Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 01/Chapitre 04

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 15-20).

CHAPITRE IV.



DESCRIPTION POMPEUSE. GRANDE COMPLAISANCE
DE MISS BRIDGET ALLWORTHY.

Le château de M. Allworthy étoit un des plus nobles monuments du genre gothique, et pouvoit soutenir la comparaison avec les chefs-d’œuvre de l’architecture grecque et romaine. Il y régnoit un air de grandeur qui frappoit d’admiration ; l’agrément de l’intérieur répondoit à la majesté du dehors.

Placé au sud-est, sur le penchant d’une colline, il étoit abrité des vents du nord-est par un petit bois de vieux chênes qui s’élevoit au-dessus en amphithéâtre, dans l’espace d’un demi-mille. Sa position à mi-côte permettoit d’y jouir de la charmante perspective qu’offroit la vallée située au-dessous.

Une belle pelouse descendoit en pente douce, du milieu de ce bois vers le château. Dans sa partie supérieure, du creux d’un rocher couronné de sapins, jaillissoit une source abondante qui formoit en tout temps une cascade d’environ trente pieds de hauteur. Au lieu de parcourir une suite de gradins réguliers, l’eau tomboit naturellement sur des quartiers de roc entassés au hasard, et couverts de mousse. Elle couroit ensuite dans un lit de cailloux, où elle faisoit de nombreux détours et plusieurs chutes moins considérables que la première, et elle finissoit par se perdre au bas de la colline, du côté du sud, à un quart de mille du château, dans un lac qu’on apercevoit de toutes les parties de la façade. Ce lac occupoit le centre d’une superbe plaine ornée de bouquets d’ormes et de hêtres, et peuplée de troupeaux. Il en sortoit une rivière que l’on voyoit serpenter pendant plusieurs milles à travers des bois et des prés, puis se décharger dans un vaste bras de mer qui entouroit une île et fermoit la perspective.

Sur la droite s’ouvroit une autre vallée moins étendue, semée de villages, et terminée par le frontispice encore entier d’une abbaye en ruine, et par une de ses tours tapissée de lierre.

À gauche, la vue s’égaroit sur un parc dessiné avec un goût exquis, mais moins redevable de sa beauté à l’art qu’à la nature. Le sol inégal présentoit une agréable diversité de collines, de plaines, d’eaux et de bois. Au-delà s’élevoit par degrés une chaîne de montagnes sauvages, dont les sommets se cachoient dans les nues.

On touchoit à la moitié du mois de mai, la matinée étoit d’une sérénité parfaite : M. Allworthy se promenoit sur la terrasse de son château, où l’aurore découvroit de moment en moment à ses yeux le riant paysage que nous venons de décrire. Bientôt le soleil, après avoir lancé au-dessus de l’horizon mille traits de lumière, comme pour annoncer son approche, parut dans tout l’éclat de sa gloire. Un seul objet sur la terre sembloit plus digne d’admiration, c’étoit le bon, le généreux Allworthy, méditant de quelle manière il pourroit se rendre le plus agréable à son Créateur, en faisant le plus de bien possible à ses semblables.

Comment descendre, sans accident, de la hauteur sublime où nous venons de nous élever ? il le faut pourtant, une autre scène appelle notre attention : miss Bridget a sonné, le déjeuner est servi ; suivons l’écuyer Allworthy dans la salle à manger.

Après les compliments d’usage, quand le thé fut versé, il envoya chercher mistress Wilkins, et dit à sa sœur qu’il avoit un présent à lui faire. Elle le remercia, s’imaginant sans doute qu’il s’agissoit d’une robe, ou de quelque ajustement nouveau. M. Allworthy lui donnoit souvent de ces bagatelles, et miss Bridget, par complaisance pour son frère, passoit beaucoup de temps à sa toilette : nous disons par complaisance pour son frère, car elle affectoit de mépriser la parure, et les femmes qui en font leur principale occupation.

Mais si elle s’étoit bercée d’un agréable espoir, quel fut son mécompte, lorsque mistress Wilkins, suivant l’ordre de son maître, apporta l’enfant ! On a observé que les grandes surprises sont muettes. Miss Bridget garda un profond silence, jusqu’à ce que M. Allworthy prît la parole, et lui racontât l’histoire que le lecteur sait déjà.

Miss Bridget avoit toujours montré tant de respect pour ce qu’il plaît aux femmes de nommer vertu, elle affichoit une si grande sévérité de principes, que chacun dans la maison, surtout mistress Wilkins, s’attendoit qu’elle alloit jeter les hauts cris, et demander que l’enfant fût expulsé à l’instant du château, comme une espèce d’animal venimeux. L’humanité parut, au contraire, agir sur son cœur ; elle manifesta un mouvement de compassion pour cette petite créature abandonnée et applaudit à l’action charitable de son frère.

On ne sera pas surpris de la condescendance de cette dame, lorsqu’on saura que M. Allworthy, en finissant son récit, avoit annoncé la résolution de garder l’enfant chez lui, et de l’élever comme son propre fils. Miss Bridget étoit toujours disposée à se conformer aux désirs de son frère ; elle ne le contrarioit presque jamais. Ce n’est pas qu’elle ne se permît de temps en temps quelques réflexions chagrines : elle disoit, par exemple, que les hommes sont entêtés, violents, impérieux, qu’elle s’estimeroit heureuse d’avoir une fortune indépendante ; mais ces réflexions, proférées à voix basse, n’excédoient pas le ton d’un léger murmure.

Toutefois l’indulgence qu’elle montra pour l’enfant, ne s’étendit pas jusqu’à la mère inconnue ; elle la traita de misérable, de coquine, d’infame ; elle lui prodigua tous les noms injurieux dont l’austère vertu ne manque pas de flétrir les femmes qui déshonorent leur sexe.

Après cette diatribe, on délibéra sur les moyens de découvrir la coupable ; et d’abord on scruta la conduite des servantes du château. Toutes furent acquittées par mistress Déborah, avec une apparence de justice. C’étoit elle-même qui les avoit choisies, et il eût été difficile de trouver, à dix lieues à la ronde, une pareille collection d’épouvantails.

Il fut ensuite question d’examiner les filles de la paroisse. On en chargea mistress Wilkins : elle eut ordre de mettre dans cette enquête toute la diligence possible, et de faire son rapport avant la fin du jour.

Les choses ainsi arrêtées, M. Allworthy se retira dans son cabinet, selon sa coutume, et laissa l’enfant entre les mains de sa sœur, qui, sur sa demande, avoit consenti à en prendre soin.