Traditions indiennes du Canada Nord-Ouest/03/02

Maisonneuve Frères et Ch. Leclerc (p. 257-282).


DEUXIÈME SÉRIE


OBSERVANCES ET SUPERSTITIONS



I

YÉNNÉNÉ GOFWEN

(Le tabou de la femme)


Dans l’ancien temps, lorsqu’une fille n’avait pas encore atteint l’âge nubile, sa mère ne disait jamais devant elle : « J’ai eu mes règles » ; mais elle lui disait pour l’instruire : « La première fois que tu éprouveras en ton corps quelque chose qui t’effrayera, sauve-toi vite, cache ta tête dans ton capuchon et couche-toi. »

Alors, lorsqu’une fille s’apercevait de quelque chose qui l’émouvait et l’étonnait, elle s’enfuyait loin de la compagnie des hommes, et cachait sa tête dans son capuchon et sous sa couverture.

On la suivait, on parvenait jusqu’à elle, on examinait ses habits, et lorsque sa robe paraissait souillée, on dressait aussitôt pour elle une cahutte, où on la servait comme une malade. On lui apportait à boire, et elle y demeurait cinq jours durant, faible et considérée comme malade. On cousait quelque vêtement pour elle, on ornait sa ceinture, on peignait son visage, on pommadait sa chevelure.

Dès ce moment, on ne lui servait pendant la première journée que du bouillon, en ne la faisant boire que peu à peu, non dans un vase ordinaire, mais à l’aide d’un chalumeau fait avec un os de cygne. On lui cousait un grand capulet pointu qui descendait jusque sur ses épaules, et sur son sein on plaçait deux bois en croix.

Il lui était défendu de briser les os du lièvre, de manger du sang, du cœur, du lard et des œufs. Cette observance, elle devait la tenir pendant tout un mois.

Tel était le tabou des Dza-ttini ou filles nubiles, lorsqu’elles éprouvaient leurs règles pour la première fois.


II

T’INTTCHA-NADEY GOFWEN

(le tabou des animaux impurs)


On ne doit pas manger du glouton, ni de la loutre, ni de la belette, ni du chien, ni du renard, ni du loup. Le corbeau et l’aigle sont aussi une nourriture défendue.

Car, au commencement des temps, les animaux étaient des hommes, et les carnassiers dévoraient leur chair ; c’est pourquoi on ne doit pas manger la chair des animaux carnassiers. On doit garder ce tabou, « Gofwen étsinttchin », on doit garder les observances. C’est là le terme.

Au commencement, les hommes étaient des rennes et autres animaux herbivores, et les bêtes à cornes étaient des hommes, mais des hommes si stupides qu’ils ne pouvaient venir à bout de tuer un seul animal herbivore pour s’en nourrir. Alors on échangea leurs sorts, et c’est le corbeau qui opéra cette transmutation ; ces hommes bêtes prirent notre place, et c’est pourquoi nous les tuons et les mangeons.


III

DÈNÈ KKWÉ-WÉ KKÈ-TSÉDÉTTAH

(circoncision )


Avant que les Français arrivassent dans notre pays, lorsqu’il naissait un garçon à une femme Dènè, elle ne cohabitait pas avec son mari durant quarante jours, et on la traitait comme je l’ai dit plus haut des filles nubiles.

Dès que le petit nouveau-né devenait un peu fort et que son visage prenait une teinte un peu carminée, on en agissait ainsi qu’il suit, contre la maladie appelée tρandé (le tremblement) :

On lui tranchait, avec une pierre acérée, la peau de la verge ; et puis, à l’aide d’une alêne, on lui perçait les joues et les bras, le lobe des oreilles et le septum du nez.

Enfin, avec la même alêne, on lui tirait un peu de sang des paumes des mains et de la plante des pieds.


IV

SA GOFWEN

(le tabou du caribou et de l’ours)


Jadis, l’ours et le caribou forniquèrent ensemble. En agissant ainsi, l’ours disait : « Ekkρawégé ! » et le caribou répondait : Ay gè » [1] !

C’est pourquoi les filles et les jeunes femmes ne mangent jamais les pattes, le ventre ni la croupe de l’ours. Et lorsqu’on se moque d’une mauvaise femme, on lui dit proverbialement :

— « Tu n’es rien qu’un tabou ay » ; c’est-à-dire : « Toute ta chair est devenue tabouée et anathème. »

Quant au grand renne des bois, on ne doit pas manger les glandes de graisse (Ekkρa-wé) qui se trouvent sur son ventre.


V

ÉTIÉ GOFWEN

(le tabou du renne des déserts)


Une jeune femme, mère d’un petit garçon, vivait avec son mari et sa vieille mère, lorsque son mari tout à coup ne reparut plus.

La vieille femme était donc très mécontente, bien que sa fille fût une chasseresse très adroite à tuer des rennes. Elle querellait sans cesse sa fille, sans motif.

À la fin, celle-ci, qui se désolait pour son mari, n’y tint plus.

— Mon fils, dit-elle à son enfant, ceignez ma tête avec des phylactères ou fi-anges en racine de sapin.

Elle voulait faire la médecine pour retrouver son mari. On n’avait jamais vu cette femme se découvrir. Eh bien ! elle déposa tous ses vêtements, fit la jonglerie, se gratta sous l’aisselle et en retira aussitôt la crépine d’un renne. Il est probable que cette femme en agissait de la sorte depuis longtemps et qu’elle tuait des rennes par ses maléfices.

— Mon fils, quand tu seras devenu homme, je t’apprendrai comment cela se fait, dit-elle à l’enfant.

Cette femme soupirait après son mari qu’elle pleurait sans cesse, et elle dépérissait faute de prendre de la nourriture ; car une nuit que son mari s’était couché à côté d’elle, il avait disparu subitement, et à sa place ainsi que sur les cendres du foyer, on avait aperçu, le lendemain, des empreintes du pied fourchu d’un renne.

Quant au mari, on ne l’avait plus revu et on ne le revit jamais plus.

Cependant l’enfant grandit et devint homme fait. Alors, sa mère lui dit :

— Mon fils, il faut que tu agisses comme a agi ton père. Maintenant, ceins-moi la tête de mes phylactères.

Le jeune homme fit ce que sa mère lui disait, il lui entoura la tête de franges, et aussitôt il prit au lacet un grand nombre de rennes des déserts.

Tout à coup, il s’en revint promptement vers sa mère.

— Mère, lui dit-il, j’ai vu un beau renne ; il a une chevelure humaine au sommet de la tête, entre ses cornes. Comment se fait-il qu’il lui pousse des cheveux entre ses ramures ? Fais donc la jonglerie pour que je le capture.

La sorcière en agit donc ainsi et le jeune homme prit le renne dans ses lacets, et l’apporta à sa mère.

Aussitôt que la femme vit ce singulier animal, elle dit à son fils :

— Mon fils, laisse-moi un instant.

Elle se coucha avec le renne mort, et aussitôt l’animal reprit vie et redevint homme[2]. La magicienne fut donc bien joyeuse d’avoir ressuscité et remétamorphosé son mari. Dès ce moment, il demeura homme véritable et reprit la femme qui l’avait tant aimé.

C’est pourquoi on prend tant de rennes par le moyen des ligatures de franges ou phylactères.

Depuis lors, on ne mange plus la graisse de l’anus du renne, l’intérieur de ses intestins, ni le tendon de ses jambes. Ce faisant, on observe les coutumes.


VI

INTTSÈ GOFWEN

(le tabou de l’orignal)


Une femme qui demeurait avec son mari ne mangeait jamais de gras d’orignal ; car dans l’ancien temps, les femmes ne mangeaient pas même la viande de l’orignal. Elle était réservée aux hommes ; et maintenant encore, elles n’en mangent jamais la tête.

Son mari, s’imaginant qu’elle mentait, mêla, pour s’en assurer, du gras d’orignal à un pémican qu’il lui servit, en lui disant :

— Il n’y a pas de graisse d’orignal là-dedans.

C’est pourquoi la femme mangea sans défiance. Puis le mari partit pour la chasse, laissant sa femme dans la loge qu’elle gardait. Mais quand il revint, elle n’y était plus. Elle avait disparu.

Le chasseur s’en alla donc à sa recherche et n’aperçut qu’une piste d’orignal qu’il suivit patiemment jusqu’à une petite rivière tortueuse, au bord de laquelle il s’embusqua, après avoir envoyé sa petite chienne sur les brisées de l’animal ; car, dans l’ancien temps, nous chassions avec des chiens.

Quelque temps après, il entendit sa chienne donner de la voix au loin et pourchasser l’animal du côté où il se tenait à l’affût. Tout à coup, il vit passer un gros élan portant les ossements d’une femme enchevêtrés dans sa ramure.

Le chasseur l’attendit, le fixa attentivement, le perça de ses flèches, et le tua. Puis, il démêla les os de sa femme du milieu de la ramure de l’animal, et se coucha avec la bête pendant tout un jour.

Aussitôt il refit sa femme et la rendit vivante.

C’est pourquoi nos femmes ne mangent pas le gras de l’orignal, et ne traversent jamais la piste de cet animal.

VII

DÈNÈ-ÉTAY GOFWEN

(les observances de la vie)


Autrefois, quand un petit enfant venait au monde, on lui perçait les bras et les jambes avec une alène, et on lui tranchait son petit prépuce, de crainte de la lèpre tremblante.

Lorsque le petit enfant commençait à manger, on lui incisait la plante des pieds, on lui brûlait les poignets, afin qu’il devînt excellent marcheur et habile en toutes choses ; puis les parents donnaient un festin à leurs amis et connaissances.

Lorsque le petit enfant commençait à ramper, on donnait aussi un régal. On en agissait encore de la sorte lorsqu’il pouvait marcher seul. Enfin, lorsqu’il parvenait à tuer quelque animal, si petit fût-il, ses parents offraient des présents à leurs amis, et on banquetait de nouveau.

Avant la venue des Français, nous nous servions de marmites proprement dites. Elles étaient en racines de sapin, tressées et nattées si étroitement que ces ustensiles contenaient l’eau. On y faisait cuire la viande à l’aide de pierres rougies au feu.

Alors, un homme nommé Bœ-yan (Petite-Viande) dit à sa femme et à son père :

— Les enfants du Très-Haut (Celui qui est assis au zénith) sont arrivés dans le pays. Ils ne cuisent pas la viande au moyen de pierres chauffées ; ils la font bouillir dans des vases durs.

Sa-Wètay, l’habitant de la Lune, fut le premier qui nous apprit à faire des marmites proprement dites, en racines tressées. Après cela, nous nous taillâmes des vaisseaux en bois, à l’instar des Esquimaux. Finalement, les Français arrivèrent et nous apportèrent des vaisseaux en métal.

Primitivement, nos raquettes ressemblaient à celles des Dindjié. Elles étaient faites d’un seul cerceau circulaire. La partie antérieure en était ronde et plate. Après cela, nous fîmes des raquettes proprement dites, à pointes aiguës ; cependant, on fait encore pour les petits enfants des raquettes à tête ronde et plate.

Notre chaussure était également sans ouverture ni lacet. Elle faisait corps avec le pantalon, ainsi qu’en portent encore les Dindjié. Cependant, elles ne ressemblaient point aux chaussures de ce peuple quant à la forme. Maintenant, nos souliers sont taillés à l’instar de ceux des Tchippewayans ; ils ont des hausses et des lacets, comme les leurs.

Nos chlamydes étaient en peau de renne, longues, étroites, munies de queues pointues devant et derrière. Elles étaient ornées d’une pèlerine appelée kko-l’a, qui pendait derrière le dos. Les hommes la portaient aussi bien que les femmes. Ce camail était très orné de franges et de breloques.

Nous portions des pantalons cousus avec la chaussure, durant l’hiver. Les femmes en portaient comme les hommes ; mais ce vêtement ne ressemblait pas à celui des Français. Il se fermait au bas-ventre par une coulisse et n’avait pas d’ouverture par devant.

Pendant l’été, les hommes portaient un pagne. Quelques-uns même ne portaient pas autre chose pendant l’hiver ; mais alors c’était le grand pagne appelé fwon. Celui d’été, tout petit, s’appelle kwé-tρa-wèttili.

Lorsque l’un d’entre nous était malade, on ouvrait la veine à une personne bien portante, à l’aide d’un silex, et le malade buvait le sang de cet homme sain, afin de boire la vie en lui.

On buvait aussi l’urine d’une personne bien portante ; on saignait la chair d’un homme, on faisait cuire ce sang et on le donnait au malade.

On tuait un chien, on en partageait le corps en deux parties, et on appliquait les morceaux tout chauds, à nu, sur le malade, jusqu’à ce qu’ils s’y putréfiassent en en prenant la fièvre.

On faisait aussi cuire de la chair de chien et on la faisait manger au malade ; c’est de là que dérive ce proverbe que « la chair de chien donne de la graisse aux malades ».

Nous connaissions aussi les bains de vapeur au moyen de pierres rougies à blanc, sur lesquelles on jetait de l’eau froide.

Ce sont là tous et les seuls remèdes que nous connaissions avant la venue des Français.


VIII

DÈNÈ TSÉTTSA GOFWEN

(observances des funérailles)


Lorsqu’un Dènè meurt, avant qu’il ait rendu le dernier soupir, on lui lie les mains avec des cordes, on lui allonge les jambes ; puis, lorsqu’il a rendu l’esprit, on coupe les cordes et on le coud étroitement dans une enveloppe de peau que l’on peint en rouge avec du vermillon.

On lui tire des lignes rouges depuis le front jusqu’aux pieds, le long des bras et des jambes ; on lui rougit les paumes des mains. On observe toutes les coutumes. On lui ceint le front d’un bandeau brodé, on lui met sur le front deux plumes de guerre ; on découpe des franges, que l’on tord, et on lui en entoure les poignets, les chevilles, les bras et les jambes.

Personne ne se couche, tout le monde travaille ; on prépare pour le défunt beaucoup de choses. On se tire du sang en signe de deuil ; on ne boit point ; à peine prend-on de loin en loin un peu de nourriture. On se prive de sang, de graisse ; on ne mange la tête d’aucun animal. On observe fidèlement toutes les coutumes.

Quand on boit, on le fait à l’aide d’un chalumeau en plume de cygne, afin de ne pas souiller les vases.

On construit un petit sarcophage en troncs d’arbres, appelé « le bois du cadavre », et on y place le corps du défunt. Ce sont les frères du défunt, si celui-ci est un homme, ou tous les hommes qu’une femme a connus, si le cadavre est celui d’une femme, qui abattent les arbres et en équarrissent les planches à la hache.

Ensuite, quatre hommes enlèvent promptement le corps ; on l’emporte vite, à la hâte, comme en fuyant, et on le dépose dans le sarcophage, lequel est élevé de trois ou quatre pieds au-dessus du sol.

Alors, les parents du mort se lamentent autour de la tombe ; ils font couler leur sang avec des lancettes ; ils se meurtrissent le visage, la poitrine, les doigts ; ils coupent leur chevelure ; ils rejettent leurs vêtements et vont tout nus, afin de se rendre misérables, en signe de deuil.

Après cela, on fait un banquet autour du sarcophage.

Au bout d’un hiver, on va revoir le cadavre. On ouvre le sarcophage, on contemple les restes du défunt. On s’assied tout autour, et l’on dépose quelque chose de beau et de bon sur son tombeau. Après cela, on fait encore un festin.

Quelquefois, on creusait un gros tronc d’arbre après l’avoir fendu ; on déposait le mort dans cette auge, dont on rejoignait les deux parties, et on replantait l’arbre.

D’autres fois on enterrait le corps. Des défroques des morts, partie était distribuée aux parents, partie était enterrée avec le cadavre, et partie vouée à l’anathème et jetée à l’eau, au feu ou aux vents.


IX

EρEL

(chants de mort)


Lorsqu’un Dènè meurt, ses parents le portent à tour de rôle ; ils chantent ses louanges en le promenant à travers les tentes, en s’accompagnant de crécelles. Ils chantent l’hymne de la mort, en sonnant du sistre ou crécelle appelé Eρèli.

— Dans la terre supérieure, tends tes lacets aux rennes blancs autour des montagnes ; perce les antilo-chèvres de tes dards. Voilà ce que te disent tes parents.

— Pourquoi donc es-tu venu chasser l’orignal sur cette terre, ce qui a causé ta mort ?

Si c’est un homme tué à la guerre ou assassiné dont on pleure le trépas, son frère aîné chante la strophe suivante au son de la crécelle :

— Mon frère cadet, le renne va te tromper et t’emmener trop loin !

— Mon frère cadet, reviens, reviens sur cette terre !

Mais si l’on célèbre le trépas de nos ennemis, à l’issue d’un combat, les paroles sont, différentes :

— Les brumes de l’Océan arctique descendent sur les ondes. La mer gémit et se plaint ; car l’Ennemi des Côtes-Arides n’y retournera pas sain et sauf comme il en était parti !

Un frère, qui déplore la mort de sa sœur, chante ce qui suit :

— Autour de la grosse île, l’eau noire fuit de son double courant, malheur !

— Ma sœur (une telle) a bu à outrance de cette onde, qui l’a engloutie ; malheur !

— Ma sœur, que le Petit-Épervier méprisait ; malheur !


X

ETSOULLA

(chants d’amour)


Les chants d’amour varient selon les individus. Chacun et chacune y célèbre sa maîtresse ou son amant selon son génie. Cependant, en voici quelques-uns des plus usités :

Maîtresse, maîtresse, puissè-je te serrer dans mes bras !
Maîtresse, maîtresse, puissè-je aller à toi !

Maîtresse, maîtresse, je suis allé vers toi !
Maîtresse, maîtresse, tu m’as laissé inassouvi !


Ma petite maîtresse, que je suis malheureux !

Mon petit frère, viens vers moi !

Méchante femme, tu ne m’as pas satisfait !


XI

MÉTEMPSYCHOSE ET INCARNATIONS


Au commencement des temps, les hommes d’aujourd’hui étaient des animaux, et les animaux que nous mangeons étaient des hommes, mais des hommes qui n’avaient pas d’esprit et qui ne pouvaient tuer un seul animal.

C’est pourquoi ils intervertirent les rôles, les hommes devinrent animaux et les animaux furent métamorphosés en hommes.

C’est ce qui explique pourquoi nous dormons avec ces animaux purs, et que l’on mange comme s’ils étaient des créatures humaines ; mais on ne doit pas manger la chair de ceux avec lesquels on dort. Il y a un tabou inviolable à leur égard.

Ceux de nos ennemis que nous nommons les fantômes, les fous et les femmes publiques[3], étaient primitivement des chiens, qui furent ultérieurement métamorphosés en hommes.

C’est pourquoi nous faisons souffrir les chiens et nous le rendons l’esclave de l’homme ; mais on ne le tue pas : c’est un crime de tuer un chien, parce que ce sont nos anciens ennemis, et par conséquent des créatures humaines[4]. Aussi dort-on avec les chiens comme avec des hommes.

Parfois des hommes meurent pour renaître presque aussitôt différemment, sans s’en aller au pays des mânes. Lorsque ces âmes ont choisi une femme pour mère, elles vont vers elle et s’incarnent dans son sein.

Les femmes Dènè reconnaissent ces migrations à plusieurs signes : 1o Lorsqu’elles cessent d’avoir leurs règles au temps prescrit par la nature, dans notre pays ; 2o lorsque les petits enfants viennent au monde avec deux dents en haut et autant en bas ; 3o lorsqu’un petit enfant vient au monde aussitôt après le décès d’un mort ; 4o lorsqu’un enfant se souvient de ce qu’il a été durant sa vie primitive ; 5o enfin, lorsqu’un enfant ressemble trait pour trait à une personne défunte.

On ne doit jamais nommer les défunts. On doit même éviter d’en parler et de penser à eux, après l’époque assignée au deuil ; mais chaque fois que l’on passe devant une tombe, il est bon et convenable de payer à l’esprit du défunt le tribut des larmes, en chantant un petit chant de mort, ou en jetant sur le tombeau une branche verte, un bout de tabac, un morceau de son vêtement.


Jadis le hibou était l’aigle, et l’aigle était le hibou. Alors le hibou, plus sage que l’aigle, dit à celui-ci :

— Mon beau-frère, donne-moi donc tes plumes, en retour je te donnerai à manger toutes mes souris.

Aveuglé par sa gloutonnerie et sa gourmandise, l’aigle d’alors fit abandon de ses plumes en faveur du hibou pour en obtenir les souris ; et c’est ainsi que ce dernier est devenu l’aigle, et que l’aigle d’alors est devenu hibou.


XII

INKρOÑÉ

(la silhouette ou ombre, c’est-à-dire la magie )


Il y a quatre sortes d’Ombre ou de Magie : 1o La bénéfactive, qui a pour but la guérison des malades ; on la nomme le Passage sous la mer ; 2o la maléfactive ou le maléfice, le volt, le sort ; elle a pour but la mort de ceux qui nous haïssent ou nous persécutent. On l’appelle le Déchu, la Danse ou la Résurrection ; 3o la troisième est purement opérative et de simple amusement ; son but est d’opérer des choses merveilleuses, et elle se nomme la Jonglerie ou Réflexion ; 4o enfin, la quatrième se propose l’heureuse issue des chasses, la récupération des objets ou des personnes perdus, la connaissance de l’avenir. On la nomme le Jeune homme lié et bondissant.


XIII

T’U YIÉ TSÉDÉTÉ

(le passage sous la mer)


On appelle ainsi la Magie ou Ombre bénéfactive, parce que le magicien, pour ramener l’esprit du moribond ou du malade qu’il veut guérir, doit l’aller quérir sous les ondes du Grand-Lac Noir.

Lorsque quelqu’un est malade, trois magiciens étendent sur lui une grande couverture de peaux cousues, sous laquelle ils lui font des opérations magiques. Ils se couchent à ses côtés, ils chantent sans cesse pendant deux nuits consécutives, ils lui font des ventouses avec leur propre bouche, et courent après son esprit jusqu’aux lieux où il s’est envolé. Ils captivent le souffle du moribond, ils s’emparent de son esprit qui se cachait, et c’est par le chant qu’ils en viennent à bout.

Alors le Génie de la mort, Ettsuñé, s’introduit dans le malade, et quelquefois celui-ci reprend vie. Mais si Ettsuñé aime trop cet homme, les magiciens ne peuvent venir à bout de capturer son esprit, et l’homme meurt.

Pour qu’un malade guérisse, il est nécessaire qu’il avoue aux magiciens tout le mal qu’il a commis dans sa vie ; car s’il cache quelque péché, il ne peut vivre longtemps, parce que le proverbe a raison :

Etendi Koëdenyè : C’est en retour du péché que l’on meurt vite, dit-on.

Voilà ce que nous croyons.

Afin d’obliger Ettsuñé (le Diable) à pénétrer dans le malade pour lui réintégrer son esprit, on jette au feu des vêtements et de la viande. Ceux chez qui et en qui réside Ettsuñé par lui connaissent la magie et sont dits « Avoir trouvé ».


XIV

YA-TρÈH-NONTTAY YAÉTLÉ

(le diable danse)


Celui qui se propose de faire la magie vers le Déchu qui traverse le ciel doit se peindre tout le corps en rouge. Pour cela, il se dépouille entièrement de ses vêtements, il se frotte et se peint avec du vermillon, il se ceint la tête d’un bandeau, il redresse ses cheveux et les lie en un faisceau au sommet de la tête ; il ne garde pas le plus mince vêtement ; il se fabrique une queue et des cornes, il se perce les bras avec une alène pour en tirer du sang.

Quand ce sont des femmes qui font le Diable (le Ya-tρèh-nonttay), elles agissent de la même manière[5].

Alors on tresse des franges ou phylactères en poil de porc-épic, animal vicieux et colère, et on les place dans les mains du Jongleur, pour qu’il les lie et les délie autour de ses membres en invoquant le Déchu.

Tout ceci étant prêt, le magicien se met à quatre sur les pieds et sur les mains, comme une bête, et, ainsi agenouillé et prosterné, il chante, il s’agite de côté et d’autre, il blasphème, il hurle, il se met en fureur. Bientôt il tombe en convulsions, en désirant de toute sa force la venue du Déchu, et voulant qu’il vole vers lui.

À cette fin il chante :

— Au-dessus du Grand-Lac aux Truites, accours vers moi en volant !

Car le pays où le Déchu réside, c’est celui où s’étend le Grand-Lac aux Truites[6]. C’est donc du Midi qu’il doit venir à tire d’ailes.

Cette médecine ne se fait que pour procurer la mort des ennemis. Celui qui s’y livre fait très mal, pensons-nous, car il désire la venue du Mauvais, et le Mauvais vient effectivement en lui.


XV

DÈNÈ YENDIIWI

(l’opération par la pensée ou magie blanche)


Dans cette magie on invoque Kotsira-tρèh, l’homme bienfaisant qui opérait jadis des merveilles à l’aide d’une baguette, qui frappa la terre de sa verge blanche.

Quand on fait cette ombre, on se promène deci delà ; on chante, on pousse des cris. C’est comme si l’on se jouait. On ne découvre pas sa

 nudité, on ne blasphème pas. C’est de Kotsiratρèh 

que vient le don des prodiges, et c’est par lui que les Dènè font des merveilles.


XVI

EKHÈ TAYÉTLIN

(le jeune homme lié)


Celui qui désire prendre beaucoup de rennes au lacet, et en outre qui souhaite et désire quelque chose, celui-là prend un petit enfant, il l’enveloppe d’une peau de renne, et fixe quatre cordes vers le cou et quatre aux pieds de l’enfant emmailloté, afin de le balancer comme en un hamac. En même temps, l’opérateur crie et chante.

Alors, si quelqu’un du dehors l’entend faire cette magie, il lui crie : « Je pense bien que ton enfant ne me tuera pas ? » Et selon la réponse qui lui est faite, il pénètre sous la tente ou bien il passe outre. Après quoi, on fait un repas, on se réjouit, et l’on se joue de l’enfant lié en le balançant d’un côté à l’autre de la loge.

  1. Ces deux paroles renferment des sens équivoques et libidineux.
  2. Persuasion égyptienne. C’est ainsi qu’Isis ressuscita Osiris, d’après la Fable.
  3. La nation Kollouche, de toutes tribus.
  4. C’était aussi l’antique persuasion des mages de Médie, auxquels l’histoire reproche également de graves incestes. (L. Ménard.) Notez que les Peaux-de-lièvre actuels sont bien éloignés de se livrer à celles que contiennent leurs traditions.
  5. Par tous ces détails, le lecteur doit voir que les Peaux-Rouges que l’on représente avec des cheveux hérissés en faisceau et le corps tatoué ne portent pas leur costume ordinaire. Ils sont parés pour la guerre, après avoir invoqué le diable et l’avoir attiré en eux, du moins selon leur persuasion.
  6. Le Grand-Lac des Esclaves. Il s’agit donc ici du Demonium meridianum des Anciens.