Traité théologico-politique/Chapitre 9
Traité théologico-politique, Charpentier, 1861 [nouvelle édition], II (p. 169-186).
ON FAIT QUELQUES AUTRES RECHERCHES TOUCHANT LES MÊMES LIVRES, POUR SAVOIR NOTAMMENT SI HEZRAS Y A MIS LA DERNIÈRE MAIN, ET SI LES NOTES MARGINALES QU’ON TROUVE SUR LES MANUSCRITS HÉBREUX ÉTAIENT DES LEÇONS DIFFÉRENTES.
On ne peut douter que les recherches auxquelles nous venons de nous livrer sur le véritable auteur de plusieurs livres de la Bible ne soient d’un très-grand secours à quiconque les veut entendre parfaitement. Qu’on examine en effet les passages que nous avons cités pour établir notre opinion, et l’on reconnaîtra qu’elle seule en peut donner la clef. Mais ce n’est pas tout, et pour bien connaître les livres dont il s’agit, on doit noter encore beaucoup d’autres circonstances sur lesquelles la superstition ferme les yeux au vulgaire. La principale, c’est qu’Hezras (qui reste pour moi l’auteur de ces livres jusqu’à ce qu’on en désigne un autre à de meilleurs titres), Hezras, dis-je, n’a pas mis la dernière main à son ouvrage, et s’est borné à emprunter à divers auteurs des récits historiques qu’il a simplement enregistrés le plus souvent sans les examiner ni les mettre en ordre. Qu’est-ce qui a pu l’empêcher de revoir et d’accomplir ce travail, je ne puis le dire, à moins d’admettre que ç’a été une mort soudaine et prématurée. Mais toujours est-il que le fait est certain, et qu’il résulte évidemment du petit nombre de fragments que nous avons encore des anciens historiens hébreux. Ainsi l’histoire d’Hiskias, à partir du vers. 17 du ch. XVIII du livre II des Rois, a été calquée sur la relation d’Isaïe telle qu’on dut la trouver dans la Chronique des rois de Juda ; la preuve, c’est que nous rencontrons cette relation tout entière dans le livre d’Isaïe, lequel faisait partie de cette chronique (voyez Paralip., liv. II, chap. XXXII, avant-dernier verset) ; et nous l’y rencontrons conçue exactement dans les mêmes termes que celle des Rois, à très-peu d’exceptions près[1] : or, de ces rares exceptions, on ne peut conclure rien autre chose sinon qu’il y avait plusieurs leçons différentes de la relation d’Isaïe, à moins qu’on n’aille imaginer là-dessous quelque mystère. Ajoutez que le dernier chapitre de ce livre II des Paralipomènes est également contenu dans Jérémie (chap. XXXIX, XL et dernier). De plus, le chapitre VII du livre II de Shamuel se retrouve dans le chapitre XVII du livre I des Paralipomènes, seulement les expressions sont en plusieurs endroits si diverses[2] qu’il est aisé de reconnaître que ces deux chapitres ont été tirés de deux exemplaires différents de l’histoire de Nathan. Enfin, la généalogie des rois d’Idumée, qu’on voit dans la Genèse (à partir du vers. 30 du chap. XXXVI), on la rencontre encore en un autre endroit (Paralipomènes, liv. I, chap. I), et dans les mêmes termes, bien qu’il soit parfaitement établi que l’auteur de ce dernier livre n’a pas emprunté ses récits aux douze livres d’Hezras, mais à d’autres historiens. Il ne faut donc point douter que l’origine que nous assignons à la Bible ne devînt évidente par le fait, si nous avions sous la main les anciens historiens hébreux ; mais puisqu’ils sont perdus, tout ce que nous pouvons faire, c’est d’examiner les récits mêmes des douze premiers livres de l’Écriture, d’en reconnaître l’ordre et l’enchaînement, de noter enfin les répétitions et les contradictions chronologiques qui s’y peuvent rencontrer. C’est ce que nous allons faire, sinon pour tous ces récits, du moins pour ceux qui ont le plus d’importance.
Nous commencerons par l’histoire de Juda et de Thamar, qui s’ouvre dans la Genèse en ces termes : Or, il arriva qu’en ce temps-là Juda se sépara de ses frères. De quel temps s’agit-il ? Évidemment de celui qui vient d’être immédiatement déterminé[3] ; mais il se trouve que dans l’état présent de la Genèse, la chose est impossible. Car depuis l’époque où Joseph fut mené en Égypte jusqu’à celle où le patriarche Jacob s’y rendit avec toute sa famille, il ne peut s’être écoulé que vingt-deux ans, puisque Joseph n’en avait que dix-sept quand il fut vendu par ses frères, et trente quand Pharaon le fit sortir de prison ; or, si vous ajoutez les sept années d’abondance et les deux de famine, tout cela fait ensemble vingt-deux ans. Mais qui pourra comprendre qu’en si peu d’années il y ait eu place pour tous les événements que raconte la Genèse, savoir : que Juda ait eu successivement trois enfants d’une seule femme, que l’aîné de ces enfants ait épousé Thamar, que le second, après la mort de l’aîné, se soit marié avec sa veuve, laquelle, après avoir vu mourir son second mari, eut commerce avec Juda, qui, sans savoir qu’elle fût sa bru, en eut deux jumeaux dont l’un pût même devenir père, tout cela, dans l’espace de temps assigné plus haut ? Il est donc évident qu’il faut rapporter tous ces événements, non point à l’époque dont parle la Genèse, telle que nous l’avons aujourd’hui, mais à une époque toute différente, laquelle devait être marquée primitivement dans le livre qui précédait notre récit. D’où l’on voit que Hezras s’est borné à enregistrer cette histoire de Juda et Thamar à la suite d’autres récits, sans l’examiner de bien près. De même encore, toute l’histoire de Joseph et de Jacob est visiblement composée de différentes pièces empruntées à des sources très-diverses : tant il y a peu d’accord dans ce récit. Au rapport de la Genèse, Jacob avait cent trente ans, la première fois que Joseph le présenta à Pharaon ; si vous en retranchez les vingt-deux années qu’il passa dans la tristesse à cause de l’absence de Joseph, les dix-sept qu’avait Joseph quand il fut vendu, et même les sept ans d’épreuve auxquels Jacob dut se soumettre avant d’épouser Rachel, vous trouverez que ce patriarche devait être extrêmement âgé, savoir, de quatre-vingt-quatre ans, lorsqu’il prit Lia pour épouse ; au contraire, il se trouve que Dina avait à peine sept ans quand elle fut violée par Sichem[4], et que Siméon et Lévi étaient âgés tout au plus de onze ou douze ans quand ils pillèrent une ville, et en passèrent tous les habitants au fil de l’épée. Mais il est inutile de pousser plus loin cet examen du Pentateuque, puisqu’un peu d’attention suffit pour faire voir que tout dans ces cinq livres, préceptes et récits, est écrit pêle-mêle et sans ordre, que la suite des temps n’y est point observée, que les mêmes récits reviennent à plusieurs reprises, et souvent avec de graves différences, en un mot que cet ouvrage n’est qu’une réunion confuse de matériaux que l’auteur n’a point eu le temps de classer et d’ordonner régulièrement. Il faut en dire autant des sept livres qui suivent le Pentateuque. Qui ne voit, par exemple, au chapitre II des Juges, qu’à partir du verset 6, l’auteur compile un nouvel historien (qui avait également écrit la vie de Josué), et le copie littéralement ? En effet, au dernier chapitre de Josué, nous trouvons le récit de sa mort et de son ensevelissement ; or, au commencement de ce livre, l’auteur avait promis de raconter les événements qui suivirent la mort de Josué. Si donc il avait voulu, en commençant le livre des Juges, reprendre le fil de son récit, pourquoi aurait-il recommencé à nous parler de Josué ? Il n’est pas moins évident que les chapitres XVII, XVIII, etc., du livre I de Shamuel ne sont pas empruntés au même historien que l’auteur avait suivi jusque-là ; car on explique dans ces chapitres tout autrement qu’au chapitre XVI du même livre pourquoi David commença à fréquenter la cour de Saül. Au chapitre XVI, Saül, par le conseil de ses serviteurs, mande David auprès de lui ; ici les choses se passent tout autrement : le père de David l’envoie vers ses frères au camp de Saül ; et David engage avec le Philistin Goliath un combat d’où il sort victorieux, ce qui le fait connaître au roi, et l’introduit dans son palais. Je soupçonne encore qu’au chapitre XVI de ce même livre, l’auteur répète, sous l’impression d’une opinion différente, le même récit qui se trouve déjà au chapitre XXIV. Mais il est inutile d’insister davantage, et j’aime mieux passer immédiatement à l’examen de la chronologie de l’Écriture.
Au chapitre VI du livre I des Rois, il est dit que Salomon bâtit le temple l’an 480 de la sortie d’Égypte ; mais si nous consultons l’histoire, nous trouverons un intervalle de temps beaucoup plus étendu. En effet :
Moïse gouverna le peuple dans le désert pendant | 40 |
années.
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Josué, qui vécut cent dix ans, n’eut le commandement, d’après Josèphe et d’autres historiens, que durant | 26 |
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Kusan Rishagataïm tint le peuple sous son empire | 8 |
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Hotniel, fils de Henaz, fut juge[5] pendant | 40 |
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Heglon, roi de Moab | 18 |
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Eud et Samgar furent juges pendant | 80 |
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Jachin, roi de Chanaan, tint le peuple sous son joug | 20 |
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Le peuple, après un repos de | 40 |
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retomba en servitude, sous la domination de Midian, durant | 7 |
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Il reprit la liberté au temps de Gidéhon | 40 |
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Puis il fut soumis par Abimelech | 3 |
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Tola, fils de Pua, fut juge durant | 23 |
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Jaïr, durant | 22 |
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Le peuple tomba de nouveau sous la domination des Philistins et des Hamonites durant | 18 |
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Jephta fut juge durant | 6 |
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Absan le Betléhémite | 7 |
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Elon le Sebulonite | 10 |
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Habdan le Pirhatonite | 8 |
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Le peuple tomba sous le joug des Philistins | 40 |
années.
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Samson fut juge[6] | 20 |
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Héli | 40 |
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Le peuple, soumis encore une fois par les Philistins, ne fut délivré par Shamuel qu’après un intervalle de | 20 |
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David régna | 40 |
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Salomon, avant de bâtir le temple, régna | 4 |
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Toutes ces années réunies composent une somme de | 580 |
années.
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Or, il faut encore ajouter les années qui suivirent la mort de Josué, pendant lesquelles la nation hébraïque se maintint en grande prospérité, jusqu’au moment où Kusan Rishgataïm la réduisit en servitude. Et cette période prospère a dû être d’assez longue durée ; car il est difficile de croire qu’aussitôt après la mort de Josué, tous ceux qui avaient été témoins de ces prodigieux exploits aient péri en un seul moment, et que leurs descendants, abolissant incontinent les lois, soient tombés d’un seul coup au dernier degré de la lâcheté et de l’infamie ; il n’est pas vraisemblable enfin que Kusan Rishgataïm n’ait eu qu’à vouloir les soumettre pour en venir aussitôt à bout. Chacun de ces événements exigeant presque un siècle entier, il ne faut donc pas douter que l’Écriture n’embrasse dans les versets 7, 9 et 10 du livre des Juges un grand nombre d’années dont l’histoire est passée sous silence. À ces années omises il faut joindre celles où Shamuel fut juge des Hébreux, et dont l’Écriture ne marque pas le nombre. Ce n’est pas tout : on doit y ajouter encore les années du règne de Saül, que j’ai omises à dessein dans la table précédente, parce que l’histoire de Saül ne fait point connaître assez clairement la durée précise de son règne. Il est dit, à la vérité, au chapitre XIII du livre I (vers. 1) de Shamuel, que Saül régna deux ans ; mais ce texte est évidemment tronqué, et il résulte de l’histoire de ce roi qu’il a régné beaucoup plus longtemps. Pour s’assurer que le texte est tronqué effectivement, il suffit de ne pas ignorer les premiers rudiments de la langue hébraïque. Voici en effet les paroles de l’Écriture : Saül était âgé de…, quand il commença de régner, et il régna deux ans sur Israël. Qui ne voit que l’âge de Saül commençant son règne est omis dans ce passage ? Reste donc à prouver seulement, par l’histoire de Saül, qu’il a régné plus de deux ans. Or, il est dit au chapitre XXVII du même livre (vers. 7) que David demeura un an et quatre mois parmi les Philistins, chez qui il s’était réfugié pour se mettre à l’abri de la colère de Saül. Il faudrait donc que le reste du règne de Saül n’eût duré que huit mois, ce qui est absurde et hors de toute vraisemblance, du moins d’après Josèphe, qui, dans ses Antiquités (à la fin du livre VI), corrige ainsi le texte de l’écriture : Saül régna dix-huit ans du vivant de Shamuel et deux ans après sa mort. Ajoutez à cela que cette histoire du chapitre XIII n’a aucun rapport à ce qui précède. Sur la fin du chapitre VII, il est dit que les Philistins furent défaits par les Hébreux, de sorte qu’ils n’osèrent plus les attaquer tant que vécut Shamuel ; et dans le XIIIe, que les Hébreux furent tellement pressés par les Philistins (Shamuel vivant encore) et réduits à une telle extrémité qu’ils n’avaient plus d’armes pour se défendre, ni aucun moyen d’en fabriquer. On voit que ce ne serait pas une entreprise facile que de concilier tous les récits historiques du premier livre de Shamuel, et de les ajuster si bien l’un à l’autre qu’il semblât qu’une seule main les eût tracés et mis en ordre. Mais je reviens à mon sujet, et je conclus qu’il faut ajouter à notre compte les années du règne de Saül. On peut remarquer que je n’ai pas compté non plus les années de l’anarchie des Hébreux ; c’est que l’Écriture n’en marque pas le nombre. Or, il est impossible, je le répète, de fixer la durée des événements qui sont racontés dans le livre des Juges à partir du chapitre XVII jusqu’à la fin. Tout cela prouve donc bien que les récits historiques de la Bible ne sont pas réglés par une exacte chronologie et que, bien loin de s’accorder entre eux, ils contiennent souvent des choses très-diverses. D’où il faut conclure que ces récits ont été empruntés à des sources différentes, et enregistrés sans critique et sans ordre.
Il n’y a pas moins de désaccord dans la supputation des années entre les Chroniques des rois d’Israël et celles des rois de Juda. Ainsi, il est dit aux Chroniques des rois d’Israël (voyez Rois, liv. II, chap. I, vers. 17) que Jehoram, fils d’Aghab, commença de régner la seconde année du règne de Jehoram, fils de Jehosaphat ; et dans les Chroniques des rois de Juda (voyez ibid., chap. VIII, vers. 16) que Jehoram, fils de Jehosaphat, commença de régner la cinquième année du règne de Jehoram, fils d’Aghab. Que l’on compare les Paralipomènes avec les Rois, on trouvera une foule de discordances semblables, et il n’est point nécessaire d’en faire ici le dénombrement, et moins encore de discuter les suppositions fantastiques des commentateurs qui ont voulu résoudre toutes ces contradictions. Sur ce point, les rabbins tombent dans un vrai délire. D’autres interprètes, que j’ai également lus, ne paraissent pas dans leur bon sens, tant ils corrompent le texte par les inventions les plus chimériques. Par exemple, on trouve, au livre II des Paralipomènes, qu’Aghasia était âgé de quarante-deux ans quand il commença de régner. Or voici les commentateurs qui imaginent de compter ces années, non point à partir de la naissance d’Aghasia, mais depuis le règne d’Homri. Il faudrait donc, pour attribuer une telle pensée à l’auteur des Paralipomènes, supposer qu’il ne savait point dire ce qu’il avait l’intention de dire. Je pourrais citer beaucoup d’autres imaginations de cette espèce, qui n’iraient à rien moins, si elles étaient vraies, qu’à faire croire que les Hébreux ignoraient leur propre langue, que l’ordre des événements était pour eux une chose inconnue, par conséquent qu’il n’y a aucune règle, aucune méthode pour interpréter l’Écriture et qu’on y peut voir tout ce qu’on voudra.
Quelqu’un dira peut-être que je raisonne ici d’une manière trop générale et que mes preuves ne sont pas suffisantes ; ma réponse, c’est que je prie qu’on veuille bien marquer un ordre déterminé dans les récits historiques de l’Écriture, de telle façon qu’on y puisse établir une exacte chronologie ; je prie aussi qu’en interprétant les témoignages de l’historien et les mettant d’accord les uns avec les autres, on n’altère en rien les phrases et les tours dont il s’est servi, ainsi que la disposition et la contexture de ses récits, tout cela avec une si grande fidélité que l’on puisse prendre pour règle, en écrivant soi-même des phrases hébraïques, la manière d’expliquer celles de l’Écriture[7] ; que si quelqu’un parvient à satisfaire à toutes ces conditions, je déclare que j’en passerai par tout ce qu’il voudra, et le regarderai comme un oracle. Pour ma part, j’ai cherché longtemps à réaliser le plan que je viens de tracer ; mais j’avoue qu’il m’a été impossible d’y réussir. J’ajoute qu’il n’y a pas une seule de mes opinions sur l’Écriture qui ne soit le fruit d’une longue méditation ; et bien que, dès mon enfance, j’aie été habitué aux sentiments ordinaires qu’on a sur les livres saints, je n’ai pu m’empêcher d’être conduit à ceux que je professe actuellement. Mais il est inutile d’arrêter le lecteur sur de pareils détails et de l’exciter à entreprendre une œuvre impossible ; j’ai voulu seulement expliquer plus clairement mon opinion en mettant la difficulté dans tout son jour. Je vais donc poursuivre l’examen que j’ai commencé de la destinée des livres de l’Écriture.
Il faut observer, en premier lieu, que les dépositaires de ces livres ne les ont pas gardés avec un tel soin qu’il ne s’y soit glissé aucune faute. Car les plus anciens d’entre les scribes y ont remarqué plusieurs leçons douteuses, et en outre quelques passages tronqués ; et certes ils ne les ont pas relevés tous. Maintenant, la question est de savoir si ces fautes sont de nature à embarrasser et à égarer le lecteur. Je ne veux point discuter à fond ce point ; je dirai seulement que je n’attache pas grande importance à ces altérations, et quiconque lira l’Écriture sans préjugé sera du même avis ; car, pour ma part, je puis affirmer que je n’ai jamais remarqué dans la Bible aucune faute assez grave, ni, en ce qui touche les principes moraux, aucune différence de leçon assez considérable pour rendre le sens douteux ou absurde. Pour tout le reste, on est assez d’accord que le texte n’est point gravement altéré. La plupart même soutiennent que Dieu, par un témoignage singulier de sa providence, a maintenu les Écritures dans un état de parfaite pureté, et les leçons diverses ne sont à leurs yeux que le signe de profonds mystères. Ils expliquent de même les astérisques qui se trouvent au milieu du paragraphe 28 ; et il n’y a pas jusqu’aux extrémités des lettres hébraïques où ils n’aperçoivent de grands secrets. Est-ce l’effet d’une dévotion aveugle et stupide ? ou d’un orgueil coupable qui les porte à se donner comme seuls dépositaires des secrets de Dieu ? Je ne sais trop ; mais ce que je sais bien, c’est que je n’ai jamais rencontré dans leurs écrits que des superstitions puériles, à la place des secrets qu’ils prétendent posséder. J’ai voulu lire aussi et j’ai même vu quelques-uns des kabbalistes ; mais je déclare que la folie de ces charlatans passe tout ce qu’on peut dire.
On me demandera peut-être de prouver ce que j’ai avancé tout à l’heure, que plusieurs fautes se sont glissées dans le texte de l’Écriture. Mais je ne crois pas qu’aucun homme de bon sens en doute un seul instant, après avoir lu le passage sur Saül que nous avons cité plus haut (voyez Shamuel, liv. I, chap. XIII, vers. 11), auquel on peut joindre celui-ci (ibid., liv. II, chap. VI, vers. 2) : Et David se leva et il partit de Juda avec tout le peuple, afin d’en emporter l’arche de Dieu. Chacun peut voir aisément que le lieu où David se rendit de Juda pour en emporter l’arche, savoir Kirjat Jeharim[8], est omis dans le texte. On reconnaîtra également que le passage suivant de Shamuel, (liv. II, chap. XIII, vers. 37) est altéré et tronqué : Et Absalon prit la fuite, et il alla vers Ptolémée, fils d’Amihud, roi de Gésar ; et il pleurait tout le jour son fils ; et Absalon prit la fuite et alla vers Gésar, où il resta trois années. Je me souviens d’avoir noté plusieurs passages de même sorte dans l’Écriture qui en ce moment ne me reviennent point.
Reste à résoudre cette question : si les notes marginales qu’on rencontre çà et là sur les exemplaires hébreux de l’Écriture sont, ou non, des leçons douteuses. On n’hésitera pas à résoudre cette question par l’affirmative, si l’on considère que la plupart de ces notes marginales ont pour origine l’extrême ressemblance des lettres hébraïques : par exemple, kaf ressemble à bet, jod à vau, dalet à res, etc. Ainsi dans un passage de Shamuel (liv. II, chap. V, avant-dernier verset) où il dit : Et au temps où vous entendrez, nous trouvons à la marge : Quand vous entendrez. De même, dans les Juges (chap. XXI, vers. 22), au passage qui porte : Et quand leurs pères et leurs frères viendront vers nous en multitude (c’est-à-dire souvent), on trouve à la marge : pour se plaindre. Je pourrais citer une foule de notes marginales de cette espèce. Il en est d’autres qui sont devenues nécessaires à cause de l’emploi de ces lettres qu’on appelle muettes, et dont la prononciation est si peu marquée qu’elles se prennent souvent l’une pour l’autre. Par exemple, à côté de ce passage du Lévitique (chap. XXV, vers. 17) : Et la maison qui est dans une ville sans murailles restera en la possession du propriétaire, on trouve à la marge : ville entourée de murailles.
Bien que l’objet de ces notes marginales se montre assez clairement de soi-même, je ne laisserai pas de répondre aux raisons alléguées par certains pharisiens qui s’obstiobstinent à penser que ces notes marginales ont été écrites par les auteurs mêmes des livres saints dans l’intention de marquer quelques mystères. La première de ces raisons et la plus faible à mes yeux est fondée sur l’usage qui a prévalu dans la lecture de la Bible. Si ces notes, disent-ils, eussent été mises pour indiquer des leçons différentes, entre lesquelles les hommes des générations suivantes ne pouvaient faire un choix certain, d’où vient que l’usage s’est établi d’adopter constamment le sens marginal ? Pourquoi les auteurs de ces notes auraient-ils mis à la marge le sens qu’ils voulaient adopter ? Il semble qu’ils auraient dû bien plutôt écrire le texte de l’Écriture comme ils voulaient qu’on le lût, au lieu de reléguer dans la marge le sens et la leçon qu’ils croyaient véritables. La seconde raison des pharisiens, qui est assez spécieuse, est tirée de la nature même de la chose. Ils disent que les fautes du texte ne peuvent s’y être introduites de dessein prémédité, mais par hasard, et conséquemment d’une façon très-variable. Or, dans les cinq premiers livres de la Bible, le mot qui signifie jeune fille est constamment écrit, sauf une exception, d’une manière défectueuse ; il y manque la lettre he, ce qui est contre la règle de la grammaire hébraïque ; mais à la marge on le trouve écrit selon la règle générale. Mettra-t-on cette faute sur le compte de la main qui a écrit l’ouvrage ? mais par quelle fatalité cette main s’est-elle précipitée chaque fois qu’il a fallu écrire ce même mot ? D’ailleurs, quoi de plus facile que de corriger la faute dans le texte même, sans rien mettre à la marge ? Il n’y avait point là matière à scrupule. Ainsi donc, puisque ces leçons marginales ne sont point l’effet du hasard, puisqu’on n’a pas corrigé des fautes si sensibles, il faut conclure que les premiers écrivains de la Bible y ont ajouté des notes avec un dessein réfléchi, et que ces notes ont un sens mystérieux.
Il nous sera facile de répondre à tous ces raisonnements. Et d’abord, l’usage qu’ils invoquent ne peut point nous arrêter ; c’est sans doute par une sorte de respect superstitieux que les Juifs, trouvant les deux leçons (la textuelle et la marginale) également bonnes, et ne voulant en abandonner aucune, décidèrent que l’une des deux serait constamment écrite et l’autre constamment lue. Ils craignirent, en matière si importante, de faire un choix définitif, et de prendre la mauvaise leçon en voulant déterminer la bonne ; ce qui aurait pu arriver en effet, s’ils avaient décidé que l’une des deux leçons serait à la fois adoptée à la lecture et par écrit, d’autant mieux que l’on n’écrivait pas de notes marginales sur les exemplaires sacrés. Peut-être aussi voulait-on que certains mots, quoique bien écrits dans le texte, fussent modifiés ou suppléés à la lecture de la façon qui était indiquée à la marge. Et de là l’usage s’établit d’adopter généralement, à la lecture, la leçon marginale. On me demandera pourquoi les scribes marquaient ainsi à la marge les changements qu’il fallait faire au texte en le lisant ; c’est ce que je vais expliquer à l’instant. Car je suis loin de penser que toutes les notes marginales fussent des leçons douteuses ; plusieurs étaient destinées à remplacer les mots tombés en désuétude, ou bien ceux que l’état des mœurs ne permettait plus de lire tout haut. On sait que les anciens écrivains, hommes simples et sans malice, laissaient là les circonlocutions à l’usage des cours et appelaient les choses par leur nom. Quand vinrent les époques de luxe et de corruption, les expressions qui ne blessaient point l’oreille chaste des anciens commencèrent à passer pour obscènes. Or, bien que ce ne fût pas là une bonne raison pour altérer l’Écriture, on voulut toutefois avoir égard à la faiblesse du peuple, et l’ordre fut donné de remplacer les mots qui exprimaient l’union sexuelle où les excréments par des mots plus honnêtes, ceux-là même qui se trouvaient à la marge. Du reste, quelle que soit la cause qu’on assigne à l’usage établi de suivre la leçon marginale dans la lecture et dans l’interprétation de la Bible, il est certain du moins que ce n’a pas été la prétendue conviction que l’on avait, suivant les pharisiens, de la légitimité de cette interprétation. Car, outre que les rabbins, dans le Talmud, ne sont pas ordinairement d’accord avec les Massorètes, et qu’ils ont adopté, comme nous le prouverons tout à l’heure, des leçons qui leur sont propres, on rencontre à la marge des exemplaires hébreux de la Bible des leçons qui ne sont point conformes à l’usage de la langue. Par exemple, il est dit dans Shamuel (Iiv. II, chap. IV, vers. 23) : Parce que le roi a agi suivant le conseil de son serviteur. Or cette construction est parfaitement régulière et s’accorde très-bien avec celle qu’on trouve au verset 16 du même chapitre. Au contraire, la leçon marginale ton serviteur ne s’accorde pas avec la personne du verbe. De même, au chapitre XVI (dernier verset) du même livre, nous lisons : Quand on consulte la parole de Dieu. La note marginale quelqu’un est placée là pour donner un nominatif au verbe consulte ; mais cela est contraire aux habitudes de la langue hébraïque, qui met toujours les verbes impersonnels à la troisième personne, comme le savent parfaitement les grammairiens. On trouve ainsi un certain nombre de leçons marginales qui ne peuvent d’aucune façon être substituées au texte.
Il ne me sera pas plus difficile de répondre à la seconde raison invoquée par les pharisiens. J’ai déjà montré, en effet, que les scribes, outre les leçons douteuses, ont encore noté les mots tombés en désuétude. Car il ne faut point croire que la langue hébraïque n’ait pas subi, comme toutes les autres, les variations qu’amène le temps, et qu’il ne se trouve point dans la Bible beaucoup de vieux mots hors d’usage, que les derniers scribes ont notés afin de les remplacer par des mots plus usuels, quand ils lisaient l’Écriture au peuple. C’est pour cela que le mot nahgar est toujours noté, car il était anciennement des deux genres et répondait exactement au juvenis des Latins. De même, les anciens Hébreux appelaient la capitale de l’empire Jérusalem et non pas Jérusalaim. J’en dirai autant des pronoms lui-même et elle-même, les modernes ayant changé vau en jod (transformation très-usitée dans la langue hébraïque) pour marquer le genre féminin, bien que les anciens n’eussent accoutumé de distinguer le féminin d’avec le masculin que par les voyelles. Je ferai remarquer encore que les temps irréguliers de certains verbes ne sont pas les mêmes chez les anciens et chez les modernes, que c’était chez les anciens un trait d’élégance d’employer souvent certaines lettres douces pour l’oreille ; en un mot, il me serait aisé de multiplier les preuves de ce genre, si je ne craignais d’abuser de la patience du lecteur.
On me demandera peut-être d’où j’ai appris toutes ces particularités. Je réponds que je les ai trouvées dans les plus anciens écrivains hébreux, dans la Bible elle-même ; et il ne faut point s’étonner que les modernes Hébreux n’aient point cherché à imiter sur certains points les anciens, puisqu’il arrive dans toutes les langues, même dans celles qui sont mortes depuis longtemps, qu’on distingue fort bien les mots du premier âge de ceux qui sont plus récents.
On pourrait encore me demander comment il se fait, s’il est vrai, comme je le soutiens, que la plupart des notes marginales de la Bible soient des leçons douteuses, qu’il n’y ait jamais pour un passage que deux leçons (la textuelle et la marginale), et non pas trois ou un plus grand nombre ; et aussi, comment il arrive que les scribes aient pu hésiter entre deux leçons, lorsque la leçon textuelle est évidemment contraire à la grammaire, et que la marginale est une rectification légitime. Je n’éprouve aucun embarras à répondre à ces deux questions : je dirai premièrement qu’il est très-certain qu’il a existé un plus grand nombre de leçons que celles que nous trouvons actuellement marquées dans nos exemplaires. Par exemple, on en trouve plusieurs dans le Talmud que les Massorètes ont négligées, et qui sont si différentes les unes des autres que le superstitieux correcteur de la Bible de Bombergue a été obligé de convenir dans la préface qu’il ne saurait comment les mettre d'accord. « J’avoue, dit-il, qu’en cette rencontre je ne puis que répondre ce que j’ai déjà répondu plus haut, savoir, que le Talmud est d’ordinaire en contradiction avec les Massorètes. » Il suit de là qu’on n’est pas fondé à soutenir qu’il n’y a jamais eu dans les exemplaires de la Bible que deux leçons pour chaque passage. Cependant je veux bien faire cette concession à mes adversaires ; je crois même qu’effectivement on n’a jamais rencontré que deux leçons, et voici mes preuves. 1° J’ai expliqué la variété des leçons par la ressemblance de certaines lettres. Or une pareille cause n’admet que deux leçons différentes. La question était toujours de savoir entre deux lettres laquelle il fallait écrire ; par exemple, il fallait choisir entre bet et kaf, entre jod et vau, entre dalet et res, etc., toutes lettres dont l’usage est tellement fréquent qu’il devait arriver souvent que l’une comme l’autre donnait un sens raisonnable. Il fallait aussi savoir si la syllabe était longue ou brève ; or ce sont les lettres que nous avons appelées muettes qui déterminaient la quantité de ces syllabes. Ajoutez à cela que nous n’avons pas prétendu que toutes les leçons, sans exception, fussent des leçons douteuses, puisqu’au contraire nous avons expressément dit que plusieurs d’entre elles avaient été faites par un motif d’honnêteté, ou pour expliquer des mots tombés en désuétude. 2° La seconde raison que j’ai de croire qu’il n’y a jamais eu que deux leçons différentes, c’est la conviction où je suis que les scribes n’ont pu trouver qu’un très-petit nombre d’exemplaires, et peut-être pas plus de deux ou trois. Car, au traité des scribes (chap. VI), il n’est fait mention que de trois exemplaires qu’on suppose trouvés par Hezras, qu’on donne comme l’auteur des notes marginales. Mais quoi qu’il en soit de ce dernier point, s’il est vrai que les scribes n’ont eu sous les yeux que trois exemplaires, on conçoit très-facilement que pour un même endroit il y ait toujours eu deux de ces exemplaires d’accord ; car il serait vraiment prodigieux que trois exemplaires seulement eussent donné trois leçons différentes. Maintenant, d’où vient qu’après Hezras la pénurie en fait d’exemplaires a été si grande ? C’est ce dont on cessera de s’étonner si l’on veut lire seulement le chapitre I du livre I des Machabées, ou le chapitre VII du livre XII des Antiquités de Josèphe. Je dirai même que c’est chose presque miraculeuse qu’après une persécution si longtemps prolongée, on ait pu conserver ces quelques exemplaires ; et personne ne nous contredira sur ce point, après une lecture même rapide de l’histoire des Hébreux.
Voilà donc les différentes raisons qui expliquent pourquoi l’on ne rencontre jamais dans la Bible que deux leçons douteuses ; et conséquemment c’est s’abuser que de s’imaginer là-dessous quelque mystère.
Il ne me reste plus à discuter qu’une seule difficulté, celle que les pharisiens tirent de certains mots qui se rencontrent dans les exemplaires de la Bible et qui sont écrits d’une façon tellement vicieuse qu’ils n’ont visiblement pu être en usage en aucun temps. Pourquoi donc ne pas corriger ces mots dans le texte, au lieu d’indiquer la correction à la marge ? À cette question, je réponds que je ne suis pas tenu de connaître les scrupules religieux qui ont pu s’opposer à la correction directe d’un texte défectueux. Il est probable que c’est par un motif de pieuse sincérité que les scribes ont voulu transmettre à la postérité le texte de la Bible exactement tel qu’ils le trouvaient dans le petit nombre d’exemplaires qui étaient sous leurs yeux ; et quand ils trouvaient des différences entre ces exemplaires, ils les signalaient en marge, non comme des leçons douteuses, mais comme des leçons simplement différentes. Or, quant à moi, si je les ai appelées des leçons douteuses, c’est que la plupart du temps, en effet, il me serait impossible de dire quelle est celle qu’il faut préférer.
Je ferai remarquer enfin qu’outre les leçons douteuses, les scribes ont comme indiqué (par un espace vide interposé au milieu des paragraphes) plusieurs passages tronqués, dont les Massorètes fixent même le nombre ; car ils en comptent vingt-huit, et je ne sais trop si ce nombre de vingt-huit ne couvre pas aussi à leurs yeux quelque mystère. Les pharisiens vont jusqu’à mesurer avec précision la longueur de l’espace que les scribes ont laissé vide, et ils s’y conforment religieusement. Par exemple, ils écrivent ainsi le passage suivant de la Genèse (chap. IV, vers. 8) : Et Kaïn dit à son frère Habel… et il arriva tandis qu’ils étaient dans les champs, etc. L’espace vide marque ici l’absence des paroles adressées à Habel par Kaïn. Il y a dans la Bible vingt-huit passages semblables (outre ceux que nous avons cités plus haut) ; et, du reste, plusieurs d’entre eux ne paraîtraient pas tronqués, si l’on n’avait pas laissé cet espace vide. Mais il est inutile d’insister plus longuement sur ce point.
- ↑ Voyez les Notes marginales de Spinoza, note 13.
- ↑ Ibid., note 14.
- ↑ Ibid., note 15.
- ↑ Voyez les Notes marginales de Spinoza, note 16.
- ↑ Voyez les Notes marginales de Spinoza, note 17.
- ↑ Voyez les Notes marginales de Spinoza, note 18.
- ↑ Voyez les Notes marginales de Spinoza, note 19.
- ↑ Voyez les Notes marginales de Spinoza, note 20.