Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 01/Chapitre 01


Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 1-5).

CHAPITRE PREMIER.



INTRODUCTION, OU MENU DU FESTIN.

Il faut qu’un auteur se considère, non comme un particulier qui réunit à sa table ses parents et ses amis, ou donne par charité un repas à des indigents, mais comme un homme qui tient une table d’hôte à laquelle tout le monde est bien reçu pour son argent. Dans le premier cas, l’amphitryon est maître de traiter ses convives à sa guise. Quelque médiocre ou détestable que soit la chère, ils n’y doivent trouver rien à redire ; la politesse les oblige même à faire l’éloge de tous les mets. Il n’en est pas ainsi dans le second cas. Celui qui paye veut qu’on satisfasse son goût, tout délicat ou bizarre qu’il puisse être ; et s’il n’est pas content de chaque plat, il se croit en droit de critiquer hautement le dîner, et de le donner au diable.

Aussi pour ne tromper l’attente de personne, un hôte honnête et loyal a coutume de présenter à tout venant la carte du repas : en sorte que chacun, après l’avoir parcourue, est libre de rester, si la chère lui plaît, ou d’aller chercher ailleurs un ordinaire qui lui convienne mieux.

Comme nous ne dédaignons point d’emprunter de l’esprit et du bon sens à quiconque est en état de nous en prêter, nous imiterons la franchise de l’hôte dont nous venons de parler, et, non content d’offrir d’abord au lecteur la carte générale du festin que nous lui destinons, nous lui donnerons encore une carte particulière de tous les services qui doivent se succéder dans ce volume et dans les suivants. Quoique nous n’ayons pour toute provision que la nature humaine, nous ne craignons pas qu’un homme de sens, quelque ami qu’il soit de la diversité, s’étonne ou se plaigne de ne nous entendre nommer qu’un seul objet. La tortue, comme le sait par une longue expérience l’alderman de Bristol, grand connoisseur en bonne chère, la tortue fournit aux gourmands plus d’un mets délicieux ; et le lecteur instruit ne peut ignorer que la nature humaine, bien que prise ici dans une acception générale, offre à l’esprit une si prodigieuse variété, que le plus habile cuisinier auroit plus tôt épuisé les ressources du règne animal et végétal, qu’un auteur ingénieux la richesse d’un sujet si étendu.

Des personnes d’un goût difficile nous feront peut-être une objection : la nature humaine, diront-elles, est une matière trop commune. N’est-ce pas le fond des romans, des nouvelles, des comédies, des poëmes, dont les boutiques des libraires sont tapissées ? Mais un épicurien seroit privé d’une infinité de mets exquis, s’il suffisoit, pour les proscrire comme trop vulgaires, qu’on vît un aliment du même nom sur la table du plus pauvre artisan. Au fait, il est presque aussi rare de rencontrer dans les écrivains la vraie nature, que de trouver chez les marchands de comestibles un véritable jambon de Mayence, ou un véritable saucisson de Bologne.

Pour continuer cette métaphore, tout le mérite d’un ouvrage dépend de l’assaisonnement que sait y mettre l’auteur ; car, comme le dit M. Pope[1] :

Le véritable esprit est la nature ornée ;
C’est d’un tour délicat la grace inopinée,
Ce qu’on pensa souvent, sans l’exprimer si bien.

Tel animal dont certaine partie a l’honneur d’être mangée par un prince, est dégradé dans une autre de ses parties pendue au plus vil étal. Le dîner du grand seigneur et celui de l’humble plébéien se composant du même bœuf et du même veau, leur nourriture ne diffère donc que par l’apprêt et l’assaisonnement. De là vient que l’une réveille et aiguise l’appétit le plus languissant, tandis que l’autre émousse et rebute le plus vif.

Ainsi l’excellence de la nourriture intellectuelle consiste moins dans la matière traitée par l’auteur, que dans son habileté à la manier et à l’embellir. Avec quelle satisfaction n’apprendra-t-on pas que nous avons suivi de point en point dans notre ouvrage, la méthode du meilleur cuisinier qu’ait vu naître le siècle actuel, et peut-être celui d’Héliogabale ! Ce grand homme, nul amateur ne l’ignore, commence par servir aux convives affamés les mets les plus simples, et s’élève ensuite par degrés à mesure que leur appétit décroît, jusqu’à la quintessence des ragoûts et des épices. À son exemple, nous présenterons d’abord à l’avide lecteur la nature humaine dans sa simplicité, telle qu’on la voit au village ; nous la montrerons ensuite avec tous les raffinements d’affectation et de vice que produisent les cités et les cours ; et nous nous flattons d’obtenir, par ce moyen, autant de succès que l’illustre artiste qui nous a servi de modèle.

Finissons ce préambule, il est temps de satisfaire l’impatience de ceux à qui notre menu est agréable, et de leur offrir le premier service de notre histoire.


  1. True wit is nature to advantage drest
    What oft’ was thought, but ne’ver so well exprest.