Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 13/Chapitre 01

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 262-267).

CHAPITRE PREMIER.



INVOCATION.

Viens, noble amour de la renommée, viens enflammer mon cœur. Loin de moi l’odieux fantôme qui, sur des flots de sang et de larmes, et au milieu des gémissements de l’humanité, conduit le héros à la gloire. Ô douce et belle nymphe à qui l’heureuse Mnémosine donna le jour aux bords de l’Hèbre ! toi qu’éleva la Méonie, qu’enchanta Mantoue, qui sur la riante colline au pied de laquelle s’étend la superbe métropole d’Albion, t’asseyois avec le chantre d’Adam, et prêtois à sa lyre d’harmonieux accords, c’est toi que j’appelle à mon aide. Inspire-moi la flatteuse espérance de charmer les siècles futurs. Prédis-moi qu’un jour, quelque jeune beauté dont l’aïeule est encore à naître, en voyant sous le nom imaginaire de Sophie, la peinture du mérite réel de ma Charlotte, poussera par sympathie un tendre soupir. Apprends-moi à sentir, à goûter, à savourer dans l’avenir le parfum des louanges. Anime mon courage par l’assurance solennelle, que quand j’aurai passé de la petite salle basse où j’écris maintenant, dans l’obscure et froide prison du cercueil, je serai lu, honoré de ceux qui ne m’ont ni vu, ni connu, et que je ne verrai, ni ne connoîtrai jamais.

[1]Je t’invoque aussi, divinité beaucoup mieux nourrie, qui ne te revêts point d’une forme aérienne, qui tressailles de plaisir à l’aspect d’un aloyau cuit à point et d’un pudding bien assaisonné, toi qu’enfanta dans une barque, sur un canal hollandois, l’épaisse moitié d’un lourd marchand d’Amsterdam. Tu puisas à l’école de Grub-Street[2] les premiers éléments de ta science. Là dans un âge plus mûr, tu appris à la poésie à flatter, non l’esprit, mais la vanité d’un riche patron. Docile à tes leçons, la comédie prend un air grave et sérieux, tandis que la tragédie tonne, éclate, et glace d’épouvante les spectateurs qu’elle assourdit. La docte histoire t’endort par d’ennuyeux récits, et le roman inventif te réveille par l’attrait d’aventures surprenantes. Ton libraire joufflu se ressent de ta bénigne influence. C’est grace à tes conseils que le pesant in-folio dépecé avec une heureuse industrie, après avoir dormi long-temps sur des tablettes poudreuses, circule rapidement de main en main dans tout le royaume ; que certains livres en imposent au monde, comme les charlatans, par des titres pompeux, ou éblouissent les yeux, comme les petits-maîtres, par l’éclat de leur parure. Viens, déesse au teint fleuri, garde pour d’autres tes inspirations ; mais offre-moi tes séduisantes récompenses, ton sonore et brillant métal ; tes billets de banque payables à vue, feuilles légères chargées d’invisibles trésors : joins à ces dons une demeure agréable et commode, une abondance toujours nouvelle, enfin une bonne part dans l’héritage de cette mère bienfaisante, dont le sein fertile fourniroit une nourriture plus que suffisante à la totalité de sa nombreuse famille, si la majeure partie n’en étoit privée par la voracité de quelques membres trop avides. Viens, dis-je, et si je ne suis pas assez sensible à tes précieuses faveurs, échauffe mon cœur du doux espoir d’en enrichir mes enfants. Dis-moi que ces chers enfants dont j’ai souvent interrompu, dans mes travaux, le babil importun et les jeux innocents, seront un jour amplement dédommagés de cette contrainte, par le fruit de mes veilles.

Après avoir invoqué un couple mal assorti, une ombre déliée et une grossière substance, qui implorerai-je maintenant pour diriger ma plume ?

C’est toi d’abord, ô génie ! don du ciel, sans lequel on lutte en vain contre un fonds stérile. Toi qui répands les semences fécondes que l’art développe et mûrit ensuite, daigne me prendre par la main, et conduire mes pas dans le sinueux labyrinthe de la nature. Daigne m’initier à ces mystères que nul œil profane n’a jamais vus. Enseigne-moi, ce qui t’est facile, à mieux connoître l’homme qu’il ne se connoît lui-même. Dissipe le nuage qui offusque sa raison, et lui fait adorer, ou détester ses semblables, selon leur plus ou moins d’adresse à le tromper par des dehors spécieux, tandis que, se trompant eux-mêmes, ils ne sont en réalité que des objets dignes de risée. Arrache à la présomption le léger masque de sagesse qui la couvre, à l’avarice celui de la richesse, à l’ambition celui de la gloire. Toi qui inspiras Aristophane, Lucien, Cervantes, Rabelais, Molière, Shakespeare, Swift, Marivaux, remplis mon ouvrage de tes vives et piquantes saillies. Aide-moi à corriger les travers de l’espèce humaine. Que chacun, instruit par mes leçons, apprenne à se moquer des folies des autres, et à s’humilier des siennes.

Et toi, compagne presque inséparable du vrai génie, humanité, accorde-moi tes tendres émotions. Si tu en as déjà disposé en faveur de tes favoris, Allen et Littleton, dérobe-les un moment à leur cœur. Comment peindre sans toi une scène touchante ? De toi seule découlent l’amitié désintéressée, le brûlant amour, l’ardente reconnoissance, la douce compassion et tous ces mouvements énergiques d’une ame généreuse qui remplissent nos yeux de larmes, colorent notre front d’une noble rougeur, et nous pénètrent tour à tour de douleur, de joie et de bienveillance.

Ô science ! (car sans ton aide le génie ne peut rien produire de pur, ni de correct) daigne aussi me servir de guide. Dès mes jeunes ans, je t’adorai dans ton temple d’Eton, sur ces rives que la Tamise baigne de ses eaux claires et tranquilles ; j’arrosai de mon sang ton autel de bouleau, avec le courage d’un Spartiate. Ouvre-moi tous les trésors dont la philosophie, la poésie, et l’histoire ont enrichi la Grèce et l’Italie. Donne-m’en pour un instant la clef, que tu as confiée à ton cher Warburton[3].

Viens enfin, ô expérience ! fruit d’un long commerce, non-seulement avec les sages, les savants, les gens distingués par leur vertu, ou leur politesse, mais avec toutes les classes de la société, depuis le grand seigneur jusqu’au simple artisan, depuis la duchesse à son cercle, jusqu’à la marchande à son comptoir. C’est par toi seule que l’on peut connoître les mœurs des hommes, leurs travers, leurs préjugés qu’ignorera toujours, malgré sa vaste érudition, le pédant confiné dans la solitude de son cabinet.

Génie, science, humanité, expérience, venez tous ensemble, venez en plus grand nombre encore, s’il est possible. J’ai entrepris une tâche difficile, et je ne saurois l’achever sans votre secours ; mais si vous daignez sourire à mes travaux, j’ose me flatter de les conduire à une heureuse fin.


  1. Le commencement de ce passage est fort obscur ; mais la suite montre assez que c’est le Lucre que l’auteur a voulu peindre, sous les traits de cette divinité matérielle et de mauvais goût.Trad.
  2. Rue de Londres, dans Moorfields, habitée originairement par un grand nombre d’auteurs de petits contes, de dictionnaires, de poëmes de circonstances : ce qui a fait donner le nom de Grub-Street à toute production littéraire de peu de mérite.Trad.
  3. Auteur de plusieurs ouvrages, entre autres de la divine légation de Moïse et d’un Essai sur les hiéroglyphes des Égyptiens.Trad.