Traité de métapsychique/Livre deuxième/Métapsychique animale

Félix Alcan (p. 297-302).
CHAPITRE V
MÉTAPSYCHIQUE ANIMALE

On peut se demander s’il y a une métapsychique animale, non humaine. La question mérite d’être posée ; car on a essayé d’expliquer par des phénomènes médianimiques les étranges phénomènes présentés par les chevaux calculateurs d’Elberfeld et les chiens de Mannheim. Nous croyons que ce problème — d’ailleurs extrêmement intéressant et aussi obscur qu’intéressant — ne relève pas de la métapsychique. Nous devons cependant mentionner ces faits, ne fût-ce que pour savoir s’il faut les éliminer des cadres de notre science, ou les conserver.

Vers 1892, à Berlin, Wilhelm von Osten fit connaître des faits étranges ; il avait enseigné le calcul à un cheval : der kluge Hans. On nomma une commission scientifique qui ne sut pas conclure, Les choses en seraient restées là, si un ingénieux et enthousiaste négociant d’Elberfeld, Karl Krall, n’avait repris les expériences de von Osten, et développé avec beaucoup de talent et d’énergie le génie calculateur de quelques chevaux[1].

Voici, très résumés, les faits relatifs à cette puissance de calcul des chevaux.

Quatre chevaux, dressés par M. Krall, soit Muhamed, Zarif, Hänschen (un poney), Barto (un vieux cheval aveugle) out été capables de résoudre des problèmes d’arithmétique simples, et même des calculs très compliqués. Ils donnaient leur réponse en frappant avec le pied un certain nombre de coups. Par exemple pour dire 54, ils frappaient 5 coups du pied gauche, et 4 coups du pied droit.

Ces chevaux sont capables de faire des additions, des soustractions, des multiplications, et, ce qui n’est peut-être plus extraordinaire qu’en apparence, des extractions de racines carrées.

M. Assagioli, seul avec le petit poney Hänschen, écrit au tableau : 33 + 44. Et Hänschen répond 77. Puis M. Assagioli écrit 12 + 33 +33 ; la réponse est 87 ; c’est-à-dire les nombres intervertis (ce qui est assez commun), 87 pour 78.

En l’absence de M. Krall et du palefrenier, Muhamed dit, en quelques secondes, à M. Claparède la racine quatrième (!!) de 456.776 ; et la racine cubique de 15.376. Maeterlinck a spirituellement raconté qu’il avait indiqué au hasard un chiffre pour que Muhamed en donnât la racine carrée, mais Muhamed n’a pas répondu, parce que ce nombre n’avait pas de racine carrée exacte, ce qui a beaucoup surpris Maeterlinck.

Mais il y a peut-être mieux encore.

Les chevaux d’Elberfeld, en choisissant successivement des cartons dont chacun représente une des lettres de l’alphabet, peuvent entretenir des conversations. En réalité ils parlent par l’alphabet, et ils parlent phonétiquement, sans introduire les voyelles dans leur transcription de langage.

Leur conversation est singulière, comme bien ou pense. Un jour, Muhamed a dénoncé le palefrenier comme ayant frappé Hänschen. Quelquefois ils disent qu’ils sont fatigués et ne veulent pas répondre. D’après eux une des personnes présentes était une dame parce qu’elle avait des cheveux longs.

Tout cela est curieux et baroque ; mais, avant d’aller plus loin, il s’agit de savoir s’il y a supercherie ou illusion.

La supercherie de M. Krall est inadmissible. Tous les observateurs sont d’accord là-dessus, même ses contradicteurs. Sa loyauté est incontestée. Et d’ailleurs, en maintes circonstances, il est sorti de la salle où son cheval travaillait, et a laissé l’observateur seul avec lui. Dans de très nombreuses expériences il en a été ainsi. La présence de Krall ou des palefreniers n’est pas nécessaire pour que la réponse donnée soit juste. Parfois même on a laissé le cheval tout seul dans l’écurie, et on observait ses mouvements à travers une petite ouverture vitrée percée dans la muraille.

Et puis souvent la solution du calcul est trop rapide pour qu’un individu, même excellent calculateur, puisse la donner avec la même rapidité. M. Krall écrit au tableau , nombre que lui a donné M. Assagioli, et immédiatement, en quelques secondes, plus vite que n’eût pu le faire un habile calculateur, Muhamed a donné la solution juste.

En présence de ces faits singuliers, invraisemblables, les savants allemands (officiels) ont rédigé une étonnante protestation. Vingt-quatre professeurs ont signé ce manifeste ridicule, et, sur ces vingt-quatre professeurs, il n’y en a que deux qui aient vu les chevaux. Ces deux là avaient le droit de dire que les observations de Krall étaient des illusions, mais les vingt-deux autres n’avaient le droit que de se taire.

Aussi bien cette protestation n’apporte-t-elle aucun élément nouveau dans la question. Il y est dit qu’accorder à des chevaux le pouvoir de calculer comme des hommes contredit complètement la conception évolutive (sic)[2].

Voici quelles seraient provisoirement nos conclusions :

1° L’hypothèse d’un dressage pour répondre à des signes conventionnels doit être complètement éliminée. Une mystification est chose absurde et impossible.

2° Il faut éliminer aussi l’hypothèse de Pfungst, qui, après avoir longuement étudié le langage et le calcul des chevaux, avait supposé qu’ils répondaient à des signaux inconscients donnés par les observateurs. Et en effet souvent les chevaux ont répondu en l’absence de tout témoin et par conséquent de tout signe extérieur.

Une analyse méthodique des conditions dans lesquelles se fait la réponse a permis à Claparède d’établir les faits suivants, importants pour la théorie.

1o Après quatre ou six mois d’école, les chevaux ne font plus de progrès. Krall considère ses élèves comme ayant l’intelligence d’enfants de six à huit ans, intelligents, mais ignorants.

2o Ils ne sont pas capables d’invention, et ils ne font que les opérations qui leur ont été enseignées. Si compliquée que soit l’extraction d’une racine cubique, c’est une opération arithmétique que tout enfant moyennement intelligent, de dix ans, est en état de faire après quelques mois d’étude.

3o Ils sont souvent hors d’état de résoudre des problèmes très simples, par exemple de dire combien il y a de personnes autour d’eux dans l’écurie. C’est beaucoup plus facile — d’après nos idées anthropomorphiques — que d’extraire la racine quatrième de 456.776.

4o Ils ne semblent pas travailler ni chercher. C’est à peine même s’ils regardent les chiffres inscrits au tableau. Ferrari et Probli ont insisté sur cette inattention du cheval Tripoli qu’ils avaient en Italie essayé de dresser comme les chevaux d’Elberfeld. Tripoli répondait en regardant à peine et distraitement.

5o Les erreurs sont souvent des transpositions de chiffres, comme si c’étaient des erreurs de lecture. Quand l’animal n’est pas sûr du résultat, il donne un coup timidement, mais il frappe avec force quand le résultat est bon.

Ainsi, pour ce qui concerne le fait lui-même, en présence de ces résultats incohérents, nous devons rester incertains, comme nous fûmes trop souvent forcés de le faire dans les autres questions métapsychiques.

Pourtant, je pencherais à croire, étant données les affirmations positives d’excellents observateurs comme Claparède, Ferrari, Edinger, Ziegler, Assagioli, Hartkopf, etc., que les chevaux calculent réellement, et que ces opérations arithmétiques sont des manifestations de leur intelligence.

D’ailleurs, il n’y a pas que les chevaux capables de pareils calculs. Krall a pensé que l’éléphant, dont l’intelligence est si remarquable, pourrait donner de plus beaux résultats. Il a pris un jeune éléphant, Kana, mais le petit Kana était très paresseux et n’a donné que des déboires.

Le chien Rolf, de Mannheim, et la chatte Daisy, ont présenté des faits curieux du même ordre. Il paraît que Rolf a spontanément indiqué qu’il savait calculer, et il avait appris le calcul en entendant des leçons données à un enfant[3].

Or nous ne pouvons pas supposer que Muhamed, Rolf, Hänschen, Berto, soient des êtres exceptionnels. S’ils ont donné des preuves d’intelligence, il est à peu près certain que d’autres animaux les donneraient aussi. Alors pourquoi les faits relatifs aux chevaux d’Elberfeld et aux chiens de Mannheim ne se sont-ils pas répétés ? Pourquoi sont-ils restés isolés dans la science, ou dans la légende ?

Si l’aptitude des chevaux au calcul était un phénomène vrai, et non une illusion, on devrait pouvoir faire des centaines de chevaux calculateurs. Or il n’en est pas ainsi. Le silence s’est fait sur les chevaux d’Elberfeld. On n’eu a pas montré d’autres. Pourquoi, si ce n’a pas été une illusion, isola temporis ?

Telle est, à mon sens, l’objection la plus grave qu’on puisse opposer aux faits allégués par Krall[4]. Elle est tellement grave, cette objection, qu’elle entraine presque la négation.

L’incertitude où nous sommes encore sur la réalité des faits nous commande d’être brefs sur la théorie.

On a émis l’opinion que c’était un phénomène de télépathie. Mais c’est tout à fait inadmissible. Grabow a obtenu des réponses exactes à des chiffres qu’il présentait au cheval, et que lui, Grabow, ne connaissait pas. Dans certains cas le cheval a répondu quand il était seul dans l’écurie.

De fait, il n’y a aucune raison valable pour chercher à admettre la télépathie. On n’explique pas obscura per obscuriora.

C. de Vesme a soutenu une ingénieuse hypothèse : c’est qu’il s’agit de faits médianimiques. Après tout, puisqu’il y a des raps intelligents dans une table, pourquoi n’y aurait-il pas une force intellectuelle actionnant les muscles et le cerveau d’un cheval, comme elle fait vibrer les planches d’une table ?

C. de Vesme cite à ce propos la curieuse observation d’un jeune homme de dix-neuf ans, appartenant à une famille très honorable, qui au moyen de la planchette (spirite), pouvait donner instantanément, c’est-à-dire au bout de trois à quatre secondes au plus, le résultat d’additions de plusieurs nombres, de six à sept chiffres chacun, opération arithmétique qu’il n’eût pu faire, avec du crayon et du papier, qu’en plusieurs minutes. L’automatisme inconscient, dans ce cas, fait plus vite et mieux que ne pourrait le faire le conscient.

Aussi de Vesme pense-t-il qu’il y a chez les chevaux d’Elberfeld un automatisme mental ressemblant à celui du médium. Et cela me paraît devoir être accepté, quoique à vrai dire ce ne soit guère une explication.

En tout cas l’automatisme de l’intelligence calculatrice des chevaux n’implique aucunement l’hypothèse d’un phénomène métapsychique, c’est-à-dire d’une force-intelligente différente des forces connues.

Après tout nous ne savons rien (ou très peu de chose) sur l’intelligence des animaux. Personne ne nous a indiqué quelles en sont les limites. Donc si un chien et un cheval font ce que peut faire un enfant de dix ans, dûment éduqué, cela indique seulement une grande extension de l’intellectualité des animaux.

Aussi provisoirement dirai-je que l’intelligence calculatrice des chevaux d’Elberfeld, si elle existe, comme cela est possible, prouve que les chevaux sont aptes aux calculs et aux raisonnements, mais que ces calculs et ces raisonnements ne dépassent pas l’intelligence des jeunes enfants.

C’est extraordinaire ; c’est invraisemblable ; mais cela n’a rien à faire avec la métapsychique qui nous ouvre des mondes inconnus.



  1. Pour la bibliographie, très étendue déjà, je citerai surtout l’ouvrage de K. Krall, Denkende Thiere. On ne peut citer les nombreux articles de polémique que cet ouvrage a provoqués en Allemagne, mais il faut faire une place à part au livre de O. Pfungst. Maeterlink a consacré des pages spirituelles aux chevaux d’Elberfeld qu’il a été voir (L’hôte inconnu). C. de Vesme a résumé très bien la question dans les A. S. P. Les chevaux pensants d’Elberfeld. A. S. P., 1912, 352-363. — Toujours les chevaux d’Elberfeld, ibid., 1913, 117-128. Il faut mentionner surtout deux mémoires excellents de Ed. Claparède. Arch. de Psychol. de Genève, 1912, XII, 263 ; et 1913, XIII, 244-284. On pourra lire aussi les articles de Mackenzie (Riv. di psicologia, novembre 1912), d’Assagioli (Psiche, novembre 1912, trad. fr., in A. S. P., 1913, 1-15), de Ferrari, (Riv. di Psicologia) et de Zikgler (Deutsche Zeitung, décembre 1912). Mais ces indications ne donnent guère l’idée de tous les articles qui ont été publiés sur le sujet. E. Duchatel. Les animaux savants de Mannheim (A. S. P., 1913, 289-303).
  2. Ce curieux manifeste est rapporté par Claparède (Loc. cit., p. 265).
  3. Voy. Buchstabierende Hunde, Psych. Studien, 1918, XLV, 142).
  4. Depler, directeur de l’Institut vétérinaire de Prague, a osé dire que cette intelligence du cheval n’était pas possible, parce qu’il a, relativement au poids corporel, 10 fois moins de cerveau qu’un homme (!!) C’est ainsi que jadis, à la Société d’anthropologie, quelqu’un a dit que Gambetta n’était pas intelligent, parce que le poids de son cerveau était au-dessous de la moyenne des cerveaux humains.