Revue des Deux Mondes6e période, tome 60 (p. 295-330).
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THIERS

II[1]

Les idées économiques de Thiers, dans le détail de quoi je n’entrerai point, peuvent se ramener à deux points : défense de la production nationale, défense de la propriété individuelle. Il avait horreur du libre échange d’une part et du socialisme de l’autre.

Pour ce qui est du libre échange, il le combattait d’abord parce qu’il s’était présenté, à ses débuts, comme un principe, et Thiers se défiait infiniment de ces principes idéologiques dont il savait la redoutable autorité sur les esprits français. Il se disait : Si le libre échange passe aux yeux des Français pour un principe de 89, ils lui sacrifieront la France avec la conviction de faire un acte qui les honore. Les Français, depuis un siècle, sont fiers surtout d’être des penseurs et ils immolent leurs intérêts les plus chers à la moindre formule qui a l’air d’une pensée. Il jugeait donc qu’il fallait combattre énergiquement une idée dangereuse qui affectait d’être un principe de droit, et où le mot de liberté, tout particulièrement fascinateur, était inclus.

Il pensait de plus que, quand le libre échange cesserait d’être un principe, mot qui dispensa de donner des raisons, quand il ne serait plus qu’une tendance, et dans la pratique une série de tractations diplomatiques, il serait dangereux encore comme amorce à la générosité naturelle des Français. Quand les Français feront des traités de commerce, il est, croyait-il, parfaitement à craindre qu’ils les fassent toujours dans l’intérêt de leurs voisins. Le Français est mauvais commerçant. Il est étourdi, et il se pique de délicatesse. Il ne voit pas son intérêt avec une suffisante lucidité, et il n’ose pas le voir avec âpreté. Il a gardé quelque chose de chevaleresque. Il est facile quand il fait des affaires, autant parce qu’il est superficiel que parce qu’il est généreux. Le protectionnisme n’est pas plus un principe que le libre échange ; mais aux uns, c’est une certaine complaisance au libre échange qu’il faut recommander, aux autres c’est une certaine sévérité relativement à la protection d’eux-mêmes qu’il faut inculquer, s’il est possible. Aux Français, c’est cette dernière. Il faut apprendre aux Français à être égoïstes, égoïstes non pas à leur manière, dans la folle infatuation de se considérer comme le peuple chef, et dans la folle ambition de ranger le monde à leurs lois, mais égoïstes dans la défense patiente de leurs intérêts de tous les jours. Il faut leur apprendre surtout à être Français. « Soyons Français » est un des mois célèbres de Thiers. Les Français ne savent pas l’être constamment, à tous les moments de leur existence, comme les Anglais sont Anglais. Ils songent à l’humanité. Ils font des lois pour elle. Ils feront des traités de commerce pour elle. Ils feront du commerce pour l’humanité. Rien de plus noble ; mais c’est excessif. Il faut commencer par soi-même, dans l’intérêt même, si l’on veut, de l’humanité. Les Français n’ont pas assez l’horreur d’être dupes. Il faut les prémunir contre ce beau défaut.

Pour ces raisons, Thiers a combattu les tendances libre-échangistes dans le temps où il fallait les combattre, dans le temps où elles avaient pour les Français des séductions dangereuses, dans le temps où l’habitude n’était pas prise de ne se placer, pour un traité de commerce, que sur le terrain des faits et des intérêts respectifs, dans un temps surtout où, chose épouvantable, un gouvernement pouvait être tenté de faire un traité de commerce désavantageux en échange de l’espoir seulement d’une alliance politique hypothétique. On ne saurait trop le louer de sa clairvoyance et de son opiniâtreté courageuse.

Son horreur du socialisme et son culte pour la propriété individuelle n’étaient pas moindres. Ce qui semble l’avoir frappé surtout dans la question sociale, c’est combien cette question qui occupait tous les esprits et qui paraissait l’unique affaire nationale était une question particulière. Quoi donc ? Pour deux ou trois millions, au plus, d’ouvriers, ceux de la grande industrie, qui gagnent leur vie, mais qui ont des chômages, c’est tout le système économique, politique, social et moral de trente-cinq millions d’hommes qu’il faut changer ! Car ce n’est pas moins que demandent les réformateurs socialistes. Il existe une classe, intéressante sans doute, mais au même titre que toutes les autres, à laquelle, tout comme à la noblesse, tout comme au clergé, tout comme à la magistrature, la Révolution française n’a pas profité. Elle a profité un peu à la bourgeoisie, beaucoup aux paysans qui, après tout, sont la France ; sensiblement au petit commerce, à l’employé, à l’ouvrier de petite industrie. Elle a nui à la noblesse, au clergé, à la magistrature, elle n’a pas nui (puisque leurs salaires augmentent dans une progression plus rapide que renchérissement des denrées), mais elle a peu servi, il est vrai, aux ouvriers de grande industrie. Et c’est pour cette seule classe qu’il faudrait abolir la propriété, ou essayer d’autres systèmes susceptibles de troubler aussi profondément un système social qui, existant de toute éternité, sauf en Orient, a bien l’air d’être fondé sur la nature même des choses ! C’est une entreprise disproportionnée. C’est trop pour trop peu. La nature n’agit pas ainsi, la société ne doit pas agir ainsi.

Le mal, le mal profond de l’ouvrier de la grande industrie, c’est que sa vie est aléatoire parce que son travail est irrégulier, et son travail est irrégulier parce que l’objet en est flottant. Le paysan travaille la terre qui a de bonnes et de mauvaises années, mais qui pourtant ne manque jamais. L’ouvrier de grande industrie produit des choses qui ordinairement sont vendues, mais qui peuvent ne pas l’être. Les besoins de la consommation ne peuvent être que soupçonnés, non prévus exactement. Tantôt il y a, relativement à ces besoins, production insuffisante, tantôt surproduction. Dans le premier cas, travail excessif, bonnes payes et tentations de dépenses excessives aussi : mauvais moment. Dans le second cas, arrêt, chômage : moment plus mauvais encore. La condition de l’ouvrier de grande industrie est donc anormale. Mais n’est-il pas clair que c’est là une loi naturelle devant laquelle se heurte toute tentative de remède, puisque c’est exactement la même que celle qui régit le travail agricole, et tout travail humain ? La différence, qui n’est que de degré, c’est que le travail agricole ne s’arrête pas pour une surproduction, ne triple pas pour une production insuffisante. Il reste sensiblement le même ; seul le bien-être de l’ouvrier agricole en est plus ou moins grand. Mais, comme loi générale, c’est exactement la même chose. Le métier d’ouvrier de la grande industrie est seulement un métier plus dangereux. Celui de mécanicien aussi, celui de marin de même. Parce qu’une classe de la nation a un métier plus dangereux que les autres, on ne peut pas changer les conditions économiques, c’est-à-dire la nature même des choses. Le spectacle du monde nous apprend seulement que, dans les métiers plus dangereux, il faut plus de prévoyance. C’est à l’ouvrier de l’avoir, d’abord ; c’est ensuite aux chefs d’industrie de l’avoir de leur côté, en surveillant avec un soin extrême les signes avant-coureurs de la production insuffisante et de la surproduction pour introduire en conséquence une régularité relative dans un travail nécessairement irrégulier.

On dit :

— Si c’était l’Etat lui-même qui fut unique chef d’industrie, il ne ferait travailler qu’autant qu’il faut pour les besoins de la consommation ; il n’y aurait pas de surproduction, donc point d’arrêt, donc point de chômage, paye seulement plus ou moins forte, ou même, par l’établissement de moyennes, paye égale continue : le problème de l’irrégularité du travail et de l’irrégularité du salaire serait résolu.

— Mais point du tout ! L’Etat n’aurait pas plus que les patrons d’yeux pour voir à l’avance les besoins futurs, ou même prochains, de la consommation. Personne n’a d’yeux pour voir cela, du moins d’une façon exacte. Il en aurait même moins ; car ce qui est le signe du ralentissement ou de l’accroissement de la consommation, c’est le prix débattu, qui baisse ou hausse selon l’offre et la demande. Or, de prix débattu, y en aurait-il avec l’Etat ? Si oui, il serait aussi bien renseigné que les patrons actuels, mais ni plus ni moins, un peu moins vivement même, si l’on peut dire ainsi, parce que, risquant moins, ayant moins peur d’être ruiné, il serait moins sensible à l’avertissement. Si non, s’il vendait à prix moyen et fixe, tout comme il paierait ses ouvriers à prix moyen et fixe, il ne serait renseigné par rien du tout, et la surproduction, toujours relativement légère dans les conditions actuelles, serait quelquefois colossale, et la production insuffisante serait quelquefois extrême, et l’irrégularité actuelle dont on se plaint serait dix fois plus grande, et les maux qu’elle entraine dix fois pires.

De plus, ce qui fait cette irrégularité funeste, c’est sans doute l’incertitude sur la production suffisante, insuffisante ou excessive ; mais c’est beaucoup plus, sait-on quoi ? Les inventions. On produit telle chose à vendre à un franc le mètre. Quelqu’un invente un moyen, machine ou procédé, qui lui permet de l’offrir à cinquante centimes. Son moyen l’enrichira, ruinera tous ses concurrents, et jettera au chômage pour un temps assez long tous les ouvriers de ses concurrents. Voilà la principale cause des chômages. Eh bien ! l’État, seul chef industriel, n’inventerait pas. Ne sentant le besoin de ruiner aucun concurrent pour s’enrichir, il resterait toujours sur ses anciens procédés, et ne sentirait aucun besoin d’innovation. Le progrès s’arrêterait net.

— Que nous importe ?

— D’abord il importe peut-être à l’humanité ; mais laissons-la, et ne nous occupons que de nous, que de vous. Sommes-nous seuls ? Cette invention que l’Etat, parce qu’il n’aura aucun intérêt à la faire, ne fera pas, elle sera faite ailleurs, là où le système de la concurrence industrielle subsistera. Dès qu’elle sera faite ailleurs, elle nous envahira, quoi que nous fassions. Il n’y a pas d’armée de douaniers qui puisse arrêter à nos frontières une chose à vendre, qui coûte un franc chez nous et cinquante centimes ailleurs. Certes, je suis protecteur ; mais la protection ne peut s’appliquer que quand la chose à vendre ; produite par nous, coûte seulement un peu plus cher que la chose à vendre similaire, produite par d’autres. Dans les conditions que nous venons de supposer, c’est un protectionnisme à outrance, et la moitié de la nation occupée à empêcher l’autre d’acheter à bon marché, qu’il nous faudrait. C’est impossible. Ce qui serait nécessaire, une fois établi l’Etat unique industriel, et. Par conséquent non inventeur, ce serait que le même système, la même armée, s’établit partout, et solidement, irrévocablement, pour toujours.

Et nous voilà au point. C’est ici que tout système socialiste nous amène. Le socialisme a besoin de l’abolition des patries. Il ne peut pas s’établir sur un point. Il ne peut s’établir que nulle part ou partout à la fois et en même temps. L’humanité peut être socialiste, une nation ne le peut pas. L’humanité unie, toutes frontières détruites, pourra être socialiste ; l’humanité divisée, ne s’entendant pas, ne peut pas l’être. Tout socialisme suppose comme prologue une réconciliation et une concorde du genre humain. Cette réconciliation et cette concorde étant très loin dans l’avenir, celui qui ne s’applique qu’à comprendre et à prévoir pour un siècle tient le socialisme pour chimérique.

Aussi, Thiers reste-t-il fortement attaché à l’idée et à l’institution de la propriété individuelle. Il l’a défendue avec opiniâtreté dans un grand nombre de discours et dans son livre sur la Propriété. Ce livre est assez mal fait. Cela vient de ce que c’est le seul livre de Thiers. Il a fait des discours, il a fait des rapports, il a fait des histoires, il n’a fait qu’un livre proprement dit, c’est-à-dire qu’une seule exposition dogmatique d’une idée générale. Aussi n’y a-t-il pas son aisance habituelle. Il croit, lui, devoir construire son livre comme Cousin construisait les siens, remonter aux premiers principes, aux axiomes initiaux, aux définitions théoriques et aller ensuite de déduction en déduction. Il veut faire œuvre de philosophe. Lui si dédaigneux de l’idéologie, il tient à faire de la propriété un principe, et à la montrer comme étant un droit.

A supposer qu’il y ait des droits de l’homme, ce qui est douteux, la propriété ne peut guère être représentée comme un droit primordial et imprescriptible. On conçoit, encore que ce soit à discuter, qu’un homme dise : J’ai droit à la vie, j’ai droit à la sûreté, j’ai droit à la liberté d’aller et de venir sans gêner mes semblables, parce que ces choses sont tellement nécessaires à l’homme que c’est probablement pour les garantir que la société s’est organisée, parce que si elle ne les garantit pas on ne voit pas trop pourquoi elle existe, et parce qu’on peut appeler droit sans grand abus de mot ce minimum de protection demandé à la société par l’individu qui lui obéit et qui la sert. Mais la propriété, elle, commence à être un privilège, un privilège parfaitement utile et nécessaire même, je le crois, à la société, absolument respectable à ce titre, mais qu’il ne faut pas représenter comme un droit ; car elle n’a rien d’analogue à la vie, à la sûreté, à la liberté. La preuve, c’est qu’on l’a toujours considérée comme pouvant être violée non pour une nécessité sociale, mais pour une simple utilité sociale, ce qui fait une grande différence. On ne tue un homme, soit par la guerre soit par l’échafaud, que quand il y a véritable danger public ; on n’emprisonne un homme, ou on ne l’astreint à la résidence que quand il y a danger public ; on exproprie un domaine pour faire passer une route ou embellir une ville, ce qui n’est que d’utilité ou de coquetterie générale. Voilà la différence. On trouve criminels les exécutions et massacres de la Révolution parce que la nécessité de défense sociale qu’on a invoquée pour les faire n’est pas suffisamment démontrée ; on trouve contestables seulement au point de vue politique, et gauchement brutales les confiscations de la Révolution, on ne les trouve pas criminelles, parce qu’il parait juste que l’état pour sa défense prenne l’argent où il se trouve, juste même qu’il ne permette pas un système de propriété immobilisant et rendant improductives de trop grosses fortunes ; et il est singulier que l’historien de la Révolution française, fort indulgent à l’égard des confiscations révolutionnaires, nous présente la propriété comme un droit sacré. Encore qu’elle soit inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme, ce n’est pas une raison suffisante.

Il y a aussi, à donner la propriété pour un droit, ce péril que ceux qui ne l’ont pas vont en demander, sur votre principe, le partage égal, un droit devant être le même pour tous, ou, tout au moins, que ceux qui en sont totalement privés, vont en demander une petite part et un minimum, un droit devant être, sinon égal pour tous, tout au moins tel que tous y participent. Ce fondement du livre de la Propriété est donc parfaitement erroné et ruineux.

L’ouvrage est du reste encombré, non seulement de déclamations boursouflées, mais de ces raisons faibles, raisons d’avocat qui plaide, ou de pamphlétaire faisant flèche de tout bois, qui sont indignes de Thiers et qui sont des demi-sophismes ou des sophismes tout entiers. Etablir une connexité nécessaire et inévitable entre la communauté des biens et la communauté des femmes est abuser d’une logique, du reste faible, et qui n’a même pas le mérite d’être piquante et brillamment paradoxale, comme chez de Maistre. Insister, pour défendre l’hérédité, sur cet argument que l’homme ne travaille que pour ses enfants est passer la mesure. Il n’est pas faux, cet argument ; mais il a une valeur trop mince. On sait bien que l’homme travaille surtout pour lui, qu’il crée la propriété individuelle surtout pour lui, et que si l’héritage n’existait pas, il y aurait un peu moins de travail, je le crois, mais non pas beaucoup moins, non pas une inertie générale capable d’amener la stagnation sociale que Thiers affecte de craindre.

Là où Thiers a raison, touche au fond même de la question, c’est quand, bravement, il représente la propriété individuelle comme une forme de l’aristocratie et dit que c’est pour cela qu’elle est bonne. La propriété est une sélection. Le désir de devenir propriétaire et de laisser sa propriété à ses enfants est le désir de créer une race. Un certain nombre de ces races forment dans une nation une aristocratie, la dernière que nous connaissions, celle qui survivra à toutes les autres, celle qui disparaîtra la dernière dans l’humanité, si elle doit disparaître. Cette aristocratie est mobile, très ouverte, continuellement débarrassée de ses anciens éléments usés, et rajeunie d’éléments nouveaux, forcée du reste pour se maintenir d’être intelligente et laborieuse, parce que, et de plus en plus, à cause de l’abaissement progressif du taux de l’intérêt, une fortune fond en trois générations, si elle n’est soutenue par l’intelligence, la sévérité des mœurs, et le travail. C’est une bonne aristocratie. Elle est utile comme stimulant. C’est elle qui dit aux classes inférieures le mot de Guizot : « Enrichissez-vous, » mot qui n’est odieux que si on ne le comprend pas. Dit à un homme isolé, le mot n’est pas noble, en effet. Conseil donné à des générations successives, il est excellent. Il signifie : Elevez-vous progressivement de père en fils. Ayez, vous, pauvre, non pas le désir de devenir riche vous-même, mais que votre fils soit dans l’aisance laborieuse, et votre petit-fils dans l’aisance généreuse et utile à l’Etat. Visez à des lignées ascendantes. Entretenez ainsi dans la nation une émulation perpétuelle qui est de quoi vit un peuple. Songez tous à renouveler sans cesse cette aristocratie qui existera toujours au-dessus de vos têtes, et qui est utile si elle se renouvelle, stérile et funeste si elle ne se renouvelle point. C’est là le but à atteindre, que la plupart n’atteindront pas, nous le savons ; mais ce n’est pas que tous y atteignent qui importe, c’est que tous y tendent, pour que la nation ne s’endorme pas, et pour que chacun donne, dans le pays, le maximum d’effort et d’intelligence et d’ingéniosité dont il est capable.

Doctrine très probablement juste, puisque c’est ainsi qu’ont toujours été constituées, au fond, et nonobstant des différences plus ou moins grandes, les nations fortes dont l’histoire a conservé le souvenir. Doctrine à peu près nécessaire en tout cas, tant que le nationalisme, que nous rencontrons ici encore, existera. Car la rivalité entre les nations existant, chacune n’est forte assez pour se garantir des autres qu’à la condition de cette rivalité ou émulation intérieure entre les citoyens, leur faisant donner le maximum d’effort et les fouettant. L’État seul propriétaire, c’est tout, comme l’Etat seul industriel ; c’est parfaitement possible, mais ce n’est possible que si c’est réalisé à la même époque dans le monde entier. La nation qui réaliserait la première l’une ou l’autre de ces réformes s’affaiblirait au milieu des autres d’une façon si sensible qu’il est probable qu’elle disparaîtrait. Ce serait pour elle le plus grave, le plus général et le plus profond des désarmements. Pour l’abolition de la propriété comme pour l’industrie aux mains de l’Etat, il faudrait donc commencer par s’entendre entre habitants de la planète. La nationalisation du sol comme la nationalisation du travail sera universelle ou elle ne sera pas. Ces considérations n’arrêtent point le théoricien qui raisonne dans l’absolu, elles arrêtent l’historien qui tient compte de ce fait important qu’il existe des nations, et qui raisonne pour un siècle, et non pour un siècle quelconque, mais pour celui où il est.

C’est à cause de ces considérations que Thiers a repoussé énergiquement toute espèce de socialisme. Il avait coutume de ramener à trois types les différents systèmes socialistes qui se recommandaient de son temps à l’opinion publique. Il y a, disait-il, trois socialismes. Le premier, c’est le communisme, le second, c’est le prêt au travail, le troisième « n’est rien. »

Par le premier, il entendait l’exploitation en commun de la terre, ce qui, prenant plus de précision, est devenu dans les écoles modernes la nationalisation du sol ; et nous venons de voir ce qu’il en pensait.

Par le second, il entendait le capital venant au devant du travail, se mettant entre ses mains sous forme de prêt à longue échéance et sans intérêt, on un mot une subvention de l’Etat à la classe ouvrière. Il y voyait, de quelque façon que les théoriciens socialistes présentassent cette opération, un pur don de l’Etat, favorisant une classe aux dépens des autres, privilégiant cette classe de façon à l’augmenter à bref délai démesurément, apportant ainsi un trouble profond dans le pays, se traduisant par un redoublement de misère partout, et du reste dépassant les ressources de l’État d’une manière absolument incalculable à l’avance.

Enfin le troisième socialisme, pour Thiers, « n’est rien » et « n’a rien. » Il consiste à croire « qu’il y a quelque chose à faire » et à proposer de faire quelque chose, mais on ne sait pas et il ne sait pas quoi. Il est une manière de philanthropie vague, très dangereuse, parce que sans avoir rien à proposer, elle fait bonne figure à ceux qui proposent des choses désastreuses. Il est généreux, mais un attendrissement n’est pas un système économique.

Thiers ne tarit pas sur ce troisième socialisme « innocent, » qui, hors des conseils de l’État, « promet beaucoup, » à la Chambre « annonce qu’il ne ferait presque rien » et ne saurait jamais être que « l’instrument des autres. » Il le poursuit avec plus d’âpreté que quelque doctrine que ce soit, précisément parce qu’il n’est pas une doctrine : « Ce troisième socialisme, le seul que vous avouiez (il parle à l’Assemblée législative, 24 mai 1850), il n’a rien. Je l’ai mis bien des fois au défi d’apporter quelque chose. J’ai vécu avec lui ; dans les commissions, nous avons tous vécu avec lui ; je l’ai beaucoup questionné ; ou il est contraint d’avouer les doctrines dont je viens de parler… ou il est réduit, à quoi ? à rien… Il est cela [ce qu’il refuse d’être] ou il n’est rien. »

On peut en effet, à la rigueur, ramener les différents socialismes aux trois genres essentiels que Thiers énumère et définit ainsi, et l’on peut, comme lui, trouver les deux premiers ou impraticables ou tellement difficiles même à essayer que la nation qui entrerait dans cette voie, en l’état actuel du monde, y risquerait son existence ; mais il n’est pas juste, ni même politique de dire que le troisième n’est rien. Il n’est pas un socialisme, voilà tout. Il faut très nettement lui refuser cette appellation, crainte de confusion où d’entraînement. Mais il n’est pas nécessaire d’être un socialisme pour être quelque chose, ni forcé, parce qu’on n’est pas un socialisme, qu’on ne soit rien. Ce rien, ce n’est pas autre chose que la charité sociale, laquelle est de bon sens, est nécessaire et a toujours existé.

La. charité privée est une véritable sottise, la charité associationnelle est bonne, et la charité sociale est la meilleure. La charité privée s’exerce dans une telle ignorance, dans une telle absence de toute enquête, dans un tel aveuglement, qu’elle est, on peut dire toujours, une duperie, et n’a aucun bon effet social, plutôt au contraire. Il faut la pratiquer seulement pour cultiver et développer en soi l’instinct altruiste toujours très prompt à s’affaiblir, pour ne pas s’endurcir, pour ne pas s’incliner à la barbarie ; la charité privée est un devoir envers soi-même ; mais elle n’a que ce seul mérite.

La charité associationnelle est assez bonne. Elle suppose enquête, organisation, proportion entre les ressources et le bien à faire, adaptation des moyens au but, yeux ouverts ; elle est une chose qui a le sens commun. Mais elle est trop souvent, elle est presque fatalement, œuvre de parti. A ce titre elle ne vaut guère mieux que la charité privée. Si, comme œuvre organisée, elle est au-dessus de la charité privée, comme œuvre de parti elle tombe au-dessous ; car l’homme isolé fait assez volontiers du bien à un homme qui n’est pas de son parti, l’homme associé jamais. La charité associationnelle, tout compte fait, est donc très certainement supérieure à la charité privée ; mais, elle est encore très défectueuse.

Il n’y a de vraiment bon que la charité sociale, éclairée autant qu’il est possible de l’être, renseignée de toutes parts, organisée de toutes pièces et pouvant porter ses yeux et ses mains partout. Il est bien vrai que l’Etat aussi est un parti, et que sa charité aura un peu le défaut de la charité associationnelle. Nous le savons, et cette objection que l’Etat est un parti, nous la rencontrons toujours, malheureusement, et indéniable, toutes les fois qu’il s’agit de l’Etat. Nous y répondons toujours que l’Etat, au moins, est un peu moins un parti que les autres partis ne le sont. La charité de l’Etat est nécessaire. Les misères d’un certain caractère, les misères obscures, les misères dignes, surtout les misères permanentes échappent à peu près aux yeux des autres charités, et c’est à l’Etat de les voir. Du reste, ce n’est pas l’office propre du citoyen, isolé ou associé, d’exercer la charité ; c’est son divertissement pieux et généreux, si vous voulez, ce n’est pas son office. Son office est de travailler et de produire de toutes ses forces pour augmenter le domaine commun, pour augmenter la partie disponible de richesses sur laquelle on viendra prendre pour aider les infortunés. C’est sa vraie manière d’exercer la charité que de faire qu’elle puisse être, c’est sa vraie manière d’exercer la charité que de créer du superflu. Là où il aura été créé, l’Etat saura bien le trouver, et c’est son office à lui de le prendre, avec mesure. C’est donc l’Etat qui est le vrai aumônier du couvent, le vrai dispensateur d’une charité bien entendue.

Il l’a toujours été du reste. Ses souscriptions, ses subventions aux bonnes œuvres, même locales, ne sont pas autre chose que des charités sociales. Jamais on n’a trouvé étrange qu’il donnât ainsi notre argent. Certes nous le lui donnons pour nous, pour nous protéger, pour assurer nos vies, nos libertés, l’intégrité du territoire où nous vivons, et Thiers, précisément, a raison d’appeler quelque part l’Etat une société d’assurances. Mais nous le lui donnons pour nous protéger d’une façon non stricte et étroite, mais d’une façon un peu générale, non seulement pour donner la sécurité et la liberté individuelle au citoyen valide, mais un peu plus que la sécurité et la liberté au citoyen faible et débile. A celui-là il faut aussi donner un peu d’aide, ne fut-ce que pour qu’il ne nous devienne pas beaucoup plus dangereux ou beaucoup plus à charge, dans les deux cas beaucoup plus onéreux.

Or, le « troisième socialisme » de M. Thiers, le socialisme « qui n’est rien, » c’est la charité sociale, et rien autre. Il raisonne ainsi : Quand il y a un désastre quelque part, incendie, tremblement de terre ou inondation, vous, État, vous envoyez des secours. La Révolution française, qui tient un peu de l’incendie, du tremblement de terre et de l’inondation, a créé pour les ouvriers de la grande industrie une situation, non pas désastreuse, mais difficile. A cela se sont ajoutés le développement du machinisme et la facilité des communications qui ont favorisé, excité la surproduction. De tout cela est résulté une irrégularité dans le travail qui fait de cet ouvrier un être moins heureux, surtout moins stable, plus inquiet et plus anxieux que le paysan, l’employé, le fonctionnaire. Il y a là une classe relativement déclassée, sans qu’il y ait de sa faute. C’est à elle de s’aider d’abord, évidemment. C’est à elle de s’organiser pour la prévoyance de l’avenir, et pour l’aide mutuelle, comme tout groupe qui a des intérêts communs. Mais c’est à vous aussi de l’aider, parce que vous avez un intérêt énorme à ce qu’une classe de la société ne souffre pas trop. C’est à vous de lui créer, à la condition qu’elle y participe, des caisses de secours, des asiles de vieillesse, des subsides de retraite. C’est à vous de l’aider à la condition qu’elle s’aide, ce qui est le seul moyen d’aider efficacement et sans se tromper. Mais cela rentre parfaitement dans votre office, comme cela est de votre intérêt ; et ce n’est pas rien.

Il est un peu étrange que Thiers, centralisateur presque à outrance en toutes choses, soit individualiste à outrance dans les questions sociales, et qu’il ait voulu de toutes les centralisations, excepté de la centralisation de la charité. C’est peut-être la meilleure ; car l’effort n’est énergique que s’il est individuel et le secours n’est efficace que s’il est collectif. Cela vient de ce que Thiers n’est pas très tendre. L’habitude de l’histoire a quelquefois cet effet-là. L’histoire apprend qu’il n’y a dans le monde que des forces qui luttent les unes contre les autres, et que les faibles n’ont qu’à servir, ou qu’à mourir. Il est vrai ; mais, dans l’intérieur d’un État, le jeu terrible des forces peut être atténué par quelque douceur, quelque charité, quelque fraternité, choses qui ne sont du reste que de l’intérêt bien entendu, et c’est un peu pour cela que les États semblent avoir été faits. Incontestablement l’attendrissement n’est pas un système économique, mais il met sur le chemin d’adoucir d’une façon très pratique, et sans désorganisation sociale, les rigueurs des fatalités économiques.


VI

Telles sont les idées générales qui ont dirigé pendant sa longue vie d’écrivain et d’orateur la parole et la plume de Thiers. Il s’appliqua de bonne heure à l’histoire, en même temps qu’à l’étude de toutes les questions administratives. Ce qu’il voulait, dès l’âge de vingt-cinq ans, c’était savoir la France, pour la diriger un jour. Il était historien d’une façon pratique comme il était tout ce qu’il fut. L’histoire, ne l’intéressait pas en elle-même, la résurrection du passé, si enivrante pour certains, ne le tentait pas. Savoir la France de son siècle, la savoir aussi pleinement et aussi minutieusement que possible, pour cela savoir l’Europe depuis Frédéric II jusqu’à Martignac, savoir la fin de l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire, la Sainte-Alliance, la Restauration, rien de plus, à bien peu près, mais bien à fond, tel fut son dessein, dont il ne sortit pas, mais qu’il remplit. Sa vie, assez agitée, n’en est pas moins d’une belle unité qui fait qu’on l’envie. Toujours étudiant la France du XIXe siècle, ; de temps en temps la dirigeant, ce qui lui servait à la connaître, d’autres fois la pratiquant dans l’opposition, ce qui s’accommodait au même dessein avec un changement de point de vue, dans les intervalles de l’action, ou dans les loisirs forcés de la retraite, écrivant cette histoire avec l’expérience toujours augmentée de l’administrateur et de l’homme d’état, Thiers n’a pas cessé d’avoir les yeux fixés sur son pays vivant et la pensée occupée des conditions dans lesquelles son pays pouvait et devait vivre. Son autorité, pour ces raisons, est très grande. Il est le contemporain par excellence, l’homme de son temps de toutes les manières à la fois. Ni simple politicien, ni historien de cabinet, les deux ensemble constamment, ne séparant jamais l’un de l’autre, faisant son cours d’histoire contemporaine à la tribune, et écrivant son histoire avec des souvenirs d’administrateur, et ces preuves de fait, ces explications d’homme pratique que seul l’administrateur rompu aux allaires peut donner.

Il n’était pas tout à fait cela quand il donna son Histoire de la Révolution ; mais il l’était déjà. Très dépassée depuis comme connaissance minutieuse des faits, reprise d’autre part par des hommes d’une imagination beaucoup plus puissante et prestigieuse, cette Histoire a été assez méprisée. Elle vaut beaucoup mieux, en somme, que la plupart de celles qui l’ont suivie. Elle reste la plus claire, la plus limpide, la plus rapide et la moins passionnée. Car à l’époque où elle a été écrite, ni la religion de la dévolution française, phénomène très curieux du XIXe siècle français, n’était née encore, ni, par réaction, l’horreur fébrile de la Révolution française tout entière n’était passée à l’état endémique. On détestait les excès de la Révolution sans croire qu’ils fussent des choses inouïes dans l’histoire, et on acceptait les changements apportés par la Révolution sans croire qu’ils fussent une palingénésie et un bienfait du ciel à la terre. C’était bien là, l’état général des esprits. Le culte et l’exécration commençaient, devaient se développer aux environs de 1830 et après, mais n’étaient ni vifs comme ils l’avaient été en 1815, ni ardents comme ils devaient le devenir en 1830 et ensuite presque jusqu’à nos jours. C’était bien l’époque pour écrire une histoire de la Révolution française.

Thiers l’a écrite avec un grand soin de s’entourer de tous les documents, assez peu nombreux alors, qui existaient, et des souvenirs, nombreux au contraire, des contemporains, avec sa plume déjà alerte, avec son grand respect, qu’il avait déjà, pour la force des choses, et avec des qualités, déjà fort marquées, d’homme d’État. Son respect pour la force des choses s’est montré là par une sorte de fatalisme historique qu’on lui a beaucoup reproché, et dont on ne peut pas le justifier tout à fait. Dans un opéra-comique représenté à Feydeau en 1796, un personnage, nommé Blaise, résume ainsi son opinion sur la Révolution : « Enfin, apparemment, il fallait ça, puisque ça y est. » L’opinion de M. Blaise est un peu celle de Thiers. Jamais le mot devoir et la formule « cela devait être » n’ont été plus employés que dans cet ouvrage. Les Feuillants devaient succomber sous les Girondins, les Girondins devaient succomber sous les Jacobins, les Jacobins devaient succomber sous les Thermidoriens et tous sous le despotisme. Cela est probable, puisque cela a été, et le contradicteur est ici en mauvaise posture, puisqu’il oppose des hypothèses rétroactives à des faits qui ont toujours pour eux la réalité. Il est plus facile de dire de choses qui se sont faites qu’elles ont dû l’être que de dire de choses qui ont été ainsi qu’elles auraient pu être autrement, et l’uchronie a naturellement toujours un air d’utopie. Rien cependant ne choque et n’agace plus un homme, encore que ce soit assez raisonnable, que de lui dire que sa vie a été exactement ce qu’il était nécessaire qu’elle fût, et qu’elle n’aurait jamais pu prendre à droite, quand elle a pris à gauche. La même impression, nous réprouvons quand nous lisons un livre où la nécessité des faits historiques est présentée avec une pareille intrépidité d’affirmation. Nous croyons sentir que la part des circonstances, c’est-à-dire des légers événements évidemment non nécessaires, est grande encore sur la suite des choses et que, par conséquent, il n’en faudrait pas tant pour que cette suite des choses n’eût pas été précisément la même qu’elle a été. Nous sommes toujours tentés d’opposer à l’histoire le nez de Cléopâtre ou le grain de sable de Cromwell, et nous devenons voltairiens et convaincus de l’influence des petites causes sur les grands effets par opposition à un homme qui a trop beau jeu à nous affirmer les choses comme étant nécessaires parce qu’elles sont, en nous défiant de les présenter autres sans entrer dans la supposition.

Il faut avouer que l’affirmation de Thiers est elle aussi une supposition, un choix fait entre les possibles, avec le soin seulement de choisir celui qui s’est réalisé, ce qui, pour être commode et placer dans une situation avantageuse, ne prouve pas plus. Il faut avouer que cette affirmation, il ne la prouve pas avec une grande force de logique. Voici le passage où cette philosophie réaliste de l’histoire prend le plus la peine de s’exposer et de ne se point borner à nous accabler du poids du fait même : « Je n’ai ici qu’un mot à dire sur le projet d’établir en France à cette époque le gouvernement anglais… (Il est gêné parce que ce gouvernement est précisément celui qui s’est établi et a duré, et que par conséquent il semblerait plutôt dans la fatalité historique qu’il se fût établi tout de suite que non pas qu’il ait mis vingt-six ans à ne pas s’établir.) Cette forme de gouvernement est une transaction entre les trois intérêts qui divisent les États modernes, royauté, aristocratie, monarchie. Or, cette transaction n’est possible qu’après l’épuisement des forces, c’est-à-dire après le combat, c’est-à-dire encore après la Révolution. En Angleterre, elle ne s’est opérée qu’après une longue lutte entre la démocratie et l’usurpation. Vouloir opérer la transaction avant le combat, c’est vouloir faire la paix avant la guerre. Cette vérité est triste, mais elle est incontestable ; les hommes ne traitent que quand ils ont épuisé leurs forces. La constitution anglaise n’était donc possible en France qu’après la Révolution. On faisait bien, sans doute, de la prêcher ; mais on s’y prit mal, et s’y serait-on mieux pris, on n’aurait pas plus réussi. J’ajouterai, pour diminuer les regrets, que quand même on eût écrit sur notre table de la loi la Constitution anglaise tout entière, ce traité n’eût pas apaisé les passions, qu’on en serait venu aux mains tout de même, et que la bataille eût été donnée malgré ce traité préliminaire. Je le répète donc, il fallait la guerre, c’est-à-dire la Révolution. Dieu n’a donné la justice aux hommes qu’au prix des combats. »

Il y a certes beaucoup d’esprit dans cette page, mais ce n’est pas dans une histoire détaillée de la Révolution française qu’il la fallait placer. Ce n’est pas quand on nous montre, tout à côté, quelle quasi-unanimité régnait en France en 1789 sur le fond des réformes à faire et l’énorme majorité qui s’y prononçait pour la royauté d’une part, et, d’autre part, pour une constitution, et c’est-à-dire pour la royauté constitutionnelle, quand on nous montre tout à côté quels incidents, minces souvent, évitables par une très petite bonne volonté, qui existait du reste et qui n’était pas petite, ont précipité les événements, qu’on peut nous dire que ces événements étaient absolument nécessaires et qu’il fallait absolument se battre. C’était probable ; tant s’en faut que ce fût certain, avant d’avoir été. Eh ! qui ne s’est dit, avec un certain bon sens, il me semble, qu’un peu moins de famine en 1789, la Révolution se fût faite pacifiquement, incomplètement peut-être, quitte à se compléter plus tard, mais foncièrement et sans autres désordres que ce qu’on appelle des troubles. Or, la famine est un évènement contingent. Il y a certainement de l’hypothétique à raisonner comme moi, mais trop de certitude facile à raisonner comme Thiers.

Cela est si vrai que ce fatalisme, il s’en écarte sans y songer, quand il parle en homme d’Etat, c’est-à-dire quand, en présence des événements et des situations historiques, il se demande : « Qu’est-ce que, là, j’aurais fait ? » Alors le fatalisme s’éloigne devant ce qui l’écarte toujours, le sentiment de la liberté personnelle. On admet assez facilement que les autres soient dominés par des fatalités inéluctables, mais non pas soi-même. Thiers, examinant la composition de l’Assemblée constituante et la répartition des forces, ne peut pas s’empêcher de se dire : Comme c’était facile ! Si j’avais été là ! « Bouillé… La Fayette… Mirabeau… Il fallait unir ces trois hommes en détruisant leurs motifs particuliers d’éloignement. Mais il n’y avait qu’un moyen d’union, la monarchie libre. Il fallait donc s’y résigner franchement et y tendre de toutes ses forces. Mais la Cour accueillait froidement La Fayette, payait Mirabeau qui la gourmandait par intervalles, entretenait l’humeur de Bouillé contre la Révolution, regardait l’Autriche avec espérance… Ainsi fait la faiblesse ; elle cherche à se donner des espérances plutôt qu’à s’assurer des succès… » Il suffisait donc qu’il y eût alors un Roi intelligent et ferme, ce qui se rencontre, pour que les choses tournassent autrement. Que devient la théorie de la guerre précédant nécessairement la paix et de la transaction ne pouvant venir qu’après l’épuisement ? Voilà Thiers qui raisonne comme un diplomate et non plus comme un fataliste. C’est qu’un instant il s’est vu lui-même, en 1790, à la tête des affaires de la France.

Et le grand mérite de cette Histoire, c’est qu’elle n’est écrite ni par un fataliste très entêté, ni par un pamphlétaire, ni par un mystique, mais par un homme d’Etat. Cela se voit assez à ce que jamais le regard le l’écrivain n’y est fixé sur la France seule, mais toujours sur la France et l’Europe en même temps. Tous les événements importants de la Révolution intérieure y sont montrés, presque avec une certaine monotonie, comme les contre-coups des événements extérieurs. 22 juin, 10 août, journées de septembre, mort de Louis XVI, tribunal révolutionnaire, chacun de ces grands faits n’est que le retentissement à Paris d’un fait de frontières, et il n’y a pas jusqu’au 9 thermidor qui ne soit aussi, en sens inverse, l’effet d’un retour de fortune : c’est Fleurus qui a tué Robespierre. Cette vue si juste, si nécessaire, qui ôte à l’histoire de la Révolution française le caractère romanesque qu’elle peut si facilement prendre, qui l’éclaire, qui fait comprendre, sans les faire excuser, les terribles convulsions, crimes sans elle inexplicables, qui en ont marqué le cours, est le point central de l’Histoire de la Révolution. Elle révèle chez Thiers, dès sa jeunesse, le sens politique, si indispensable à l’historien, cette « intelligence » qu’il a plus tard magnifiquement louée comme étant la qualité maîtresse de l’homme d’histoire. Elle est si heureusement trouvée, qu’après l’avoir assez longtemps mise en oubli, les historiens de la Révolution y reviennent maintenant avec des documents nouveaux et en tirent le plus grand profit. Quand il n’y aurait que cette indication dans le premier grand ouvrage de Thiers, elle vaudrait qu’on le lût avec attention, et comme avec respect.

On peut reprocher à ce beau livre d’avoir tenu un faible compte de la vie des provinces pendant la période révolutionnaire. Sauf l’insurrection vendéenne, dont il a bien fallu qu’il s’occupât, Thiers porte rarement ses regards loin de Paris. Le reproche subsiste, et d’autres historiens ont bien fait de tâcher de l’éviter. Il faut songer cependant que l’histoire, à cette époque, se fait bien, quoiqu’on puisse dire, à Paris seulement. La France, au point de vue politique, reste passive. Elle n’a la parole qu’aux élections. L’histoire se fait par journées révolutionnaires, sur lesquelles-la France n’a aucune action. Cela tient, ce qu’on, ne se figure pas très exactement de nos jours, à la rapidité des événements de Paris et à la lenteur des communications entre Paris et la province. Quand une nouvelle met plusieurs jours à parvenir de Paris à Bordeaux, à l’heure où un événement comme le 10 août est connu en province, il est acquis, avec toutes ses conséquences ; il n’y a plus à y revenir ; il est historique ; il ne peut plus être qu’un sujet de conversations. L’action réciproque de Paris sur la province et de la province sur Paris n’existe qu’à la condition d’une rapidité extrême et comme instantanée de rapports. L’importance et l’omnipotence politique de Paris en temps troublés à beaucoup diminué depuis les chemins de fer et le télégraphe. La France peut maintenant se ressaisir et s’entendre et faire connaître son sentiment avant que les événements de Paris soient devenus définitifs, et, d’autre part, Paris ne se sent plus aussi libre de ses actions et maître par son isolement même. Il y a cohésion plus grande et rapports plus intimes de vie commune. La centralisation télégraphique diminue, au lieu de l’accroître, la centralisation politique. Mais à cette époque où la circulation des correspondances est très lente, où le télégraphe aérien, quoique à peu près aussi rapide que l’électrique, est à peine installé et ne sert qu’aux communications de quelques armées avec le gouvernement, l’histoire arrive toute faite et déjà, refroidie de Paris aux départements, d’où il résulte que c’est Paris seul qui la fait. Il n’y a donc que peu de reproches à adresser à l’historien qui concentre à Paris toute son attention.

Il y aurait une autre observation à faire sur certain défaut de l’Histoire de la Révolution ; mais elle viendra plus en son lieu à propos de l’Histoire de l’Empire. Telle qu’elle est, l’Histoire de la Révolution est d’un homme qui s’annonçait comme un des plus « intelligents » qui dussent être dans le siècle.

L’Histoire de l’Empire a un autre caractère. Elle est d’un homme qui a passé par le maniement des affaires et qui y a pris un intérêt passionné. Colbert, je crois, disait : « Je suis un bon commis. » Thiers est le grand commis par excellence. Il aime l’administration de tout son cœur. Le détail l’enchante. Son peu de goût pour les idées générales et son grand goût pour l’idée d’ensemble, appuyée sur une statistique solide, se retrouvent ici. Thiers fait de l’administration comme le médecin fait de l’anatomie, avec un transport et comme un enivrement d’exactitude. Compter les articulations et les libres d’un peuple ou d’une armée sont pour lui le plus grand et le plus vif des plaisirs. Il a trouvé dans l’Histoire de l’Empire de quoi se satisfaire. Il est impossible d’aller plus loin dans la chasse ardente du détail, dans la minutieuse enquête de toutes les ressources. Le scrupule est ici un besoin, une sollicitude acharnée qui se communique au lecteur.

Quand il n’aurait pas eu cette passion par lui-même, en homme d’Etat qui s’était promis d’imposer le respect par une connaissance des faits qui troublait et accablait ses adversaires, Thiers aurait senti que le seul moyen d’intéresser le lecteur à la statistique, c’est de la lui donner complète, de le faire descendre avec lui dans les lacis du souterrain. Alors l’intérêt se réveille, l’immensité, non pas tant de l’œuvre, l’immensité des choses, l’infini de la réalité, pour ainsi parler, se révèle, et nous sommes véritablement émus de ce spectacle de l’extrême multiplicité et complexité des ressorts de l’humanité organisée. C’est la civilisation qui est là, non pas dans sa fleur, arts, littérature, rêveries philosophiques, mais dans la structure que les siècles et l’invention organisatrice des hommes lui ont peu à peu donnée ; c’est ce qu’est devenu, soldat, contribuable, producteur de richesse et de combien de richesse, agent de force et de combien de force, accommodé et souple à la discipline, et dans quelle mesure, fibre du muscle lui-même engagé dans un grand corps, l’homme d’Europe, l’aryen, l’être du monde le plus capable de socialité, le plus capable de former avec ses semblables ces machines liées, compliquées, savantes, puissantes pour l’attaque et la résistance qu’on appelle les grandes nations.

Et que ce spectacle soit épouvantablement triste quand on songe que ces associations si délicates et si fortes, ces chefs-d’œuvre à la fois d’instinct et d’industrie associationnistes, ces corps si savamment organisés, ne savent que jeter les uns sur les autres, ou savent surtout jeter les uns sur les autres le poids de leurs masses, et la redoutable force de leur science organisatrice centuplant le poids de leurs masses, qu’on se dise alors que cette civilisation n’est qu’une forme déplorablement raffinée et habile de la barbarie, cela n’empêche point le spectacle d’être beau, cela ne rend que l’émotion plus profonde ; et l’œuvre où, par l’exactitude, par la précision des cent mille détails, et par la lucidité suprême avec laquelle ils sont exposés, cette vaste et pénétrante vue du monde moderne nous est donnée, reste, sans compter même l’énorme labeur, glorieux pour l’esprit humain, dont elle fait preuve, une des plus fortes, une des plus profitables, une des plus émouvantes leçons de choses.

La leçon morale est moindre. Je ne veux pas dire que Thiers ne tire jamais des faits qu’il raconte la moralité qu’il lui semble qu’ils contiennent. On me citerait de très belles pages et très justes tant de l’Histoire de la Révolution que de l’Histoire de l’Empire. Je ne dis point non plus qu’il ne soit pas un moraliste. Il l’est, et assez pénétrant. Il connait les hommes en général ; il sait le jeu ordinaire de leurs passions, ce que leur font faire la cupidité, l’envie, la faiblesse, l’exaltation, le fanatisme, le délire des foules, et surtout la peur. Ses Histoires sont pleines de remarques fines et même profondes, rapidement jetées en passant, sur ces choses. Il est bon moraliste ; mais il est très faible psychologue. Etudier un homme, et le bien voir, saisir et ce qu’il a de commun avec les autres et ce qui l’en distingue, surprendre le point central et vital de son caractère, ou, au contraire, et c’est aussi important, le point malade, la tare secrète, le défaut intime et persistant par où sera détruit ou altéré l’équilibre d’une forte et belle complexion : cela ne fut pas refusé absolument à Thiers, mais fut loin d’être sa faculté éminente. Dieu me garde de lui reprocher de n’avoir jamais fait de portrait, et songeant à quel point c’était un mérite que de se soustraire à cette mode du temps, on n’imagine point de quel cœur je l’en félicite. Mais, portrait à part, il faut bien dire que ces personnages si multiples et si divers de la Révolution, ne se distinguent point fortement les uns des autres dans son histoire. Ils semblent tous sur le même plan. A quel point Mirabeau fut un autre homme, dans tous les sens du mot, que Robespierre, et ce qui fait que Danton est extrêmement différent de La Fayette, on le voit très peu. Ces hommes pour Thiers sont des chefs de partis et les représentent ; ils sont des forces qui luttent les unes contre les autres et que les circonstances viennent tour à tour aider ou desservir, et par suite porter au trône, à l’échafaud ou à l’exil. Mais ce qu’ils sont eux-mêmes et en eux-mêmes, et leur tempérament et leur éducation et le tour naturel de leurs idées et de leurs passions, cela n’est pas suffisamment mis en relief. Le peu d’intérêt que certains lecteurs, qui du reste ont tort, prennent à l’Histoire de la Révolution vient certainement de là. Dumas père disait à Lamartine après les Girondins : « Vous avez élevé l’histoire à la dignité du roman. » Il ne faut jamais mériter cet éloge ; mais Thiers, aussi, est trop à l’abri de la sanglante critique involontaire que contient cette louange.

De même ceux qui ne s’intéressent point assez à leur gré à l’Histoire de l’Empire, c’est qu’ils y cherchent le genre de charme que renferment les Mémoires, et il faut confesser qu’ils le chercheront en vain. Thiers n’est ni pittoresque, ni circonstancié, ni, dans la peinture des individualités, menu, aigu et vivant. Ce que fait cet administrateur en écrivant l’histoire, ce sont des rapports, des rapports complets, ordonnés et lumineux. A mon avis, c’est la véritable histoire moderne, aussi éloignée des prestiges du poème épique que des généralités de la philosophie de l’histoire ; mais quelque chose des qualités de l’histoire telle qu’on la faisait autrefois ne serait pas, après tout, de trop.

C’est ainsi que là encore, les hommes, tous ces hommes si divers qui entourent le Premier consul et l’Empereur ne vivent point d’une vie individuelle nettement rendue sensible. Passe encore pour eux ; on peut les dire offusqués et rendus indistincts par l’ombre du colosse. Mais le colosse lui-même, si bien connu dans tout ce qu’il a fait, semble l’être mal dans ce qu’il était. Quel fut, en définitive, quel fut au fond ce caractère et cet esprit, je le vois mal après les vingt volumes de Thiers, après même le résumé, très beau du reste, des dernières pages. Thiers n’aime pas à se tromper ; et c’est pour cela qu’il s’aventure peu ; mais j’aimerais mieux qu’il m’eût donné de l’âme de l’Empereur une idée enrouée, que je pourrais discuter et corriger, mais qui resterait fortement imprimée dans mon esprit, que non pas qu’il se borne à une appréciation molle, en quelque sorte, sinueuse et hésitante. Un puissant esprit, dévoré d’ambition et fataliste comme un joueur, cela n’est pas faux, sans doute ; cela paraît mince et étroit pour un homme de cette grandeur. Je tremble que ce ne soit la vérité ; mais cependant je me dis que les hommes de la même « famille, » les César, les Pierre le Grand, les Richelieu, n’ont pas eu qu’ambition et besoin d’action ; qu’ils ont eu un dessein, égal à la grandeur de leur intelligence et digne d’elle. En prêter un à Napoléon ne serait peut-être que lui rendre justice.

J’imagine souvent que Bonaparte a vu l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui et telle qu’elle va être, divisée en quelques Etais si peu nombreux, si considérables et se touchant tellement de plein contact que la guerre latente entre eux est perpétuelle, que les armements les épuisent et qu’une misère lourde, de jour en jour croissante, est la situation universelle. « On étouffera là-dedans, a-t-il dû se dire ; ce sont les frontières qui doivent tomber… Elles tomberont un jour. Ce petit coin du monde sera un jour absorbé par le grand État militaire qui aura su le conquérir et l’unifier. Devançons les temps, si nous pouvons. Après tout, ils ne sont pas marqués, et ils sont peut-être venus. Aboutissons tout de suite. La paix et le libre développement humain en Europe ne seront assurés un jour que par un grand peuple conquérant mené par un grand homme. J’ai l’un, je suis l’autre. Essayons. Si je réussis, c’est un ou deux siècles de contrainte, d’angoisse, de misère, de civilisation rendue difficile et retardée que j’épargne à l’Europe. » Dessein insensé, ce qu’il est toujours facile de dire après l’événement, dessein prématuré, ce qu’il est toujours facile de dire quand l’histoire a donné son démenti, mais beau dessein, qu’il a pu avoir, qu’on reviendra à lui prêter quand un autre l’aura réalisé et qu’alors on jugera grand et philanthropique, il est bien probable que, comme tout homme, si l’on en croit Pascal, Napoléon tendait au repos par l’agitation, tout en prenant, souvent, comme il est naturel, son agitation pour un désir de repos. Il est bien probable que de très grands projets et d’une haute raison, quoique trop précipités, étaient au fond de ces ambitions et de ces témérités, et que Napoléon n’est que la première ébauche du Charlemagne de l’avenir, qu’on louera, et qui sera peut-être moins grand. Thiers aime mieux l’équilibre européen, et il est évident qu’il a raison ; mais il pourrait essayer de démêler chez son héros la politique contraire et en sentir au moins la grandeur.

Ce n’est pas, du reste, de ne point trouver chez Thiers le rêve que je viens de faire, que je me plains ; mais d’une façon générale, de ne point voir s’accuser chez lui en lignes vigoureuses, au risque même d’un peu d’hypothèse, aucune grande figure et non pas même celle de l’homme qu’il a le mieux connu, le plus pratiqué, le plus constamment suivi, et, tout compte fait, le plus aimé.

Et, quoi qu’il en soit, l’Histoire de la Révolution et l’Histoire du Consulat et de l’Empire sont non seulement des œuvres qui font honneur au XIXe siècle, mais des modèles qu’on fera bien, en évitant la prolixité, d’imiter au XXe.

Thiers orateur était prolixe aussi, et pourra aussi néanmoins servir de modèle. Aucun homme en son temps n’a été si persuasif. Il s’était fait une éloquence propre, très personnelle, nullement à part pourtant, et dont on peut imiter la méthode, qui consistait dans une apparente causerie, très méditée pourtant, très surveillée et qui savait parfaitement où elle allait. Jamais il ne « le prenait de haut, » comme on dit ; plus convaincu que personne de sa supériorité sur son auditoire, il savait l’art non seulement de ne pas l’affirmer par la majesté du ton, non seulement de ne pas la faire sentir, mais même de ne pas faire sentir qu’il la dissimulait. Sans bonhomie proprement dite, qui est un défaut aussi, et grave, il avait la simplicité parfaite de l’homme qui ne semble songer uniquement qu’à se faire comprendre. Et cette causerie, d’une incroyable souplesse, d’une allure doucement enveloppante, côtoyant, tentant et comme circonvenant le sujet, finissant par le serrer avec une pleine vigueur, variée du reste, tantôt, et le plus souvent, marchant pas à pas, mais du petit pas alerte de M. Thiers, tantôt précipitant son allure et franchissant les espaces, reposant l’auditeur ici par une anecdote, là par un trait spirituel, par un souvenir personnel (ce dont, les dernières années, il abusa), toujours vivante, toujours caressante, toujours amusante et hostile au sommeil, était une telle séduction pour les hommes qu’il a eu cet honneur unique que ses adversaires, alors qu’il gouvernait, firent un article constitutionnel qui lui interdisait de prendre quand il voudrait la parole, considérant la parole chez M. Thiers comme un procédé abusif de gouvernement.

Le plus souvent cette méthode oratoire consistait à raconter. Il savait que les hommes, et surtout les Français, aiment peu l’exposition dogmatique, qui a l’air d’un cours de philosophie, et se défient, quoique plus accessibles à cette seconde manière, de la rigueur des déductions logiques, qui leur parait une surprise et une violence faites à leur esprit ; il prouvait donc en racontant et en feignant de ne faire que raconter. « Ce sont les faits qui louent… » Pour Thiers, ce sont les faits qui prouvent et la manière de les exposer. Il voulait que l’auditeur le crût encore seulement à l’exposition préliminaire des faits de la cause et déjà fût convaincu, avec l’illusion précieuse qu’il s’était convaincu lui-même.

Il réussissait merveilleusement à ce jeu, et plus encore à celui qui consiste à manier les assemblées pour les, mettre dans la situation d’esprit où l’on veut qu’elles soient. Très agressif et irritable, au commencement de sa carrière oratoire, jusqu’à se mettre dans d’assez mauvais cas, il avait fini, comme les hommes supérieurs, par faire une qualité du défaut qu’il ne pouvait pas corriger, en sachant en tirer parti, il savait que dans une assemblée nombreuse le mot malheureux qui est comme latent dans les esprits d’une partie de la compagnie, sera toujours dit, si on sait le provoquer sans avoir l’air de le prévoir. A deux cents on ne retient pas une sottise, bien sollicitée. Par une suite d’agressions qui semblaient échapper à son humeur méridionale, la sottise qu’il voulait qu’on dit, il la faisait toujours jaillir à un moment, et au moment propice. « C’est à croire qu’il y a un compère, » s’écria Montalembert un jour où le jeu était plus apparent. Il n’y avait pas de compère, mais dans un autre sens du mot, il y avait un rusé compère.

Dans ses discours moins que dans ses autres ouvrages, mais dans ses discours aussi, Thiers avait deux styles, qui devaient être un peu étonnés de se rencontrer. L’un était celui dont il usait quand il ne songeait pas à être écrivain ; il était excellent. C’est celui qu’il a très bien défini dans une page célèbre de l’Histoire de l’Empire, c’est le style qui semble ne pas exister, le style tellement sobre, tellement dépouillé qu’il n’est qu’une « glace sans tain » entre la pensée de l’auteur et celui qui le lit.

Ce style merveilleux, le seul que l’historien, l’orateur politique, le diplomate, l’homme d’Etat doivent se permettre d’avoir, c’est assez souvent, c’est presque le plus souvent, celui de Thiers. Mais il n’avait pas le courage ou le goût de le garder toujours. Il ne résistait pas à la tentation de faire admirer ou d’admirer lui-même un de ses développements ou une de ses phrases. Il visait à la grande éloquence, qu’on n’atteint que quand on ne la cherche pas, ou plutôt, car il ne suffit pas de ne la chercher point pour l’atteindre, qu’on n’atteint jamais quand on la cherche. Alors il était pompeux, solennel et suranné. Il employait des périphrases consacrées et des métaphores qu’il n’inventait pas. Il disait u ce mortel, » pour dire « cet homme, » ce qui suffit, si grand que soit l’homme dont on parle. « Quand Thiers veut s’élever, il devient commun, » disait Molé. Cruel, mais très souvent juste. Comme écrivain,… « comme écrivain, me dit un de ses contemporains, vous savez bien qu’il fallait l’entendre parler ! » Rien de plus vrai. Il fallait entendre le mot précis, piquant, imprévu et juste, partir et comme bondir, dardé par les lèvres minces. Il fallait, après un discours du troue où les théories de M. Thiers étaient traitées dédaigneusement « d’ingénieuses, » l’entendre dire, sur une interruption de Rouher : « Prenez garde, ne m’irritez point. Je vous dirai des choses désagréables. Je vous dirai que vos interruptions sont ingénieuses. » Il fallait, quand Rouher encore parlait des « doctrines surannées » entendre cette voix moqueuse, un peu amère qui s’élevait là-bas : « C’est le despotisme qui est suranné. » Il fallait, quand on causait de deux frères dont l’un siégeait à gauche et l’autre à droite, savourer l’accent de bonhomie ineffable avec lequel il disait : « Cela s’entend. L’un est légitimiste, l’autre républicain, et tous les deux sont orléanistes. » Il est très vrai que, comme écrivain, il fallait l’entendre. Et c’est pour cela que ce qu’il y a de mieux écrit dans les œuvres de Thiers, c’est le recueil des discours de Thiers.


VII

Je résumerai très brièvement son rôle politique. Il fut très souvent ministre de 1830 à 1840, et chef de l’opposition constitutionnelle de 1840 à 1848. De 1830 à 1840, à distance, au regard de l’historien, rien ne le distingue essentiellement de Guizot.

Comme Guizot il sentit le besoin de consolider les résultats d’une révolution très légitime et extrêmement embarrassante ; car ce qu’elle avait réveillé surtout dans les esprits, c’étaient les souvenirs de l’Empire. Nous sourions quand nous rencontrons dans les écrivains les plus grands souvent, du temps de Louis-Philippe, l’Empire considéré comme la suite naturelle de la Révolution, comme faisant corps avec elle, et comme le messager formidable de la Révolution à travers l’Europe. C’était l’idée de tout le monde à cette époque, et par parenthèse, on la trouve même au dixième volume de l’Histoire de la Révolution de Thiers. Il y a tant de choses différentes dans la Révolution qu’il n’y a rien de si étonnant à ce que de l’une de ces choses Napoléon ait été considéré comme le continuateur. Toujours est-il que Révolution et Empire, à cette époque, se confondaient dans les esprits. 1830 fut donc considéré par tous ceux qui l’avaient fait, excepté ceux qui en profitèrent, comme la revanche de 1815. Le drapeau tricolore, c’était le drapeau d’Austerlitz. De là à l’idée de recommencer l’Empire sans l’Empereur, de se précipiter sur l’Europe, d’appeler tous les peuples « à la liberté, » il n’y avait qu’un pas que toute l’opinion « libérale » de ce temps a franchi. Si, en 1830, le suffrage eut été plus étendu, si la petite bourgeoisie eût, voté, la guerre européenne eût éclaté. Personne ne doutait dans les classes moyennes de France, que la France ne pût facilement tenir tête à l’Europe.

C’est contre ces rêves que Guizot et Thiers ont lutté également de 1830 à 1840, et c’est aussi pourquoi tous les deux, je l’ai montré ailleurs à propos de Guizot, se sont si peu souciés de l’extension du suffrage.

En 1840, Thiers eut une véritable défaillance, un véritable oubli, et qui pouvait être funeste, de sa propre politique. Il eut comme un accès de politique napoléonienne. Il venait de ramener les cendres de Napoléon à Paris, ce qui était tellement irréprochable au point de vue patriotique, que les plus opposés à ce projet, comme Lamartine, n’avaient pu s’empêcher de le voter, mais ce qui était aussi peu opportun et aussi dangereux que possible au point de vue politique. Au milieu même de la recrudescence d’esprit napoléonien que ce retour triomphal avait excitée, les affaires d’Orient vinrent échauffer les esprits de tous les Français et même celui de M. Thiers. Méhémet-AIi, vice-roi d’Egypte, menaçait encore une fois Constantinople, et il n’y avait nul doute que ce très grand homme, si on ne l’entravait pas, ne rangeât tout l’Empire des Turcs sous sa loi. L’intérêt de la France n’était pas différent de l’intérêt de l’Europe dans cette question. L’intérêt de l’Europe est qu’aucune Puissance européenne ne soit maîtresse de Constantinople, point qui commande le passage d’Occident en Orient d’une part, de la Mer notre dans la Méditerranée d’autre part. C’est pour cela que, depuis plus d’un siècle, l’Empire Turc a toujours été maintenu à Constantinople par l’accord plus ou moins intime, plus ou moins sincère, mais qui se retrouve toujours, des grandes Puissances européennes. On aime mieux à Constantinople une Puissance qui n’est pas européenne et qui est faible, que d’y voir ou l’Autriche ou la Russie. Or de deux choses l’une : ou, Méhémet-Ali conquérait Constantinople, et alors il n’y avait rien de changé, et c’était toujours une Puissance non européenne qui régnait sur le Bosphore, avec cette différence pourtant que, du moins pendant la vie de Méhémet, cette Puissance serait moins faible que n’était la Turquie et pourrait susciter des embarras ; — ou un partage d’Empire se faisait entre la Turquie et Méhémet, et il y avait vers le Bosphore deux Turquies, toujours en guerre déclarée ou latente, dont tantôt l’une, tantôt l’autre, chercherait toujours à appeler à son secours, soit l’Autriche, soit la Russie. Le statu quo dans les deux cas ou valait autant ou valait mieux.

L’Europe entière, avec la Russie elle-même, le comprit, et s’entendit pour décourager, entraver, et refouler Méhémet. La France seule, c’est-à-dire Thiers, protégea Méhémet, l’encouragea sous main, s’isola ainsi du reste de l’Europe. C’était véritablement contraire à toute la politique que Thiers avait exposée maintes fois. Il avait dit bien souvent, il avait toujours dit depuis 1830 qu’il fallait agir dans l’intérêt français près de la France, en Belgique, en Suisse, en Italie, non pas loin de la France, non pas en Pologne par exemple ; il avait toujours dit qu’il ne fallait nulle part agir sans alliance. On ne voit pas quel grand intérêt français le faisait ainsi changer de manière de voir et adopter une politique d’isolement aventureux.

Il faut dire que l’opinion publique, sans qu’on sache, ni sans qu’elle ait su bien pourquoi, était en France extrêmement favorable à Méhémet. On peut croire que Thiers se laissa entraîner. Le certain, c’est qu’indisposée des sentiments et même des menées de la France, l’Europe se passa d’elle pour régler les affaires d’Orient et signa une convention à ce sujet sans sa participation et à son insu. Cette surprise était une injure assez grave. La Sainte-Alliance semblait reformée, on pouvait se croire en 1815. L’irritation fut grande en France. On voulut la guerre. Thiers la voulut aussi, ou il s’en fallut de peu. Il arma. Il proposa d’autres armements formidables. La folie de la guerre européenne, tant de fois dénoncée par lui, ne l’effrayait plus. On fut à la veille d’une catastrophe. Ce fut le Roi qui arrêta tout. Il refusa les armements, en d’autres termes il renvoya Thiers. Il est très probable que Louis-Philippe a reculé 1870 de trente ans. Il a rendu là un grand service à la France et aussi à Thiers.

De 1840 à 1848, Thiers fut le chef peu ardent, satirique, vigilant, éloquent, souvent amer, mais peu ardent de l’opposition constitutionnelle. Au fond, sur la question principale, il était du même avis que Guizot. Il ne souhaitait pas l’extension du suffrage, ou il n’en souhaitait qu’une minime qui n’eût satisfait personne. Il était bien revenu du reste de sa politique de 1840, et il disait en 1846, avec cette faculté d’oubli qui est peut-être nécessaire aux hommes d’Etat : « Je puis prouver par des discours de tribune que je n’ai pas partagé cette espérance de trouver en Orient un dédommagement de ce qui nous était arrivé en Occident. Je ne suis pas de ceux qui ont contribué à l’entraînement des esprits. Je n’accuse personne, je me borne à dire que je ne suis pas de ceux qui ont contribué à propager cette espérance qu’on trouverait en Orient un dédommagement de nos échecs d’Occident. »

Il était donc alors pour la politique pacifique à l’extérieur, et conservatrice libérale au dedans. Le seul point où il fut on désaccord profond avec le gouvernement était celui de » la réforme, non électorale, mais parlementaire. Elle consistait à écarter de la Chambre élective les fonctionnaires qui y étaient au nombre d’un tiers et en nombre toujours croissant, véritable scandale et véritable instrument de règne, auquel c’est la plus grande faute de Guizot d’avoir tenu.

1848 arriva, et le suffrage universel fut établi. Ce fut évidemment un grand malheur puisqu’il nous a valu l’Empire et ce qui s’en est suivi. Mais en attendant ce fut déjà un malheur en ce qu’il désorienta les esprits les plus fermes à l’ordinaire.

La nouveauté de la situation jeta Thiers et quelques autres dans une opposition stérile, maladroite et un peu incohérente. Rien n’empêchait Thiers d’être républicain conservateur dès le lendemain, le surlendemain, si l’on veut, du 24 février. Son « programme » était républicain, en vérité, comme je l’ai montré. Il n’avait pas besoin de la royauté, puisque, quand il la rencontrait devant lui, il l’annihilait. Donc se placer sur le nouveau terrain constitutionnel, accepter et pratiquer la république parlementaire, repousser, comme contraire au « programme, » le président nommé par la nation, et former au sein de l’assemblée un parti de républicains conservateurs, destiné, la Législative l’a montré, à s’accroître très rapidement, c’était là ce qu’on pouvait attendre de Thiers, et il y avait là de grands services à rendre. Au lieu de cela, par horreur des radicaux, il fut de l’opposition extrême, qui voulait détruire. Il fut favorable à la candidature du prince Louis, il fut favorable à la réduction du suffrage universel, qui mettait une arme aux mains du président-prétendant, en ce que celui-ci pouvait, quand il le voudrait, se donner comme le restaurateur du suffrage populaire et des droits du peuple. Thiers n’a pas dû se féliciter plus tard de son rôle sous la seconde République.

L’Empire se fit, qu’il avait prévu et prédit trop tard. La politique du Second Empire fut pour Thiers un sujet de stupéfaction. A l’intérieur, toutes les « libertés nécessaires » restreintes ou suspendues, le système parlementaire annulé, la responsabilité ministérielle supprimée, c’est-à-dire tout ce que les peuples modernes peuvent supporter de despotisme installé fortement, avec la complicité du suffrage universel, du reste impuissant, étant donnée l’irresponsabilité des ministres, à exercer autre chose qu’une pression morale. A l’extérieur, le libre échange et la « politique des nationalités. »

Cette politique des nationalités dont, à cette époque, le gouvernement et aussi l’opinion publique en France se sont absolument entêtés, était la chose la plus confuse du monde. Le principe, — car cela aussi était un principe, — le principe des nationalités pouvait être pris de bien des façons. Il pouvait être question de petites nationalités ou de grandes. S’il s’agissait de petites, c’était, dans chaque nation constituée de l’Europe, l’esprit particulariste à réveiller ; Pologne, Bohême, Croatie, Hongrie, Irlande à provoquer à l’autonomie. C’était toute l’Europe qu’on mettait encore une fois contre nous. S’il s’agissait de grandes nationalités, cela devenait l’idée « des grandes agglomérations. » Panslavisme, pangermanisme, panitalisme. Dans ce cas, c’était souhaiter un remaniement de la carte de l’Europe où la France, déjà amoindrie, tomberait, par l’agrandissement des autres, à un rang encore inférieur. Comme c’était sous cette forme que le « principe » était encore le plus défavorable à la France, c’est sous cette forme qu’il y fut adopté généralement.

Thiers ne comprit pas du tout cette générosité. Il chercha en quoi les grandes agglomérations pouvaient être utiles à notre pays et ne trouva point. Il sortit du silence en 1859[2] pour jeter le cri d’alarme. Il lui semblait que c’était une position assez bonne encore dans notre abaissement relatif que de n’avoir sur nos frontières que des peuples faibles, Belgique, Confédération germanique, Italie divisée, et que la nécessité n’était pas démontrée de créer à nos portes une Italie une et forte, et d’encourager ainsi la formation d’une Allemagne une et formidable.

Cette politique égoïste fut repoussée avec mépris, la France s’engagea avec enthousiasme dans l’expédition d’Italie, et la suite de tous nos malheurs, sans cesse prédits par Thiers, de 1860 à 1870, commença. Il ne s’épargna pas à les prévoir et à nous prémunir contre eux. Il put même voir, en 1866, qu’il jouait un peu moins le rôle de Cassandre, et que, sinon lui, du moins les événements commençaient à dessiller les yeux à ses contemporains. La France, pendant la guerre de 1866, fut favorable, sans doute, à la Prusse, à cause du « principe, » mais avec plus d’hésitation qu’elle ne l’avait été à l’Italie. Il était trop tard du reste et l’arrêt de déchéance de la France était prononcé. Il n’avait plus qu’à s’exécuter.

Personnellement, dans les dernières années du second Empire, Thiers avait repris en France une importance très considérable. Comme politique extérieure, il s’était montré clairvoyant, et, écartant les chimères, s’était placé sur le terrain de la défense nationale très longtemps avant tout le monde ; comme politique intérieure, il avait trouvé sa vraie et définitive assiette. Dans ses discours, dans ses conversations, dans le livre de Prévost-Paradol la France nouvelle qu’on savait bien qu’il avait inspiré, il avait marqué sa parfaite neutralité entre l’Empire, la Royauté et la République, à la condition que l’Empire, la Royauté ou la République fut strictement et franchement parlementaire. En d’autres termes, il était arrivé à la précision définitive de son programme, et disait : Quel que soit le régime, la liberté seule importe, et la liberté, c’est le système parlementaire.

Aussi après 1870, tous les yeux se portèrent sur lui. On lui savait gré d’avoir conjuré, les larmes aux yeux, la Chambre impériale de ne pas voter précipitamment la guerre ; on lui savait gré de son voyage diplomatique à travers l’Europe pendant la guerre, voyage qu’il avait entrepris dans le vague espoir de nous conquérir un allié, et dans le dessein plus précis, parfaitement honorable et utile encore, de préparer l’Europe à voir Thiers chef de la France ; on lui savait gré de la modération bien connue de toutes ses idées ; et enfin il était le seul qui, depuis vingt ans, se fût montré homme d’Etat. Il fut désigné par les élections de février 1871 comme seul chef désiré et même possible du gouvernement.

Il accepta. Son dessein premier fut de faire la paix et de travailler à la libération du territoire. Quel fut son dessein politique ? Il est très probable que, dès la première heure, il songea à conserver la République ; mais il ne le dit pas, et n’avait pas à le dire. Il réserva la question. Elle ne pouvait être posée que plus tard, avec la paix à faire vite, et une Assemblée composée pour un tiers de républicains, pour un tiers de légitimistes et pour un tiers d’orléanistes. Il fallait, avant de songer même à une constitution définitive, que la fusion entre légitimistes et orléanistes ou fût faite, où fût reconnue impossible. Tout le monde le comprit et lu République comme gouvernement de fait lut acceptée.

Après la paix faite et l’insurrection de Paris vaincue, les élections complémentaires de juillet 1871 changèrent la situation. Ce sont ces élections qui firent la République actuelle. Elles envoyèrent à la Chambre une centaine de républicains. C’était assez pour partager l’Assemblée en deux parties à peu près égales, l’une composée de républicains de toutes les nuances, mais réunis autour de Thiers par le besoin pressant du danger, l’autre composée de légitimistes et d’orléanistes qui ne s’entendaient pas. De plus, comme indication politique, ces élections signifiaient que la France voulait la République. Elles avaient été faites au scrutin de liste dans presque tous les départements. Elles avaient la valeur d’une consultation nationale.

Elles avaient été républicaines si nettement que des départements réactionnaires jusqu’alors, et redevenus depuis réactionnaires, avaient nommé des républicains. Jamais la France ne fut plus républicaine qu’en juillet 1871. Dès lors, il n’y avait qu’à s’incliner devant « la force des choses, » représentée par la volonté nationale, très indiscutable, d’un côté, de l’autre, et encore plus, par l’impossibilité où étaient trop visiblement ceux qui n’étaient pas républicains de s’entendre sur le choix d’un roi. Thiers fut formellement républicain à partir de ce moment-là. Il suffisait de se rendre compte de la situation pour l’être.

Il se fit donner par la Loi Rivet le titre de Président de la République, avec cette clause un peu singulière et unique dans l’histoire de nos constitutions que les pouvoirs du Président ne cesseraient, sauf démission de sa part, qu’avec ceux de l’Assemblée. C’était partie gagnée. Il n’avait plus qu’à laisser agir le temps. Chaque élection partielle lui amenait un contingent républicain : les monarchistes dussent-ils réussir à s’entendre, ils ne pouvaient le renverser qu’en dissolvant l’Assemblée, c’est-à-dire en se renversant eux-mêmes sans retour, les élections générales devant être assurément républicaines. A partir de la Loi Rivet, Thiers n’avait qu’à administrer et attendre. Il n’en fit rien. Il voulut passer du fait au droit et proposer à l’Assemblée une Constitution définitivement républicaine. Ce fut une faute considérable. Thiers a eu de l’impatience dans le caractère jusqu’à la fin de sa vie. Il faut dire aussi qu’il avait sans doute une idée à laquelle il tenait fort. Il voulait très probablement que ce fût l’Assemblée de 1871 qui fit la Constitution, précisément parce que cette Assemblée n’était pas très républicaine. Aller avec l’Assemblée jusqu’à ce que celle-ci mît fin à ses pouvoirs, et revenir avec une nouvelle Chambre, c’était peut-être risquer de se trouver en face d’une Constituante qui eût établi, par exemple, le gouvernement d’une Chambre unique. Tâcher de faire voter la Constitution républicaine par l’Assemblée de 1871, c’était avoir des chances d’établir une Constitution à peu près telle qu’il la voulait. Ce qui le prouve assez, c’est que ce fut précisément cette Assemblée, après la retraite de Thiers, et après l’échec définitif des espérances monarchiques, qui fit la Constitution ; et elle la fit très analogue à celle que Thiers eût probablement désirée. Mais ceci même prouve qu’il aurait dû attendre, laisser se nouer et se dénouer sous sa Présidence les négociations monarchiques, en répétant, ce qu’il avait dit plusieurs fois : « Si vous pouvez faire la monarchie, elle est faite ; » et, ces tentatives décidément abandonnées, arriver devant l’Assemblée avec sa Constitution dans la main. Il est certain qu’en 1873 vouloir imposer à l’Assemblée de 1871 la fondation de la République définitive c’était trop de hâte. »

Il échoua, au 24 mai 1873, et se retira. Avant de mourir, il vit la Constitution de 1875, le partage du pouvoir législatif entre une Chambre des députés et un Sénat, la responsabilité ministérielle, les libertés nécessaires, la France enfin placée sous le régime qu’il avait préconisé depuis si longtemps. Il aimait à avoir raison ; il aimait à ce que ses bons amis les faits lui donnassent raison. Le dernier spectacle que lui présenta son pays lui fut agréable. Il eut même cette dernière fortune, que par suite d’un court retour au pouvoir des anti-républicains, quoique triomphant au fond, il mourait dans l’opposition, c’est-à-dire populaire. Il était né sous une bonne étoile.


VIII

C’était l’esprit le plus conservateur, le plus misonéiste qui ait peut-être jamais existé. En littérature, en art, en procédés de gouvernement, en politique, soit intérieure soit extérieure, en philosophie, il était pour le passé, pour les manières d’agir éprouvées et contrôlées par le temps, et avait une invincible tendance à croire que ce qu’on inventait ne valait pas grand’chose ou plutôt qu’on n’inventait rien. Le mot de progrès avait peu de sens pour lui : « On a eu à toutes les époques la prétention d’être le plus nouveau de tous les siècles. Toujours on s’est imaginé que rien de pareil à ce qu’on voyait n’avait existé auparavant. Au XVIe siècle, lorsque Luther eut proclamé la liberté de conscience, lorsque Bacon eut renouvelé la face des sciences, on crut qu’il allait se former un monde tout nouveau. Que resta-t-il à la fin ?… On discutait sa croyance religieuse ; dans la science on observait un peu plus exactement la nature ; mais le monde allait comme auparavant. Il y avait eu des modifications ; il n’y avait pas eu le changement complet qu’on avait annoncé. Le monde se modifie ; il ne change pas ; il est toujours le monde ; les Lois de la nature sont éternelles. »

Avec ces dispositions d’esprit il était dans notre XIXe siècle, l’homme le plus propre à retenir et contenir notre esprit mobile sur toutes les pentes où il s’engageait impétueusement. Il repoussait à peu près toutes les « grandes idées, » de ses contemporains. « Votre Thiers, me disait un de ses ennemis, à force de ne rien comprendre, aura toujours raison. » Cela voulait dire que les choses allant moins vite que les idées, à repousser les vastes desseins réformateurs qui ont des chances de ne se réaliser que dans quelques siècles, Thiers se trouvait presque toujours d’accord avec les faits d’aujourd’hui et de demain, et s’appuyant sur aujourd’hui, trouvait presque toujours demain pour lui donner raison.

C’est ainsi qu’il a été essentiellement négatif pour être efficacement modérateur.

De toutes les nouveautés du siècle, il n’a accepté que la République, parce qu’avec sa sagacité d’historien bien renseigné, il s’était aperçu que la République n’était pas une nouveauté ; qu’elle existait depuis le jour où l’on n’avait plus voulu que de la Royauté constitutionnelle, c’est-à-dire d’une présidence de la République ; et que, d’autre part, trois familles, et trois partis derrière elle, se disputant cette présidence héréditaire de la République, l’accord consistait à les exclure toutes les trois. Mais toutes les autres idées nouvelles lui ont paru prématurées. Il nous a rendu les plus grands services, souvent insuffisants, mais ce ne fut pas de sa faute, en les combattant. Il nous a prémunis contre les générosités de notre esprit. Il a repoussé le libre échange, le désarmement, la décentralisation, le principe des nationalités, le socialisme. C’est un programme complet de réactionnaire ; disons que c’est un programme complet d’homme prudent, très timoré, convaincu que l’avenir nous tire à lui toujours assez vite et que c’est très dangereux que de le vouloir devancer ; disons aussi que c’est un programme de patriote qui était stupéfait et irrité que la France inventât presque toujours les idées qui lui étaient le plus nuisibles.

Quand on a ce tour d’esprit on est sans influence sur ses contemporains si l’on n’est pas très savant et très pratique. Car l’idée qui doit se réaliser après demain a toujours pour les hommes des séductions irrésistibles qu’on ne peut combattre que par une connaissance minutieuse et déconcertante des faits actuels.

Cette connaissance Thiers se l’était donnée par un labeur à la fois acharné et allègre qui lui fournissait ses armes et qui était aussi la joie de son esprit éternellement curieux. C’est avec cette information infaillible, irréfutable et implacable aussi, qu’il faisait réfléchir ses adversaires, ou les réduisait à ce silence qui a les airs de la réflexion.

Ces précieuses ressources eussent encore été inutiles si Thiers n’avait pas eu infiniment d’esprit. On pardonne tout au talent, en France, même l’esprit réactionnaire, même la prudence, même la résistance aux idées nouvelles. En France, il faut être chimérique ou avoir de l’esprit : Thiers avait pris ce dernier parti. Il eut de l’esprit sous toutes les formes, éloquence captieuse adroite et séduisante, trait rapide admirable pour la réplique, raillerie gaie plutôt qu’amère, très légère et attique, épigramme parfois plus qu’humoristique où l’esprit bouffe du méridional, rarement du reste, mais à point, reparaissait, charme infini à « parer » l’anecdote et à bien placer le souvenir. Il était bien français. Ce qui désarme et conquiert le mieux les Français c’est d’être français.

C’est grâce à ces qualités secondaires que Thiers a fait passer ses qualités essentielles, le bon sens, la lucidité, la solidité, le sens du réel. C’est grâce à elles qu’il a pu être un ouvrier utile et glorieux des mauvaises heures, ce qui est le rôle le plus beau qu’un patriote puisse souhaiter. Ces ouvriers qui connaissent si parfaitement la machine, et qui, pour la si bien connaître, l’aiment passionnément, n’en inventent jamais une autre ; mais ils sont admirables, quand elle a subi un accident, pour la remonter.


EMILE FAGUET.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre.
  2. Voir son discours du 13 avril 1865 où il rappelle cette intervention.