Toute la lyre
Toute la lyreOllendorfŒuvres complètes, 34 (p. 197-292).

I LA BLANCHE AMINTE modifier

— Çà, dit-il, que t’en semble
Écoute, Écho, faisons une chanson ensemble.

Sitôt qu’Aminte fut venue
Nue,
Devant le dey qui lui semblait
Laid,

Plus blanche qu’un bloc de Carrare
Rare,
Elle défit ses cheveux blonds,
Longs.

Alors, ô tête de l’eunuque,
Nuque
Du Bostangi, tu te courbas
Bas.

Le bassa, dont l’amour enflamme
L’âme,
À ses pieds laissa son mouchoir
Choir,

En disant : — Ne sois pas rebelle,
Belle,
Tes pieds blancs et tes blonds cheveux

Veux.

Or c’était le bassa d’Épire
Pire
Qu’un vrai moine et plus qu’un manchot
Chaud,
 
Faisant turques et circassiennes
Siennes,
Et pour soi seul en nourrissant
Cent.

Donc, à sa parole exigeante
Gente
Aminte ne dit au vaurien
Rien.
Elle inclina son cou de cygne,
Signe
Qu’elle trouvait le vieux corbeau
Beau.

Quand ses femmes virent Aminte,
Mainte
Jalouse idée à plus de vingt
Vint.

Longtemps le sérail infidèle
D’elle
Parla, puis de ses cheveux blonds
Longs,

Les blanches qu’à Chypre on rencontre
Contre,
Et les noires de Visapour
Pour.

3 janvier 1829.

II LE PRINCE FAINÉANT modifier


Il n’est trésor que de vivre à son aise.

VILLON.
Guy, mon père,
N’use point,
A rien faire
Son pourpoint.
Pas de fête
Qu’il n’apprête,
Casque en tête,
Dague au poing.

Mon grand-père,
Navarrois,
Fit la guerre
Pour la croix,
Sous Alonze
Cœur-de-bronze,
En l’an onze
Cent vingt-trois.

Jean de Mesme
Son aïeul
Qui dort blême
Au linceul,
Dans Toulouse
La jalouse,
Contre douze
Lut

tait seul.

Mes ancêtres
Fort vantés,
Portaient, maîtres
Des comtés,
Sur la marge
D’un dos large
Une charge
De cités.

L’un d’eux, Eudes
De Montfort,
Fut des leudes
Le plus fort,
Son épaule
Jusqu’au pôle
Portait. Dôle,
Sans effort.

Le grand-père
De ceux-là,
Noir sicaire
D’Attila,
Vieille lame,
Eut dans l’âme
Plus de flamme
Que l’Hékla.

Moi, leur mince
Suppléant,
Suis le prince
Fainéant.
 
Mon bras casse,
S’il déplace
Leur cuirasse
De géant.


Car d’entailles
Moins friand,
Des batailles
Souriant,
Tout me lasse,
Fêtes, chasse,
Dire : grâce,
En priant !

Même aux belles
J’ai mépris,
Et loin d’elles
Mon cœur pris
Laisse, en somme,
Faire un somme
Aux cerfs, comme
Aux maris.

30 juin juillet 1828.

III CE QUE GEMMA PENSE D’EMMA modifier


Que fait l’orfèvre ? Il achève
Quelque anneau mystérieux.
Sa boutique semble un rêve
Qu’emplissent de vagues yeux ;

L’opale est une prunelle,
La turquoise est un regard ;
La flamme tremble éternelle
Dans l’œil du rubis hagard.

L’émeraude en sa facette
Cache une ondine au front clair ;
La vicomtesse de Cette
Avait les yeux verts de mer.

Le diamant sous son voile
Rêve, des cieux ébloui ;
Il regarde tant l’étoile
Que l’étoile entre dans lui.

L’ambre est une larme austère ;
Le saphir au chaste feu
Est devenu bleu sous terre
Tant il a contemplé Dieu !


Une femme chez l’orfèvre
Entre, sourire éclatant ;
Les paroles sur sa lèvre
Battent de l’aile en chantant.

Elle porte un châle à palmes,
Un chapeau rose charmant ;
Autour de ses grands yeux calmes
Tout frissonne doucement.

Elle brille et jase, et semble
Lueur, parfum, colibri ;
Si belle que le cœur tremble,
S’étonne, et cherche un abri.

Où va-t-elle ? d’où sort-elle ?
D’où sort l’aube ? où va le jour ?
Elle est la joie, étincelle
De cette flamme, l’amour.

Le peuple à la vitre admire,
D’un œil. tendre et transporté,
Les femmes le cachemire
Et les hommes la beauté.

Tous l’appellent fée ou reine,
Astre, ange des cieux venu,
Et se sentent pleins de haine
Pour son amant inconnu.

Elle est blanche, aimable, exquise,
Folle et gaie ; et, sans combats,
Toute la foule est conquise ;
Chacun soupire tout bas :


Je voudrais être !… — et se nomme
Quelque idéal triomphant.
— Son ami ! dit un jeune homme.
— Son mari ! dit un enfant.

Qu’est-ce cloné que cette femme ?
C’est une femme. Cela,
 
Quand Dieu fit la première âme,
Naquit et l’ensorcela.
Elle choisit chez l’orfèvre
Tous les beaux joyaux tremblants ;
Et l’or semble avoir la fièvre
Entre ses petits doigts blancs.

Elle prend tout, la pirate,
L’aigue, sœur des gouttes d’eau,
Les agates de Surate
Et les émaux du Lido,

Et la parure complète
De sardoine et de béryl ;
Elle éclate à chaque emplette
D’un doux rire puéril.

La perle voit cette belle.
Pourquoi fuir, perle au doux front ?
-J’aime mieux la mer, dit-elle ;
C’est moins sombre et moins profond.

5 avril 1855.

IV VASE DE CHINE À LA PETITE CHINOISE Y-HANG-TSEI modifier


Vierge chi pays du thé,
Dans ton beau rêve enchanté,
Le ciel est une cité
Dont la Chine est la banlieue.

Dans notre Paris obscur,
Tu cherches, fille au front pur,
Tes jardins d’or et d’azur
Où le paon ouvre sa queue ;

Et tu souris à nos cieux ;
A ton âge un nain joyeux
Sur la faïence des yeux
Peint l’innocence, fleur bleue.

1er décembre 1851.

V MAUVAISES LANGUES modifier


Un pigeon aime une pigeonne.
Grand scandale dans le hallier
Que tous les ans mai badigeonne.
Une ramière aimé un ramier.

Leur histoire emplit les charmilles.
Par les leurs ils sont compromis.
Cela se voit dans les familles
Qu’on est entouré d’ennemis.

Espionnage et commérage.
Rien ne donne plus d’âcreté,
De haine, de vertu, de rage
Et de fiel, qu’un bonheur guetté.
Que de fureur sur cette églogue !
L’essaim volant aux mille voix
Parle, et mêle à , son dialogue
Toutes les épines des bois.

L’ara blanc, là mésange bleue,
Jettent des car, des si, des mais,
Où, les gestes des hoche-queue.
Semblent semer des guillemets :

« — J’en sais long sur la paresseuse,
Dit un corbeau, juge à mortier.
— Moi, je connais sa blanchisseuse.
— Et moi, je connais son portier.


— Certe, elle n’est point sauvagesse.
— Est-on sûr qu’ils sont mariés ?
— Voilà, pour le prix de sagesse,
Deux pigeons bien avariés. »

Le geai dit : Leurs baisers blasphèment.
Le pinson chante : Ça ira.
La linotte fredonne : Ils s’aiment.
La pie ajoûte : Et cætera.

On lit que vers elle il se glisse
Le soir, avec de petits cris,
Dans le rapport à la police
Fait par une chauve-souris.
 
Le peuple ailé s’indigne, tance,
Fulmine un verdict, lance un bill.
Tel est le monde. Une sentence,
Redoutable, sort du babil.

Cachez-vous, Rosa. Fuyez vite
Loin du bavardage acharné.
L’amourette qu’on ébruite
Est un rosier déraciné.

Tout ce conte, ô belle ineffable,
Doit par vous être médité.
Prenez garde, c’est une fable,
C’est-à-dire une vérité.

9 août 1865.

VI modifier


Danseuse, écoute-moi. Le Dieu du firmament
Qui créa l’aube pure et fit ton front charmant,
A tout ce qui contient le bonheur, jeune fille,
Attache de sa main quelque chose qui brille
D’un éclat à la fois chimérique et réel,
La paillette à ta jupe et l’étoile à son ciel.

8 août 1839.

VII LE PORCHE DE SAINT-LUC modifier


Le porche de Saint-Luc, sur un vieux fût de pierre
S’appuie, et porche et fût ne sont plus qu’herbe et lierre.
Au noir pilier s’adosse un homme singulier,
Plus grave et mieux assis au rebord du pilier
Qu’un archevêque en chaire ou qu’un juge en grand’chambre ;
Vieillard morne et hideux comme le mois Décembre
Et dont vous auriez peur, madame, je le crois,
Plus que d’un beau bandit rencontré, dans un bois.
On frémit d’un serpent moins que d’une chenille.
C’est un mendiant roux, vêtu d’une guenille,

Qui se confond, ridé, sordide et chevelu,
Avec la borne grise et le mur vermoulu.
Sur ce vieillard narquois vont pleuvant les monnaies.
Le pilier n’est que. lèpre et l’homme n’est que plaies.
Par Hercule ! on est prêt à jurer que ce vieux
Un beau matin — gèrma dans ce bloc chassieux,
Et, pareil au gui noir qui sur le chêne pousse,
Couvert de barbe àinsi que la pierre de mousse,
Sortit, comme une fleur qui s’ouvre aux papillons,
Des fentes dù granit avec tous ses haillons ;
Si bien que, maintenant,, grimaçant sur la rue,
Il est du vieux pilier la vivante verrue.

Homme étrange entre tous, qui vous ferait affront,
Qui, sans trop s’émouvoir, verrait votre beau front,
Vos longs cheveux, dorés comme les cheveux d’Eve,
Votre bouche qui rit, votre regard qui rêve,
Et leur préférerait — est-il sage ? est-il fou ? —
Le profil d’un vieux roi gravé sur un gros sou !

3 octobre 1842.

VIII CHANSON modifier


L’hiver gronde et fait cent querelles,
^ vieilles gens, ô vieilles gens,
Aux girouettes, des tourelles ;
Pendant qu’elles grincent entre elles,
Courez aux tripots indulgents,
O jeunes gens,ô jeunes gens.

L’araignée au mur fait sa trame,
^ vieilles gens, ô vieilles gens.
L’archet frémit, le gaz s’enflamme,
L’aile du beau papillon femme
Étale ses reflets changeants,
O jeunes gens, ô jeunes gens.

Cachez de l’or dans vos paillasses,
^ vieilles gens, ô vieilles gens.
Buvez du punch, prenez des glaces,
Les rires narguent les grimaces,
Les masques raillent les sergents,
O jeunes gens, ô jeunes gens.
 
La mort tient tout dans ses doigts grêles,
O vieilles gens, ô vieilles gens.
Volis serez dupés par les belles,
Et vous fuirez hors de chez elles,
Nus comme de petits Saint-Jeans,
O jeunes gens, ô jeunes gens.

La mort vide vos escarcelles,
O vieilles gens, ô vieilles gens.
Les tourtereaux aux molles ailes
Sont plumés par les tourterelles ;
Bouches roses et becs rongeants ;
O jeunes gens, ô jeunes gens.

27 novembre 1853.

IX modifier


Oui, fût on Homère, il faut rire ;
Il faut rire, fût on Caton.
Le bois nous offre Déjanire,
Le pré nous donne Margoton.


Le rire vient des dieux. À Rome
Comme à Pantin, il règne, il est.
Le rire est l’attribut de l’homme,
César riait, Brutus riait.


Jésus souriait. Mais en somme,
Sourire, c’est bien rire un peu.
Et c’est pour cela qu’il est homme,
Et c’est pour cela qu’il est Dieu.


Le bois nous offre Déjanire,
Le pré nous donne Margoton.
Oui, fût on Homère, il faut rire,
Il faut rire, mon cher Caton.

X EN AFRIQUE modifier


J’allai faire visite au roi. Les avenues
De son palais étaient pleines de femmes nues,
  Espèce de sérail épars comme un troupeau.
Quand j’entrai, le roi vint, coiffé d’un grand chapeau,
En habit noir ; pieds nus, et complètêment ivre ;
Il s’assit sur un trône en cuir à clous-de cuivre,
Et dit : Homme, sais-tu que je suis petit-fils
Du mage Zoroastre, ancien roi de Memphis ?
Parle. — Et je répondis — au fils de Zoroastre i.
-Oui, sire. — Et je lui mis dans la main une piastre.
Il fut content, m’offrit à boire, et s’en alla :

XI

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quiconque est amoureux est esclave et s’abdique.
L’amour n’est pas l’amour ; il s’appelle Ananké.
Si l’on ne veut pas être à la porte flanqué,
Dès qu’on aime une belle, on s’observe, on se scrute ;
On met le naturel de côté ; bête brute,
On se fait ange ; on est le nain Micromégas ;
Surtout on ne fait point chez elle de dégâts ;
On se tait, on attend, jamais on ne s’ennuie,
On trouve bon le givre, et la bise et la pluie,
On n’a ni faim, ni soif, on est de droit transi ;
Un coup de dent de trop vous perd. Oyez ceci :

Un brave ogre des bois, natif de Moscovie,
Était fort amoureux d’une fée, et l’envie
Qu’il avait d’épouser cette dame s’accrut
Au point de rendre fou ce pauvre cœur tout brut ;
L’ogre un beau jour d’hiver peigne sa peau velue,
Se présente au palais de la fée, et salue,
Et s’annonce à l’huissier comme prince Ogrousky.
La fée avait un fils, on ne sait pas de qui.
Elle était ce jour-là sortie, et quant au mioche,
Bel enfant blond nourri de crème et de brioche,
Don fait par quelque Ulysse à cette Calypso,
Il était sous la porte et jouait au cerceau.
On laissa l’ogre et lui tout seuls dans l’antichambre.
Comment passer le temps quand il neige en décembre,
Et quand on n’a personne avec qui dire un mot ?
L’ogre se mit alors à croquer le marmot.

C’est très simple. Pourtant c’est aller un peu vite,
Même lorsqu’on est ogre et qu’on est moscovite,
Que de gober ainsi les mioches du prochain.
Le bâillement d’un ogre est frère de la faim.
Quand la dame rentra, plus d’enfant. On s’informe.
La fée avise l’ogre avec sa bouche énorme.
As-tu vu, cria-t-elle, un bel enfant que j’ai ?
Le bon ogre naïf lui dit : Je l’ai mangé.

Or, c’était maladroit. Vous qui cherchez à plaire,
Jugez ce que devint l’ogre devant la mère
Furieuse qu’il eût soupé de son dauphin.
Que l’exemple vous serve ; aimez, mais soyez fin ;
Adorez votre belle, et soyez plein d’astuce ;
N’allez pas lui manger, comme cet ogre russe,
Son enfant, ou marcher sur la patte à son chien.


XII À l’âge des bergeries, modifier


À l’âge des bergeries,
Quand les lèvres sont fleuries,
Nous errions loin des prairies,
Lise et moi, dans le hallier ;
Lise, au vent livrant sa tresse,
Moi, tremblant d’une caresse ;
La maîtresse,
L’écolier.

Voyant la nuit prête à naître,
J’osai ne plus me connaître,
Je pris un baiser peut-être ;
Un vieux frêne soupira ;
La république des bêtes
Chantait, moineaux et fauvettes,
Sur nos têtes,
Ça ira !

Le soir répandait ses brumes.
Doux amoùr, tu nous consumes !
Tout à coup nous aperçûmes
(Était-ce un bouc ? je le crois)
Dans la sauge et la joubarbe,
O conteur du roi de Garbe !
Une barbe
Dans le bois !


Moi qui connais mon Tityre
Et qu’Horace aux champs attire,
Je criai : C’est un satyre !
Lise dit : C’est un sapeur !
Sans plus nous en rendre compte,
Nous fuîmes ; elle moins prompte ;
Elle eut honte,
Et j’eus peur.

L’âpre forêt taciturne
A dans son ombre nocturne
Tous les fantômes, Saturne,
Faune, Irmensul, Urian ;
D’une vague horreur couverte,
La grande Dryade verte
Déconcerte.
Florian.

8 février 1855.

XIII BRUIT DE GUITARE modifier


La même belle nous dompte,
Hélas ! depuis l’an passé ;
Le choisi, c’est toi, vicomte ;
Moi, je suis le méprisé.

À nous deux de cette fée
Nous composons l’entretien. ;
Et, de ton amour coiffée,
Elle se chausse du.mien.

D’où nous vient ce double rôle ?
Elle ne sait pas pourquoi.
Je lui fais l’effet d’un drôle.
Tu lui fais l’effet d’un roi.

Mais son cceur pour. rien rie-compte
Dans ta joie et dans mon deuil ;
Je suis son dédain, vicomte,
Et tu n’es que son orgueil.

Viendra quelque gueux, moins bête,
Qu’elle aimera, c’est la loi,
Lui faisant comme à toi fête,
Le méprisant comme moi.

16 janvier 1855.
 

XIV LA LUNE



L’Olympe a dans l’azur des degrés inconnus ;
Un jour, en descendant cet escalier, Vénus
Tomba, se fit des bleus ailleurs que sur la face,
Et les hommes en bas rirent ; l’effroi. s’efface
Quand on peut voir les dieux par leur autre côté.
-Soit, dit alors Vénus, pour leur rire effronté,
Les hommes, ayant eu cette bonne fortune,
Ne verront plus de moi que cela.
C’est la lune.

3 juin.

XV Le marquis de Bade a deux cornes modifier


Le marquis de Bade a deux cornes ;
Il en décore son blason.
Je désire peu que tu m’ornes
De cette parure, ô Suzon.

Belle, tu n’as point d’armoiries,
Mais ton doux rire est enchanteur ;
Bois aux sources, jamais taries,
Et crois au ciel, jamais menteur.

Ces princes, que l’ombre enveloppe,
Avaient toujours l’épée en main ;
Ils conquéraient souvent l’Europe,
Et quelquefois le grand chemin.

Guerre au dehors, guerre civile,
Tout plaisait à ces hasardeux ;
Calmes, ils laissaient dans leur ville
Leur femme, avec un page ou deux.

Ces fiers badois au piéd allègre
Firent la guerre aux fils d’Orcan,
Au négus, magot chrétien nègre,
Au grand Knez, cousin du grand Khan,

Aux pays de neige et de sable,
A Vienne, où régnait le dauphin,
A Chypre, à Zante, à Rome, au diable ;
Ils voyagèrent tant qu’enfin


Ces marquis, sujets aux absences,
Jaloux des cornes du bison,
Ajoutèrent ces excroissances
A la grandeur de leur maison.

Bade, 10 septembre 1865

XVI Veux-tu vivre, modifier


Veux-tu vivre, être admiré,
Et de graisse rembourré,
Et centenaire enterré ?
Crains le pourpoint trop serré,
Les gens en bonnet carré,.
L’encre et le papier timbré. ;
Fais usage modéré
Cibo, Baccho, Venere ;
Laisse aux manants le. poiré,
Le. champignon dans le pré,
Et ta servante au curé..

Le seizième eut Turlupin.
Le dix-septième eut Scapin.
Le dix-huitième eut Crispin.
Le dix-neuvième a Dupin.

XVIII Il avait le front bas, modifier


Il avait le front bas, le rire d’un pirate ;
Le poil noir, l’œil chinois, la mine scélérate ;
Un turban le coiffait comme un Nostradamus ;
 
Et, se rejoignant présque à son gros nez camus,
Moustaches et sourcils d’une énorme envergure
Lui dessinaient un X à travers la figure.

XIX Messeigneurs, modifier


(Trianon, sur son tréteau, annonçant le spectacle.)

Messeigneurs, nous aurons pour lustre la grande Ourse.
Vous entendrez, chacun payant selon sa bourse,
Irus pour un liard, Crésus pour un sequin,
A demi-voix, au bord du manteau d’arlequin,
Jaser la folle avoine avec le brin de vigne.
Un lac, où vous verrez vaguement fuir un cygne,
Servira de miroir, parmi l’herbe et le thym,
Aux fleurs se recoiffant dans l’ombre le matin.
Les bois seront ornés d’une biche effrayée.
La scène au premier plan sera tout égayée
D’aveugles, de pieds-bots défaisant leurs chaussons,
De lépreux se raclant avec de vieux tessons,
Et de voleurs auxquels on lira leur sentence.
Au fond monsieur Haillon et madame Potence
Se feront des saluts respectueux. Enfin,
Gueux, les dents de la Mort et les dents de la Faim
Riront au dénoûment de la pièce, et la Gale
Epousera l’auteur dans un feu de Bengale ;
Ils s’en iront chantant et bras dessus dessous,
Et le diable au bon Dieu jettera des gros sous.

XX Fils, je veux dans ce conte, modifier


Fils, je veux dans ce conte, où vont venir les fées,
Bâtir un temple avec des fleurs et des trophées,
Heurter les Arlequins contre les Amyntas,
Et vous montrer les jeux et les amours d’un tas
De rayons d’or prenant leurs ébats dans la brune,
Et mêler le grand jour avec le clair de lune ;
Vous verrez à minuit apparaître midi ;
Je prétends marier Piastre à Maravédi,
Le pied de Cendrillon aux bottes de sept lieues,
Et faire en plein soleil danser les âmes bleues.

XXI QUAI DE LA FERRAILLE modifier


CHŒUR DES RACOLEURS

Nous sommes les sergents recruteurs. Pour la gloire,
Pour l’empire, pour être illustre dans l’histoire,
Il faut des meurtriers au roi ; nous en cherchons.
Pour faire nos drapeaux noùs prenons des torchons ;
Pour faire des héros nous prenons des canailles.
Nous.rions en ouvrant dans l’ombré nos tenailles ;
Qui se fie au sourire est pincé par l’étau.
Le froid, la faim, la soif, sônt des coups de marteau
Qui donnent une forme obscure-aux misérables ;
Mais pourvu qu’il leur reste un œil fier,. de bons râbles,
Des vices, de la rage et des instincts fougueux,
Ils sont notre gibier ; nous épluchons les gueux ;
Nous trions les gredins ; nous passons à nos cribles
Toutes sortes de gens sauvages et terribles ;
Les méchants sont les bons ; les sanglants sont les beaux.
Ils deviendront vautours, ayant — été corbeaux.
A nous tout ce qui traîne ! à nous tout-ce qui passe !
Sa Majesté nous dit : Sergents, faites main basse.
Elle nous livre en bloc le tas des mendiants ;
Nous lui rendons des Cids et des Esplandians.
Nous avons carte blanche et pleins pouvoirs pour faire
L’armée horrible ainsi que le roi la préfère ; —
Nous enrôlons des loups, des ours, des juifs de choix
Et de bons allemands qui pattent les pourchois ;


Nous prenons tin coquin,-faux boiteux, faux aveugle,
Nous l’offrons gentiment à Bellone qui beugle,
Et plus tard il aura, rampant sur les pavés,
La jambe de bois vraie et de vrais yeux crevés.
Nous montrons à qui veut les voir nos — tours fort drôles,
Nos trucs, nos fleurs de lys, parfois sur nos épaules,
Nos façons de tricher aux cartes, nos galons,
Nos plumets, notre sabre. et jamais nds talons. —
Nous régnons ; nous dressons nos fières silhouettes,
Étant tous très voleurs et même un peu poëtes.
On nous suit. Si ce n’est de force, c’est de gré.
Que c’est beau, l’épaulette et le colback tigré !
Qui veut de l’or ? Venez, manants. Notre escarcelle
S.offre, brille, éblouit le pauvre, et le harcèle.
Quand nous voyons passer des moines, nous louchons
Du côté de ces gars masqués de capuchons ;
En fait de va-nu-pieds, nous préférons les carmes ;
 
Pour les guerres, les camps, les clairons, les vacarmes,
Les sacs et les viols, on prend des assassins
Et des larrons, à moins qu’on n’ait des capucins ;
Les abbés défroqués sont d’admirables reîtres
Et nos meilleurs bandits sont faits avec des prêtres ;
Un casque sied au prêtre aussi bien qu’un turban.

(Une pause.)

Beau sexe, attention ! Tambours, battez un ban.
En pêchant ces messieurs les héros en eau trouble,
On sert Mars et Vénus, et nous faisons coup double.
Les dames, grâce à nous, ne manquent point d’amants
Vu que nous fournissons l’état de garnements.
L’enfant Amour, crieur public, annonce et braille
Le départ pour Cythère au quai de la Ferraille ;
Cypris, étant déesse et toute nue, aurait
Grand tort de ne point suivre Ajax au cabaret ;
Achille a pour Catau des façons très civiles.
Les grenadiers — battez tambours ! — ça prend les villes
Et les mentons ; c’est gai, féroce et tapageur.


Babet devant Fanfan sent une humble rougeur ;
Les belles ont le goût des héros, et le mufle
Hagard d’un scélérat superbe sous le buffle
Fait bâiller tendrement l’hiatus des fichus ;
Quand passe un tourbillon de drôles moustachus,
Hurlant, criant, affreux, éclatants, orgiaques,
Un doux soupir émeut les seins élégiaques.
Quels beaux hommes ! housard ou pandour, le sabreur
Effroyable, traînant après lui tant d’horreur
Qu’il ferait reculer presque la sombre Hécate,
Charme la plus timide et la plus délicate.
Rose, qui ne voudrait toucher qu’avec son gant
Un honnête homme, prend la griffe d’un brigand,
Et la baise ; telle est la femme. Elle décerne
Avec emportement son âme à la caserne ;
Elle garde aux bourgeois son petit air bougon.
Toujours la sensitive adora le dragon.
Sur ce, battez, tambours ! Ce qui plaît à la bouche
De la blonde aux doux Yeux, c’est le baiser farouche ;
La femme se fait faire avec joie un enfant
Par l’homme qui tua, sinistre et triomphant ;
Et c’est la volupté de toutes ces colombes
D’ouvrir leurs lits à ceux qui font ouvrir des tombes.

31 mars 1870.

XXII Un salon. modifier

I LA MARQUISE ANTOINETTE modifier


Un salon.
ANTOINETTE, marquise ayant épousé un vieux. Autrefois grisette. Trente ans.
ADOLPHE, bon état. Dix-huit ans.

ADOLPHE, à part.
Elle est seule.

LA MARQUISE ANTOINETTE, à part.
C’est lui.

ADOLPHE, à part.
Profitons du moment.
Il s’arrête et l’admire.
Qu’elle est belle !

ANTOINETTE, sans se déranger de son attitude.
Bonjour, Adolphe.
A part.
Il est charmant.

ADOLPHE, à part.
C’est l’étoile Vénus !
I1 salue.
Madame la marquise…
A part.
Comme elle est adorable et comme elle est exquise
Avec son bras ainsi ployé sous le menton !


ANTOINETTE
Que dit-on de nouveau ?

ADOLPHE,
L’amiral Codrington
Vient de battre les turcs à Navarin.

ANTOINETTE
Adôlphe,
Qu’est-ce que c’est que ça, Navarin ?
 
ADOLPHE
C’est un golfe.

ANTOINETTE
En France ?

ADOLPHE
Non. En Grèce.

ANTOINETTE
Ah ! bien.

ADOLPHE
Au fond, Pylos,
Au premier plan, la baie avec quelques îlots,
Voa Navarin. Or…
A part.
Quel regard, quelle taille !
Balbutiant.
Madame…

ANTOINETTE
Nous parlions, je crois, de la

bataille…

ADOLPHE
De Codringtôn. Non pas, Navarin !
A part.
Je suis fou.
Je patauge.
Haut.
On était dans les eaux de Corfou ;
On savait que les turcs, non sans quelque mystère,
Avaient quitté Cythère…

ANTOINETTE
Ah ! qu’est-ce que Cythère ?

ADOLPHE
C’est une île. Cythère, autrement Cérigo.
On y peut cultiver le poivre et l’indigo.
Cette île sert aux turcs de poste et de caverne.
Sinan Cigale dit : Cythère est la lanterne
De l’Archipel.

ANTOINETTE, distraite.
Ainsi — l’amiral…

ADOLPHE
Codrington.

ANTOINETTE
Après ?

ADOLPHE
Le vingt octobre, au point du jour, dit-on,
Les flottes ont quitté le mouillage de Zante.
La marine ottomane était molle et pesante,
Le système des turcs était de r

efuser…

ANTOINETTE
Un baiser ! je crois bien.

ADOLPHE
Ce n’est pas un baiser,
C’est le combat.

ANTOINETTE
C’est vrai. Vous disiez ? le système
Des turcs…

ADOLPHE
Je ne sais plus où j’en étais…

LE DIABLE, dans le trou du souffleur.
Je t’aime !

ADOLPHE
Je t’aime !

ANTOINETTE, à part.
Allons donc !

Haut.
Ciel ! monsieur, que faites-vous ?
Si vous ne lâchez pas sur-le-champ mes genoux,
Ce que vous faites là, monsieur, n’est pas honnête !
Je vais sonner, monsieur !

LE DIABLE, à part.
J’ai cassé la sonnette.

ADOLPHE
Je t’aime !
 
ANTOINETTE
Taisez-vous !

ADOLPHE
Je meurs d’amour !

ANTOINETTE

Tais-toi !

ADOLPHE
Madame, ayez pitié ! J’ai le cœur plein d’effroi !
Laissez-vous adorer ainsi qu’une madone !
Si tu savais ! je sens ma tête en feu. Pardonne !
Oh ! laisse-moi mourir à tes pieds !

ANTOINETTE
Dans mes bras !

LE DIABLE
J’ai cru que le crétin ne s’en tirerait pas.
Il ne savait d’abord pas un mot de son rôle.
On entend un bruit de baiser.
Rêvant et riant.
Sans nous le monde est bête, avec nous il est drôle.
 

II IDYLLE modifier


Un bois.

LISE
Puisque votre regard m’apparaît dans l’aurore,

ALBERT
Puisqu’en vos yeux je crois voir une étoile éclore,

LISE
Puisque je veux rester et fuir quand je vous vois,

ALBERT
Puisqu’une lyre est moins douce que votre voix,

LISE
Puisqu’à vos pieds les cœurs font des battements d’ai

les,

ALBERT
Puisque vous êtes belle entre toutes les belles,

LISE
Puisque l’oiseau ne peut chanter sans vous nommer,

ALBERT
Puisque je ne puis faire autrement que t’aimer,

LISE
Je dis que l’air est frais,

ALBERT
Je dis que l’onde est pure,

LISE
Je vois un grand sourire au fond de la nature,

ALBERT
Je te prends et t’épouse,

LISE
Et de toi je fais choix,

ALBERT
Et je dis que je veux m’en aller dans les bois.
Moment de rêverie.
Viens.
Est-ce pour jamais ?

ALBERT
Oui. Donne ta main blanche.
Ils s’enfoncent dans la

forêt.

ÉROS

LISE
Cœur, aie un seul amour !

PAN
Arbre, une seule branche ?
C’est malaisé.

LE DIABLE, dans l’ombre.
Léandre aime à cette heure Héro.
Lise aime Albert. La suite au prochain numéro.

25 mars 1874.

III COCARDE ET LOUCHON modifier


LOUCHON
Paul est roux.

COCARDE
Jean est laid.

LOUCHON,
Paul me bat.

COCARDE
Jean me rosse.

LOUCHON
Paul, s’il n’était bandit, serait bête féroce.

COCARDE
Tout l’hiver Jean se grise.

LOUCHON
Et Paul boit tout

l’été.

COCARDE
Jean a mis mes effets au mont-de-piété.

LOUCHON
Lorsqu’il tonne et qu’il pleut chez moi, c’est Paul qui souffle.

COCARDE
Jean est un chenapan.

LOUCHON
Et Paul est un maroufle.

COCARDE
Je le déclare ici, ce drôle est mon vainqueur.

LOUCHON.
J’aime cette canaille au fin fond de mon cœur.

IV AU LUXEMBOURG modifier


Un banc. Deux astronomes.

PREMIER ASTRONOME
L’équinoxe ravage affreusement nos côtes.

DEUXIÈME ASTRONOME
Le vent est vicieux. Il fait beaucoup de fautes.

PREMIER ASTRONOME
L’homme se met en route et se trompe souvent.

DEUXIÈME ASTRONOME
Notre vie est de l’eau conduite par

du vent.

Sur un autre banc. Des invalides causent.

UN INVALIDE
Tout est en feu.

UN AUTRE
Depuis Berlin jusqu’en Sicile !

UN AUTRE
Faire rentrer Bellone en cage est difficile.

UN AUTRE
Il faut faire la paix avec cet animal
De roi de Prusse.
 
UN AUTRE
À bas la guerre !

UN AUTRE
Tout va mal.

UN AUTRE
L’empereur ne sait plus où donner de la tête.

UN RÊVEUR, passant.
Les rois lâchent la guerre et c’est Dieu qui l’arrête.
Sur un autre banc. Deux étudiants.

LE PREMIER ÉTUDIANT
Que lis-tu ? Cujas ?

LE DEUXIÈME
Non. Je lis Dante et Lucain :
Mon père est royaliste et moi républicain.
C’est sa faute. Il m’envoie à Paris. Je m’y forme.
J’y grandis. Je m’emplis de la lumière énorme,
Et j’étais paysan et je suis citoyen.


Sur un autre banc. Deux prêtres.

L’ABBÉ CARON
Fils, le but, c’est l’église, et Dieu c’est le moyen ;
Cela n’empêche pas Dieu d’être Dieu ; mais ; prêtres,
Nous sommes serviteurs avant d’être les maîtres ;
Le prêtre est roi, depuis Moïse et Salomon ;
Ce qu’on nomme l’esprit humain, é’est le démôn ;
La raison est un mot que le dogme rature ;
Et c’est pourquoi souvent, corrigeant la nature,
Ce que le ciel permet, le prêtre le défend ;
Quand on entend parler le diable dans l’enfant,
Il faut sévir, il faut lui dire de se taire.

L’ABBÉ DE LAMENNAIS
Et c’est ainsi qu’étant Porée, on fait Voltaire.

Sur un autre banc.

UN VIEILLARD
Vous donnez une charte au peuple ; qui se perd,
Pour qu’il soit sage. Eh bien, c’est terrible, il s’en sert…

UN AUTRE VIEILLARD
Pour être libre.

Sous les arbres.

UNE JEUNE FILLE
Non !

UN JEUNE HOMME
Que le sein soit de marbre,
C’est bien, mais pas le cœur.

LA JEUNE FILLE
Laissez-moi !

LE JEUNE HOMME
Sous un arbre
On s’emb

rasse.

LA JEUNE FILLE
Embrassez. — Mais pas comme cela.

LE JEUNE HOMME
LA JEUNE FILLE
Non !

Dans une allée.

UN ENFANT, à une boule qu’il fait rouler.
Je ne veux pas que vous alliez par là !

25 juin 1876.

V LE MENDIANT modifier


Devant la vitre éclairée de la chambre où un jeune homme s’habille
pour le bal masqué.

Fort bien. Habillez-vous. — Tiens, c’est le mardi gras !
Rions. Ne soyons point à la jeunesse ingrats.
Il faut se divertir et que le temps se passe.
Vous avez su tirer d’un vieil oncle rapace
Si !
 
Vingt écus ; vous allez les boire en une nuit.
Habillez-vous, jeune homme ! à grands cris, à grand bruit !
Sonnez tous vos laquais et vos valets de chambre !
-Bourguignon, mon pourpoint ! Picard, ma boîte d’ambre !
Chaussez-moi ! rasez-moi ! peignez-moi ! — C’est cela.
Que vous êtes galant sous l’habit que voilà !
Cambrez la taille un peu. Mettez-vous une mouche,
Comme fait Jeanneton, sur le coin de la bouche.
Le flot de rubans. — Bien. — Et l’air impertinent.
Cela sied. — Le manteau, les gants, et maintenant
L’épée avec sa pomme à mettre des pistaches. —
Que de cœurs suspendus au croc de vos mousta

ches !
Que de femmes vont dire :. Adorable seigneur !
Vous avez tout, jeunesse, et richesse, et bonheur ;
Tout est pour vous, bosquets fleuris, tendres trophées,
C’est bien. On vous dirait habillé par les fées,
Et vous êtes toujours au bal un des premiers
Riez. — Un jour les ans viendront, lourds costumiers ;
Maladie et vieillesse, habilleuses sinistres,
Éteindront vos regards sous d’affreux cercles bistres,
Vous ôteront la grâce, et vous mettront,, ô deuil !
Un dôme sur le dos, une loupe sur l’œil,
Une bouche sans dents qui dira : soyons sage !.
Un gros nez, un gros ventre, et sur ce frais visage,
Doux, superbe, adoré de toutes nos houris,
Un vieux masque obstrué d’un buisson de poils gris.
Alors, désespéré, tordant vos mains fiévreuses,
Fuyant les miroirs pleins de visions affreuses,
Aussi lugubre à voir que vous étiez charmant,
Sans pouvoir arracher votre déguisement,
Domino ridicule et chassé des quadrilles,
Voyant les beaux garçons sourire aux belles filles,
Vous irez, trouble fête, errer au milieu d’eux,
Jusqu’à ce que ce spectre, autre masque hideux,
Sans nez, sans yeux, montrant toutes ses dents sans rire,
Qui vient nous chercher tous et par le bras nous tire,
Vous jette un soir, d’un coup de sa fourche de fer,
Dans ce noir carnaval qu’on appelle l’enfer !

Elle, c’est le printemps ; pluie et soleil ; je l’aime ;
Je m’y suis fait.
Un jour, elle me dit :
-Quand même
On est tout seul, les bois sont doux. Les belles eaux !


La campagne me plaît à cause des oiseaux.

Ecoutons-les chanter.
Moi, l’âme épanouie,
J’écoutais. —
— Les oiseaux, dit-elle, ça m’ennuie.
Jouons.
— Aux cartes ?
— Non.
— A quoi ?
-Je hais le jeu.
Causons. Le jaune est laid, je préfère le bleu.
— Je suis de ton avis.
— Toujours dans les extrêmes !
— Le bleu, dis-je, c’est beau.
— Pourquoi ?
-D’abord, tu l’aimes.
Ensuite, c’est le ciel.
Mais le jaune ; `c’est l’or :
— Va pour le jaune.
— Il est de mon avis encor !
C’est assommant !
-Faisons la paix.
— Je te pardonne.
Un autre jour :
— Ami, viens, je me sens très bonne,
Le temps est beau, sortons à pied. —
Comme j’offrais
Mon landau :
-Non, dit-elle, il faut, par ce vent frais,
Marcher, rôder, courir au bois à l’aven

ture. —
On s’habille, on descend.
-Où donc est la voiture ?
— Mais tu voulais sortir à pied.
-A pied, jamais !
Marcher par ce vent froid ! fi donc ! —
Je me soumets.
On attelle.
-Voici le landau.
— Pourquoi faire ?
— Mais, pour sortir.
— Tords-moi le cou, je le préfère.
Ah çà ! tu veux sortir par cet horrible temps ! —
Un autre jour :
— Nos cœurs, dit-elle, sont contents.
Ami, j’ignore tout, mais je suis ta servante.
Puisque je sais aimer, je suis assez savante.
Je t’adore. Mon dieu, c’est toi. —
Le lendemain,
Un grand soufflet sortit de sa petite main,
Et tomba sur ma joue.
-Hé ! dis-je.
— Bagatelle !
 
Viens m’embrasser. Comment me trouves-tu ? dit-elle.
-Charmante ! —
Et c’est ainsi que je m’accoutumai
Aux inégalités d’humeur du mois de mai.

24 juillet 186…

VII IDYLLE DE LA RUE N.D. DE LORETTE modifier


— Six amants ! — Cela fait crier ?
— A la fois ? — Pourquoi pas ? Coquette,
Pourquoi Psaphon ? — C’est un poète.
— Pourquoi Dimas ? — C’est un banquier.
— Et Grib, l’affreux casse-noisette
Plus noirci que son encrier ?
— Diable ! il écrit dans la gazette.
— Pourquoi Senex, le maltôtier ?
— Avoir un vieux, c’est mon système.
— Et Mars ? — C’est un beau grenadier.
— Et moi, madame ? — Ah ! toi ! je t’aime.

Avril 1849.

VIII Une rue modifier


(Une rue, la nuit.)

MILLION
Vois-je point là dans l’ombre un homme titubant ?

CROQUEFER
Quel est ce gredin triste accroupi sur un banc ?

MILLION
Qui vive ?

CROQUEFER
Qui va là, sans lanterne, à l

a brune ?

MILLION
Empereur de la Chiner.

CROQUEFER
Empereur de, la luné !
Ils se reconnaissent :

MILLION
C’est toi, drôle ?

CROQUEFER
C’est toi, canaille ! — touche là.
Ils se serrent la main.

MILLION
Que viens-tu faire ici ?

CROQUEFER
J’allais comme cela
Devant moi, trébuchant dans l’obscurité grande.
Dieu ! quelle sombre nuit ! Cartouche avec sa bande
A passé par ici. N’ayant pas, le coquin ;
Trouvé de pauvre diable à qui prendre un sequin,
Ayant aux carrefours en vain tendu ses toiles,
Il a pillé le ciel et volé les étoiles.
-Toi, que faisais-tu là ?

MILLION
-Je rêvais.

CROQUEFER
O vertus !
Sais-tu, mortel rêveur, que nous sommes vêtus
Comme d’affreux laquais payés à coups de gaules,
Et qu’on voit des haillons flotter sur nos

épaules ?

MILLION
Vicomte, je le sais.

CROQUEFER
Tu le sais, et c’est tout !
Et rien dans ton cerveau ne s’indigne et ne bout !
Ô vrai sage ! ô poëte ! ô le plus grand des hommes !
Gueux, et — tout bonnement rêveur !
  
MILLION
Mon cher, nous sommes
Riches. Oui, nous avons le ciel bleu, le grand air,
La forêt où l’oiseau chante, et, par Jupiter !
La fierté qu’on éprouve à marcher dans les plaines
Librement ! — Nous avons l’été, les nuits sereines,
La lune se mirant dans le fleuve argenté…

CROQUEFER
J’aimerais mieux dix sous.

MILLION
Tu n’es pas dégoûté !

IX SUSURRANT VOCES modifier



LA CHEMINÉE
Du bois ! j’ai froid.

LA VITRE
Je gèle, et la bise est bourrue.

UN COMMANDEMENT D’HUISSIER
Songe à la provi

dence !

LA MONTRE
Elle demeure rue
Paradis, au Marais, et se nomme…

UN VIEUX CLOU ROUILLÉ DANS LA CLOISON
Le clou.

UN VOLUME D’ANDRÉ CHÉNIER OUVERT SUR LA TABLE
Voix du ciel, bruits divins, chantez !

LISETTE, frappant à la porte.
Pan ! pan !

Chut !

UNE BOUTEILLE
LE BONHEUR
LA PORTE
Glou glou.
Je bâille.

LE COFFRE
LE TROU DE LA SERRURE
Je regarde.

LE MUR
J’écoute.

LE LIT
Je m’appelle l’amour.

L’OREILLER
Je m’appelle le doute.

LA CHANDELLE
Le soleil a beaucoup de

taches.

LA TRANCHE DE JAMBON
Le laurier
Fut créé pour le porc.

LA TABLE
Je porte l’encrier,
Ce nid tout noir d’où sort l’idée aux ailes blanches.

LE PUPITRE
Le trône et le cercueil sont faits de quatre planches.

UN TOME DÉPAREILLÉ DE BOSSUET
Disparaissez, Vishnou, Bel, Jupiter, Mithra !
Saint-Pierre seul gouverne et règne…
Je ris.
 
LA PANTOUFLE
Et cætera.
Gloire au pied nu d’Anna !

LA SAVATE
Le pied se change en patte.

UN BUSTE SUR LA CHEMINÉE
Tout commence à pantoufle et finit à savate.

9 décembre 1853.

X Sylvia modifier


SYLVIA
On prétend, Sylvio, que toujours je vous aime.

SYLVIO
On conte, Sylvia, que partout je vous

suis.

SYLVIA
Je vous donne mes jours !

SYLVIO
Ô ma beauté suprême !
Gardez les jours, donnez les nuits !

XI André et Lise modifier


ANDRÉ
Je te jure un amour-éternel !

LISE, souriant.
Calme-toi !
Parlons net. Et soyons fripons de bonne foi.

ANDRÉ
Lise !

LISE, caressante.
Dispense-toi, cher amant, de poursuivre.
André, pour de l’or faux je donne du vrai cuivre ;
Des serments d’un menteur mon cœur est peu friand ;
Je suis franchement fourbe, et je paye en riant
Tes écoute-s’il-pleut, d’un va-t’en-voir-s’ils-viennent.
Fous qui font des serments et niais qui les tiennent !
Tu me feras des traits et je te les rendrai.
André brûle pour Lise et Lise adore André,
Mais Lise berne André comme André trompe Lise.
Amour est notre autel, Caprice est notre église ;
On se suit aujourd’hui pour se quitter demain ;
D’ailleurs, être autrement, c’est n’avoir rien d’humain ;
La passion finit par une pirouette ;
Homme veut dire vent et femme gir

ouette.
Aimons-nous, puisque c’est la meilleure façon
D’unir ta perfidie avec ma trahison,
Mais ne nous gênons point et ne soyons point dupes.
Pas de glu sur ta plume et de plomb à mes jupes.
André, soyons heureux ; de plus soyons joyeux.
Quel bête de bandeau l’Amour a sur les yeux !
Ôtons-le-lui, veux-tu ? Voyons clair dans nos âmes.
Il faut pour faire un feu toutes sortes de flammes,
Et pour faire un destin toutes sortes d’amours.
Les cœurs toujours constants sont aveugles et sourds.
L’œil qui n’a plus d’éclair, l’esprit qui n’a plus d’aile,
Meurt, et c’est être infirme enfin qu’être fidèle.
Gaîment on se retrouve après qu’on se perdit.
Hein ? Soyons bonne femme et bon homme. Est-ce dit ?
La douce main d’amour n’est point une tenaille.
Aimons-nous. Trompons-nous.

ANDRÉ
J’y consens.

LISE, furieuse.
Ah ! canaille !
  

XII ENTRE LE ZIST ET LE ZEST modifier


LE MARQUIS GRUCCIA. — BARACCA, jolie femme (Zist).
STRUBBLE (Zest).

BARACCA
Qu’est Strubble ?

GRUCCIA
Mon ami.

BARACCA
Moi, je suis ton

amante.
Parbleu.
Strubble est laid.

BARACCA
GRUCCIA
Certe !

BARACCA
Et moi je suis…

GRUCCIA, avec un baiser.
Charmante !

BARACCA
Strubble est chauve, et moi j’ai des cheveux.
Elle laisse tomber sa chevelure blonde sur ses épaules nues.

GRUCCIA
Apollo
N’est pas plus coiffé d’or alors qu’il sort de l’eau.
Tes cheveux sur ton front sont comme un flot d’aurore.

BARACCA
Il ressemble à Midas.

GRUCCIA
Tu ressembles à Flore.

Il est bête.
À peu près :

BARACCA
GRUCCIA
BARACCA
J’ai de l’esprit.

GRUCCIA
Tout

plein.

BARACCA
Il a le ton sec.

GRUCCIA
Dur.

BARACCA
J’ai le parler…

GRUCCIA
Câlin.

BARACCA
Son odeur !

GRUCCIA
On le flaire, et, toi, l’on te devine.
Galamment.
Ainsi, quand Vénus marche, elle apparaît divine.

BARACCA
Il est mal fait.

GRUCCIA
Bossu.

BARACCA
Triste !…
Elle rii.
Et vois-ma gaîté !
 
GRUCCIA
Il se nomme laideur, tu t’appelles beauté !

BARACCA
C’est un homme épineux, piquant, pointu, morose,
Désagréable. Il est le chardon !

GRUCCIA
Toi l

a rose.

BARACCA
M’aimes-tu ?

GRUCCIA
BARACCA
Eh bien, rien à demi.
Choisis de ta maîtresse ou bien de ton ami.
Strubble ou moi. L’un des deux est de trop. Et c’est l’heure
Qu’il faut que l’un s’en aille et que l’autre demeure.
Entre la belle fille et l’affreux vieux garçon,
Décide. Strubble ou moi quitterons la maison.
Choisis. Moi d’un côté, de l’autre cette brute.

GRUCCIA
Mais je n’hésite pas, mon ange, une minute.
Je te flanque à la porte.
Baracca se lève indignée et sort sans le regarder.
Il reste seul.

XXIII CHANSONS modifier

I modifier

J’adore Suzette,
Mais j’aime Suzon.
Suzette en toilette,
Suzon sans façon.
Ah ! Suzon, Suzette !
Suzette, Suzon !

Rimons pour Suzette,
Rimons pour Suzon,
L’une est ma musette,
L’autre est ma chanson.
Ah ! Suzon, Suzette !
Suzette, Suzon !

La main de Suzette,
La jambe à Suzon,
Quelle main bien faite !
Quel petit chausson !
Ah ! Suzon, Suzette !
Suzette, Suzon !

Je rêve à Suzette,
J’embrasse Suzon,
L’une est bien coquette,
L’autre est bon garçon.
Ah ! Suzon, Suzette !
Suzette, Suzon !


Tapis pour Suzette,
Jardin pour Suzon,
Foin de la moquette,
Vive le gazon !
Ah ! Suzon, Suzette !
Suzette, Suzon !

Au bal va Suzétte,
Aù bois va Suzon,
J’épie et je guette
L’ombre et le buisson.
Ah ! Suzon, Suzette !
Suzette, Suzon !

Jaloux de Suzette` !
Jaloux de Suzon !
La bergeronnette
Fait damner l’oison.
Ah ! Suzon, Suzette !
Suzette, Suzon !

Si jamais Suzette
Rit comme Suzon,
Au diable je jette
 Toute ma raison.
ison.
Ah ! Suzon,-Suzette !
Suzette, Suzon !
 
Si comme Suzette
Souriait Suzon,
Cette humble amourette
Serait mon poison.
Ah ! Suzon, Suzette !
Suzette, Su

zon !

S’il faut fuir Suzette
Ou quitter Suzon,
Et que je n’en mette
Qu’une en ma maison,
Ah ! Suzon, Suzette !
Suzette, Suzon !

Je quitte Suzette,
Je garde Suzon,
L’une me rend bête,
L’autre me rend bon.
Ah ! Suzon, Suzette !
Suzette, Suzon !

II Il était une fois modifier


Il était une fois
Un jardin, et j’y vis madame Rosemonde ;
L’air était plein d’oiseaux les plus charmants du monde ;
Quelle ombre dans les bois !

Il était une fois
Une source, et j’y vins boire avec Rosemonde ;
Des naïades passaient, et je voyais sous l’onde
Des perles à leurs doigts.

Il était une fois
Un baiser, qu’en tremblant je pris à Rosemonde.
-Tiens, regarde, ils sont deux, dit une nymphe blonde.
-Non, dit l’autre, ils sont trois.


Il était une fois
Une fleur, qui sortit du cœur de Rosemonde ;
C’est mon âme. Et je brûle, et dans la nuit profonde
J’entends chanter des voix.

Schiedam, 3 août 1861.

III Je suis Jean modifier


Je suis Jean qui guette,
Chanteur et siffleur,
Qui serait poète
S’il n’était voleur,

Et qui serait morne
S’il ne trouvait pas
Au coin de la borne
Ses quatre repas.

J’ai la mine haute
Et le nez en fleur
De la Pentecôte
A la Chandeleur.

Je rôde, je marche ;
J’ai pour toit le ciel,
Pour alcôve une arche
Du pont Saint-Michel.


Ah ! c’est toi, vieux singe !
Disent les cathos
Qui battent leur linge
Au bord des bateaux,

Drôlesses ingambes,
Et que j’aime à voir
Se laver les jambes
En chantant le soir.

J’ai près d’une belle
Respect et bon ton ;
Je lui dis mamselle ;
Ça flatte Goton.

Quand j’ai d’aventure
Fait quelque bon coup,
J’en mène en voiture
Quelqu’une à Saint-Cloud.

J’invite à ma table,
Pour un fin soupé,
La plus respectable,
Une franche p.
 
Les sergents de ville,
Valets du plus fort,
Ont l’âme si vile
Qu’ils me font du tort.

Sous la raison basse
Que j’ai pris parfois
Leur bourse qui passe
A d’affreux bourgeois,


On vient, on saccage
Mon lit de roseau,
On me met en cage
Comme un pauvre oiseau.

J’échappe, et m’en tire ;
Mais c’est ennuyeux,
Pour moi qui respire
Tout le vent des cieux !

Cela me dérange.
Des fois j’ai logé
Sous le pont-au-change ;
J’ai déménagé.

J’ai plus d’une issue.
Ma vie est ainsi
Toute décousue,
Ma culotte aussi.

Ah ! les temps sont rudes !
Souvent on a faim,
Les filles sont prudes,
La jeunesse enfin

N’a plus, que c’est bête !
Le moindre oripeau,
Ni joie en la tête,
Ni plume au chapeau.

Je suis, pour tout dire,
Un garçon railleur,
Moins mauvais qu’un pire,
Moins bon qu’un meilleur.


Je ris comme un coffre,
Je bois comme un trou.
Q Satan ! je m’offre
A toi pour un sou !

22 avril 1847.

IV L’oiseau passe modifier



     L’oiseau passe
     Dans l’espace
Où l’amour vient l’enflammer ;
     Si les roses
     Sont des choses
Faites exprès pour charmer,
Le ciel est fait pour aimer.

     L’oiseau vole,
     Et console
Le désert et la maison,
     Et les plaines
     Et les chênes
Écoutent, quand sa chanson
Va de buisson en buisson.

     Hymne et flamme,
     Il est l’âme
Du bois, du pré, de l’étang,
     Des charmilles,
     Et des filles
Que dès l’aurore on entend
Ouvrir leur porte en chantant.

5 septembre 1861, Guernesey.

V CANCION modifier


J’avais une bague, une , bague d’or
Et je l’ai perdue hier dans la ville ;
Je suis pandériste et toréador,
Guitare à Grenade, épée à Séville.

Mon anneau luit plus que l’astre vermeil ;
Le diable, caché dans l’œil de ma brune,
Pourrait seul produire un bijou pareil
S’il faisait un jour un trou dans la lune.
 
Si vous retrouvez l’anneau n’importe où,
Rapportez-le-moi. C’est Gil qu’on me nomme.
Certes, je vaux peu ; je ne suis qu’un sou,
Mais près d’un liard je suis gentilhomme.

Je n’ai que mon chant comme le moineau.
Rendez-moi ma bague, et que Dieu vous paie !
Vous connaissez Jeanne ? Eh bien, cet anneau,
C’est, avec son cœur, le seul or que j’aie.

20 décembre 1854.

VI CHANSON DE MAGLIA modifier



Vous êtes bien belle et je suis bien laid.
A vous la splendeur de rayons baignée ;
A moi la poussière, à moi l’araignée.
Vous êtes bien belle et je suis bien laid ;
Soyez la fenêtre et moi le volet.


Nous réglerons tout dans notre réduit.
Je protégerai ta vitre qui tremble ;
Nous serons heureux, nous serons ensemble ;
Nous réglerons tout dans notre réduit ;
Tu feras le jour, je ferai la nuit.

VII CHANSON EN CANOT modifier


Les gueules de loup sont des bêtes,
Les gueules de loup sont des fleurs,
Et vivent les femmes bien faites,
La Seine et les grandes chaleurs !

Je m’amuse et je me promène.
Amis, ayons congé ! Versons
Le dimanche sur la semaine,
Et sur tous les jours des chansons.
Les bois sont pleins de pâquerettes,
De geais et de merles siffleurs. —
Les gueules de loup sont des bêtes,
Les gueules de loup sont des fleurs.

Vacances sans trêve ! Est-il sage
De s’ennuyer six jours sur sept ?
Victoire m’attend au passage
Avec une fleur au corset.
Donc, amis, Victoire et conquêtes !
Les hommes jôyeux sont meilleurs. —
Les gueules de loup sont des bêtes,
Les gueules de loup sont, des fleurs.
Le bon Dieu n’ôte pas leurs ailes
Aux papillons passé midi ;

Les roses sont tout aussi belles
Le mercredi que le jeudi,
Et les dimanches et les fêtes
N’ajoutent rien à leurs couleurs. —
Les gueules de loup sont des bêtes,
Les gueules de loup sont des fleurs.

Ô prêtre, en quelle erreur tu tombes !
Est-ce qu’on voit, à certains jours,
Cypris dételer ses colombes
Du char stupéfait de l’amour ?
Les nids sont-ils dans leurs retraites
Moins tendres et moins querelleurs ? —
Les gueules de loup sont des bêtes,
Les gueules de loup sont des fleurs.

Papas et maris, vieux bonshommes,
Je ne m’occupe pas de vous ;
Donc ne venez point où nous sommes
Troubler la fête des yeux doux.
Je ne veux savoir où vous êtes
Qu’afin de tâcher d’être ailleurs. —
Les gueules de loup sont des bêtes,
Les gueules de. loup sont des fleurs.

Marthe, il faut qu’on s’enrégimente
Dans le régiment de Vénus,
Et que chacun ait une amante,
Et je veux baiser tes pieds nus.
Ça, mesdames, êtes-vous prêtes ?
Les amours sont les racoleurs. —
Les gueules de loup. sont — des. bêtes,
Les gueules de loup sont des fleurs.
 
Marthe apparaît à sa lucarne.
Lise m’appelle et me répond.
Choisissez : la Seine, ou la Marne ?
Asnière, ou Joinville-le-Pont ?

Partons, l’aurore est sur nos têtes,
Gais bateliers, gais bateleurs ! —
Les gueules de loup sont des bêtes,
Les gueules de loup sont des fleurs.

Parfois, en rêve, je me sauve
Vers l’océan bouleversé,
Trop étroit pour ma chanson fauve,
Chantant son refrain insensé !
Mais Lise, à travers les tempêtes,
Me fait des pieds de nez railleurs. —
Les gueules de loup sont des bêtes,
Les gueules de loup sont des fleurs.

Marthe et Lise, amis, sont gentilles.
Embrassons-les à tout moment.
Prendre un baiser aux belles filles,
C’est les traiter honnêtement.
Il sied d’être toujours honnêtes,
Donc il faut être un peu voleurs. —
Les gueules de loup sont des bêtes,
Les gueules de loup sont des fleurs.

27 septembre 1862.

VIII LA CHANSON DU SPECTRE modifier


Qui donc êtes-vous, la belle  ?
Comment vous appelez-vous  ?
Une vierge était chez nous  ;
Ses yeux étaient ses bijoux.
Je suis la vierge, dit-elle.
Cueillez la branche de houx.


Vous êtes en blanc, la belle  ;
Comment vous appelez-vous  ?
En gardant les grands bœufs roux,
Claude lui fit les yeux doux.
Je suis la fille, dit-elle.
Cueillez la branche de houx.

Vous portez des fleurs, la belle  ;
Comment vous appelez-vous  ?
Les vents et les cœurs sont fous,
Un baiser les fit époux.
Je suis l’amante, dit-elle.
Cueillez la branche de houx.

Vous avez pleuré, la belle  ;
Comment vous appelez-vous  ?
Elle eut un fils, prions tous,
Dieu le prit sur ses genoux.
Je suis la mère, dit-elle.
Cueillez la branche de houx.

Vous êtes pâle, la belle  ;
Comment vous appelez-vous  ?
Elle s’enfuit dans les trous,
Sinistre, avec les hiboux.
Je suis la folle, dit-elle.
Cueillez la branche de houx.

Vous avez bien froid, la belle  ;
Comment vous appelez-vous  ?
Les amours et les yeux doux
De nos cercueils sont les clous.
Je suis la morte, dit-elle.
Cueillez la branche de houx.

                13 avril 1855.

IX MARGOT modifier


Je signais d’un grand paraphe
Un billet doux bien écrit ;
J’avais toute l’orthographe,
Margot avait tout l’esprit.

Sa bouche,, où quelque-ironie
Avait l’air de dire : osez,
Était la Californie
Des rires et des baisers.
 
Que je fusse un imbécile,
C’était probable ; et pourtant
La belle trouvait facile
De m’adorer en chantant,

Jusqu’au jour où, pour la mode
Changeant d’amours et de ton,
Margot trouverait commode
De devenir Margoton.

Nous étions quelques artistes,
Des poètes, des savants,
Qui jetions nos songes tristes
Et nos jeunesses aux vents.

Nous étions les capitaines
De la fanfare et des chants,
Des parisiens d’Athènes,
Athéniens de Longchamps.


Moi, j’étais, parmi ces sages,
Le rêveur qui parle argot,
Met son cœur dans les nuages
Et son âme dans — Margot.

Gais canotiers de Nanterre,
Nous voguions sur le flot pur ;
Margot lorgnait un notaire
Quand je contemplais l’azur.

Elle trouvait l’eau trop fraîche,
Et préférait l’Ambigu,
Et s’écriait : Quand je pêche,
C’est avec l’accent aigu.

Le sort déchira ses voiles ;
Elle s’enfuit, j’échappai ;
Je montai dans les etoiles
Et Margot dans un coupé.

X Rien modifier


Rien n’est comme il devrait être.
Le maître
Plus que le valet,
Est laid.
Je hais ton jargon, Zémire.
J’admire,
Malgré son argot,

Margot.

Souvent d’une pauvre fille
Qui brille,
Les pieds en sabots
Sont beaux.

Ici, la guerre âpre et noire ;
Bruit, gloire,
Lauriers triomphaux,
Or faux.

Ici la bête de somme ;
C’est l’homme ;
Et là les héros
Zéros.

Ici le nécessaire, aigre
Et maigre ;
Là le superflu
Joufflu.
Dans l’église et la guinguette
Qu’il guette,
Le diable survient ;
Il tient
Par sa guimpe et son air prude
Gertrude,
Et par son chignon
Ninon.
Le destin, ce dieu sans tête
Et bête,
A fait l’animal
For

t mal.
Il fit d’une fange immonde
Le monde,
Et d’un fiel amer
La mer.

Tout se tient par une chaîne
De haine ;
On voit dans les fleurs
Des pleurs. ,
 
Tout ici-bas, homme, femme,
Vie, âme,
Est par Ananké
Manqué.

Aussi, lorsque l’homme achève
Son rêve,
Quel triste avorton
Voit-on !

Homme, mon frère, nous sommes
Deux hommes
Et, pleins de venins,
Deux nains.

Ton désir secret concerte
Ma perte,
Et mon noir souhait
Te hait ;

Car ce globe où la mer tremble
Nous semble
Pour notre appétit

Petit.

Nous manquons, sur sa surface,
De place
Pour notre néant
Géant.

XI Tourne-toi modifier


MAGLIA, accordant sa guitare.
Il chante.

Tourne-toi vers celle qui t’aime.
Ne regarde point au delà.
L’amour récolte ce qu’il sème.
Toutes les filles de Bohême,
Toutes les belles d’Alcala,
Atala, Léila, Lola,
Olympe avec son diadème,
Suzon avec son falbala,
Tralalala, tralalala,
Ne valent pas celle qui t’aime.
Trala
La la.

Tourne-toi vers celle qui rêve
Et qui voudrait quetu sois là.
Toutes les autres filles d’Eve,
Celles qui dansent sur la grève,
Celles qui-font cercle au gala,
Carmen qui toujours-s’envola,
Luz dont la jupe se sou

lève,
Fanchon dont l’œil dit : me voilà !
Tralalala, tralalala,
Ne valent pas celle qui rêve.
Trala
La la.

XII CHANSON DE BORD modifier


Marin, l’onde est une femme.
Crains le sable, crains la lame,
Crains le rocher.
C’est vers Pluton que tu vogues.
Les flots sont — les bouledogues —
Du noir boucher.

La Bourrasque, pâle et nue,
Traîne un linceul dans la nue,
Disent les vieux.
La place des yeux est vide
Sous son grand crâne livide
Et pluvieux.

Dès qu’on est dans cette écume,
On a comme un bruit d’enclume
Dans le tympan
La vague saute sur l’homme ;
Le vent se comporte comme
Un chenapan.
 
Qui s’en tire gagne un quine..
La mer est une coquine,
Disent les v

ieux.
La mer est une sauvage.
Le flot toujours du rivage
Est envieux.

Toute la terre fleurie
Ne serait qu’une prairie
Et qu’un gazon
Sans cette mer de ténèbres
Qui gonfle ses plis funèbres
A l’horizon.

Malheur à qui lève l’ancre !
Elle est la bouteille d’encre
Qu’un jour trouva
Satan que l’envie enivre,
Et qu’il vida sur le livre
De Jéhova.

XIII DANS LA FORÊT modifier


UN PASSANT, chantant.
La duchesse et la paysanne
Se valent sur le vert gazon ;
Jérusalem offre Suzanne,
Mais la Cou’rtille offre Suzon ;
Cupidon nous donne Inézille
Et les perles de sa résille,
Ou Javotte au bonnet cauchois.

L’ÉCHO
Au choix.


AUTRE PASSANT
Quel doux tyran qu’un regard tendre !
O vierge, donne-moi ton cœur ;
Je l’ai dit, se donner, c’est prendre ;
Ton prisonnier c’est ton vainqueur ;
VII, 23 CHANSONS — XIV 493
On devient reine en étant femme ;
Si ton baiser prenait mon âme,
Quand crois-tu que j’échapperais ?

L’ÉCHO
Après.

AUTRE PASSANT
Je te le jure par l’aurore,
Je te le jure par la nuit,
Je t’épouserai ! Je t’adore.
Viens ! ton pur regard me séduit,
L’amour à tes pieds n’a plus d’aile,
Je serai ton mari fidèle,
Et toute la forêt m’entend…

L’ÉCHO
«Mentant.

25 mai 1876.

XIV RONDE POUR LES ENFANTS modifier


Fillettes, les fleurs sont écloses,
Dansez, courons,
Je suis ébloui par les roses
Et par vos fronts.


Chez les fleurs vous êtes les reines ;
Nous le dirons
Aux bois, aux prés, aux marjolaines,
Aux liserons.

Avec l’oiselle l’oiseau cause,
Et s’interrompt
Pour la quereller d’un bec rose,
Aux baisers prompt.

Donnez-nous, gaîtés éphémères,
Futurs tendrons,
Beaucoup de baisers. — A vos mères
Nous les rendrons.

XV JEAN, JEANNE, JEANNOT modifier


La forêt grelotte ;
La nuit tombe ; il pleut ;
J’entends la roulotte
De Braine-l’Alleud.
Un beau jour un ange,
Nommé le Baiser,
Vint dans une grange,
Pour se reposer.

La forêt grelotte ;
La nuit tombe ; il pleut ;
J’entends la roulotte
De Braine-l’Alleud.


Il y trouva Jeanne,
Il y trouva Jean ;
Jean n’était qu’un âne ;
L’ange dit : hi-han !

La forêt grelotte ;
La nuit tombe ; il pleut ;
J’entends la roulotte
De Braine-l’Alleud.

L’âne comprit l’ange.
Regardez plutôt
La miche que mange
Le petit Jeannot.

La forêt grelotte ;
La nuit tombe ; il pleut ;
J’entends la roulotte
De Braine-l’Alleud.

1865.

XVI LE CHANT DU VIEUX BERGER modifier


Je suis vieux, mais, ô lauriers-roses,
Ô lys, cela n’empêche pas
Toutes sortes de tendres choses,
Toutes sortes de frais appas,

De s’épouser, rayons, haleines,
Dans les champs pleins de douces voix,
Et l’aube de dorer les plaines,
Et l’oiseau de chanter au

bois.

Les fleurs écoutent la promesse
Du papillon ; la tiendra-t-il. ?
Est-ce une orgie, est-ce une messe
Que ce radieux mois d’avril ?

Un vieux de plus dans la :nature,
Ce n’est que quelqu’un qui s’en va ;
Toùjours, à la Sombre ouverture,
Chérubin lui-même arriva.

Je suis vieux ; mais pourvu que j’aime,
Je n’ai rien à me reprocher
Et l’abeille ira tout dè même
Cajoler la fleur du pêcher.

Le vent fredonne, l’eau miroite,
Le gai lapin sort du terrier ;
La rose se tient toute droite
Comme. une fille à marier.

Des couples dans l’ombre s’effacent,
Les grands chênes chassent le jour ;
Que voulez-vous que les, bois fassent
Si ce n’est de cacher l’amour ?

Les nids ont, l’arbre pour complice ;
L’amour prend les cœurs à sa glu ;
Il faut. bien que tout s’accomplisse
Comme le bon Dieu l’a voulu.

Les feuilles sont les sœurs des ailes ;
Un bosquet c’est une cloison ;
Les bois sont complaisants aux belles,
Et je trouve qu’ils ont raison.


Aimons ! c’est ce qu’avril préfère.
Avec tous ses chiens sans colliers
Diane indignée a beau faire
Un bruit fauve au fond des halliers,

Cette grande vierge, farouche.
Perd son temps contre les amants ;
L’amour c’est la bouche, et la bouche,
C’est l’éclair qui fait des serments ;

Qu’importe Diane et ses dogues !
Chloé trouve Atys éloquent.
Les bois aiment ces dialogues
Que ponctue un baiser fréquent.

La nature est l’immense alcôve ;
Et c’est ainsi que tout se perd,
Et c’est ainsi que tout se sauve ;
Cupidon, c’est. l’enfant expert ;

Il est subtil, il est superbe ;
Vaste hymen providentiel !
Les daims font l’idylle dans l’herbe,
L’aigle fait l’épopée au ciel.

On entend des murmures d’âmes ;
Toute l’ombre est un grand frisson ;
Et je sais encor l’air, mesdames,
Si je ne sais plus la chanson.

9 octobre.

XVII CHANT DES SONGES modifier


Hurrah ! hurrah !
Toutes les portes sont ouvertes,
Hurrah ! Smarra
Pour nous qui sortons des eaux vertes
Et qui venons du hallier noir !

Les hommes agitent les glaives,
Le fouet, la chaîne, l’encensoir ;
Nous, nous courons le long des grèves
Et nous sommes les oiseaux rêves.

Hurrah ! hurrah !
Toutes les portes sont ouvertes,
Hurrah ! Smarra !
Pour nous qui sortons des eaux vertes
Et qui venons du hallier noir !

Qu’on s’enferme ! qu’on se séquestre !
Fermez la ville, et venez voir.
Nous sommes dans la salle équestre
Assis au fauteuil du bourgmestre !

Hurrah ! hurrah !
Toutes les portes sont ouvertes,
Hurrah ! Smarra !
Pour nous qui sortons des eaux vertes
Et qui venons du hallier noir !


Le sergent fait le pied de grue.
— Qui va là ? — Vieux, fais ton devoir.
Autour de sa tête bourrue
Nous tourbillonnons dans la rue.

Hurrah ! hurrah !
Toutes les portes sont ouvertes,
Hurrah ! Smarra !
Pour nous qui sortons des eaux vertes
Et qui venons du hallier noir !
La nuit sème ses perles d’ambre.
Fermez le bouge et le manoir,
A double tour ! c’est en décembre.
Bon ! nous voilà dans votre chambre !

Hurrah ! hurrah !
Toutes les portes sont ouvertes,
Hurrah ! Smarra !
Pour nous qui sortons des eaux vertes
Et qui venons du hallier noir !

Blondes filles et vieillards chauves,
Fermez vos rideaux, c’est le soir,
Et maintenant, dans vos alcôves,
Regardez luire nos yeux fauves !

Hurrah ! hurrah !
Toutes les portes sont ouvertes,
Hurrah ! Smarra !
Pour nous qui sortons des eaux vertes
Et qui venons du hallier noir !
 
Fermez vos yeux, dormez, profanes.
Soyez votre propre éteignoir.
Nos chauves-souris diaphanes
Battent de l’aile sous vos crânes !


Hurrah ! hurrah !
Toutes les portes sont ouvertes,
Hurrah ! Smarra !
Pour nous qui sortons des eaux vertes
Et qui venons du hallier noir !

Nous soufflons la cendre et les flammes,
L’amour, le deuil, la peur, l’espoir ;
Fermez vos cœurs, hommes et femmes,
Nous parlons dans l’ombre à vos âmes !

Hurrah ! hurrah !
Toutes les portes sont ouvertes,
Hurrah ! Smarra !
Pour nous qui sortons des eaux vertes
Et qui venons du hallier noir !

17 mars 1854.

XVIII Lamour f— le camp modifier


HACQUOIL (Le Marin).
Chantant.

L’amour f— le camp comme un b —
Filant dix nœuds dans un bon lougre
En pleine mer.
La beauté passe — sarabande !
Comme passe la contrebande
A Saint-Omèr.

Mon grand-père était un grand drôle.
Tu n’irais pas à son épaule,
Tamb

our-major.
Et ma grand’mère — farandole ! —
Etait belle comme une idole
Dorée en or :

La dame, point avariée,
Etait duchesse et mariée
A de l’argent.
Et mon grand-père — la bourrée ! —
Lui dit. un. soir Mon adorée,
Je suis sergent.

Et mon grand-père à ma grand’mère
Proposa de faire mon. père
En s’échauffant ;
Mais ma grand’mère — la gavotte !
Mais ma grand’mère était dévote,
Et fit l’enfant.

16 février.

XIX AIR DE LA PRINCESSE D’ORANGE modifier


Viens, ô toi que j’adore.
Ton pas est plus joyeux
Que le vent des cieux ;
Viens, les yeux de l’aurore
Sont divins, mais tes yeux
-Me regardent mieux.


Avril, c’est la jeunesse.
Viens, sortons, la maison,
L’enclos, la prison,
Le foyer, la sagesse,
N’ont jamais eu raison
Contre la saison.

Pour peu que tu le veuilles,
Nous serons heureux ; vois,
L’aube est sur les toits,
Et l’eau court sous les feuilles,
Et l’oh entend des voix
Du ciel dans les bois.

Toutes les douces choses,
L’hirondelle au retour
Dans la vieille tour,
Les chansons et les roses
Et la clarté du jour,
Sont faites d’amour.
 
Aimer, c’est lâ première
Des lois du Dieu clément ;
Le bois est charmant ;
Et c’est de la lumière ;
Et c’est du firmament
Qu’on fait en aimant.

Belle, à la mort tout change ;
Le ciel s’ouvre, embaumé,
Superbe, enflammé,
Et nous dit : viens ! sois ange !
Mais qui n’a pas aimé
Le trouve fermé.

28 mai 1857. Guernesey.



II

Mai dans les bois recèle
Les amours innocents ;
Les amours innocents,
L’homme en est l’étincelle ;
Les amours innocents,
La femme en est l’encens.

Couchez-vous sur la mousse
Dans le beau mois de mai ;
Dans le beau mois de mai
La chose la plus douce,
Dans le beau mois de mai,
C’est quand on est aimé.

Parcourez les charmilles,
Les sources, les buissons !
Les sources, les buissons,
Autour des jeunes filles,
Les sources, les buissons
Chanteront des chansons.

Sitôt qu’une femme aime,
Au fond de son esprit,-
Au fond de son esprit
Brille l’aube elle-même ;
Au fond de son esprit
Une rose fleurit.

On s’embaume, on s’éclaire
Quand deux cœurs ne font qu’u

n ;
Quand deux cœurs ne font qu’un,
L’amour est leur lumière ;
Quand deux cœurs ne font qu’un,
L’amour est leur parfum.
VII, 23 CHANSONS — XX 501
Si vous voulez des flammes,
Si vous voulez des fleurs,
Si vous voulez des fleurs,
’Cherchez-en dans les âmes ;
Si vous voulez des fleurs,
Cherchez-en dans les cœurs.

27 mai 1857.

Guernesey, Route de Fermain-Bay.

XX CHANT DU BOL DE PUNCH modifier


Je suis la flamme bleue.
J’habite la banlieue,
Le vallon, le coteau.
Sous l’if et le mélèze,
J’erre au Père-Lachaise,
J’erre au Campo-Santo.

L’eau brille au crépuscule,
Le passant sur sa mule
Fait un signe de croix,
Son chien baisse la queue ;
Je suis la flamme bleue
Qui danse au fond des bois.

La nuit étend son aile ;
De Profundis se mêle
A Traderidera ;
Les morts ouvrent leur bière.
Spectres, au cimetière !
Masques, à l’Opéra !

-Garçon, du punch ! — J’arrive.
Je suis le bleu convive,
L’esprit des lacs blafards,
Le nain des joncs moroses ;
Je viens baiser les roses
Après les nénuphars.

Buvez, fils et donzelles.
D’autres ont été belles,
D’autres ont été beaux.
 
Riez, joyeuses troupes.
Pour danser sur vos coupes
Je sors de leurs tombeaux.
Monte à ta chambre, apporte
Ton charbon, clos ta porte,
Allume ; c’est le soir.
Regarde dans ton bouge,
Comme un masque à l’œil rouge,
Flamber ton réchaud noir.

D’autres boivent dans l’ombre,
Toi, tu meurs ; ton œil sombre
S’éteint, ton front pâlit ;
Je suis là, je t’éclaire,
Et j’ai quitté leur verre
Pour danser sur ton lit.
Le bol s’éteint.

XXI SÉRÉNADE modifier


MAGLIA, chantant.
Quand les heures de paix et d’ombre sont venues,
Les belles sur leur lit s’endorment toutes nues,
Laissant la lune errer dans le ciel argenté,
Et la fenêtre ouverte à cause de l’été.

XXII LE CHÂTEAU DE L’ARBRELLES modifier



DANSE EN ROND

Va cueillir, villageoise,
La fraise et la framboise
Dans les champs, aux beaux jours.

À huit milles d’Amboise,
A deux milles de Tours,
Le château de l’Arbrelles,
Rài de ces alentours,
Se dresse avec ses tours,
Ses tours et ses tourelles.
Va cueillir aux beaux jours
La fraise et la framboise,
A huit milles, d’Amboise,
A deux milles de Tours,


C’est là que sont les tours,
Les tours et les tourelles
Du château de l’Arbrelles
Bien connu des vautours.


II


Cueillez, Jeanne et Thérèse,
La framboise et la fraise,
Rions, dansons, aimons,
Le ciel en est bien aise,
Moquons-nous des sermons.
Le château de l’Arbrelles,
Qu’en chantant nous nommons,
Dresse sur les vieux monts
Ses tours et ses tourelles.
Rions, dansons, aimons,
Cueillez, Jeanne et Thérèse,
La framboise et la fraise,
Moquons-nous des sermons.
Là-bas, sur les vieux monts
Se dressent les tourelles
Du château de l’Arbrelles
Bien connu des démons.


III


Cueillez, filles d’Amboise,
La fraise et la framboise.
Les démons, les vautours,
Ont changé de figure
Depuis les anciens jours.
Tours de sinistre augure,
L’herbe croît dans vos cours,
Croulez, vilaines tours !
Le ciel en est bien

aise.
Aimons, les ans sont courts,
Cueillez, Jeanne et Thérèse,
La framboise et la fraise.
Ô belles, nos amours,
Pour piller vos atours,
Pour vous emplir de flammes,
Les démons sont nos âmes,
Nos cœurs sont les vautours.

7 octobre 1876.

XXIII Le joli page modifier


Le joli page imberbe
Soupire, elle s’émeut.
— Sous un arbre, s’il pleut,
Et s’il fait beau, dans l’herbe.

De sa jupe superbe.
Elle défit le nœud.
— Sous un arbre, s’il pleut,
Et s’il fait beau, dans l’herbe.

Le bleuet vaut la gerbe ;
Plaire ! un page le peut.
— Sous un arbre, s’il pleut,
Et s’il fait beau, dans l’hérbe.

Conjuguons le doux verbe ;
Aimons-nous ! Dieu le veut.
— Sous un arbre, s’il pleut,
Et s’il fait beau, dans l’herbe.

25 avril 1873.

XXIV CHANSONS DE GAVROCHE modifier


I

Ran tan plan !
Tape, tambour, tape encore.
Pan pan pan,
Pif paf boum, ran plan tan plan,
Gai l’aurore ! ,

On fait de la peine aux rois,
Viens à leur secours, bourgeois,
Avec ton enthousiasme,
Ton parapluie et ton asthme.

Tape encor, tape, tambour.
Gai le jour !

Faut-il des rois sur les têtes
Des peuples changés en bêtes ?
Tu dis oui, toi le canon.
Moi le pavé, je dis non.

Tape, tambour, tape encore.
Ran tan plan,
Pan pan pan,
Pif paf boum, ran plan tan plan,
Gai l’aurore !

Et toi, mon vieux chiffonnier,
Prends ton croc et ton panier,
Car il est temps que tu pinces
Tous les rois et tous les prince

s.

Tape encor, tape tambour.
Gai le jour !

Ce tas de trônes cahote.
Flanque-les tous dans ta hotte,
Depuis le roi Dagobert
Jusqu’à l’empereur Gobert.

Tape, tambour, tape encore.
Ran tan plan,
Pan pan pan,
Pif paf boum, ran plan tan plan,
Gai l’aurore !
Quand Dalila, Paméla,
Atala, Stella,
Lola,
Trouveront pour leurs filets
Les-mylords anglais
Trop laids,

Quands les avocats plaidants,
Quand les noirs pédants
Grondants,
Quand les harangueurs des cours,
Feront des discours
Trop courts,

Quand les peuples lèveront
Plus haut que l’affront
L

eur front,
Et n’auront plus sur les bras
Tout ce tas d’ingrats
Trop gras,

On ne verra plus Gamin
Tendre, nain romain,
La main,
Et marcher sur les. talons
De ses pantalons
Trop longs.


III


La bourgeoisie est un veau
Qui s’enrhume du cerveau
Au moindre vent frais qui souffle ;
Le bourgeois c’est la pantoufle
Qu’un roi met sous ses talons
Pour marcher à reculons.

Je fais la chansonnette,
Faites le rigodon.
Ramponneau Ramponnetté, don !
Ramponneau Ramponnette !

Le bourgeois est un grimaud
Qui prend sa pendule au mot
Chaque fois qu’elle retarde.
Il contresigne en bâtarde
Coups d’état, décrets, traités,
Et toutes les lâchetés.

Je fais la chansonnette,
Faites le rigodon.
Ramponneau Ramponnette, don !
Ramponneau Ramponne

tte !

Il enseigne à ses marmots
Comment on rit de nos maux ;
Pour lui, le peuple et la France,
La liberté, l’espérance,
L’homme et Dieu, sont au-dessous
D’une pièce de cent sous.

Je fais la chansonnette,
Faites le rigodon.
Ramponneau Ramponnette, don !
Ramponneau Ramponnette !

Le bourgeois a des regrets ;
Il pleure sur le progrès,
Sur ses loyers qu’on effleure,
Sur les rois, fiacres à l’heure,
Sur sa caisse, et sur la fin
Du monde où l’on avait faim.

Je fais la chansonnette,
Faites le rigodon.
Ramponneau Ramponnette, don !
Ramponneau Ramponnette !

18 octobre 1861.