Traité de métaphysique/Édition Garnier/Chapitre 7

Traité de métaphysique/Édition Garnier
Traité de métaphysique, Œuvres complètesGarniertome 22 (p. 215-221).
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CHAPITRE VII.
si l’homme est libre.

Peut-être n’y a-t-il pas de question plus simple que celle de la liberté ; mais il n’y en a point que les hommes aient plus embrouillée. Les difficultés dont les philosophes ont hérissé cette matière, et la témérité qu’on a toujours eue de vouloir arracher de Dieu son secret, et de concilier sa prescience avec le libre arbitre, sont cause que l’idée de la liberté s’est obscurcie à force de prétendre l’éclaircir. On s’est si bien accoutumé à ne plus prononcer ce mot liberté, sans se ressouvenir de toutes les difficultés qui marchent à sa suite, qu’on ne s’entend presque plus à présent quand on demande si l’homme est libre.

Ce n’est plus ici le lieu de feindre un être doué de raison, lequel n’est point homme, et qui examine avec indifférence ce que c’est que l’homme ; c’est ici au contraire qu’il faut que chaque homme rentre dans soi-même, et qu’il se rende témoignage de son propre sentiment.

Dépouillons d’abord la question de toutes les chimères dont on a coutume de l’embarrasser, et définissons ce que nous entendons par ce mot liberté. La liberté est uniquement le pouvoir d’agir. Si une pierre se mouvait par son choix, elle serait libre ; les animaux et les hommes ont ce pouvoir : donc ils sont libres. Je puis à toute force contester cette faculté aux animaux ; je puis me figurer, si je veux abuser de ma raison, que les bêtes qui me ressemblent en tout le reste diffèrent de moi en ce seul point. Je puis les concevoir comme des machines qui n’ont ni sensations, ni désirs, ni volonté, quoiqu’elles en aient toutes les apparences. Je forgerai des systèmes, c’est-à-dire des erreurs, pour expliquer leur nature ; mais enfin, quand il s’agira de m’interroger moi-même, il faudra bien que j’avoue que j’ai une volonté, et que j’ai en moi le pouvoir d’agir, de remuer mon corps, d’appliquer ma pensée à telle ou telle considération, etc.

Si quelqu’un vient me dire : Vous croyez avoir cette volonté, mais vous ne l’avez pas : vous avez un sentiment qui vous trompe, comme vous croyez voir le soleil large de deux pieds, quoiqu’il soit en grosseur, par rapport à la terre, à peu près comme un million à l’unité ; je répondrai à ce quelqu’un : Le cas est différent. Dieu ne m’a point trompé en me faisant voir ce qui est éloigné de moi d’une grosseur proportionnée à sa distance : telles sont les lois mathématiques de l’optique que je ne puis et ne dois apercevoir les objets qu’en raison directe de leur grosseur et de leur éloignement ; et telle est la nature de mes organes que si ma vue pouvait apercevoir la grandeur réelle d’une étoile je ne pourrais voir aucun objet sur la terre. Il en est de même du sens de l’ouïe et de celui de l’odorat. Je n’ai les sensations plus ou moins fortes, toutes choses égales, que selon que les corps sonores et odoriférants sont plus ou moins loin de moi. Il n’y a en cela aucune erreur ; mais si je n’avais point de volonté, croyant en avoir une, Dieu m’aurait créé exprès pour me tromper, de même que s’il me faisait croire qu’il y a des corps hors de moi, quoiqu’il n’y en eût pas ; et il ne résulterait rien de cette tromperie, sinon une absurdité dans la manière d’agir d’un Être suprême infiniment sage.

Et qu’on ne dise pas qu’il est indigne d’un philosophe de recourir ici à Dieu. Car, premièrement, ce Dieu étant prouvé, il est démontré que c’est lui qui est la cause de ma liberté en cas que je sois libre, et qu’il est l’auteur absurde de mon erreur si, m’ayant fait un être purement patient sans volonté, il me fait accroire que je suis agent et que je suis libre.

Secondement, s’il n’y avait point de Dieu, qui est-ce qui m’aurait jeté dans l’erreur ? qui m’aurait donné ce sentiment de liberté en me mettant dans l’esclavage ? serait-ce une matière qui d’elle-même ne peut avoir l’intelligence ? Je ne puis être instruit ni trompé par la matière, ni recevoir d’elle la faculté de vouloir ; je ne puis avoir reçu de Dieu le sentiment de ma volonté sans en avoir une : donc j’ai réellement une volonté ; donc je suis un agent.

Vouloir et agir, c’est précisément la même chose qu’être libre. Dieu lui-même ne peut être libre que dans ce sens. Il a voulu et il a agi selon sa volonté. Si on supposait sa volonté déterminée nécessairement ; si on disait : Il a été nécessité à vouloir ce qu’il a fait, on tomberait dans une aussi grande absurdité que si on disait : Il y a un Dieu, et il n’y a point de Dieu ; car si Dieu était nécessité, il ne serait plus agent, il serait patient, et il ne serait plus Dieu.

Il ne faut jamais perdre de vue ces vérités fondamentales enchaînées les unes aux autres. Il y a quelque chose qui existe, donc quelque être est de toute éternité, donc cet être existe par lui-même d’une nécessité absolue, donc il est infini, donc tous les autres êtres viennent de lui sans qu’on sache comment, donc il a pu leur communiquer la liberté comme il leur a communiqué le mouvement et la vie, donc il nous a donné cette liberté que nous sentons en nous, comme il nous a donné la vie que nous sentons en nous.

La liberté dans Dieu est le pouvoir de penser toujours tout ce qu’il veut, et d’opérer toujours tout ce qu’il veut.

La liberté donnée de Dieu à l’homme est le pouvoir faible, limité et passager, de s’appliquer à quelques pensées, et d’opérer certains mouvements. La liberté des enfants qui ne réfléchissent point encore, et des espèces d’animaux qui ne réfléchissent jamais, consiste à vouloir et à opérer des mouvements seulement. Sur quel fondement a-t-on pu imaginer qu’il n’y a point de liberté ? Voici les causes de cette erreur : on a d’abord remarqué que nous avons souvent des passions violentes qui nous entraînent malgré nous. Un homme voudrait ne pas aimer une maîtresse infidèle, et ses désirs, plus forts que sa raison, le ramènent vers elle ; on s’emporte à des actions violentes dans des mouvements de colère qu’on ne peut maîtriser ; on souhaite de mener une vie tranquille, et l’ambition nous rejette dans le tumulte des affaires.

Tant de chaînes visibles, dont nous sommes accablés presque toute notre vie, ont fait croire que nous sommes liés de même dans tout le reste ; et on a dit : L’homme est tantôt emporté avec une rapidité et des secousses violentes dont il sent l’agitation ; tantôt il est mené par un mouvement paisible dont il n’est pas plus le maître : c’est un esclave qui ne sent pas toujours le poids et la flétrissure de ses fers, mais il est toujours esclave.

Ce raisonnement, qui n’est que la logique de la faiblesse humaine, est tout semblable à celui-ci : Les hommes sont malades quelquefois, donc ils n’ont jamais de santé.

Or, qui ne voit l’impertinence de cette conclusion ? qui ne voit au contraire que de sentir sa maladie est une preuve indubitable qu’on a eu de la santé, et que sentir son esclavage et son impuissance prouve invinciblement qu’on a eu de la puissance et de la liberté ?

Lorsque vous aviez cette passion furieuse, votre volonté n’était plus obéie par vos sens : alors vous n’étiez pas plus libre que lorsqu’une paralysie vous empêche de mouvoir ce bras que vous voulez remuer. Si un homme était toute sa vie dominé par des passions violentes, ou par des images qui occupassent sans cesse son cerveau, il lui manquerait cette partie de l’humanité qui consiste à pouvoir penser quelquefois ce qu’on veut ; et c’est le cas où sont plusieurs fous qu’on renferme, et même bien d’autres qu’on n’enferme pas.

Il est bien certain qu’il y a des hommes plus libres les uns que les autres, par la même raison que nous ne sommes pas tous également éclairés, également robustes, etc. La liberté est la santé de l’âme ; peu de gens ont cette santé entière et inaltérable. Notre liberté est faible et bornée, comme toutes nos autres facultés. Nous la fortifions en nous accoutumant à faire des réflexions, et cet exercice de l’âme la rend un peu plus vigoureuse. Mais quelques efforts que nous fassions, nous ne pourrons jamais parvenir à rendre notre raison souveraine de tous nos désirs ; il y aura toujours dans notre âme comme dans notre corps des mouvements involontaires. Nous ne sommes ni libres, ni sages, ni forts, ni sains, ni spirituels, que dans un très-petit degré. Si nous étions toujours libres, nous serions ce que Dieu est. Contentons-nous d’un partage convenable au rang que nous tenons dans la nature. Mais ne nous figurons pas que nous manquons des choses mêmes dont nous sentons la jouissance, et parce que nous n’avons pas les attributs d’un Dieu ne renonçons pas aux facultés d’un homme.

Au milieu d’un bal ou d’une conversation vive, ou dans les douleurs d’une maladie qui appesantira ma tête, j’aurai beau vouloir chercher combien fait la trente-cinquième partie de quatre-vingt-quinze tiers et demi multipliés par vingt-cinq dix-neuvièmes et trois quarts, je n’aurai pas la liberté de faire une combinaison pareille. Mais un peu de recueillement me rendra cette puissance, que j’avais perdue dans le tumulte. Les ennemis les plus déterminés de la liberté sont donc forcés d’avouer que nous avons une volonté qui est obéie quelquefois par nos sens. « Mais cette volonté, disent-ils, est nécessairement déterminée comme une balance toujours emportée par le plus grand poids ; l’homme ne veut que ce qu’il juge le meilleur ; son entendement n’est pas le maître de ne pas juger bon ce qui lui parait bon. L’entendement agit nécessairement ; la volonté est déterminée par une volonté absolue : donc l’homme n’est pas libre. »

Cet argument, qui est très-éblouissant, mais qui dans le fond n’est qu’un sophisme, a séduit beaucoup de monde, parce que les hommes ne font presque jamais qu’entrevoir ce qu’ils examinent.

Voici en quoi consiste le défaut de ce raisonnement. L’homme ne peut certainement vouloir que les choses dont l’idée lui est présente. Il ne pourrait avoir envie d’aller à l’Opéra s’il n’avait l’idée de l’Opéra ; et il ne souhaiterait point d’y aller et ne se déterminerait point à y aller si son entendement ne lui représentait point ce spectacle comme une chose agréable. Or, c’est en cela même que consiste sa liberté : c’est dans le pouvoir de se déterminer soi-même à faire ce qui lui paraît bon ; vouloir ce qui ne lui ferait pas plaisir est une contradiction formelle et une impossibilité. L’homme se détermine à ce qui lui semble le meilleur, et cela est incontestable ; mais le point de la question est de savoir s’il a en soi cette force mouvante, ce pouvoir primitif de se déterminer ou non. Ceux qui disent : « L’assentiment de l’esprit est nécessaire et détermine nécessairement la volonté, » supposent que l’esprit agit physiquement sur la volonté. Ils disent une absurdité visible, car ils supposent qu’une pensée est un petit être réel qui agit réellement sur un autre être nommé la volonté ; et ils ne font pas réflexion que ces mots la volonté, l’entendement, etc., ne sont que des idées abstraites, inventées pour mettre de la clarté et de l’ordre dans nos discours, et qui ne signifient autre chose sinon l’homme pensant et l’homme voulant. L’entendement et la volonté n’existent donc pas réellement comme des êtres différents, et il est impertinent de dire que l’un agit sur l’autre.

S’ils ne supposent pas que l’esprit agisse physiquement sur la volonté, il faut qu’ils disent, ou que l’homme est libre, ou que Dieu agit pour l’homme, détermine l’homme, et est éternellement occupé à tromper l’homme ; auquel cas ils avouent au moins que Dieu est libre. Si Dieu est libre, la liberté est donc possible, l’homme peut donc l’avoir. Ils n’ont donc aucune raison pour dire que l’homme ne l’est pas.

Ils ont beau dire, l’homme est déterminé par le plaisir : c’est confesser, sans qu’ils y pensent, la liberté ; puisque faire ce qui fait plaisir c’est être libre.

Dieu, encore une fois, ne peut être libre que de cette façon. Il ne peut opérer que selon son plaisir. Tous les sophismes contre la liberté de l’homme attaquent également la liberté de Dieu.

Le dernier refuge des ennemis de la liberté est cet argument-ci :

« Dieu sait certainement qu’une chose arrivera : il n’est donc pas au pouvoir de l’homme de ne la pas faire. »

Premièrement, remarquez que cet argument attaquerait encore cette liberté qu’on est obligé de reconnaître dans Dieu. On peut dire : Dieu sait ce qui arrivera ; il n’est pas en son pouvoir de ne pas faire ce qui arrivera. Que prouve donc ce raisonnement tant rebattu ? Rien autre chose, sinon que nous ne savons et ne pouvons savoir ce que c’est que la prescience de Dieu, et que tous ses attributs sont pour nous des abîmes impénétrables.

Nous savons démonstrativement que si Dieu existe, Dieu est libre ; nous savons en même temps qu’il sait tout ; mais cette prescience et cette omniscience sont aussi incompréhensibles pour nous que son immensité, sa durée infinie déjà passée, sa durée infinie à venir, la création, la conservation de l’univers, et tant d’autres choses que nous ne pouvons ni nier ni connaître.

Cette dispute sur la prescience de Dieu n’a causé tant de querelles que parce qu’on est ignorant et présomptueux. Que coûtait-il de dire : Je ne sais point ce que sont les attributs de Dieu, et je ne suis point fait pour embrasser son essence ? Mais c’est ce qu’un bachelier ou licencié se gardera bien d’avouer : c’est ce qui les a rendus les plus absurdes des hommes, et fait d’une science sacrée un misérable charlatanisme[1].

  1. On verra dans les ouvrages suivants que M. de Voltaire n’a pas toujours eu la même opinion sur la liberté métaphysique de l’homme : ses sentiments à cet égard changèrent dans un âge plus avancé, et il a mis dans la discussion de ces matières abstraites une force et une clarté qu’on trouve bien rarement chez d’autres écrivains. (K.) — L’ignorant qui pense ainsi n’a pas toujours pensé de même, disait Voltaire en 1766 ; voyez, dans les Mélanges, la fin du paragraphe xiii du Philosophe ignorant.