Tocqueville (Emile Faguet)

Tocqueville (Emile Faguet)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 641-672).
TOCQUEVILLE

Un patricien libéral, qui aime passionnément la liberté et sait assez précisément en quoi elle consiste, qui, d’autre part, est tellement convaincu de la fatalité de la démocratie dans les temps modernes qu’il l’accepte absolument, et ne cherche qu’à la concilier avec ce qu’elle peut supporter de liberté ; très intelligent du reste ; consciencieux dans sa tâche au-delà de tout ce qu’on peut dire ; bon historien, bon observateur, assez près d’être un grand écrivain ; c’est un personnage fort intéressant, dont il convient de fixer les principaux traits avant que le progrès de cette démocratie qu’il aimait presque et de ces mœurs démocratiques qu’il aimait peu aient tout à fait déshabitué de le lire.


I

Patricien, il l’était bien. Ce petit-fils de Malesherbes, fils d’un préfet de la Instauration, bien qu’il n’ait jamais voulu prendre son joli titre de vicomte, et ait toujours signé simplement : Alexis de Tocqueville, était un des hommes les plus dédaigneux des autres qui aient existé. Il avait très fortement les qualités et les défauts de l’orgueil. Dévoué avec une tendresse exaltée, féminine, à ceux qu’il avait une fois choisis, mis dans sa caste, qu’ils fussent nobles ou prolétaires du reste, consacrés ses pairs, il avait un mépris souverain pour les autres. Ses Souvenirs, qu’il faut lire d’ailleurs en se souvenant qu’il était non seulement aigri, mais malade quand il les écrivit, sont pleins d’une amertume hautaine et véritablement blessante, même pour le lecteur, à l’égard d’une foule d’hommes qui n’étaient pas tous des aigles, mais qui étaient presque tous de fort braves gens. Il était timide, signe certain de l’orgueil, comme la modestie l’est du mérite. Tocqueville était modeste ; mais il était timide aussi. Nommé membre de la Commission de constitution de 1848, poste de confiance, d’importance capitale, où il devait féliciter ses collègues d’avoir eu la haute raison de le placer, on pourrait résumer dans le dialogue suivant, d’après ses propres aveux, le rôle qu’il y a joué : « Vous n’y avez rien fait du tout ? — Rien. — Ni rien dit ? — Presque. — Pourquoi ? — Malaise insupportable. Il y avait un bavard et un rusé. — Comme dans toutes les commissions. — Le bavard m’empêchait de placer une idée. Le rusé profitait de la fatigue où le bavard nous plongeait tous pour faire passer une à une, à chaque fin de séance, ses petites propositions combinées à l’avance. Il aurait fallu déjouer le rusé et dompter le bavard. J’ai laissé aller les choses. — Au fond vous manquez de fermeté. — En présence des sots. — C’est n’être pas fait pour la vie publique. » Il l’était peu. il était ardent et concentré, fait pour la méditation et le travail solitaire, perdant ses moyens devant la foule, ou plutôt n’ayant pas ceux qu’il faut là. Il le savait, et savait le dire très joliment. Ce qui suit est un piquant portrait, probablement de Thiers, et sûrement de ce que Tocqueville n’était pas du tout : « Le fond du métier, chez un chef de parti, consiste à se mêler continuellement parmi les siens et même parmi ses adversaires, à se produire, à se répandre tous les jours, à se baisser et à se relever à chaque instant, pour atteindre le niveau de toutes les intelligences, à discuter, à argumenter sans repos, à redire mille fois les mêmes choses sous des formes différentes et à s’animer éternellement en face des mêmes objets. » — Et continuant, en se peignant décidément lui-même : « de tout ceci je suis profondément incapable. La discussion sur les points qui m’intéressent peu m’est incommode, et sur ceux qui m’intéressent vivement douloureuse. La vérité est pour moi une lumière que je crains d’éteindre en l’agitant. Quant à pratiquer les hommes, je ne saurais le faire d’une manière habituelle et générale parce que je n’en connais jamais qu’un très petit nombre. Toutes les fois qu’une personne ne me frappe point par quelque chose de rare dans l’esprit ou les sentimens, je ne la vois pour ainsi dire pas. J’ai toujours pensé que les gens médiocres aussi bien que les gens de mérite, avaient un nez, une bouche et des yeux, mais je n’ai jamais pu fixer dans ma mémoire la forme particulière qu’avaient ces traits chez chacun d’eux. Je demande sans cesse le nom de ces inconnus que je vois tous les jours, et je l’oublie sans cesse. Je ne les méprise point pourtant, je les traite comme des lieux communs. J’honore ceux-ci, car ils mènent le monde : mais ils m’ennuient profondément. » Cet état d’esprit le ramenait invinciblement à se renfermer en lui-même ou dans ce cercle de vrais amis, autres nous-mêmes, que seuls les concentrés connaissent, et que seuls, les expansifs ignorent : « Il y a en moi un instinct qui me porte à me renfermer en moi, alors même que j’y dois rencontrer une pensée triste. Il pourrait bien y avoir de l’orgueil au fond de cela… Mes efforts journaliers tendent à me garantir de l’invasion d’un mépris universel pour mes semblables. » Quand il rentrait ainsi en lui-même, ce qu’il y trouvait, — et c’est ce qui le distingue des purs adorateurs de leur moi, — c’était un être assez faible, très facilement mécontent de lui, sentant ses lacunes, passionné pour son propre mieux, et désespérant de tirer de lui tout ce qu’il voudrait en espérer : « Agité… soucieux… troublé… Cela tient au mécontentement de moi-même. J’ai un orgueil inquiet, non envieux, mais mélancolique et noir. Il me montre à chaque instant toutes les qualités qui me manquent et me désespère à l’idée de leur absence. » C’était une âme pure, ardente et frêle, toujours facilement repliée, comme celles qui se sentent blessées d’avance, tant elles sont sûres de l’être dès qu’elles se déploient, mais ardente cependant, et d’autant plus comme se rapprochant sans cesse de son foyer. L’activité intellectuelle était pour lui un besoin intime, très impérieux, une réclamation incessante de sa nature. On sourit un peu quand on le voit s’indigner de ce qu’un de ses amis, intelligent, riche, de loisir, n’écrive pas un livre : « Il y a quelque chose de tout à fait phénoménal pour moi à voir qu’un homme qui a autant d’idées que toi, et souvent des idées aussi neuves et aussi profondes, n’ait jamais tenté de faire un grand ouvrage qui le classe et fixe son nom dans la mémoire de ses contemporains et de la postérité. » La nécessité d’écrire un livre parce qu’on est intelligent n’apparaît nullement à M. de Kergorlay, et il ne voit pas le devoir qu’il y a parce qu’on a des idées, à les exposer à ceux qui ne les comprennent pas. Pour Tocqueville ce devoir existe, et c’est bien un pur devoir ; car il ne croit pas beaucoup à l’influence des idées sur les destinées de l’humanité, surtout de nos jours : « Nous avons cessé entièrement d’être une nation littéraire, ce que nous avions été éminemment pendant deux siècles… Les classes influentes ne sont plus celles qui lisent. Un livre n’ébranle donc point l’esprit public et ne saurait même attirer longtemps l’attention sur son auteur. » Cependant il faut penser et il faut écrire. C’est « honorable » et c’est « agréable ». — « Je ne vois pas d’emploi plus honorable et plus agréable de la vie que d’écrire des choses vraies et honnêtes qui peuvent signaler le nom de l’écrivain à l’attention du monde civilisé, et servir, quoique dans une petite mesure, la bonne cause. » Et surtout, ce qu’il ne dit que vers la fin de sa vie, c’est une nécessité, de nature pour certains esprits, pour ceux qui, timides dans l’action, et surtout intimidés dans la discussion, ont besoin pourtant d’agir, ont besoin de cette action suivie, tenace, extrêmement énergique, mais non troublée, non interrompue, non rendue incohérente par l’objection inintelligente ou passionnée, qui s’exerce le front dans la main, le doigt et l’ongle dans les documens, ou la plume en main dans le silence encourageant et fortifiant du cabinet. Cet effort continu était pour Tocqueville la santé de lame : « Le principe le plus arrêté de mon esprit est qu’il n’y a jamais d’époque dans la vie où l’on puisse se reposer. L’effort est aussi nécessaire et même bien plus nécessaire à mesure qu’on vieillit que dans la jeunesse. La grande maladie de l’âme, c’est le froid. »

Il n’a pas eu trop à se plaindre dans sa vie trop courte ; car il l’a menée assez conforme à ces principes, c’est-à-dire à sa nature. Magistrat quelques années, voyageur en Amérique et en rapportant un très beau livre, député très considéré une douzaine d’années, ministre sous la présidence Louis-Napoléon, après avoir combattu la candidature Louis-Napoléon, rentré dans la vie privée après le coup d’Etat et publiant son admirable travail sur l’Ancien régime, saisi, sur le tard, d’une maladie de poitrine, il s’en alla s’éteindre à Cannes à l’âge de 54 ans, très peu de temps après avoir cité quelque part cette parole d’un philosophe antique : « supporte patiemment la mort en songeant que tu n’as pas à te séparer d’hommes qui pensent comme toi. » C’était ce que nos écrivains classiques appelaient un « généreux », une âme loyale, pure, dévouée aux grandes causes, très courageuse, très désintéressée, capable des sentimens de famille dans toute leur délicatesse, d’amitiés pour des amis obscurs, c’est-à-dire d’amitiés véritables, très dédaigneuse, mais par suite non pas de l’estime de soi, mais de cet étonnement que les médiocrités de l’esprit et du cœur inspirent aux natures élevées ; et dans ce cas le dédain n’est pas précisément de la répulsion, mais une sorte de désorientation et de gaucherie en pays inconnu. Une certaine solennité qu’il avait dans ses ouvrages et qu’on ne retrouve nullement dans ses lettres, lui a fait un peu de tort. C’était un reste des habitudes du magistrat, et un reste de timidité, et une marque de politesse envers le public, dont d’autres s’affranchissent trop. Il est resté en horreur aux purs imbéciles et aux imbéciles qui se croient de l’esprit : c’est un double succès qui n’eût pas laissé de se flatter.


II

Sa méthode était loyale et scrupuleuse comme son âme. Il avait l’horreur du travail facile, et, par suite, de ce qui permet le travail facile, c’est à savoir les ouvrages de seconde main et les idées générales. Du document de seconde main il avait non seulement la crainte, mais la haine, et, du reste, les deux à la fois : « Quand j’ai un sujet quelconque à traiter, il m’est quasi impossible de lire aucun des livres qui ont été composés sur la même matière. Le contact des idées des autres m’agite et me trouble au point de me rendre douloureuse la lecture de ces ouvrages. » On retrouve ici le juge d’instruction consciencieux, qui, ayant à étudier la question de la Démocratie, a été vivre aux États-Unis ; on y retrouve aussi l’homme que, toute sa vie, la discussion a troublé et un peu paralysé. Certains écrivains aiment les livres des autres sur les sujets qu’ils traitent eux-mêmes, parce qu’ils discutent avec ces livres et que la discussion leur donne des idées. Elle gêne Tocqueville dans les siennes ; elle les traverse, sans les exciter. C’est l’homme des réflexions personnelles et des déductions patientes. Il faut dire qu’il ne laisse pas d’avoir tort. La froideur relative de ses livres vient un peu de là. Dans un ouvrage de Voltaire, de Diderot, de Montesquieu même, l’auteur est au milieu d’un groupe de penseurs ou de gens qui croient penser, avec lesquels il argumente, discute, concède, réplique, parlemente et combat : « Si, à vous, on peut accorder ceci, comment veut-on que je vous permette, à vous, de dire, et à vous, qui allez plus loin encore, de hasarder… » Le livre devient ainsi une mêlée, bien réglée par celui qui l’écrit, ce qui veut dire que, sans laisser d’être bien composé, il est vivant. Tenir compte des idées des autres, c’est une courtoisie, si l’on veut, et si l’on veut c’est un sacrifice ; mais surtout c’est une ressource et un art ; c’est un des moyens d’éviter qu’un livre ne soit un monologue. — Pour les idées générales, elles sont si inévitables et si dangereuses, si nécessaires et si redoutables, et c’est si évidemment pour arriver à en avoir qu’on travaille, et c’est si évidemment pour se dispenser de travailler plus longtemps qu’on s’y arrête, et c’est si clairement marque de médiocrité que de n’en avoir point, et marque de paresse d’esprit que de s’en contenter trop vite, qu’on n’a jamais su s’il fallait plus s’en louer que s’en plaindre, ni plus s’en enquérir que s’en préserver. Tocqueville, comme tout le monde, les a accueillies à la fin de ses recherches, et ne s’est pas fait un crime d’en établir quelques-unes très honorablement dans le monde ; mais, et c’est à sa louange qu’on doit le dire, ce fut après s’en être défié extrêmement. Ce n’est pas trop dire qu’affirmer qu’il en était épouvanté. Aussi bien il vivait en un temps où tant en France qu’en Allemagne on en faisait un terrible abus. Elles étaient pour lui des idola intelligentiæ fascinateurs et décevans. Il y voyait surtout des tentations trop aimables de la paresse : « Elles n’attestent point la force de l’intelligence humaine, mais plutôt son insuffisance ; car il n’y a point d’êtres exactement semblables dans la nature ; point de faits identiques ; point de règles applicables indistinctement et de la même manière à plusieurs objets à la fois. » — « M. de La Fayette a dit quelque part dans ses Mémoires que le système exagéré des causes générales procurait de merveilleuses consolations aux hommes publics médiocres. J’ajoute qu’il en donne d’admirables aux historiens médiocres. Il leur fournit toujours quelques grandes raisons qui les tirent promptement d’affaire à l’endroit le plus difficile de leur livre et favorisent la faiblesse ou la paresse de leur esprit, tout en faisant honneur à sa profondeur. » C’est ainsi qu’il déteste, et vraiment trop, comme nous le verrons, les considérations sur le climat, sur la marche générale de la civilisation, sur la race. Sur la race surtout il est si défiant qu’il devient épigrammatique et si épigrammatique qu’il devient amer : « D’autres diraient que cela tient à la différence des races ; mais c’est un argument que je n’admettrai jamais qu’à la dernière extrémité et quand il ne me restera plus absolument rien à dire. » Ce qu’il voit tout au bout de ce jeu périlleux des idées, c’est le fatalisme historique, où sont tombés plus ou moins tous les historiens à idées, depuis Polybe et sa « mécanique » historique, dont se moquait doucement Fénelon. Tocqueville ne croit nullement à cette anankè, et analyse très finement le tour d’esprit qui conduit à l’admettre. Il suffit, pense-t-il, pour l’accueillir, de n’avoir jamais été mêlé aux affaires publiques : « J’ai vécu avec des gens de lettres qui ont écrit l’histoire sans se mêler aux affaires, et avec des hommes politiques qui ne se sont jamais occupés qu’à produire les événemens sans songer à les décrire. J’ai toujours remarqué que les premiers voyaient partout des causes générales, tandis que les autres, vivant au milieu du décousu des faits journaliers, se figuraient volontiers que tout devait être attribué à des incidens particuliers. Il est à croire que les uns et les autres se trompent. Je hais pour ma part ces systèmes absolus qui font dépendre tous les événemens de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale et qui suppriment pour ainsi dire les hommes de l’histoire du genre humain… Je crois, n’en déplaise aux écrivains qui ont inventé ces sublimes théories pour nourrir leur vanité et faciliter leur travail, que beaucoup de faits historiques importons ne sauraient être expliqués que par des circonstances accidentelles et que beaucoup d’autres restent inexplicables, qu’enfin le hasard… entre pour beaucoup dans ce que nous voyons dans le théâtre du monde. Mais je crois fermement aussi que le hasard n’y fait rien qui n’ait été préparé d’avance. Les faits antérieurs, la nature des institutions, le tour des esprits, l’état des mœurs sont les matériaux avec lesquels il compose ces impromptus qui nous étonnent et nous étiraient. » — En d’autres termes Tocqueville n’a pas et ne veut pas avoir de philosophie de l’histoire. Il voit des causes générales, il en voit de particulières, il voit des accidens, c’est-à-dire des faits qui, à cause des circonstances au milieu desquelles ils se produisent, du moment où ils se présentent, portent des conséquences beaucoup plus grandes qu’eux ; il voit d’autres accidens qui s’appellent des hommes, qui auraient pu ne pas être, qui ont été, qui sont devenus, de par leur génie, des causes immenses à conséquences inouïes, et qui, par conséquent, ont produit des séries d’événemens qui pouvaient ne pas être et n’ont tenu qu’au hasard, incontestable celui-là, d’une naissance ; en un mot il voit dans l’histoire du nécessaire, du probable, de l’imprévu, de l’imprévisible et de l’accidentel, choses avec quoi construire une philosophie de l’histoire est aventureux ; et il s’est toujours refusé à cette aventure. Que restait-il qu’il fût ? Un sociologue très circonspect, beaucoup plus sociologue qu’historien, et presque un homme qui, tout en sachant très bien l’histoire, éliminait de sa sociologie l’élément purement historique. J’entends par là que l’accidentel ou le demi-accidentel, le contingent dans les faits humains, ce qu’on ne peut guère prévoir et ce qu’on ne peut pas du tout mesurer à l’avance, était précisément ce qu’il appelait l’histoire, et c’est de cela qu’il ne voulait point rechercher les lois ni croire que les lois existassent ou pussent être rédigées. Mais au-dessous de l’histoire, contrarié sans doute ou favorisé par elle, plus fixe pourtant et stable, n’existe-t-il point quelque chose de permanent, mœurs d’un peuple, institutions (celles des institutions qui sont modelées sur ces mœurs), mœurs à leur tour qui ont subi l’influence d’institutions très longtemps en vigueur ; et ce fond permanent, c’est-à-dire à évolution très lente, n’a-t-il pas, lui aussi, son histoire, qui, sous l’histoire proprement dite, variable et multicolore, suit son cours plus tranquille, plus uni. plus assuré, plus susceptible par conséquent d’être prévu et un peu écrit d’avance ? Voilà ce qui a paru probable à Tocqueville, et c’est à démêler, sous l’histoire accidentelle, l’histoire solide, ou, sous l’histoire, la physiologie des peuples, qu’il s’est appliqué. Il a donc été un historien d’institutions et un historien démologique. Cela était fort nouveau à l’époque où il l’a entrepris, c’est-à-dire dès 1833. Entre l’histoire trop encombrée de considérations philosophiques et l’histoire purement épique, et encore l’histoire qui n’était guère qu’un pamphlet et une œuvre de polémique, il y avait place en effet pour une étude patiente à la fois et passionnée de ces dessous, de ces régions profondes, de ces fonds de mer sur lesquels passent les courans, les flux et reflux et les agitations tempétueuses des flots. Ce fut son application. Remarquez comme il y était bien porté par sa nature : méditatif, concentré, aussi peu homme du monde qu’homme de forum, il était bien fait pour tenir peu de compte des surfaces, pour se pencher sur les profondeurs, et pour écouter les silences, et pour entendre mieux qu’autre chose ce qui fait le moins de bruit. Examinons ce qu’il a entendu ou cru entendre.


III

Un seul grand fait sociologique a frappé Tocqueville : l’établissement de la démocratie dans tout le monde civilisé. De ce fait il a étudié les caractères, cherché les causes, prévu les conséquences. Nous le suivrons dans ces trois enquêtes.

La démocratie pour Tocqueville, qui, du reste, ne l’a jamais définie, mais qui laisse voir partout ce qu’il entend par là, c’est le besoin pour l’homme, non pas de supprimer le Gouvernement, et loin de là, mais de supprimer la hiérarchie. Ce qui gêne l’homme, ce n’est pas d’être gouverné, c’est d’être dominé, surplombé pour ainsi dire ; ce n’est pas d’obéir, c’est de respecter ; ce n’est pas d’être comprimé, c’est de s’incliner ; et ce n’est pas d’être esclave, c’est d’être intérieur. Ce sentiment n’est ni mauvais, ni bon : il est naturel, et il est éternel. Jamais la société humaine ne s’y conforme entièrement, mais, et précisément pour cela, l’homme l’éprouve toujours. Les institutions ont tant de puissance qu’elles créent des sentimens, et les sociétés étant toujours hiérarchisées, il est arrivé, quand elles l’étaient vigoureusement, que l’idée hiérarchique est devenue un sentiment chez les hommes, faisant contrepoids à l’autre, et dans ce cas jamais la hiérarchie sociale, ayant pour elle sa nécessité d’abord et ensuite un sentiment factice, mais traditionnel, hérité, solide, n’a été aussi forte. Mais le sentiment anti-hiérarchique n’en a pas moins toujours existé, et la principale antinomie sociale est justement l’opposition de la nécessité de la hiérarchie et du sentiment égalitaire. Les hommes donc ont le besoin, non pas de détruire le gouvernement, et l’homme est un animal archique naturellement, mais de détruire ou d’affaiblir, dans la mesure où ils le peuvent, tous les sous-gouvernemens, toutes les puissances, castes, classes, corporations qui s’étagent entre eux et le gouvernement central. Ce qu’ils appellent communément liberté n’est même pas autre chose. Le sujet d’un empire oriental se croit libre ; le peuple romain a très bien vu en César un libérateur. Il est à remarquer que les peuples entourent d’un respect religieux, non jamais, ou très faiblement, une caste, très souvent et très facilement un maître unique, despote oriental, César romain, Napoléon français. Celui-là représente pour eux la force populaire incarnée dans un homme. Et en quoi donc la représente-t-il ? En cela qu’il supprime la hiérarchie que la force populaire veut toujours supprimer. En cela il représente bien, non, certes, le peuple lui-même, mais un des instincts du peuple, et le plus vif, et à l’état victorieux. Le peuple ne se trompe donc pas entièrement en se voyant représenté par lui. Le despotisme est fort véritablement démocratique. Il y a des formes moins grossières, à la vérité, de la démocratie ; il y a la démocratie sans despote. Celle-ci est despotique elle-même et par elle-même. Il ne faut nullement se le dissimuler. Même aux États-Unis, que Tocqueville, pour des raisons que nous verrons plus tard, aime profondément, sur certains points un despotisme existe, qui est très pénible : « Lorsqu’un homme ou un parti souffre d’une injustice aux États-Unis, à qui voulez-vous qu’il s’adresse ? À l’opinion publique ? C’est elle qui forme la majorité au Corps législatif. Il représente la majorité et lui obéit aveuglément. Au pouvoir exécutif ? Il est nommé par la majorité et lui sert d’instrument passif. À la force publique ? La force publique n’est autre chose que la majorité sous les armes. Au jury ? Le jury c’est la majorité revêtue du droit de prononcer des arrêts : les juges eux-mêmes, dans certains États, sont élus par la majorité. Quelque inique et déraisonnable que soit la mesure qui vous frappe, il faut donc vous y soumettre. » — Les hommes, s’ils avaient, mais ils ne l’ont pas, en établissant la démocratie, l’intention de fonder la liberté, se tromperaient donc fort. L’essence de la démocratie n’est point d’abolir le despotisme ; mais elle a, à ce point de vue, une grande séduction. Elle n’établit pas la liberté, mais, comme le dit Tocqueville dans une admirable formule, « elle immatérialise le despotisme ». Le despotisme, chez elle, est partout, mais n’est sensible nulle part. Il n’est pas dans cet homme, il n’est pas dans ce temple, il n’est pas dans ce Sénat, il n’est pas dans cette caste, il est dans le corps même de la nation tout entière. C’est elle, représentée par sa majorité, qui vous lie et vous emprisonne dans sa volonté. La démocratie n’est pas l’air de briser les chaînes, mais l’art de s’enchaîner mutuellement. Le despotisme démocratique est subtil et répandu dans tout l’air que respire une nation. Il ne tombe pas de haut, il ne monte pas précisément d’en bas, il nous entoure, nous circonvient et nous enlace de tous les côtés. Je suis garrotté par tous mes voisins. C’est une grande consolation, il faut le dire sans aucune raillerie ; car le despotisme gagne, à être impersonnel, au moins d’être anonyme. Être opprimé, c’est être opprimé ; mais se sentir opprimé c’est surtout pouvoir nommer son oppresseur. C’est ce nom prononcé qui fait sentir la douleur en la précisant. Ce n’est pas la souffrance diffuse qui est rude, c’est la souffrance localisée. En supprimant la hiérarchie, les démocraties renforcent le gouvernement et diminuent la douleur d’être gouvernés.

Elles ont d’autres avantages. En général elles sont très conservatrices. Nées d’une égalité relative dans les fortunes, elles maintiennent et augmentent cette égalité qui leur plaît par tous les moyens qui sont en leurs pouvoirs : l’impôt progressif, c’est-à-dire l’impôt sur les riches, les entraves au droit de tester, les droits de l’épouse sur sa fortune patrimoniale, les droits des enfans sur leur fortune à venir sont parmi les principes qui sont chers aux démocraties. Elles créent ainsi une classe moyenne qui va jusqu’à former la moitié de la nation. Elles diminuent la classe riche et la classe pauvre. C’est une classe fortement conservatrice qu’elles créent ainsi, une classe qui a horreur de toute révolution et même de tout changement, ce qui, par parenthèse, est une force de plus pour le despotisme, mais ce qui est une force de moins pour l’armée révolutionnaire que toute nation renferme. La démocratie sera toujours conservatrice jusqu’à conserver assez patiemment les choses mêmes, débris des anciens régimes, qui sont contre son principe. Cette vue, qui a reçu depuis l’établissement du suffrage universel en France une continuation si éclatante qu’elle a la gloire d’être devenue banale, était aussi originale que possible au temps où Tocqueville l’exprimait. À cette époque on croyait le suffrage universel révolutionnaire. C’est le suffrage étendu sans être universel, c’est l’adjonction des capacités qui l’eût été. Le coup de génie pour un Guizot eût été de sauter du suffrage aristocratique au suffrage universel, en franchissant l’étape des capacités ; il se serait trouvé dans la même situation qu’avant et plutôt moins agitée. Mais qui pouvait le savoir ? Tocqueville, au moins, l’avait prévu et l’avait dit.

Les démocraties sont aussi, et pour les mêmes raisons, très pacifiques. D’abord elles n’aiment pas les changemens, et une grande guerre est un changement profond dans tout l’état social ; ensuite elles n’aiment pas la guerre parce qu’elles n’aiment ni la victoire ni la défaite. La défaite est funeste à leurs intérêts et la victoire à leurs préjugés. La défaite est ruineuse, perturbatrice de tous les intérêts de la classe moyenne pour une ou deux générations. La victoire crée non seulement un chef, ce dont la démocratie s’accommode, mais une hiérarchie, ce qui est son contraire. Elle militarise une nation et la dispose, du haut en bas, selon la hiérarchie militaire ; elle crée même, pour un temps, qui peut être long, une caste, la caste des guerriers, qui est une chose insupportable à une nation démocratique. La démocratie est donc aussi pacifique que conservatrice. Elle admettra, à la rigueur, des guerres de commerce, des guerres lointaines, faites avec des vaisseaux, comme Carthage ; des guerres d’extension territoriale, non ; celles-là, ce sont les monarques ou les aristocraties puissantes qui les font. Tocqueville n’a pas développé ces idées, et je mets ici du mien ; mais il les a indiquées. — Enfin les démocraties comportent, selon Tocqueville, une certaine douceur de mœurs et la développent. Les classes, en divisant une nation, développent la solidarité de chacune dans son sein, et l’empêchent de naître dans la nation tout entière. Elles font dans le pays comme un certain nombre de camps qui se regardent les uns les autres avec colère, ou tout au moins animosité. La suppression des classes, l’égalité relative des conditions rend l’homme sympathique à son semblable, parce que celui-ci devient son semblable. La sympathie pour autrui étant d’abord un retour que je fais sur moi-même, puis cette réflexion que cet autre est un être comme moi, elle ne peut exister que si les autres sont visiblement de la même nature que moi-même. Cette parité est précisément ce que la division d’un peuple en classes fait disparaître ou oublier. La démocratie est donc favorable à la douceur de l’homme envers l’homme. La Révolution française a eu comme l’intuition de cela lorsque, détruisant les classes, elle a inscrit dans sa devise : Fraternité.

Ici Tocqueville me semble tout simplement se tromper, par un oubli singulier. Il songe aux classes, et il ne songe pas aux partis. Quand on passe de l’aristocratie à l’état démocratique, ceux-ci remplacent celles-là, et la haine n’est pas moins vive entre les uns qu’entre les autres. Elle l’est plus. Les classes se méprisent ou s’envient ; elles ne luttent pas précisément ; en tout cas, elles ne luttent pas constamment. Les partis, eux, luttent constamment pour le pouvoir. La haine est endémique dans les États démocratiques. Cela est si vrai que, d’une part, la politique y devient, dans les classes moyennes et populaires, l’art de se haïr, d’autre part l’abstention politique, au moins simulée, y devient signe de bonté. D’une part se tournent naturellement vers la politique les hommes à tempérament combatif, d’autre part se tiennent à l’écart ou du moins affectent de s’y tenir, disant : « Je ne m’occupe pas de politique, » ceux qui veulent faire entendre qu’ils sont gens paisibles, tolérans et inoffensifs. La vérité, tout état ayant ses mauvais côtés, est que les citoyens sont beaucoup moins désunis dans l’état despotique que dans l’état populaire, et que la démocratie est une petite guerre civile, adoucie, anodine, préférable aux autres, mais enfin une petite guerre civile, assez vive, en permanence. La monarchie autoritaire, c’est : « Obéissons et aidons-nous les uns les autres sous le joug » ; la guerre civile, c’est : « Battons-nous » ; la démocratie c’est : « Comptons-nous au lieu de nous battre », ce qui est très raisonnable ; mais avant de se compter, en se comptant et après s’être comptés, on ne laisse pas de s’en vouloir.

Cette partie flatteuse de la peinture de la démocratie par Tocqueville n’en est pas moins très intéressante, et dans son ensemble assez vraie. Surtout elle avait, quand elle paraissait, le piquant du paradoxe appuyé sur des faits. Venir dire : la démocratie est pacifique, la démocratie est conservatrice, la démocratie est douce en ses mœurs, à des hommes à qui le mot démocratie rappelait invinciblement la Révolution française et qui ne pouvaient guère se représenter la démocratie sous une autre forme que celle de la Révolution, c’était, en excitant la contradiction, exciter l’intérêt. Il y fallait un certain courage. Le paradoxe n’est qu’un jeu pour les simples hommes de lettres ; mais, dans le monde dont M. de Tocqueville était, il est fort mal porté et disqualifié. C’est ici qu’il faut reconnaître la principale vertu de Tocqueville, qui était d’avoir le courage de ses idées. Il revenait d’Amérique ; il y avait vu la démocratie avec certains caractères qu’elle n’avait jamais eus en France ; au risque d’être accusé de dire des énormités pour attirer l’attention, il rapportait tout franc ce qu’il avait vu, et n’hésitait pas à ajouter que la démocratie aurait ces mêmes caractères partout où elle s’établirait d’une façon solide. Sauf quelques points secondaires, il avait raison, jusqu’à être, même pour la France, très bon prophète, Voici un demi-siècle que la démocratie est établie en France, soit sous sa forme césarienne, soit sous sa forme républicaine. Pendant ces quarante-six ans elle a été conservatrice : elle n’a pas fait une révolution, pas une, l’Empire s’étant écroulé de lui-même sans coup subir à l’intérieur ; elle a étouffé les révolutions que les minorités ont voulu faire, avec une décision, une volonté et une force coercitive inattendues ; elle est même trop rebelle peut-être aux progrès, aux tentatives un peu pénibles de changement : il n’y a pas d’instrument conservateur plus solide et plus formidable que le suffrage universel. Elle a été pacifique extrêmement, et on ne l’a rendue belliqueuse qu’en la trompant, ou plutôt on a été belliqueux pour son compte sans qu’elle le voulût, et quand elle disait qu’elle ne le voulait point être, et en profitant pour la guerre de l’approbation qu’elle donnait à son gouvernement en vue de la paix. Après un autocrate pacifique il n’y a pas de gouvernement plus naturellement pacifique qu’un gouvernement démocratique.

Tocqueville ne dissimulait pas plus les inconvéniens qu’il avait cru découvrir dans la démocratie que ses avantages. Il est bien, je crois, le premier qui ail dit que la démocratie abaisse le niveau intellectuel des gouvernails. Très répandue de nos jours, cette idée l’était infiniment peu à cette époque. Montesquieu, peu démocrate, à tout prendre, avait dit : « Le peuple est admirable pour choisir ses magistrats » ; et il était assez naturel qu’on fût de son avis. L’intérêt d’une coterie à choisir seulement des serviteurs dévoués est évident, et si évident aussi l’intérêt de tout un peuple à ne choisir que les hommes les plus intelligens, qu’il semblait qu’il tombât sous le sens que la démocratie ne dût porter au pouvoir que l’élite intellectuelle du pays. Ce n’est pas du tout cela, mais à peu près le contraire, que Tocqueville avait vu en Amérique : « Je fus frappé de surprise en découvrant à quel point le mérite était commun parmi les gouvernés et combien il l’était peu chez les gouvernans. » Les raisons qu’il en a trouvées sont diverses, toutes assez justes, à mon gré, toutes très originales et prophétiques, elles aussi, au temps où elles furent émises. D’abord la démocratie est jalouse de la supériorité intellectuelle et surtout de l’affectation de cette supériorité. Comme a très joliment dit Stendhal, « différence engendre haine ». Ce n’est pas tout à fait vrai. Différence engendre respect étonné et quasi religieux, ou engendre haine. Or l’avènement démocratique supprime le respect, et laisse place au reste. N’oubliez jamais que les classes à proprement parler ne disparaissent pas. Les castes disparaissent, les classes demeurent. Une classe, en l’état démocratique, c’est une caste désarmée, ayant perdu tout ce qui la faisait respecter, gardé tout ce qui la faisait différente, partant tout ce qui la fait haïr. Il y a donc au moins un premier mouvement de répulsion que l’homme cultivé rencontre chez les électeurs qui ne le sont pas. Il est, relativement à eux, d’un autre ordre et pour ainsi dire d’une autre nature. A la vérité si l’électeur populaire a peu de goût pour le candidat cultivé, il n’en a presque aucun pour le candidat appartenant à sa propre classe. L’électeur populaire ne nomme presque jamais ses pairs. Le : « pourquoi lui plutôt que moi » intervient alors, et est d’un poids énorme. Mais il reste alors, et c’est le plus grave, qu’entre le désir de ne pas nommer les hommes d’une classe supérieure et le désir de ne pas nommer les hommes de la classe obscure, l’électeur des démocraties nomme des déclassés. Il nomme très volontiers l’homme de classe supérieure repoussé par sa classe, ou qui n’a pas trouvé à se frayer sa voie chez elle. Il l’aime un peu pour l’aversion que cette classe suspecte lui a témoignée. Cette sorte de métis est la plaie des démocraties. Il est pauvre sans avoir la fierté très fréquente chez le plébéien, par conséquent toujours ambitieux, souvent vénal. Il est intrigant, impudent et charlatan. Il est beaucoup moins conservateur que ceux qui le nomment, novateur très volontiers, n’ayant rien à perdre, exclusivement homme de parti, n’ayant point d’idées personnelles ni de principes fixes, très dangereux, rarement utile, et quelquefois, car tout arrive, homme de génie momentanément dévoyé, capable de s’élever très haut et de devenir, tant il est hors classe, un grand homme d’Etat inattendu. Mais il est essentiellement aléatoire. C’est lui qui donne aux démocraties, extérieurement et superficiellement, le caractère agité et tumultuaire qu’elles n’ont nullement en leur fond. De ces masses tranquilles et pacifiques s’élève ainsi, sous le nom de représentation nationale, un pays politique fiévreux, batailleur, traversé de mille intrigues, convulsé de mille passions, changeant de ministère tous les six mois, qui ne représente nullement le pays vrai, et dans lequel le pays vrai est stupéfait de ne point se reconnaître. La jalousie démocratique est le vice le plus grave dont les démocraties aient à se garantir. — Ajoutez à cela qu’il ne faut guère en vouloir aux démocraties de leur prétendu goût pour les médiocrités. Ce n’est pas tant qu’elles aiment la médiocrité que ce n’est qu’il leur est assez difficile de reconnaître le mérite vrai. Montesquieu a tort : le peuple n’est pas admirable pour connaître les hommes, parce que connaître les hommes est la chose du monde la plus malaisée. Ce sont des qualités de psychologue et de moraliste que vous demandez là, ou que vous supposez à la multitude : « Quelle longue étude, que de notions diverses sont nécessaires pour se faire une idée exacte du caractère d’un seul homme ! Les plus grands génies s’y égarent, et la multitude y réussirait ! Le peuple ne trouve jamais le temps ni les moyens de se livrer à ce travail. Il lui faut toujours juger à la hâte et s’attacher au plus saillant des objets. De là vient que les charlatans de tout genre savent si bien le secret de lui plaire, tandis que le plus souvent ses véritables amis y échouent. » C’est même, ajouterai-je, c’est même ici que cesse cette similitude si amusante, cent fois observée, entre la démocratie et la monarchie absolue. Comme le despotisme, la démocratie est despotique ; comme le despotisme elle est capricieuse (non, comme lui, dans ses idées, mais, comme lui, dans ses choix) ; comme le despotisme, la démocratie est injuste, orgueilleuse et ingrate ; comme le despotisme, elle n’aime que ses flatteurs ; mais elle a ce désavantage d’aimer ses flatteurs sans les connaître. Le despote est un, la démocratie est composée de quelques millions de têtes ; donc le despote connaît son favori et a le loisir de l’étudier ; la démocratie a des favoris qu’elle choisit avant de les juger, garde sans les étudier, et abandonne avant de les avoir connus. Il n’en faut pas conclure que cela fasse une grande différence ; car si le despotisme et la démocratie ont un goût égal pour les incapables, et le despotisme cet avantage apparent de se rendre compte de l’incapacité du favori, il faut observer que le prince, pour avoir percé la médiocrité de son favori, ne l’en garde pas moins, tandis que la démocratie, sans avoir eu le loisir de s’apercevoir de la médiocrité du sien, ne l’en garde pas davantage, et rejette l’insuffisant pour en prendre un autre.

Enfin Tocqueville n’a pas manqué d’observer qu’une des causes de l’invasion des gouvernemens démocratiques par les médiocrités est que les gens de mérite ont une répugnance extrême (et excessive et parfaitement blâmable) à solliciter la démocratie. Ils connaissent et s’exagèrent ses défauts. Ils perdent contact avec elle fort volontiers. Ils s’habituent très bien à être gouvernés par elle comme par la température, en consultant le thermomètre, le baromètre et la girouette, sans avoir la prétention d’exercer une influence sur ces instrumens. « C’est cette pensée qui est fort naïvement exprimée par le chevalier Kent. L’auteur célèbre dont je parle, après avoir donné de grands éloges à cette portion de la constitution qui accorde au pouvoir exécutif la nomination des juges, ajoute : « Il est probable en effet que les hommes les plus propres à remplir ces places auraient trop de réserves dans les manières et trop de sévérité dans les principes pour pouvoir jamais réunir la majorité des suffrages à une élection qui reposerait sur le vote universel. » Voilà ce qu’on imprimait sans contradiction on Amérique en 1830. »

Telles sont les principales idées sur la démocratie que Tocqueville, sous le Gouvernement de Juillet, exposait dans son bel ouvrage de la Démocratie en Amérique avec une véritable et profonde impartialité. Ce livre, qui fit beaucoup penser et qui est très digne de sa réputation, n’a que le défaut d’être trop touffu et trop compréhensif. Tocqueville est tellement occupé et comme obsédé de l’idée de la démocratie qu’il y fait rentrer tout ce qu’il a observé aux États-Unis, et attribue à l’existence de la démocratie sur le sol américain tout ce qui existe de caractéristique et de saillant et même d’ordinaire de Boston à la Nouvelle-Orléans. Le tour d’esprit, le tour d’éloquence, l’éducation, les mœurs de famille, les caractères, les goûts artistiques, bien d’autres choses moins importantes, tout cela est donné par Tocqueville comme autant d’effets du gouvernement démocratique et comme phénomènes devant se reproduire, ou de peu s’en faudrait, partout où le gouvernement démocratique s’établira. Il n’a tenu compte que d’une cause, et y a rattaché comme effet tout ce qu’il avait vu. Il aurait dû s’affranchir un peu de son horreur pour les théories sur la race et le climat, surtout tenir compte du caractère national indépendamment des institutions, et des habitudes et traditions antérieures à la constitution démocratique, étrangers à elle, sans du reste y être hostiles, et subsistant à côté d’elle sans qu’il soit nécessaire qu’elles lui doivent la vie. On s’étonne et l’on sourit un peu de trouver dans un livre destiné à montrer ce que la démocratie fait d’un peuple des chapitres sur « les idées générales et pourquoi les Américains y montrent plus d’aptitudes que les Anglais » ; — « la susceptibilité des Américains petite dans leur pays et grande dans le nôtre » ; — « la démocratie modifiant les rapports du serviteur et du maître » ; — « les institutions démocratiques tendant à raccourcir la durée des baux », etc. En vérité le lieu est faible entre le gouvernement démocratique et ces différentes choses. Tocqueville avait beaucoup de notes, et il a voulu les faire rentrer toutes dans le cadre d’une étude sur la démocratie. Il avait deux ouvrages dans ses notes, l’un sur la vie américaine, l’autre sur la démocratie en Amérique. Il aurait dû écrire l’un et l’autre séparément. Je me suis précisément appliqué ci-dessus à démêler de son œuvre le livre purement politique et à l’exposer sommairement. Il reste très fort, très pénétrant, plein de vues jusqu’alors nouvelles, depuis presque toutes vérifiées avec une exactitude qui fait réfléchir.

IV

L’Ancien Régime est la contre-partie et comme la contre-épreuve de la Démocratie en Amérique. La Démocratie est une analyse de l’état démocratique, l’Ancien Régime est une enquête sur la manière dont les Français ont passé de l’état monarchique à la démocratie. Ce second livre, Tocqueville l’a fait comme le premier, par observation directe. Il avait voyagé en Amérique : il voyagea dans l’ancien régime. Il ne lut uniquement que des archives. Il se mit en face de la Normandie, de la Touraine, du Languedoc vivans, au cours du XVIIIe siècle, et il les regarda vivre. Il fut surpris. On part toujours d’une idée préconçue ; seulement, quand on est un faible esprit, on s’y tient toujours ; quand on est un esprit à la fois vigoureux et probe, ou l’on s’y tient ou on y renonce, selon ce qu’on découvre. Il était parti de cette idée, très répandue, je ne dis pas dans son parti, car il ne fut jamais d’aucun parti, mais dans sa classe, vers 1830, que c’était la Révolution française qui avait centralisé la France, et par conséquent fondé ou rendu facile le despotisme dans ce pays, qu’avant la Révolution il y avait sur la surface du pays une foule de libertés tant locales que corporatives qui étaient à la volonté centrale des limites et des digues, et que l’œuvre de la Révolution n’avait été que de détruire toutes ces franchises. Il ne tarda pas, en présence des faits bien étudiés, à rectifier ces notions où il y avait beaucoup de vrai et beaucoup de faux, et il a donné de l’œuvre révolutionnaire en ses grandes lignes le tableau le plus vrai et le plus précis que je sache, encore qu’il n’ait pas eu le temps d’entrer dans l’histoire proprement dite de la Révolution. Avant la Révolution il y avait en France trois gouvernemens : 1° un gouvernement central, le roi et son conseil, menant la France par les ministres et les intendans, l’administrant jusque dans le plus petit détail, la réglementant, la faisant servir et la faisant payer, bref un gouvernement moderne, centralisant, attractif et absorbant ; — 2° un gouvernement féodal, s’exerçant plus ou moins fortement ici ou là, imposant des servitudes locales, des taxes ou des obligations particulières, des gênes et des humiliations plutôt que des sujétions, très peu fort, mais embarrassant, encombrant et irritant ; — 3° des institutions provinciales libres, survivant sur un certain nombre de points, d’une façon étendue seulement en Bretagne et en Languedoc. Ces trois gouvernemens, l’un produit à la fois et agent de la centralisation moderne, les deux autres débris du passé, se gênaient et s’entravaient les uns les autres : mais le premier était incomparablement le plus puissant. La centralisation française existait depuis deux siècles, plus solide qu’en aucun pays du monde, quand la Révolution, qu’on accuse de l’avoir faite, est survenue. Seulement elle était, elle peut être encore, comme voilée aux yeux par ces restes et de gouvernement féodal et d’institutions provinciales libres qui y étaient comme engagés et entrelacés : et selon le point de vue où l’on se place et le parti dont on est, on a pu dire et même croire ou que la France de 1780 était encore affreusement féodale, ou que la France de 1780 était décentralisée, autonome, fortement retranchée dans ses libertés provinciales, et que c’est chez nous la liberté qui est ancienne et le despotisme qui est nouveau. La vérité est qu’avant 1789 il y a déjà en France un Napoléon, qui rencontre, sans être beaucoup entravé par eux, soit des droits seigneuriaux de peu d’étendue, soit des libertés provinciales de peu de force ; un gouvernement qui rencontre sur son passage les débris de deux gouvernemens qui s’écroulent et qu’il achève de ruiner. Il n’en est pas moins vrai qu’on peut encore en compter trois. — La Révolution arrive, qui des trois gouvernemens en présence s’applique à détruire les deux qui n’avaient aucune force et à renforcer celui qui était déjà presque tout-puissant. Elle mit ses soins à renverser le gouvernement féodal et les institutions provinciales, à constituer un gouvernement central décidément sans entraves et sans limites. Ses tendances furent si bien celles-ci que son premier rêve fut la « démocratie royale », son second le gouvernement d’une Chambre unique, son troisième l’Empire. Sa conception de la liberté n’alla pas plus loin qu’à placer auprès du pouvoir central omnipotent une Chambre élue qui le surveille et le contrôle, précaution excellente au point de vue de l’administration des finances, — garantie de la liberté des citoyens ; mais de l’initiative personnelle, municipale, provinciale, non pas ; garantie des droits et des intérêts des minorités, ce qui est précisément la liberté, non pas, et presque au contraire, la majorité parlementaire, seul représentant du pays, donnant aux violences du pouvoir contre les minorités une sanction légale et l’apparence du droit. La Révolution n’a pas fait autre chose dans l’ordre purement politique. De trois gouvernemens, dont l’un seulement était oppresseur, elle a abattu les deux qui ne l’étaient pas.

Pour expliquer ce singulier libéralisme, Tocqueville a inventé une théorie ingénieuse, spécieuse, où il y a du vrai, peut-être un peu trop spirituelle, qui est celle-ci : un joug paraît toujours d’autant plus insupportable qu’il est plus léger ; ce n’est pas ce qui écrase qui irrite, c’est ce qui gêne ; ce n’est pas une oppression qui révolte, c’est une humiliation. Les Français de 1789 étaient exaspérés contre les nobles parce qu’ils étaient presque les égaux des nobles ; c’est la différence légère qui se mesure, et c’est ce qui se mesure qui compte. La bourgeoisie du XVIIIe siècle était riche, presque en passe de tous les emplois, presque aussi puissante que la noblesse. C’est ce « presque » qui l’irritait, la proximité du but qui l’aiguillonnait ; c’est le dernier pas à faire qui échauffe toutes les impatiences. — Sans mépriser ce point de vue. il faut dire surtout que la Révolution n’a pas été libérale parce qu’il est plus facile de descendre une pente que de la remonter, et d’aggraver un état que de le guérir. La France était de plus en plus centralisée depuis deux siècles, il y avait toutes les chances du monde que toute secousse la fit entrer davantage dans l’état où elle tendait. Continuer l’œuvre de la royauté était plus facile que d’essayer de la réparer. La Révolution a été plus égalitaire que libérale parce que le travail égalitaire était fait aux trois quarts et que le travail libéral était tout à faire. Ajoutez que le travail libéral ne se fait jamais que de bas en haut, et que la Révolution, centralisée elle-même en son assemblée et en sa capitale, tressaillait de haut en bas ; et enfin que le travail libéral se fait par progrès insensible et lent, et jamais par révolution. — Quoi qu’il en soit, la Révolution a été purement égalitaire. Sa vraie devise a été : régularité, uniformité ; plus de douanes intérieures, plus de législations différentes, plus de pays d’Etat d’un côté et pays d’élection de l’autre, plus de justices particulières, plus de droits particuliers ou locaux. Tout cela revient à : égalité. L’uniformité, la régularité, l’unité de procédés et d’administration, c’est l’égalité parfaite entre les citoyens. Cela n’empêche point le despotisme, et même peut le favoriser ; mais cela permet à chaque homme dans un pays de dire : « Personne au moins n’est plus libre que moi », ce qu’il ne faut pas considérer comme une consolation misérable ; c’est peut-être la plus réelle que les hommes aient trouvée dans leur misère éternelle.

Remarquez de plus, car les choses ne sont jamais aussi tranchées qu’elles paraissent à première vue, que la Révolution a pu avoir, quand elle travaillait pour l’égalité, l’illusion qu’elle faisait quelque chose pour la liberté. Ce que l’égalité, la régularité, l’uniformité, et en un mot la centralisation assurent dans un pays, c’est une espèce de liberté individuelle, au fond un peu illusoire, mais réelle encore, et dont, du reste, l’illusion est douce. Le citoyen, dans un pays centralisé, rencontre partout les mêmes lois, dures peut-être, mais les mêmes, les mêmes règlemens, vexatoires peut-être, mais les mêmes, la même administration, oppressive peut-être, mais la même ; cela rend la vie plus aisée, « l’aller et le venir » plus commodes, met dans l’existence une plus grande facilité, un moindre souci, une sorte de sécurité et de tranquillité. Cela encore est de la liberté d’une certaine espèce. Ce n’est pas la vraie ; la vraie consiste à être propriétaire ; oui, à avoir à soi certains droits tellement consacrés, tellement défendus par la classe, corporation, ville, province, groupe humain quelconque auquel on appartient, que nul pouvoir central, nulle loi votée par la majorité d’une as semblée centrale ne vous les peuvent arracher ; mais enfin cette liberté, assurée par l’égalité et la centralisation, ne laisse pas d’avoir dans la pratique, et jusqu’à accident, une réalité assez savoureuse.

Comptez que le citoyen romain de Marseille ou de Carthagène qui traverse tout l’empire en trouvant partout le même code, et les mêmes formes de procédure, et des agens administratifs obéissant au même esprit, peut passer toute sa vie en se croyant un citoyen suffisamment libre. Le genre de liberté que l’uniformité assure, la Révolution française l’a fondée, et c’était un bienfait, et le besoin qu’on en sentait en 1788 était tel qu’elle a pu croire que c’était la liberté véritable qu’elle avait établie. Au vrai, ce qu’elle a établi, c’est l’ancien régime. L’ancien régime c’était le roi-Etat, contenu quand il était faible, laissé omnipotent quand il était fort, par des chambres de surveillance qu’on appelait les Parlemens ; le nouveau régime, c’est l’Etat-roi, contenu quand il est faible, laissé omnipotent quand il est fort, par des chambres de surveillance et de contrôle qu’on appelle législatives ; l’ancien régime c’est le roi-Etat, tantôt subissant les parlemens, tantôt faisant contre eux des coups d’Etat ; le nouveau régime c’est l’Etat-roi, tantôt subissant les Chambres, tantôt faisant des coups d’Etat contre elles. La Révolution a établi l’ancien régime régularisé, concentré et rendu plus uniforme, ce qui du reste est une amélioration matérielle.

Le peuple français, qui n’a jamais souhaité la liberté, mais qui s’est passionné pour l’égalité et pour l’unité, l’a parfaitement compris. On s’est étonné qu’en 1799, ne tenant plus à la liberté, il tînt encore à la Révolution, que, demandant un maître, et aussi despotique que possible, il ne demandât pas l’ancien, et le repoussât même avec vigueur. C’est précisément, comme l’a très fortement démontré Tocqueville dans son fragment sur le 18 Brumaire, que la Révolution estime chose et la liberté en est une autre. La Révolution avait donné aux Français, sans compter les biens du clergé et des émigrés, l’égalité civile et l’uniformité administrative ; les Français tenaient à conserver ces avantages, sans tenir à conserver la liberté qu’ils n’avaient pas et n’avaient jamais eue. A l’Empire ils ne perdaient que les Cinq Cents. On ne peut imaginer à quel point un peuple tient peu à ses Cinq Cents et les considère peu comme une source ou une garantie de liberté nationale, encore que dans une certaine mesure ils le soient. Ils sont trop loin ; ils sont trop, eux-mêmes, puissance centrale ; ils sont trop incapables d’assurer aux citoyens des droits particuliers et des franchises qui soient des propriétés ; ils sont trop, eux-mêmes, gouvernement centralisateur, attractif à soi et absorbant. Quand une révolution n’assure à un peuple que l’unité nationale, l’égalité et l’uniformité administrative, elle n’est pas mauvaise et l’on y tient ; seulement un homme peut la remplacer ; à maintenir ces avantages il suffit tout aussi bien qu’elle.

L’œuvre de la Révolution, la voilà donc. Elle a achevé la centralisation, poussée déjà très loin par l’ancien régime ; elle a amené l’ancien régime à sa perfection ; elle a créé une démocratie centralisée, qui peut être, sans perdre son caractère, une démocratie royale, une démocratie impériale, ou une démocratie républicaine. Quel que soit le tour qu’elle prenne, dans tous les cas c’est la liberté qu’elle n’assure pas, et que, presque, elle n’admet point. Et si cette démocratie avait été fondée, comme le croient quelques-uns, par la Révolution, il y aurait quelque chance qu’une œuvre si récente fût caduque ; mais puisqu’il est prouvé que la Révolution n’a été en cela que l’héritière et l’exécutrice testamentaire de la Monarchie française, ne nous y trompons point, c’est deux siècles et tout à l’heure trois de notre histoire dont nous avons l’œuvre sous nos yeux, et c’est quelque chose qu’il faut accepter, où il faut entrer résolument pour y rester, et qu’il ne faut songer qu’à corriger.

Avant d’examiner comment Tocqueville a pensé à corriger cet état de choses, voyons à quelles causes il l’attribue et à quelles origines il le fait remonter ; car ce n’est que sur l’idée qu’on se fait des causes qu’on imagine les remèdes, et ce n’est qu’en sa chant l’idée que quelqu’un se fait des causes qu’on peut juger si les remèdes qu’il propose sont bien imaginés.


V

Tocqueville a trop peu porté ses regards sur les causes qui ont engagé les peuples modernes dans l’état démocratique, et c’est le principal défaut de l’un et de l’autre de ses deux ouvrages. Il considère, en général, la démocratie comme une grande force en soi et par elle-même qui pousse et entraine les peuples modernes vers un but inconnu ou obscur, et il ne remonte guère plus haut. Il sait dire, sans doute, que le développement de la richesse immobilière, produit par la facilité des communications, a créé chez les peuples européens une classe bourgeoise qui s’est trouvée un jour l’égale de la noblesse, étant donné du reste que, surtout en France, la noblesse ne s’appliquait qu’à s’appauvrir et à se diminuer. Il sait dire qu’en Amérique il s’est trouvé, récemment implantée sur un sol vierge, une race d’égaux, ne contenant en elle aucun germe d’aristocratie, et du reste, maintenue par sa religion dans des sentimens d’égalité fraternelle. Mais je ne vois pas qu’il aille beaucoup plus loin dans son étiologie. En général du reste l’étiologie de Tocqueville, non seulement est prudente, dont il faut le louer, mais est assez bornée. Il est curieux, par exemple, que voulant expliquer, en passant, l’anticléricalisme français du XIXe siècle, il le rattache uniquement à la philosophie du XVIIIe, sans songer que cette philosophie n’a pas été tout entière antireligieuse, n’a pas eu sur la Révolution française une influence très grande ; car, si elle l’avait eue la Révolution eût été très différente de ce qu’elle a été ; et surtout a relativement peu pénétré l’esprit public et particulièrement l’esprit populaire au XIXe siècle. Il ne songe pas à dire que le clergé était populaire au XVIIIe siècle, que les cahiers du clergé (il le sait pourtant) sont les plus libéraux des cahiers de 1789, que jusqu’au commencement de la Révolution, bourgeoisie et clergé marchent ensemble ; mais que, dans son cours, la Révolution ayant voulu réformer l’Eglise et en étant venue à la persécuter, de ce jour le clergé s’est rattaché à l’ancien régime, qu’il a été à la fois son auxiliaire et son protégé sous la Restauration, et que c’est de l’époque de la restauration que date l’animadversion populaire en France contre le clergé, laquelle s’est tournée peu à peu en sentiment antireligieux.

Ce sont là des causes historiques, et ce sont celles que Tocqueville considère naturellement moins que les autres. Il est beaucoup plus observateur sociologue qu’historien et envisage plutôt l’état d’un temps que la suite des temps. Pour ce qui est de la démocratie en Europe, il aurait pu, ce me semble, lui qui la confond sans cesse, non sans raison, avec la centralisation, se dire qu’elle a été produite surtout par le besoin que les peuples ont eu de se centraliser de plus en plus dans la lutte qu’ils ont eu à soutenir les uns contre les autres. L’Europe est en guerre continuelle depuis trois cents ans. Il n’est pas de peuple, en cet état de choses, qui n’ait eu besoin de la dictature, besoin par conséquent de détruire ces pouvoirs particuliers et ces libertés locales, chers à Tocqueville, qui au dedans sont des libertés, et, relativement à l’action extérieure, des faiblesses. C’est pour eux-mêmes, certes, mais c’est pour la France aussi que Richelieu, Mazarin, Louis XIV, Louis XV et Napoléon font en leurs mains la concentration des forces françaises. C’est pour la défense nationale que les petites patries se sont, à regret, confondues dans les grandes agglomérations nationales ; par un phénomène pareil, c’est pour la défense nationale que les libertés locales, dans chaque pays, ont abdiqué entre les mains de la pairie commune. Dans une européen guerre, il ne peut y avoir que des despotismes purs et simples ou des démocraties centralisées, et autoritaires, et si ceci ressemble à cela, les considérations précédentes montrent que rien n’est plus naturel. L’Europe marche vers le despotisme organisé autocratiquement ou démocratiquement ; tout ce qui ressemble au fédéralisme doit attendre la paix pour essayer de se faire place. Et ne voit-on pas que la nation européenne chère à Tocqueville, restée la plus décentralisée et la plus aristocratique, et qui peut se permettre même un demi-essai, très honorable, de fédéralisme libéral, c’est la nation qui, à l’ancre au milieu des mers, a moins à craindre qu’une autre de la guerre perpétuelle qui pèse, ou en acte, ou menaçante, sur l’Europe entière ? L’histoire moderne, c’est l’histoire des grandes agglomérations et des fortes concentrations pour la défense, et aussi pour la conquête, qui elle-même est une défense, puisqu’il faut être forts pour être maîtres chez soi. Dans cette évolution, la liberté a reçu de rudes atteintes et elle en recevra encore. La cause principale en est simplement qu’il y a dans certain coin du monde trop de grandes nations tassées en un petit espace. Et maintenant que l’acte, comme il arrive en toutes choses, ne soit pas toujours proportionné au besoin, et dépasse ce qui est nécessaire ; que la concentration, par suite du mouvement général, atteigne des choses où il n’est pas nécessaire, pour la défense et l’intégralité du pays, qu’elle s’applique, c’est ce qui arrive, c’est ce qui s’est produit souvent en France et ailleurs, et c’est ce que nous aurons à considérer quand nous examinerons les remèdes que Tocqueville propose d’apporter au mal.


VI

Le dessein continuel de Tocqueville a été de sauver la démocratie de la centralisation. Il avait vu en Amérique la démocratie pure dans un gouvernement non centralisé. Il lui avait semblé que dans un tel état tout était sauvé, et tout concilié, la démocratie et la liberté. Il a poursuivi en Europe le but qui lui paraissait atteint en Amérique : « Tout ce que tu me dis, écrivait-il à un ami, sur la tendance centralisante, réglementaire de la démocratie européenne, me semble parfait. Mais après avoir développé tout cela très bien, tu ajoutes que nous sommes à peu près d’accord. Ce n’est pas assez dire. Les pensées que tu exprimes là sont les plus vitales de toutes mes pensées. Indiquer aux hommes ce qu’il faut faire pour échapper à la tyrannie et à l’abâtardissement en demeurant démocratiques, telle est l’idée générale dans laquelle peut se résumer mon livre (la Démocratie) et qui apparaîtra à toutes les pages de celui que j’écris en ce moment (l’Ancien régime). Travailler dans ce sens, c’est à mes yeux une occupation sainte, et pour laquelle il ne faut épargner ni son argent, ni son temps, ni sa vie. » Pour décentraliser la démocratie, il a cherché plusieurs moyens de différentes sortes. Il a d’abord inventé la distinction, si souvent exposée depuis lui, de la centralisation politique et de la centralisation administrative. A l’Etat tout ce qui lui est nécessaire pour exister et pour se défendre ; à la province, à la commune tout le reste, son administration financière, son exploitation de ses ressources, sa police, sans contrôle et sans « tutelle » de l’Etat. L’Etat légifère, arme, juge et reçoit des citoyens ce qui lui faut pour cela ; la province, le canton, la commune, chacun pour lui, chacun chez lui, s’administre, s’aménage, se maintient dans l’ordre, s’instruit, se canalise, se boise et se déboise, vit d’une vie autonome et par conséquent active.

Cette distinction, très séduisante au premier regard, est à peu près illusoire. Administration et politique se touchent par tant de points et s’entrelacent par tant de liens qu’il n’est pas si facile de les séparer. Je n’insisterai pas beaucoup sur la disparité singulière qu’un pareil système établirait, rétablirait dans un pays comme la France et sur les différences d’éducations, de mœurs locales et d’esprit public qu’on trouverait, avec lui, en passant d’une province à l’autre. Après tout, cette disparité n’aurait rien de très dangereux, et pourvu que le système judiciaire fût unique et que le citoyen fût jugé partout par les mêmes lois, il n’aurait pas à se plaindre de trouver quand il voyage des états d’esprit différens. Mais la province ou le canton s’administrant eux-mêmes, c’est la province ou le canton dépensant pour lui, s’endettant pour lui sans songer aux autres, sans songer à la patrie. C’est un pays pauvre, dépensant peu, et un pays riche dépensant trop ; c’est la vie nationale dispensée inégalement, — elle l’est toujours, — disons dispensée avec de trop grandes inégalités, et par conséquent souffrante et languissante en son ensemble.

Aucun péril à cela dans un pays comme l’Amérique, qui n’a pas à faire de guerre extérieure, qui n’a pas, par conséquent, besoin d’une vie nationale intense ; immense danger dans un pays dont, quoi qu’il veuille, l’objectif perpétuel est et doit être la guerre possible ; et tous les peuples d’Europe en sont là. L’argent des communes, l’argent des provinces, c’est le trésor de guerre, qu’il ne faut pas qu’elles épuisent, ou dissipent, ou compromettent. — Mais pourquoi les supposer prodigues ? — Elles ne le sont pas ; elles dépensent dans la mesure de leurs ressources ; mais elles ne songent et ne peuvent songer qu’à leurs ressources et à leurs besoins. L’Etat seul est l’Etat, et peut songer aux besoins généraux, aux périls futurs, aux complications internationales, et, dans cette considération, obliger les provinces à être économes, non dans la mesure de leur utilité, mais de la sienne.

C’est ainsi que l’administration la plus locale est déjà de la politique, et de la politique la plus grave, la plus mêlée à l’intérêt général, et que la distinction entre centralisation administrative et centralisation politique est vaine dans les pays européens. Tocqueville, qui connaît l’objection, ou la prévoit, ou est capable de la faire lui-même, nous répond par l’exemple du Languedoc, pays d’Etat, c’est-à-dire administrativement autonome sous l’ancien régime. Il dépensait beaucoup pour lui, étant très riche, et le pouvoir central, le conseil du roi, s’en effrayait, faisait des représentations. Dans ses réponses, le Languedoc prouvait que la grande majorité de ses dépenses, et les plus grosses, avaient été faites autant et plus dans un intérêt général, dans un intérêt français, que dans un intérêt languedocien. C’était vrai ; mais cela prouve peu. Cela prouve pour une grande province, qui, dans ce cas, est comme une alliée intime de la France, comme une Hongrie dans un empire d’Autriche. Dans ce cas, — et encore ne faudrait-il pas s’y fier trop, — le sentiment national et le sentiment provincial peuvent s’unir. Mais la petite province, le canton, la commune, sont incapables de cette généralité et de cette compréhension dans leurs desseins. Si la Révolution, en créant les 86 départemens, a voulu rendre nécessaire la centralisation qu’elle chéris sait, elle en a pris le très bon moyen. — Dira-t-on qu’alors c’est la France divisée en cinq ou six grandes provinces administrativement autonomes qu’il faut rêver, et arriver à faire ? Si elle était faite ainsi, il faudrait la garder telle ; mais les provinces, toutes sauf deux, ayant déjà en 1789 perdu depuis près de deux siècles ce caractère d’Etats administrativement autonomes, ce serait une œuvre tout à fait factice que d’essayer de le leur rendre, et pour en revenir au département, au canton, à la commune, tels qu’ils sont maintenant, ce sont des agglomérations trop petites pour qu’elles aient, dans leur administration, l’esprit politique nécessaire à la bien mener sans tutelle.

Remarquez, d’ailleurs, un fait curieux. Démocraties et centralisation sont tellement connexes que la démocratie rend nécessaire la centralisation par cela seul qu’elle est. Une ville administrée par ses notables pourrait, à la rigueur, s’administrer non seulement sagement, mais politiquement, c’est-à-dire en considération des intérêts généraux de la nation ; mais, comme l’a très bien reconnu Tocqueville, la démocratie n’a aucun goût pour les notabilités, et dans la ville que je suppose ce ne sont pas les notables que le suffrage universel chargera d’administrer. Force est donc bien que cette ville soit pourvue du droit d’initiative et de première délibération, mais que ses résolutions soient soumises au pouvoir central, et que la décision et le dernier mot appartiennent à celui-ci. La démocratie, en général, aime l’état autoritaire ; mais elle va plus loin qu’à l’aimer : elle le nécessite.

Il faut donc tenir pour plus ingénieuse que solide cette distinction entre la centralisation politique et la centralisation administrative dont on a fait beaucoup d’état. Quoi qu’on fasse, et plus on étudie cette question plus on s’en persuade, une décentralisation, quelle qu’elle soit, est toujours un fédéralisme et à elle s’appliquent comme à lui ces paroles si justes de Tocqueville : « Le peuple qui, en présence des grandes monarchies militaires de l’Europe, viendrait à fractionner sa souveraineté me semblerait abdiquer par ce seul l’ait son pouvoir, et peut-être son existence et son nom. »

Y a-t-il d’autres moyens d’obvier aux défauts de la démocratie ? À la vérité il n’y en a pas d’autres que ceux qui consistent à conserver dans la démocratie les élémens aristocratiques à peu près conciliables avec elle, et dès que Tocqueville cesse d’être décentralisateur, il devient plus ou moins aristocrate. D’abord il est parlementaire, ce qui est commun à tous les libéraux, mais ce qui est, sans qu’ils s’en doutent toujours, tandis que la démocratie ne s’y trompe pas, une dernière forme d’aristocratisme. La vraie démocratie c’est le gouvernement direct. L’élection et la représentation drainent. — car il serait impertinent de dire : épurent, — la pensée, le sentiment ou le vœu populaire avant de les convertir en lois. La représentation nationale est une aristocratie, non seulement ouverte, mais mobile, mais c’est une aristocratie encore. Une fois constituée, elle seule délibère régulièrement dans le pays, et elle seule gouverne. Elle est un pays légal établi pour quatre ou cinq ans au centre du pays. Aussi, quoiqu’elle n’ait aucun des caractères ordinaires des aristocraties, hérédité, traditions, perpétuité, reste-t-elle encore comme entachée de la note aristocratique aux yeux de la foule. Celle-ci cherche, par différens moyens, mandat impératif, comptes à rendre périodiquement, referendum, à diminuer son autorité, et la lutte du plébéianisme contre l’aristocratie va se continuer désormais entre la démocratie et le parlementarisme.

Tout naturellement Tocqueville est donc parlementaire. Il l’est avec cette aggravation, si l’on veut, qu’il souhaite le suffrage universel à deux degrés. Très opposé au suffrage restreint qui crée « une petite oligarchie bourgeoise préoccupée de ses seuls intérêts et totalement séparée du peuple », il ne craint pas de faire passer la volonté populaire à travers une première sélection, avant qu’elle arrive à se personnifier dans l’Assemblée nationale. Il ne s’est pas expliqué, ce me semble, sur ses raisons. Il est probable que, s’il opine ainsi, c’est qu’il a prévu ce que l’on tient d’expérience aujourd’hui, à savoir que toute élection est une élection à deux degrés. L’élection directe est à deux degrés. Les électeurs sont trop nombreux pour s’entendre entre eux tous sur les choix à faire. En conséquence, de deux choses l’une, et l’une se pratique à côté de l’autre dans les mêmes départemens, d’arrondissement à arrondissement, sur toute la surface du territoire : ou, sur un appel central, des délégués sont nommés qui choisissent un candidat du parti, et l’imposent, à peu près, à leurs coreligionnaires politiques ; ou des comités à peu près permanens, là où le parti est fortement organisé, sans se préoccuper de convoquer des délégués, choisissent un candidat, le consacrent et l’imposent comme ferait une délégation. Dans les deux cas, délégation ou comité est le véritable électeur ; l’élection est à deux degrés. Ne vaudrait-il pas mieux régulariser l’institution des délégués, supprimer l’institution des comités, lesquels, n’étant pas même désignés par les électeurs, sont de purs usurpateurs, et faire nommer par tout le monde des gens chargés de s’entendre sur le choix à faire ? L’élection à deux degrés n’est que ce qui se passe, se passant plus régulièrement, et par conséquent donnant des résultats meilleurs, supprimant les surprises, écartant les cartes forcées et évitant les escamotages. Dans un pays où il y aurait une Chambre nommée par le suffrage direct et une autre par le suffrage à deux degrés, on pourrait affirmer à coup sûr que c’est la Chambre issue du suffrage à deux degrés régulièrement organisé qui représenterait le plus précisément le pays.

Tocqueville voudrait également sauver de l’omnipotence démocratique l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il n’a pas eu de peine à s’apercevoir que l’indépendance du juge est la clef de voûte d’un système libéral, plus que le parlement lui-même. et que peu s’en faut qu’il ne soit la liberté elle-même.

La démocratie étant l’Etat-roi, comment l’individu pourra-t-il se défendre contre un empiétement injuste de l’Etat et soutenir contre lui un de ses droits lésé par lui ? Uniquement par une justice absolument indépendante de l’État, absolument décidée à lui donner tort, s’il a tort, et assez forte pour lui donner tort en effet.— C’est assez dire que le problème est insoluble. Il avait été résolu sous l’ancienne monarchie d’une façon accidentelle et par un accident honteux, qui, comme il arrive en notre pauvre monde, avait eu d’excellens résultats. En un temps où la propriété était chose très respectée, la magistrature était devenue une propriété. L’Etat, par besoin d’argent, avait vendu le droit de juger. Les acquéreurs de ce droit étaient devenus une classe, à peu près héréditaire, très indépendante par sa fortune, possédant hérédité, traditions, perpétuité, esprit de corps : bref, une aristocratie. Elle formait, entre l’Etat et l’individu, un pouvoir intermédiaire, qui était une garantie, insuffisante, bien entendu, mais très réelle, de liberté. Rien ne prouve mieux que la liberté n’est garantie que par des pouvoirs intermédiaires, c’est-à-dire par des aristocraties. Dans l’état démocratique pur, le problème se présente sans solution. Si la magistrature est nommée par l’Etat, elle lui appartient ; si elle est élective, elle appartient aux électeurs, c’est-à-dire à un parti. Dans les deux cas, elle est incapable de protéger les minorités ou les individualités ; elle a le caractère ou d’un tribunal administratif ou d’un comité politique ; ni tribunal administratif, ni comité politique ne peuvent passer pour des sanctuaires d’impartialité. Ce n’en est pas fait de la magistrature éclairée, prudente, respectueuse de soi-même et de la loi, bien intentionnée ; mais c’en est fait de la magistrature absolument indépendante. Une magistrature n’est indépendante que dans deux cas : si elle a un caractère sacré dans un pays très religieux, si elle est assez forte par sa richesse pour n’avoir rien ni à espérer ni à craindre de personne ; dans les deux cas, si elle est indépendante, c’est qu’elle est ou une caste ou une classe, c’est-à-dire un pouvoir, dans le sens précis du mot, une force autonome. — Une démocratie soucieuse de ses intérêts plus que de ses passions pourrait peut-être faire dans son propre sein de la magistrature une sorte de classe factice. Il suffirait que la magistrature ne fût nommée ni par le pouvoir ni par les électeurs, mais par elle-même, tous les magistrats, par exemple, nommant la Cour de cassation, et la Cour de cassation tous les magistrats, et les choses continuant ainsi indéfiniment. Voilà une classe constituée. Elle ne demande rien ni au pouvoir central ni au suffrage universel ; elle vit par elle-même, elle est assez nombreuse pour n’être pas une coterie ; elle a ses traditions et sa perpétuité, elle doit être indépendante, impartiale et ferme. Je n’ai pas besoin de dire que cette organisation n’a aucune chance d’être essayée chez un peuple qui trouve corps trop aristocratiques et détonnant dans l’ensemble des institutions démocratiques l’Institut et l’Ordre des avocats. Le mieux que l’on puisse espérer, c’est que la magistrature continue à être nommée par le pouvoir central. Le pouvoir central est un parti, mais c’est un parti un peu moins animé qu’un autre ; cela suffit pour que la magistrature soit un peu moins dépendante nommée par le pouvoir que nommée par les électeurs. A vrai dire, il n’y a de remèdes aux dangers de la démocratie que la démocratie se modérant elle-même, s’imposant des freins, et ces freins ne peuvent être que des corps ayant plus ou moins un caractère aristocratique, et ce sont ceux-là qu’elle ne s’imposera point, et nous voilà au rouet, comme dit Montaigne. — Cependant, de l’état démocratique lui-même ne peut-il point sortir des organismes aristocratiques qui seront les classes et les castes de l’avenir ? Assurément, et il ne peut même pas en être autrement. Les anciennes classes, les anciens corps aristocratiques, ne sont pas sortis des mains de Dieu et n’ont pas figure dans la création. Ils se sont faits eux-mêmes, ils se sont dégagés de la multitude et peu à peu organisés et constitués. Est corps aristocratique dans la nation, tout ce qui de force diffuse est devenu force concentrée, unie et articulée ; en un mot, est corps aristocratique dans la nation tout ce qui y fait corps. Des agrégations de ce genre sont-elles en voie de formation, des corps aristocratiques ou destinés à le devenir sont-ils en train de s’organiser au sein de l’Etat démocratique ? Tocqueville en a vu deux, et les a indiqués. Il est regrettable qu’il n’ait, fait presque que les mentionner, et n’ait pas poussé loin son étude sur ces points. C’eût été la partie la plus intéressante de son ouvrage.

La première de ces aristocraties nouvelles, c’est, tout le monde y a songé, la ploutocratie. La seule manière que les hommes aient de se distinguer les uns des autres dans les sociétés modernes, c’est la fortune. Déjà, au commencement du XVIIIe siècle, Voltaire disait qu’il y a une telle différence entre l’homme qui peut vivre de ses rentes et celui qui ne le peut pas, qu’ils semblent n’être pas de la même nature. La haine sourde ou déclarée de la démocratie contre tous ceux qui possèdent est une forme encore de la lutte du plébéianisme contre l’aristocratie, et celle, probablement, qui sera la plus obstinée et la plus violente. Il faut pourtant remarquer, — et Tocqueville l’a fait, quoique trop sommairement, — que la ploutocratie n’a de l’aristocratie que quelques caractères superficiels, et presque que l’apparence. — Elle est très peu héréditaire, les fortunes ne s’augmentant, et même ne se conservant, que par le travail, et toutes choses, bravoure militaire, mœurs traditionnelles, dignité et austérité magistrales, étant plus facilement héréditaires que le travail continu ; les fortunes, par conséquent, se faisant et se défaisant avec une extrême facilité d’une génération à l’autre. — Elle n’a pas, non plus, une grande prise sur le peuple, parce qu’elle n’est pas ou n’est que très peu territoriale. Les grandes fortunes modernes sont surtout immobilières : à ce titre elles sont personnelles ; elles assurent à ceux qui les possèdent certaines jouissances et une certaine indépendance ; de puissance, non pas. Le riche n’est pas le noble. Il a des domestiques, des protégés, des solliciteurs, non point des vassaux ni même des cliens. Il ne tient pas le pauvre par le fait de l’avoir chez lui, sur sa terre, de père en fils. Il n’a avec lui que des rapports d’acheteur à vendeur, et d’employeur à employé, rapports intermittens, changeans et rapides. Les sociétés modernes n’ont pas supprimé l’aristocratie, que rien ne supprime, elles l’ont mobilisée, et par suite désarmée, à très peu près. — Enfin l’aristocratie de l’argent n’a aucune raison de s’entendre, de se concentrer, de s’organiser, et de devenir ainsi une véritable classe. Elle n’a ni sentimens communs, ni but commun, et à peine des manières communes. Le riche, tantôt riche d’hier, tantôt riche héréditaire, tantôt bien élevé, tantôt moins bien, tantôt terrien, tantôt urbain, n’est d’intelligence avec le riche que pour prendre les mêmes places au théâtre, et il n’est de la même classe qu’en chemin de fer. Cela ne constitue pas une caste, ni même ne la prépare. La richesse n’est pas une classe, ce n’est qu’une catégorie sociale. En cela elle est démocratique elle-même, étant individuelle et individualiste. Il y a des riches, comme il y avait des nobles ; mais il y avait des nobles et une noblesse ; il y a des riches, et il n’y a pas une… le mot manque ; rien ne prouve mieux que les riches ne forment pas une collectivité. — C’est peut-être même ce qui les sauvera. La richesse est de toutes les aristocraties la plus ouverte, la plus mobile et aussi la moins liée ; pour ces raisons, quoique peu aimée, elle est la moins lourde ; le peuple espère y entrer, la voit rentrer dans son sein ; distingue malaisément ses limites, qui, de fait, n’existent pas, ne saura jamais très exactement, quand il voudra la détruire, où frapper. En tout cas, qu’elle survive ou qu’elle périsse, elle n’aura jamais ni les vrais caractères, ni la puissance, ni la suite, ni les effets ordinaires, bons ou mauvais, d’une aristocratie véritable.

Il en est une autre, qui se forme, qui croît, qui s’augmente en nombre et en puissance tous les jours, à laquelle on ne pense pas très souvent, et que Tocqueville a signalée en passant, c’est l’administration. « En France, dit-il, l’administration forme dans l’Etat et en quelque sorte en dehors du souverain un corps particulier qui a ses habitudes spéciales, ses règles propres, ses agens qui n’appartiennent qu’à elle, de telle façon qu’elle peut pendant un certain temps présenter le phénomène d’un corps qui marche après que la tête s’en est séparée. » Rien de plus vrai et rien de plus considérable comme conséquences. L’administration, en effet, en France et dans la plupart des pays européens, est un corps à peu près autonome et que les habitudes démocratiques rendront autonome de plus en plus. Il n’est pas électif, il se recrute lui-même, il ne laisse pas d’être un peu héréditaire, du moins il se tire toujours de la même classe sociale, qui est la bourgeoisie moyenne ; il a des traditions, des habitudes, des mœurs spéciales, un esprit de corps, un certain esprit général qui ne change jamais ; des vertus professionnelles assez fortes, une grande estime de soi, de la tenue, de la dignité ; il tient le secret du maniement des affaires, et l’on ne peut pas se passer de lui : il a de grandes analogies avec l’ancienne magistrature. Il augmente sans cesse en nombre et en importance, parce que, dans les sociétés centralisées, tout devient gouvernemental, et tout ce qui devient gouvernemental tombe dans le domaine de l’administration. C’est l’aristocratie moderne. A la vérité son autonomie n’est nullement constitutionnelle et légale. Elle n’est qu’une collection d’agens entre les mains du pouvoir central. Mais la démocratie, en renforçant le pouvoir central, et en le rendant très mobile, ne fait que renforcer l’administration qu’elle ne nomme pas. La démocratie ne veut pas de roi, c’est-à-dire de chef éternel des fonctionnaires ; d’autre part, par l’intermédiaire de son parlement, elle nomme des ministres qui ne font que passer aux affaires, c’est-à-dire qui ont le temps de prendre en main l’administration, mais n’ont pas celui d’agir sur elle, de la faire agir ou de la modifier. Il s’ensuit qu’elle reste seule stable, seule traditionnelle, en vérité seule constituée, et seule indépendante et seule forte. La démocratie, sans le vouloir, par le jeu seul de son mécanisme, crée ici une aristocratie et la conserve.

Comme toute aristocratie, l’administration est conservatrice, et maintient l’ordre de choses existant à travers les variations de la politique. Comme Tocqueville le dit très bien, « elle rend les révolutions tout à la fois plus faciles à faire et moins destructives ». En France ; par exemple, il est assez facile de s’emparer du pouvoir central, mais comme il est plus difficile de créer de pied en cap une administration nouvelle, on garde à peu près l’ancienne, et l’on s’aperçoit que ce qu’on a pris, en s’emparant du pouvoir central, n’est presque rien. C’est bien là le caractère même et le rôle d’une aristocratie, pouvoir intermédiaire, et au fond pouvoir réel, qui permet que le général change sans que les cadres de l’année soient ébranlés et sans que l’année, par conséquent, se désagrège. Cette aristocratie se maintiendra sans doute très longtemps, et, comme les parlemens d’autrefois, sera forte sous les gouvernemens faibles, réservée et timide sous les gouvernemens accidentellement forts, toujours prépondérante dans la nation, jusqu’au jour où la démocratie, sentant que c’est là encore une aristocratie, c’est-à-dire un pouvoir qui ne dépend de rien, exigera le fonctionnaire électif. Que ce temps soit proche ou lointain, d’ici à lui, les seules aristocraties qu’on voie se former et vivre sont la richesse et l’administration, l’une d’action assez faible, l’autre d’influence et de prise assez puissantes. Elles fourniront l’évolution que toutes les aristocraties fournissent, sans qu’on puisse savoir ni combien de temps elles dureront, ni encore moins quel est l’état social qui succédera à leur disparition.


VII

Telles sont les idées que Tocqueville a répandues dans le public avec une grande lucidité, beaucoup de bonne grâce d’exposition, une probité intellectuelle absolue, un peu de longueurs et de digressions. Ce fut un bon observateur ; ce fut surtout un analyste très pénétrant et très délié. Quoique très bon logicien, ce n’est pas au point de vue dialectique qu’il se place et de l’instrument logique qu’il aime à user. Une institution pour lui est un être vivant, qu’il observe dans ses allures, dans ses démarches, pour ainsi dire dans sa physionomie, et dont il découvre ainsi l’esprit et l’humeur. Il a raison ; car les institutions ne sont que des hommes qui se sont disposés dans tel ou tel état pour s’être rencontrés dans tels sentimens qui étaient communs au plus grand nombre d’entre eux. Tocqueville s’est rendu par une application très énergique assez familier à ces êtres collectifs qu’on appelle les nations, et assez habile à démêler les sentimens principaux qui les mènent. Il a eu, plus que personne, l’intuition du monde moderne, de ce qu’il était et de ce qu’il allait devenir, et il est un des hommes dont les prévisions ont été le moins démenties par les faits. C’était une très belle intelligence, non pas très vaste, mais très vive et qui portait loin dans le sens où elle s’était une fois pour toutes dirigée, surtout aussi à l’abri que possible d’être obscurcie ou détournée par les passions. Il a donné quelques leçons excellentes sur l’avènement de la démocratie dans les temps modernes, et quelques bons conseils sur les précautions à prendre au cours de ce grand changement. C’est un professeur de politique très exact, très lumineux, très bien renseigné et de grande allure.


EMILE FAGUET.