Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 14/Chapitre 05

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 32-39).

CHAPITRE V.



HISTOIRE DE MISTRESS MILLER.

Jones, ce jour-là, dîna fort bien pour un malade ; il mangea plus de la moitié d’une épaule de mouton. Dans l’après-midi, mistress Miller l’invita à prendre le thé. L’excellente femme avoit su, par l’indiscrétion de Partridge, ou par quelque autre moyen, ses rapports avec M. Allworthy, et elle ne pouvoit supporter la pensée de se séparer de lui d’un air fâché.

Jones accepta son invitation. Après le thé elle renvoya ses filles et s’exprima ainsi : « En vérité, monsieur, il arrive dans ce monde des choses bien surprenantes. N’en est-ce pas une fort étrange que j’aie dans ma maison un parent de M. Allworthy, sans m’en être doutée jusqu’à présent ? Hélas ! vous ne sauriez vous figurer quel protecteur a été pour moi et pour les miens ce digne gentilhomme. Oui, monsieur, je ne rougis point de l’avouer, c’est à sa bonté que je dois d’avoir été préservée du malheur de mourir de faim, et de laisser après moi deux pauvres petites orphelines sans secours, sans appui, abandonnées à la pitié, ou plutôt à la cruelle indifférence du monde.

« Quoique je sois réduite aujourd’hui à louer des chambres garnies pour vivre, je suis née d’une honnête famille, et j’ai reçu une bonne éducation. Mon père étoit officier, il mourut dans un grade élevé ; mais il n’avoit que ses appointements pour vivre ; et comme cette ressource finit avec lui, sa mort nous laissa dans la misère. Nous étions trois sœurs. L’une de nous eut le bonheur de mourir bientôt après de la petite vérole. Une dame daigna prendre la seconde, par charité, dit-elle, pour lui tenir compagnie. Sa mère avoit été servante chez mon aïeule ; mais ayant hérité de son père de grands biens acquis par l’usure, elle avoit épousé un homme riche et de qualité. Cette dame accabla ma sœur des plus durs traitements, lui rappelant sans cesse avec aigreur sa naissance et sa pauvreté, la traitant par dérision de demoiselle ; enfin elle l’abreuva de tant d’amertume, que la malheureuse ne tarda pas à mourir aussi. La fortune se montra moins rigoureuse envers moi. Dans l’année qui suivit la mort de mon père, j’épousai un ministre qui m’aimoit depuis long-temps, et qu’on accueilloit fort mal chez nous, pour cette raison ; car mon pauvre père, sans avoir un schelling à nous donner, nous élevoit en filles de condition ; il nous considéroit et vouloit que nous nous considérassions nous-mêmes, comme si nous avions été de riches héritières. Mon amant oublia tous les mauvais traitements qu’il avoit reçus de lui. Dès qu’il me vit libre, il me demanda ma main avec ardeur ; et moi qui l’avois toujours aimé, et qui l’estimois maintenant plus que jamais, je me rendis à ses vœux. Je passai cinq années avec lui dans un bonheur parfait ; mais hélas ! ô cruelle, cruelle fortune, tu nous séparas pour jamais ; tu ravis à mon amour le meilleur des époux, et à mes filles le plus tendre des pères. Ô mes chers enfants, vous n’avez pas connu le bien que vous avez perdu ! J’ai honte de ma foiblesse, M. Jones, mais je ne puis parler de cet excellent homme, sans répandre des larmes.

— C’est moi plutôt, madame, dit Jones, qui devrois avoir honte de n’en pas verser avec vous.

— Eh bien, monsieur, continua-t-elle, je tombai alors dans un état pire que celui où m’avoit laissée la mort de mon père. Outre le profond chagrin qui m’accabloit, il me falloit pourvoir aux besoins de deux enfants ; et mon dénûment étoit extrême. Le grand, le bon, le noble M. Allworthy, qui avoit un peu connu mon mari, apprit par hasard ma détresse ; il m’écrivit sur-le-champ la lettre que voici. Je dois et je veux vous la lire.

« Madame,

« Je vous fais bien sincèrement mon compliment de condoléance sur la perte douloureuse que vous venez d’éprouver. Votre raison et les excellentes leçons que vous avez reçues du plus digne des hommes, vous aideront mieux à la supporter, que tous les conseils que je pourrois vous donner. J’aime à croire aussi qu’une personne dont on m’a toujours parlé comme de la meilleure des mères, ne permettra pas qu’un excès d’affliction l’empêche de remplir ses devoirs envers de pauvres enfants qui ont seuls, aujourd’hui, besoin de sa tendresse.

« Cependant, comme vous devez être en ce moment hors d’état de vous occuper d’affaires, vous me pardonnerez d’avoir chargé quelqu’un de passer chez vous, et de vous remettre vingt guinées que je vous prie d’accepter, en attendant que j’aie le plaisir de vous voir.

« Veuillez me croire, madame, etc. »

« Je reçus cette lettre quinze jours après la perte irréparable dont je vous ai parlé, et dans la quinzaine suivante M. Allworthy… le digne, le respectable M. Allworthy vint me faire une visite. Il m’établit dans cette maison, il me donna une somme d’argent considérable pour la meubler, et m’assura une rente de cinquante livres sterling que j’ai toujours touchée exactement depuis. Jugez donc, M. Jones, de la reconnoissance, de la vénération que je dois à l’homme généreux qui a conservé mes jours et ceux de ces chers enfants, pour l’amour desquels j’attache encore quelque prix à la vie. Je sais le cas que M. Allworthy fait de vous, et les égards que vous méritez. Ne croyez pas que j’y manque, en vous priant de rompre toute liaison avec des femmes sans mœurs. Vous êtes jeune, et vous ne connoissez pas la moitié de leurs artifices. Ne me sachez point mauvais gré, monsieur, de ce que je vous ai dit au sujet de ma maison. Vous sentez que, dans l’intérêt de mes pauvres filles, je n’y puis souffrir un commerce suspect. D’ailleurs, M. Allworthy ne me pardonneroit pas de le favoriser, surtout lorsqu’il s’agit de vous.

— Ne prenez pas la peine, madame, dit Jones, de vous excuser davantage. Je vous proteste que vous ne m’avez nullement offensé ; mais comme personne n’a plus de respect que moi pour M. Allworthy, permettez que je vous tire d’une erreur dont sa réputation pourroit souffrir. Je ne suis point son parent.

— Hélas ! monsieur, je le sais ; je sais très-bien qui vous êtes. M. Allworthy m’a tout conté ; mais, fussiez-vous son propre fils, il n’auroit pu me parler de vous avec plus d’intérêt. Ne rougissez pas, monsieur, de votre naissance ; il n’y a pas un honnête homme, croyez-moi, qui vous en estime moins. Non, M. Jones, ces mots, naissance déshonorante, sont vides de sens, à moins, comme le disoit mon cher et digne époux, que le déshonneur ne s’attache aux père et mère ; car il ne peut rejaillir sur les enfants, pour une action dont ils sont innocents.

— Je vois, madame, dit Jones en poussant un profond soupir, que vous me connoissez en effet, et que M. Allworthy a jugé à propos de vous parler de moi. Le récit touchant que vous m’avez fait de votre histoire, m’engage à vous communiquer quelques particularités de la mienne, que vous ignorez. »

Mistress Miller ayant montré un vif désir d’en être instruite, Jones lui raconta toutes ses aventures ; mais il n’y mêla pas une seule fois le nom de Sophie.

Il existe entre les cœurs honnêtes une sorte de sympathie qui leur inspire une prompte et mutuelle confiance. Mistress Miller ne douta point de la sincérité de Jones, et lui témoigna beaucoup de compassion et d’intérêt. Elle commençoit à lui faire quelques observations, lorsque Jones l’interrompit. L’heure de son rendez-vous approchoit, il la pria de permettre qu’il eût le soir avec lady Bellaston une seconde entrevue qui seroit, dit-il, la dernière dans sa maison. En même temps il l’assura que cette dame étoit une personne de distinction, et qu’il ne se passeroit rien entre eux que de très-innocent : or nous croyons fermement qu’il avoit l’intention de tenir sa parole.

Mistress Miller s’étant à la fin laissé gagner, Jones remonta dans sa chambre, où il attendit vainement lady Bellaston jusqu’à minuit.

Nous avons dit, et l’on a dû s’en apercevoir, que cette dame avoit une grande affection pour Jones. Peut-être sera-t-on surpris qu’informée de son indisposition, elle ait manqué pour la première fois au rendez-vous qu’elle lui avoit donné, et dans une circonstance qui sembloit exiger plus particulièrement les soins de l’amitié. Si la conduite de lady Bellaston paroît peu naturelle, ce n’est pas à nous qu’il faut s’en prendre ; nous ne faisons que rapporter les faits avec exactitude.