de fer dont leur pays abonde. » Et quand les Romains voulaient, à leur tour, creuser une mine, « les Gaulois l’éventaient, la remplissaient de pieux durcis au feu, de poix bouillante et de pierres pesantes ; ils arrêtaient ainsi nos mineurs et les empêchaient d’approcher des mines. »

La guerre souterraine se transforma naturellement, quand la poudre à canon lui donna des possibilités nouvelles et fort intéressantes ; on paraît avoir mis le temps à s’en apercevoir : deux cent cinquante ans environ. Ce n’est guère qu’après 1500 que la poudre a servi comme explosif dans la guerre de siège, entre les mains de Pierre de Navarre. Il s’agissait de réduire les forts de Naples. Le capitaine A. Gênez, dans son très intéressant Historique de la guerre souterraine, raconte comment Pierre de Navarre s’y prit. Il creusa des mines, aboutissant sous l’enceinte de la citadelle, et les bourra de poudre. Après quoi il somma les Français de se rendre sous peine d’être écrasés. Ceux-ci avaient bien entendu quelque bruit souterrain, mais n’y avaient pas pris autrement garde. Ils refusèrent avec mépris. Pierre fit jouer ses mines ; le mur s’effondra, et, par la brèche, l’assaillant se précipita. Toutefois, le Château de l’Œuf tenait encore, perché sur un rocher presque détaché de la terre ferme. Une galerie fut poussée dessous et remplie de poudre. Le rocher se fendit, et les murailles tombèrent à l’eau ; les assaillans n’eurent alors pas de peine à enlever ce qui restait des assiégés.

La gloire de Pierre de Navarre en fut beaucoup accrue. Il lui restait cependant quelque chose à apprendre, car à Bologne, en 1512, il lui arriva ce fait bizarre que ses mines en explosant liront simplement remonter la muraille comme un rideau, après quoi elle retomba en place, ayant laissé voir un instant derrière elle « la ville et les soldats en bon ordre. » On cria au miracle. En réalité, il y avait eu erreur. Les mines avaient été placées trop exactement au-dessous du centre de gravité des murs. Le même fait se serait présenté, en 1795, à Fontarabie.

La mine explosive d’attaque devait provoquer l’apparition de la mine explosive de défense. Cela ne manqua point ; au XVIe siècle, elle fonctionnait déjà, par exemple au siège de Vienne par les Turcs, en 1529. On avait même eu l’idée des mines défensives chargées d’avance, des mines préparées en temps de paix sous les ouvrages défensifs qu’on pouvait être obligé d’abandonner. En les faisant jouer, une fois les troupes et l’armement retirés, et pendant que l’ennemi s’installait, on avait la satisfaction de tuer du monde à celui-ci et de lui enlever une position utile. C’est ce qui eut lieu à Padoue en 1509. Les Vénitiens durent abandonner un terrain où Allemands et Espagnols se précipitèrent. Mais les mines préparées par les assiégés ayant joué, les assiégeans volèrent en l’air, faisant ce que le chevalier de Ville appelait « le saut périlleux. » La méthode parut bonne, et le génie prit l’habitude d’établir une rangée de mines défensives en arrière du mur principal, entre lui et un second mur intérieur, qui y était parallèle.

Mines et contre-mines jouèrent un grand rôle au siège d’Ostende en 1601-1604. En fait, une grande partie de la guerre se passa sous terre. Les mineurs des deux armées se cherchaient pour ruiner l’ouvrage de l’adversaire et se rencontraient en corps à corps sanglans. Une galerie tout à coup s’ouvrait dans celle des ennemis et aussitôt on s’entre-tuait. « Il fut combattu sous terre à outrance, dit le chevalier de Bonours, voire avec telle obstination qu’il advint par deux fois qu’assiégeans et assiégez s’étaient entre-tués en assez bon nombre, sans qu’un seul fust resté vivant pour raconter le succez du combat, ainsi furent trouvez les corps gisans dans les cavitez de la terre ainsi qu’ils étaient tombez, percés de diverses plaies. » On se battait dans l’obscurité, à la seule lueur des mousquets : « Ainsi à l’aveuglon on s’entre-donnait des coups orbes, sans se voir ni pouvoir juger à qui on avait affaire. Bien souvent le feu s’éprenait intempestivement à la poudre préparée pour les mines, ensevelissant tout vifs ceux qui s’entre-affrontaient dans ces grottes et cavernes artificielles, ainsi que lutons, et poussant bien haut en air ceux que le sort faisait rencontrer dessus. »

De même à Arras en 1654 : on y voit le contre-mineur marchant sous terre à la rencontre du mineur, et s’efforçant de ruiner ses galeries. En fait, la pratique des mines était devenue à tel point répandue que le besoin d’une théorie, d’une codification des méthodes et des procédés, s’était fait sentir. Le chevalier de Ville fut le premier à formuler un ensemble de règles, tant de l’attaque que de la défense par mines. Il établit une sorte de corps de doctrine d’où il résultait, d’après le poète Desmarets, qui appréciait les efforts impartialement tentés pour l’une et pour l’autre, « que l’on peut prendre tout, et qu’on ne peut rien prendre. »

Le chevalier de Ville insista sur la nécessité de bourrer les fourneaux, pour les empêcher de « souffler » dans la galerie et de la démolir ; il indiqua une méthode ingénieuse de « puits à cascanes, » moyen terme entre le puits simple et la descente par gradins, quand il fallait gagner en profondeur ; il donna une méthode de contre-mines qui s’avançaient franchement hors de la place jusque dans la campagne, par un réseau de galeries creusées sous celles de l’assaillant.

Mais c’est plus tard seulement que la science intervint dans la question des mines et y introduisit quelque méthode. Jusqu’au XVIIe siècle, la pratique des mines était chose essentiellement empirique ; elle manquait de principes et de règles. Avec Vauban la situation changea. Il fit faire à Mesgrigny, un « mineur » dont le nom reste bien connu, des expériences sur la relation entre la charge de poudre et le volume des terres enlevées. Les résultats n’en furent toutefois pas interprétés de façon heureuse : on en déduisit entre autres choses cette conclusion, manifestement erronée, que l’augmentation de la charge n’augmente pas le rayon de l’entonnoir. L’homme qui devait corriger cette erreur, et qui, au XVIIIe siècle, a le plus fait pour l’art du mineur, fut Bernard Forest de Bélidor. On lui doit des expériences, restées mémorables, qui furent faites à La Fère, en 1725. L’une d’elles consista à creuser 4 puits de profondeurs diverses (entre 3 m. 20 et 4 m. 16) aux quatre angles d’un quadrilatère formé de galeries en pente reliant entre eux ces puits. A l’intérieur du quadrilatère, on établit un fourneau de mine qui se trouvait à des distances différentes des galeries et des puits, et à 3 m. 20 sous le sol ; celui-ci reçut une forte charge de poudre. L’explosion se produisit, et l’inspection de ses effets fit voir que les galeries étaient crevées jusqu’au quadruple de la ligne de moindre résistance (3 m. 20) et que le rayon de l’entonnoir croissait indiscutablement avec la charge de poudre.

Ce fut là une première expérience scientifique ; bien d’autres ont suivi. Mais tandis que celle de Bélidor passait inaperçue et dédaignée en France, en Allemagne on l’accueillait avec enthousiasme, on la répétait, on la vérifiait, on en faisait son profit. Combien de fois n’est-ce pas arrivé depuis !

Aujourd’hui, toute la technique des mines repose sur un ensemble d’expériences minutieusement conduites, et a été condensée en un certain nombre de formules et d’équations précises. Des ouvrages spéciaux, destinés aux mineurs, leur fournissent les données qui leur sont nécessaires, et tous les renseignemens utiles sur la façon de procéder selon les circonstances, le terrain, le but poursuivi.

Ce dernier est très variable.

On a employé les mines à ouvrir la brèche jusqu’à la Révolution, — et même ces dernières années, à Port-Arthur, au fort n° 11. Si l’opération a échoué, cela a tenu aux mitrailleuses russes contre lesquelles les assaillans, une fois dans la place, étaient sans défense. Jusqu’à l’époque où l’artillerie a été dotée de canons puissans et à longue portée, les mines pouvaient faire plus que le canon, pour l’ouverture de la brèche, préface de l’assaut.

Elles ont été employées à la surveillance et à l’attaque des mines adverses. Telle fut leur utilisation à Tuyen-Quan, par l’ingénieux et héroïque sergent Bobillot, dont l’histoire militaire a été fort bien racontée par M. Azibert dans les Sièges célèbres. C’est un magnifique épisode. Ils ne sont pas 650, avec le commandant Dominé, et les Chinois sont 13 000. Bobillot, sous-officier du génie, devient d’office chef du génie de la place. Les Chinois font des mines. Ils ont de la poudre, Bobillot n’en a pas. « Faisons quand même des galeries, dit-il : elles serviront d’évens et diminueront les effets des explosions. » On en fait, on gagne du temps, on tient jusqu’au moment où, enfin, arrivent les troupes de secours.

Les mines servent, couramment, à détruire les mines de l’adversaire. L’un cherche l’autre sous le sol, s’arrêtant de travailler, par intervalles, pour se mettre aux écoutes, et juger à quelle distance se trouve la galerie ennemie. Ce n’est pas pour y pénétrer, mais pour la faire sauter, la détruire, en empêcher le prolongement, et surtout l’utilisation. Dès que l’un se croit à bonne portée, il établit son fourneau de mine, bourre, et fait exploser. Il faut ici bien posséder ses formules, car la charge varie selon l’effet à produire, et pour faire jouer un camouflet, elle doit être exactement calculée. Le camouflet est l’explosion souterraine qui enfonce la galerie adverse et ameublit le sol à la ronde, sans produire d’effets extérieurs : explosion fort redoutable d’ailleurs, car elle remplit la galerie de l’ennemi de gaz asphyxians.

Les mines ont été souvent employées à faire sauter des batteries. Mais c’était au temps où la portée des canons était telle qu’on pouvait en approcher de très près. Au siège de Turin, en 1706, sur 16 pièces d’une batterie, 13 furent culbutées et enterrées par l’explosion de 4 fourneaux aménagés sous elle. Cet exploit fut même renouvelé plusieurs fois.

On emploie encore les mines à détruire les forts, ou ouvrages défensifs qu’il faut évacuer et qui serviraient de point d’appui à l’ennemi. Ou bien les maisons d’une ville. Au siège de Saragosse, nous tenions une faible partie de l’enceinte. La ville avait été partagée en sortes de forteresses juxtaposées, par des barricades et autres défenses. On ne pouvait songer à les attaquer de front : on les entreprit par en dessous. On chemina de cave en cave, en faisant des explosions successives qui vinrent à bout de la résistance pourtant désespérée des Espagnols. Avec les mines on peut tout, — ou on ne peut rien : la méthode vaut ce que valent les hommes, par le caractère et par la science.

Nous venons de voir le mineur prendre la ville de Saragosse ; à Mouzon, nous la voyons défendre avec succès, par un simple mineur, Saint-Jacques. Quatre mois durant, presque sans outils ni ressources, il mena la campagne. Les Espagnols minaient, il contre-mina, dégoûtant l’adversaire de ses essais successifs, et lui tenant tête jusqu’au bout. Celui-là aussi est une des gloires des mineurs français.

En d’autres circonstances, la mine a servi à détruire des emplacemens que l’ennemi aurait pu utiliser, ou bien à en faire sauter sur lesquels il avait des troupes. Les mines ont des emplois très variés. Ou plutôt, elles les ont eus jusqu’à Louis XV. Sous Louis XIV, la guerre de siège ou de position tenait la place principale, et, d’autre part, l’artillerie à faible portée était incapable d’ouvrir la brèche et obligée de se tenir très près. Dès lors le mineur pouvait agir, et son concours était indispensable. Artilleur et mineur opéraient d’accord, tant à l’attaque qu’à la défense. Mais, sous Louis XV, le matériel devint plus mobile et plus puissant, et, peu après, la Révolution inaugurait les guerres de manœuvre et de mouvement. Les sièges prenaient moins d’importance, et l’artillerie, à plus longue portée, permettait de se passer des mines.

Pourtant leur règne n’était pas fini.

Si, pour en éloigner le canon devenu plus puissant, on entourait la place d’ouvrages avancés, on ne faisait souvent que reculer pour mieux sauter, au sens technique du terme. La décision était ajournée, retardée, mais non pas changée. Et les mines sont restées en usage ; elles sont toujours employées. Il y a toujours les tranchées qui permettent d’approcher, et d’assez près, et de ces tranchées il est toujours loisible de faire des cheminemens souterrains, des galeries. L’histoire de Port-Arthur est là pour le faire voir : assaillans et défenseurs en ont fait un emploi qui dénote leur ténacité, leur impérieuse volonté de vaincre. Le rôle des mines n’est pas terminé, tant s’en faut.

Leur technique s’est beaucoup perfectionnée. Qu’on songe à tous les explosifs découverts depuis une cinquantaine d’années, et qui sont utilisés par le mineur. Chacun d’eux veut être traité d’une façon différente. Et chacun d’eux a ses applications particulières.

Le mineur doit donc posséder un bagage considérable de connaissances spéciales. Il doit savoir comment on traite, conserve et transporte ces personnalités instables que sont les explosifs ; quelle charge il en faut employer, selon les conditions et le but proposé, renseignement qui lui est fourni par nombre de formules qui supposent certaines connaissances mathématiques. Il doit savoir quelle longueur de bourrage s’impose, selon les conditions, selon le but ; quel espace il faut laisser entre les fourneaux de mine quand on procède par explosions multiples. Rien de tout cela ne se devine ni ne s’improvise : l’expérimentation et la mathématique ont permis de déduire des règles précises auxquelles il faut se tenir.

Pareillement, il y a toute une méthode, toute une technique de la construction des puits, des galeries, des rameaux ; et elles varient selon la nature du terrain, selon le caractère tout à fait éphémère, ou un peu plus permanent du travail. Tout cela a été codifié : le mineur sait ce qu’il a à faire, de quelle façon, et combien de temps, à peu près, cela va lui demander.

Le but est invariable : faire une explosion, et l’opération finale, c’est l’établissement de la chambre aux poudres, du fourneau de mine. Cette chambre est une cavité, que l’on creuse au bout du puits ou du rameau de galerie ; les dimensions en sont réglées par la charge qu’on y veut introduire ; et la charge, naturellement, dépend du terrain et de l’effet recherché. Elle dépend aussi de l’explosif employé, car sous même volume, deux explosifs différens ont des puissances différentes. On tient compte de tout cela pour faire une chambre aux poudres suffisante, ayant les dimensions requises. On se garde de perdre du temps à la faire trop grande, bien qu’en fait, sa capacité puisse être 8 ou 10 fois supérieure au volume de la charge sans diminuer d’une quantité appréciable l’effet de celle-ci.

Une fois le fourneau établi, on joint aux explosifs les détonateurs qui en détermineront l’explosion, et on met en place, soigneusement, l’engin qui servira à la mise du feu. Il varie selon les circonstances : parfois la traînée de poudre suffit (démolition d’édifices), ou bien le saucisson, protégé contre le bourrage par un auget ; on emploie encore des cordeaux spéciaux, dont le Bickford est le plus connu et le plus ancien ; enfin, il y a les fils électriques ; et c’est là le procédé le plus moderne.

L’opération n’est toutefois pas terminée quand on a garni la chambre aux explosifs, mis en place les détonateurs, relié ceux-ci au fil électrique qui servira à faire partir le fourneau, une fois tout le personnel ramené en arrière, à distance prudente. On ferait passer le courant, à ce moment, que le fourneau ne donnerait à peu près rien des résultats attendus. Il « soufflerait » dans la galerie en l’empoisonnant, et donnerait peut-être un petit camouflet local et restreint. Ce n’est pas ce qu’on cherche : on veut l’effet maximum compatible avec la charge, et pour l’obtenir, il faut bourrer. Faire exploser une charge d’explosifs dans une chambre en communication avec l’extérieur, c’est presque comme si on la faisait exploser à l’air libre. Et on sait que, dans ces conditions, l’effet produit est peu de chose, comparé à ce qu’il est quand la charge est enfermée. Bourrer, c’est boucher la galerie, au voisinage de la chambre, de façon à clore celle-ci hermétiquement : c’est fermer la chambre, pour obtenir le maximum d’effet explosif.

Par conséquent, une fois le fourneau en place et le fil posé, on s’occupe à bourrer, à remplir la galerie, au moins sur une certaine longueur. Ici encore, il y a la manière, et toute une technique. Une formule indique quelle doit être la longueur du bourrage, d’après la charge du fourneau. Et ce bourrage se fait avec les matériaux disponibles, de préférence ceux dont le transport et le maniement sont faciles : sacs de terre ou de sable, briques, mottes de terre gazonnée. Il ne sert pas seulement à assurer le maximum d’effet explosif autour du fourneau même : il empêche la galerie d’être envahie par les gaz asphyxians qui résultent de l’explosion.

Une fois qu’il est terminé, tout est prêt : et on fait jouer le fourneau, au moment voulu. Les galeries souterraines ne possédant qu’une ventilation naturelle très insuffisante, on fait emploi maintenant, dans la guerre de mines, de ventilateurs pour injecter de l’air pur du dehors au fond des galeries, et on dispose d’appareils de sauvetage et de médicamens pour ranimer les asphyxiés. Car les accidens sont fréquens.

Il y a des cas encore, où, à cause du temps et du travail nécessaires au creusement des galeries, on se dispense d’en faire. Ou plutôt, à partir d’une d’elles on pratique une mine forée. On a des trépans, des tarières, du genre de ceux qui servent à faire les sondages, au moyen desquels on fait un forage qui peut atteindre plusieurs mètres. Ce forage donne une petite galerie de quelques centimètres de diamètre. En poussant au bout un pétard de dynamite que l’on fait exploser, on détermine la formation d’une chambre propre à recevoir une charge plus considérable et capable de faire office de fourneau.

Il y a d’autres procédés encore, tenus secrets, et dont on ne parle pas.

Au total, l’art du génie est très divers ; ses ressources et ses méthodes varient selon les conditions où il opère et le but qu’il se propose : S’il y a des règles générales bien établies, il faut toujours les adapter à chaque cas particulier, et c’est dans le choix de la tactique à adopter que se révèle l’ingéniosité du mineur. Rien de plus intéressant, à cet égard, que l’étude de la guerre de mines, jour par jour, point par point, telle qu’elle se fit à Port-Arthur.

Russes et Japonais s’y cherchaient sous terre, autant que dessus. En diverses occasions, la galerie des uns vint s’ouvrir dans celle des autres, et on se battait à coups de grenades, au fusil et à la baïonnette. Mais ce n’était point là le but : ce qu’on cherchait était la destruction, ou bien des ouvrages, ou bien des galeries poussées par l’assiégé vers l’assiégeant.

Les galeries de l’assiégeant avaient toutes leur point de départ dans les tranchées, dans les parallèles. Elles étaient d’ailleurs admirablement faites, bien boisées aussi pour en empêcher l’effondrement, et les Japonais avaient imaginé un matériel de mines exceptionnellement bien établi.

Rien de surprenant à ce que Port-Arthur ait témoigné de la vitalité de l’art du mineur : ce fut un siège, et s’il est une circonstance où la guerre de mines doive jouer un rôle, c’est bien celle-là. Le fait n’est pourtant pas obligatoire : l’histoire cite de nombreux sièges où les mines ne jouèrent aucun rôle.


Ce qui surprend davantage, c’est le rôle actuel de la guerre de tranchées. Les stratégistes diront pourquoi, dans le choc de masses actuel, elle s’est imposée : et peut-être diront-ils que dans les futures guerres de peuples, a effectifs énormes et à fronts démesurés, la tranchée est appelée à jouer un rôle prépondérant, tout en faveur de celui qui y aura recours le plus tôt, et le plus près de sa frontière. Les considérations sur l’art de la guerre, qui se publieront pendant les prochaines années, seront infiniment intéressantes. Mais n’anticipons pas. Notons toutefois que la forme qu’a prise la guerre actuelle a été très exactement prévue dès 1902 par le remarquable écrivain militaire, le collaborateur éminent du Journal de Genève, le colonel Feyler, dans un article véritablement prophétique, et qu’il faut lire.

Ainsi qu’il a été déjà remarqué, la tranchée n’est point une innovation : elle a toujours existé, bien qu’on l’ait plus ou moins employée selon les circonstances. Peut-être bien d’ailleurs l’armement actuel a-t-il contribué à la remettre en honneur…

En quoi elle consiste, il n’est guère utile de le dire ; chacun le sait ; mille descriptions en ont été fournies dans les journaux. Elle est parfois très perfectionnée, ayant été complétée par des demeures souterraines excavées dans le sol. La vue, assurément, y est limitée ; on n’y découvre pas un horizon étendu comme cela a lieu, par exemple, pour les cavernes des troglodytes creusées dans la colline de Saint-Chamas ou encore dans la vallée de la Loire ; mais on peut y vivre quelque temps et avec un certain confort. Elles ne sont malheureusement pas toutes aussi bien aménagées ; il en est qui sont pleines d’eau, ou à peu près : affaire de géologie, et de forme du sol.

Quant au principe des tranchées, il reste le même que par le passé. Ce sont des excavations dans le sol, en ligne droite, courbe, ou sinueuse, complétées par un parapet formé de la terre extraite, et rejetée sur le bord, en avant, face à l’ennemi. On les appelait parallèles, parce que, dans les sièges où elles étaient d’usage courant, elles étaient creusées parallèlement à l’ouvrage qu’il s’agissait d’approcher.

Le point de départ d’une tranchée est généralement un coin abrité où l’on peut commencer le travail en paix ; une fois qu’on dispose de l’amorce, on la prolonge sans difficulté en terrain exposé, puisqu’on avance à l’abri. Mais il n’en va pas toujours de même. On voit que souvent la tranchée a été commencée en position exposée, ou à peine abritée. Des soldats ont pu, par bonds, arriver à une petite dépression, et, travaillant couchés, ils l’ont approfondie et agrandie, ce qui a permis à d’autres de les joindre et d’entreprendre alors une extension latérale du trou primitif, devenu ainsi l’amorce d’une tranchée. Pour bien faire, il faudrait ensuite établir un cheminement conduisant d’un point abrité jusqu’à la tranchée, pour assurer la sécurité de la relève et du ravitaillement. Il ne semble pas que cela se fasse toujours ni que, dans le trajet, nos soldats se gardent assez. Peut-être, d’ailleurs, y a-t-il des cas où le cheminement ne peut être établi. Rien de plus variable que les conditions et le terrain où se font les tranchées.

Autrefois, du temps des fusils et canons à faible portée, et des projectiles à faible pénétration, on avait d’autres procédés. Ils ne suffiraient plus. Ainsi on ne creusait pas le sol, mais on y plaçait des rangées de gabions farcis, de clayonnages pleins de terre, sur plusieurs hauteurs, et on s’abritait derrière. Ou encore, à la place des gabions, on avait des sacs pleins de terre : c’était la sape volante. Elle rendrait encore des services : il ne faut pas tant de terre, ni surtout de sable, humide de préférence, pour arrêter la balle moderne ; mais l’artillerie est là qui la bousculerait impitoyablement. On s’en tient donc à la sape profonde avec parapet formé par la terre extraite, mise en sacs ou non, complété par des boucliers d’acier. Ceux-ci ne sont pas des ressuscités, d’ailleurs : le bouclier est resté en usage dans l’artillerie, pour protéger les servans. Et les mineurs l’ont employé à Andrinople.

Quant aux abris où logent nos soldats, quand ils ne tirent point sur l’ennemi, ce sont des excavations dans les parois de la tranchée même, excavations plus ou moins longues et profondes, dont le plafond est soutenu par des poutres et des planches. Elles ont été mille fois décrites et figurées.

Il est un point sur lequel nos tranchées actuelles diffèrent beaucoup des parallèles d’autrefois. Il a fallu les sectionner au moyen de traverses ou pare-éclats qui divisent chaque tranchée en un certain nombre de compartimens communicans, dont chacun reçoit de deux à quatre soldats. Ces compartimens ont été rendus nécessaires pour deux raisons. D’abord, si un obus vient à éclater dans la tranchée à traverses, le dégât est forcément limité au compartiment atteint : les traverses l’empêchent d’atteindre le reste de la tranchée. D’autre part, elles rendent un grand service en empêchant le tir en enfilade au fusil ou au canon. Elles fractionnent les risques, au cas où l’ennemi pourrait, à un moment, prendre la tranchée d’enfilade.

On a dit que l’ennemi avait des machines à creuser des tranchées. Sous cette forme, le fait n’est pas exact. Mais il y avait, et les Allemands ont utilisé, en Belgique, des machines à excaver, des appareils locomobiles destinés à creuser des tranchées de canalisation d’eau, de gaz, et même des tranchées de chemins de fer et de canaux.

Ces excavateurs consistent essentiellement en une roue portant des couteaux en acier manganèse, qui fouillent et désagrègent le sol ; des godets recueillent et jettent sur le côté les déblais. L’appareil serait économique ; l’extraction du mètre cube de terre reviendrait à 5 centimes, même en sol dur. Il en existe divers types, donnant des tranchées ayant de 70 cent. à 1 m. 22 de largeur, et une profondeur maxima de 2 m. 25. On conçoit les services que peut rendre pareil excavateur pour creuser des tranchées en arrière de la première ligne, pour une armée qui prévoit une retraite, et veut se ménager des lignes de défense. A distance du front, cet appareil est utilisable et très pratique ; mais, à l’avant, il ne vaudrait rien et serait vite démoli par l’artillerie.

La machine qui a été utilisée en Belgique, — et capturée par les Alliés, — est-elle allemande ou belge ? En tout cas, elle est ingénieuse et utilisable à la guerre. Ce qu’on peut très bien utiliser aussi, — et on la trouve partout, — c’est la charrue ; le commandant de Maud’huy, aux manœuvres de 1903, en préconisait l’emploi. Elle augmente dans les 4/5 la rapidité d’exécution. Mais, bien entendu, on ne peut l’utiliser qu’à l’abri, ou avant l’arrivée de l’ennemi.


Nous avons vu ce que sont les mines, et ce que sont les tranchées, séparément. Voyons maintenant le rôle qu’elles jouent, les unes contre les autres, dans la guerre actuelle.

Les communiqués nous parlent de temps à autre d’une tranchée, qui a été bouleversée par une mine et dont les défenseurs ont été tués ou pris.

Que s’est-il passé ? Un sergent du génie nous l’a raconté.

« Nous avons, dit-il, entrepris des mines au nombre de quatre, afin de faire sauter la tranchée allemande qui se trouve à 30 mètres en avant et d’enrayer les Allemands dans leur travail de mines, car il est certain que, de leur côté, ils essaient de nous faire sauter.

« Étant mineur de 1re classe, j’ai reçu de mon capitaine la direction de ces travaux si délicats et peu faciles à faire dans un terrain bouleversé par les obus. Deux de mes galeries ont déjà 12 mètres de long, et c’est justement de l’une d’elles que je vous écris ces lignes, à la lumière d’une bougie, assis sur une planche, tout en surveillant le travail des hommes. Ce travail est pénible, je vous assure. Il s’agit de creuser une galerie d’un mètre cinquante de haut, sur 4 mètre de large. Au fur et à mesure que l’on avance, de mètre en mètre, on place des cadres en bois dur, et entre les parois et les cadres, on boise la galerie avec des planches dites de coffrage ; le dessus de la galerie est boisé avec des planches plus fortes appelées planches de ciel, que l’on pousse au fur et à mesure que l’on avance, jusqu’à ce qu’on ait fait un mètre, et que l’on place un nouveau cadre. Il faut travailler penché. Plus l’on s’enfonce, plus il fait chaud ; aussi les sapeurs mettent-ils à bas la capote et la veste. Pour évacuer les terres extraites au dehors, on est obligé de se servir de paniers ; l’entrée de la galerie est en escalier et rend impossible l’emploi d’un chariot de mine ; le travail est donc, comme vous pouvez en juger, extrêmement pénible. Malgré tout, on avance chaque jour de 2 mètres ; de plus, comme il faut nous enfoncer assez profond en terre pour arriver à environ 6 mètres sous la tranchée allemande, on donne une inclinaison de 20 centimètres par mètre à la galerie, c’est-à-dire que chaque cadre se trouve placé 20 centimètres plus bas que le précédent. Voici la vie du mineur, qui travaille six heures, sans autre arrêt que quelques minutes de temps à autre, pour écouter si l’on n’entend pas les Boches travailler. Ces écoutes, on les pratique en fermant hermétiquement l’entrée de la galerie, puis, tout au fond, on se couche sur une planche, l’oreille collée au sol et la tête recouverte d’une toile ; on entend ainsi très bien travailler à dix mètres de soi… »

Voilà les préliminaires. Dès que le travail est achevé et que l’on se sait sous la ligne des tranchées ennemies, à 3 ou 4 mètres de profondeur, on établit les fourneaux. La charge en est calculée selon la hauteur probable du sol, au-dessus d’eux, et on la détermine sans peine, de façon très suffisamment exacte ; on pose le fil ou le cordeau pour la mise à feu, on pratique le bourrage, et on fait sauter la mine. « Tout saute en l’air. » Une masse de terre est projetée vers le ciel, où on distingue çà et là des corps, des armes, et le tout retombe sur le sol. Assez souvent, on fait au préalable usage d’un stratagème. Exemple, ce qui se passa, l’hiver dernier, à Beaurains. Voici ce que raconte un des témoins et acteurs :

« Une galerie préparée par nos mineurs nous permit d’atteindre vers midi les ouvrages ennemis. À midi vingt, les charges sont en place.

« Il s’agit maintenant d’attirer à l’endroit qui sautera tout à l’heure le plus d’ennemis possible. Une section de zouaves, avec de grands cris, sort de sa cachette et se précipite en avant, puis soudain s’aplatit, feignant d’avoir été décimée par le feu adverse. Cette apparence de succès encourage les Allemands, qui contre-attaquent vers une heure.

« Nous les voyons s’avancer au pas, en ligne impeccable ; seul, le bruit des bottes martelant le sol durci par la gelée.

« Un coup de sifflet bref coupe l’air : une lueur rouge, un grondement, la terre qui se soulève en cinq endroits à la fois. Des masses de pierres projetées en l’air, et avec elles des corps mutilés, sanglans. Les mines ont éclaté !… Dans les cinq entonnoirs creusés par l’explosion, nos hommes s’installent à leur tour, rétablissent la tranchée, mais pour notre plus grande commodité, cette fois. »

Le but de ces opérations, les deux lignes précédentes l’indiquent. Ce n’est pas seulement de faire sauter les ennemis, mais aussi de prendre leur place et de gagner du terrain en avançant le front des tranchées. Aussitôt l’explosion faite, nos soldats sortent en hâte de leurs abris et vont se jeter dans les entonnoirs créés par les mines. Ces entonnoirs, ils vont les relier entre eux, par des cheminemens qu’ils prolongeront autant qu’ils pourront sur les côtés, et le tout deviendra une nouvelle ligne, avancée, de tranchées. C’est ce qu’en langage technique on appelle « organiser des entonnoirs. » À la Boisselle, nous avons procédé ainsi. De même au Four-de-Paris, à la Fontenelle, à Carnoy, aux Éparges, à Carency, à Ville-sur-Tourbe, au bois le Prêtre, et tant d’autres localités désormais historiques, où se feront tant de pèlerinages.

Détruire les tranchées ennemies, et en-tuer les occupans, pour s’emparer des entonnoirs et les faire servir d’abris et d’amorces de tranchées, tel est le but des mines en bien des cas. Naturellement, la nouvelle tranchée est reliée aussitôt à celle qu’on vient de quitter par des cheminemens de communication, pour assurer la sécurité des relèves et du ravitaillement.

En d’autres cas, il s’agit de faire sauter des murs ou les maisons qui fournissent un abri à l’ennemi. Mais on ne peut pas toujours procéder par galerie souterraine : il la faudrait trop longue. Alors il faut user d’habileté… et de courage, et opérer à découvert, à la faveur de la nuit. Voici ce qui se passa à Chauvoncourt. L’ennemi s’y est tapi dans les ruines du village. On décide de faire sauter les murs derrière lesquels il s’abrite, en arrière de ses propres tranchées, — qui ne sont pas continues.

« Il est une heure du matin. La nuit est, par bonheur, sans étoiles. Les trois sapeurs, en rampant, franchissent les réseaux de fils de fer ; ils contournent les tranchées ennemies, et les voilà devant les fameux murs à meurtrières.

« C’est long pour en arriver là, mais les Boches ne se sont aperçus de rien. Il est 4 heures maintenant. La pluie s’est mise à tomber. Les sapeurs et les volontaires regagnent nos lignes, après avoir déposé leur mine, déroulant derrière eux le cordeau détonant qui doit être allumé de nos tranchées. Le cordeau est trempé. La mèche ne veut pas prendre. Par trois fois, les sapeurs la changent. Par trois fois, elle s’éteint. Ce sera pour la nuit prochaine.

« Et, à 7 heures, le soir, le même sous-lieutenant et trois sapeurs partent pour une nouvelle expédition. Ils arrivent aux murs des casernes ; les Boches n’ont rien vu. La mélinite posée la veille est toujours là. On change les pétards. Mais, au retour, la petite expédition se heurte aux sentinelles boches. Vont-elles voir nos sapeurs ? Ils sont à quatre mètres de l’ennemi, immobiles, retenant leur souffle. Les Allemands ne voient rien. Nos braves regagnent leurs tranchées.

« Il est 9 heures. Le vent souffle en bourrasque. Le moment est venu de faire sauter les Boches. Une étincelle, suivie d’une explosion formidable. Un nuage de fumée rougeâtre. Les murs des casernes de Chauvoncourt viennent de sauter. On entend des gémissemens, des cris de blessés. Les Allemands ont été touchés, et leur abri n’existe plus : il leur faut reculer. »

En certaines circonstances, on se contente de donner le camouflet. L’ennemi avance en galerie souterraine : on l’entend travailler des postes d’écoute. Pour l’arrêter, on pousse une galerie vers la sienne, et au plus vite on charge, et on bourre. Si l’opération a été bien conçue, il n’y a point d’effets extérieurs, pas de gerbe de terre, pas d’entonnoir : les effets restent souterrains. La contre-mine, en explosant, écrase la galerie ennemie qui ne peut plus avancer, dans la terre désagrégée. L’agresseur est obligé de la reprendre et recommencer en arrière et de côté : il a perdu du temps et du travail. On a beaucoup fait jouer le camouflet au siège de Schweidnitz en 1762 ; c’étaient deux Français qui dirigeaient le service des mines : Lefèvre, pour l’assiégeant, Grébeauval pour la défense. La place se rendit après 48 jours de guerre souterraine.

Est-il besoin de faire observer que dans les deux guerres, de tranchées et de mines, la géologie joue un rôle capital ? Il y a de bons terrains, où la fouille est facile, et où les terres « se tiennent. » D’autres sont détestables : trop durs, et nécessitant le trépan, les pétards, etc., comme les sols rocheux ; trop tendres au contraire, coulans, tel le sable. Il est des terrains où la tranchée est à peu près impossible ; là où, sous une mince couche de terre, on rencontre le granit par exemple. Certains favorisent ou entravent les entreprises, par l’agencement des couches : ici l’eau jaillit et empêche de continuer ; là, elle permet une tentative d’inondation de galeries adverses. Le rôle de la géologie et de la géographie physique, qui est immense dans la guerre en général, l’est aussi dans la guerre de mines et de tranchées.

Évidemment, il n’est pas encore temps de tirer des conclusions sur celle-ci ; mais il semble bien, à première vue, que désormais les nations ayant quelque souci de leur sécurité auront pour premier soin d’établir à l’avance, en temps de paix, sur leurs frontières, de solides et nombreuses lignes de tranchées. Rien n’est plus propre, selon les apparences, à arrêter un ennemi aussi bien pourvu en matériel, et aussi courageux, et en même temps beaucoup plus nombreux. Le colonel Feyler l’avait parfaitement prévu, et l’événement lui donne raison.


HENRY DE VARIGNY.

  1. Colonel Piarron de Mondésir, Siège et prise d’Andrinople ; Chapelot, 1914. Pour Sébastopol, voyez Sébastopol, guerre de mines, par le capitaine F. Taillade ; Berger-Levrault, 1906 ; et La Guerre de Tranchées, il y a soixante ans, par Victor Goedorp (Dorbon aîné).