Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 05/Chapitre 12

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 361-369).

CHAPITRE XII.



SPECTACLE PLUS TOUCHANT QUE NE POURROIT L’ÊTRE L’ENTIÈRE EFFUSION DU SANG D’UN THWACKUM, D’UN BLIFIL, ET DE VINGT AUTRES DE CETTE ESPÈCE.

La compagnie de M. Western arriva au moment où le combat finissoit. Elle se composoit du digne ecclésiastique que nous avons vu dernièrement à la table de l’écuyer, de mistress Western, tante de Sophie, et de Sophie elle-même.

Arrêtons-nous un instant, et jetons un coup d’œil sur le champ de bataille. D’un côté gisoit dans la poussière, pâle et sans haleine, le triste Blifil ; debout, près de lui, triomphoit l’heureux Tom Jones, tout couvert de son propre sang et de celui du révérend Thwackum ; de l’autre côté paroissoit le pédagogue, tel que le roi Porus, subissant à regret le joug du vainqueur ; et Western-le-Grand, comme un nouvel Alexandre, épargnoit généreusement son ennemi vaincu.

On s’empressa d’abord autour de Blifil, qui donnoit à peine quelques signes de vie. Mistress Western tira de sa poche un flacon de sels qu’elle lui faisoit respirer, quand tout-à-coup l’attention générale se détourna du pauvre jeune homme, qui demeura seul, en pleine liberté de faire, si bon lui sembloit, le voyage de l’autre monde.

Un objet plus aimable et plus touchant avoit attiré tous les regards. C’étoit la charmante Sophie étendue sans mouvement sur la terre. L’effusion du sang, le danger de son père, peut-être aussi sa crainte pour un autre, avoient glacé ses sens ; elle s’étoit trouvée mal, avant qu’on pût la secourir.

Mistress Western s’aperçut la première de son évanouissement. Elle jeta un cri d’alarme qui fut à l’instant répété par deux ou trois personnes. On entendit retentir ces mots : « Miss Western se meurt ! vite de l’eau fraîche ! des sels ! »


Jones se plonge dans le ruisseau et arrose d’une onde pure son amante évanouie.

On peut se souvenir que dans la description du bois où se passoient ces grands événements, nous avons fait mention d’un ruisseau qui fuyoit, en murmurant, sous le feuillage. Notre ruisseau ne ressembloit pas à ces sources insipides, qu’on voit figurer dans les romans vulgaires, sans autre effet que d’étourdir l’oreille du lecteur d’un vain bruit. Non, la fortune lui gardoit plus d’honneurs, qu’à aucun de ceux qui baignoient les riants vallons de l’Arcadie.

Jones frottoit les tempes de Blifil, à qui il craignoit d’avoir donné un trop rude coup, lorsque ce cri funeste : « Miss Western se meurt ! » vient le glacer d’effroi. Il se relève aussitôt, abandonne Blifil à son sort, vole au secours de Sophie, et tandis que les autres parcourent en vain d’arides sentiers, pour y chercher de l’eau, il la prend dans ses bras, la porte à la hâte au ruisseau, s’y plonge, et arrose abondamment d’une onde pure le visage, la tête et le cou de son amante évanouie.

Par bonheur pour Sophie, le même désordre qui empêchoit ses amis de la secourir, les empêcha aussi d’arrêter Jones dans sa course. Il étoit à moitié chemin, qu’ils ignoroient encore ce qu’il faisoit, et il l’avoit rappelée à la vie, avant qu’ils eussent atteint le bord du ruisseau. Sophie ouvroit les yeux, étendoit les bras, et jetoit un faible cri, au moment où son père, sa tante, et le ministre, arrivèrent.

Jones qui ne s’étoit point dessaisi jusque-là de son précieux fardeau, le remit alors entre leurs mains. Ce ne fut pas, toutefois, sans se permettre un tendre baiser : liberté dont Sophie se seroit sûrement offensée, si elle avoit eu l’entier usage de ses sens. Comme elle n’en témoigna aucun déplaisir, il faut croire qu’elle n’étoit pas tout-à-fait revenue à elle.

Cette scène tragique se changea en une scène de joie, où notre héros joua sans contredit le principal rôle. Plus sensible peut-être au bonheur d’avoir sauvé Sophie, qu’elle ne l’étoit à la conservation de sa propre vie, il fut aussi le premier objet des félicitations générales. L’écuyer, après avoir embrassé sa fille une ou deux fois, sauta au cou de Jones et faillit l’étouffer de tendresse. Il l’appela le sauveur de Sophie, et déclara que hors sa fille et sa terre, il n’y avoit rien au monde qu’il ne fût prêt à lui donner. Cependant, après un moment de réflexion, il excepta encore ses chiens de chasse, et la Paysanne, sa jument favorite.

L’état de Sophie ne causant plus d’inquiétude, l’écuyer s’occupa de Jones. « Allons, mon garçon, lui dit-il, ôte ton habit et lave-toi le visage ; car, en vérité, tu fais peur. Allons, lave-toi, te dis-je, et suis-moi au château. Nous verrons à t’y trouver un autre habit. »

Jones obéit, ôta son habit, et lava dans le ruisseau son visage et sa poitrine, qui étoient tout souillés de sang. L’eau en effaça aisément les taches, mais elle ne put faire disparoître les marques noires et bleues que le poing de Thwackum y avoit imprimées. Sophie les aperçut et en poussa un soupir, qu’elle accompagna du plus tendre regard.

Ce regard ne fut pas perdu pour Jones. Il fit sur lui une impression plus forte que ses blessures, mais une impression bien différente : celle-ci étoit si douce, si délicieuse, que tous les coups qu’il avoit reçus dans le combat, eussent-ils été autant de coups de poignard, elle en auroit suspendu un instant la douleur.

La compagnie revint sur ses pas, et arriva bientôt à l’endroit où Thwackum venoit de relever M. Blifil. Qu’il nous soit permis d’exprimer ici le vœu d’un ami de l’humanité. Plût au ciel que toutes les querelles se décidassent désormais avec les seules armes, dont la sage nature nous a pourvus ! Le fer homicide ne seroit plus employé qu’à déchirer les entrailles de la terre ; la guerre, ce noble passe-temps des rois, deviendroit un jeu presque innocent, et les combats entre deux grandes armées se livreroient à la satisfaction des belles dames, que rien n’empêcheroit d’y assister, avec les monarques eux-mêmes. Si les champs de bataille étoient un moment jonchés de corps humains, un instant après les morts, ou du moins la plupart d’entre eux, se relèveroient comme les troupes de M. Bayes, et se remettroient en marche au son du tambour, ou du violon, selon qu’on en seroit convenu d’avance.

Pour éviter de traiter cette matière sur un ton de plaisanterie qui pourroit offenser les politiques, ennemis jurés de tout badinage, nous demandons sérieusement si le succès d’une bataille, le sort d’une ville assiégée, ne se décideroient pas aussi bien par le plus ou le moins de têtes cassées, de nez sanglants, et d’yeux pochés, que par des monceaux de cadavres horriblement mutilés ? Cette nouvelle tactique seroit, à la vérité, peu favorable aux François ; elle leur feroit perdre l’avantage que leur donne sur les autres nations la supériorité de leur artillerie ; mais la valeur et la générosité bien connues de ce peuple, nous sont garants qu’il n’hésiteroit pas à se mesurer de pair avec ses rivaux, et à rendre, comme on dit, la partie égale.

Il est, nous le savons, plus facile de souhaiter que d’obtenir une pareille réforme. Contentons-nous donc d’en avoir donné l’idée, et revenons à notre sujet.

M. Western ignoroit encore ce qui s’étoit passé avant son arrivée. Curieux de connoître la cause de la querelle, il interrogea Blifil et Jones à ce sujet. Tous deux gardèrent le silence. « Parbleu, dit Thwackum avec impudence, la cause n’en est pas loin d’ici, je crois, et si vous battez bien les buissons, vous la trouverez.

— Bon ! est-ce que vous vous battiez pour une fille ?

— Demandez-le à ce monsieur en veste, reprit Thwackum. Il en sait là-dessus plus que personne.

— J’entends, c’est d’une fille qu’il s’agit. Ah, Tom, Tom ! tu es un libertin. Mais allons, messieurs, point de rancune, et venez tous chez moi faire la paix, le verre en main.

— Je vous demande pardon, monsieur, dit Thwackum, il n’est pas plaisant pour un homme de mon caractère, d’être traité de la sorte, par un enfant ; et pourquoi ? pour avoir fait mon devoir, en tâchant de découvrir et de livrer à la justice une misérable prostituée. Au reste, la principale faute en est à M. Allworthy et à vous, monsieur. Si vous faisiez exécuter les lois, comme vous le devez, vous auriez bientôt purgé le canton de cette vermine.

— J’en aurois plus tôt exterminé tous les renards. Ne faut-il pas, d’ailleurs, encourager la population, pour réparer les pertes que nous faisons journellement à la guerre ? — Mais, où est-elle ? Je t’en prie, Tom, montre-la-moi. » À ces mots, il se mit à battre les buissons, de la même manière que s’il eût chassé un lièvre. À la fin il s’écria : « Oh ! oh ! l’animal n’est pas loin. Sur mon honneur, voici son gîte, mais il a pris la fuite. » L’écuyer disoit vrai ; il se trouvoit à la place même d’où la pauvre fille s’étoit enfuie, dès le commencement de la bagarre, sur autant de pieds qu’un lièvre en emploie pour courir.

Sophie, qui se sentoit foible et craignoit une rechute, pria son père de la ramener au château. L’écuyer se rendit sur-le-champ au désir de sa fille ; car c’étoit le plus tendre des pères. Il pressa de nouveau la compagnie de venir souper chez lui. Blifil et Thwackum s’en excusèrent. Le premier dit, qu’il avoit plus de motifs qu’il n’en pouvoit alléguer, pour le moment, de ne point accepter cet honneur ; le second observa, peut-être avec raison, que la bienséance ne permettoit pas à un homme de sa profession, de se montrer dans l’état où il étoit.

Jones, incapable de résister au plaisir de passer la soirée avec sa Sophie, suivit l’écuyer Western et les deux dames. Le ministre Supple fermoit la marche. Il offrit à son confrère Thwackum de lui tenir compagnie, ne voulant point, par respect pour l’habit qu’il portoit, le laisser seul ; mais Thwackum, loin de répondre à sa politesse, le repoussa d’une façon assez incivile du côté de M. Western.

Ainsi finit cette sanglante querelle, et ainsi finira le cinquième livre de notre histoire.