Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 15/Chapitre 04

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 96-99).

CHAPITRE IV.



UNE FEMME QUI FAIT SERVIR SON ÉLOQUENCE AU SUCCÈS D’UN MAUVAIS DESSEIN EST UN DANGEREUX AVOCAT.

Lady Bellaston traita les scrupules du jeune lord avec ce dédain qu’un vieux scélérat témoigne pour la conscience, encore timorée, d’un novice dans la carrière du crime. « Mon cher lord, lui dit-elle, vous avez certainement besoin de cordiaux. Je vais envoyer demander à lady Edgely un flacon de ses meilleurs sels. Fi donc ! ayez plus de résolution. Êtes-vous effrayé du mot de rapt ? ou craignez-vous… ? En vérité, si l’histoire d’Hélène étoit moderne, je la croirois fabuleuse : je veux dire en ce qui concerne la conduite de Pâris, non la passion de la dame ; car les femmes ont aimé de tout temps les hommes de cœur. On conte encore une autre histoire des Sabines, et celle-là, grace au ciel, est aussi fort ancienne. Vous vous étonnerez peut-être de mon érudition. M. Hooke nous dit, ce me semble, que ces Sabines devinrent ensuite d’assez bonnes femmes. Je ne pense pas que beaucoup de femmes de ma connoissance aient été enlevées par leurs maris.

— De grace, chère lady Bellaston, épargnez-moi.

— Eh, mon cher lord, croyez-vous qu’il y ait une seule femme en Angleterre, quelque prude qu’elle paroisse, qui ne se moquât de vous dans le fond du cœur ? Vous me forcez à vous tenir un étrange langage, et à trahir indignement les secrets de mon sexe. Mais il me suffit de savoir que mes intentions sont pures, et que je sers les intérêts de ma cousine. Oui, je me flatte, après tout, que vous serez pour elle un bon mari : sans quoi je ne lui conseillerois sûrement pas de sacrifier son bonheur à un vain titre. Je serois inconsolable qu’elle pût me reprocher un jour de lui avoir fait perdre un homme de cœur ; car les ennemis mêmes de votre rival rendent justice à son courage. »

Que ceux qui ont eu le plaisir de recevoir d’une femme ou d’une maîtresse de pareilles leçons, veuillent bien nous dire si la douceur de l’organe en diminue en rien l’amertume. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles firent sur l’esprit du lord une impression telle, que Démosthènes et Cicéron, avec toute leur éloquence, n’auroient pu en produire une semblable.

Lady Bellaston s’apercevant qu’elle avoit irrité l’orgueil du jeune lord, appela, en habile orateur, d’autres passions à son secours. « Milord, dit-elle, d’un ton plus grave ; ayez la bonté de vous souvenir que c’est vous qui m’avez parlé le premier de votre amour pour ma cousine. Ne vous figurez pas que je veuille vous la jeter à la tête. Une fortune de quatre-vingt mille livres sterling peut se passer d’avocat, et se recommande d’elle-même.

— Miss Western n’a pas besoin, milady, que sa fortune la recommande. Jamais femme n’eut à mes yeux la moitié de ses charmes.

— Pardonnez-moi, milord, dit lady Bellaston en se regardant dans la glace, on a vu, je vous assure, des femmes qui avoient plus de la moitié de ses charmes : non que j’aie dessein de rabaisser ceux de ma cousine. C’est une fille adorable sans doute, et sous peu d’heures elle sera dans les bras d’un homme qui certainement ne la mérite pas, mais à qui on ne sauroit refuser du cœur.

— Je l’espère, milady, tout en convenant avec vous que je ne la mérite pas. Car si le ciel ni vous ne trompez mes vœux, elle sera sous peu d’heures dans mes bras.

— À merveille, milord. Je vous promets que vous n’éprouverez point d’obstacle de ma part ; et je suis convaincue qu’avant la fin de cette semaine, je pourrai vous traiter de cousin. »

Le reste de l’entretien se passa en exclamations, en excuses, en compliments qu’on auroit pu entendre avec plaisir de la bouche même des personnages, mais qui seroient fort insipides dans un récit. Nous terminerons donc ici le dialogue, et nous nous hâterons d’arriver à l’heure fatale où tout étoit préparé pour la ruine de l’infortunée Sophie.

Comme ce sujet est le plus tragique de notre histoire, nous le traiterons dans un chapitre particulier.