A la Haye (à la Sphère) (p. Frontisp.-140).


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la volupté et la philosophie font le bonheur de l’homme sensé Il embrasse la volupté par goux il aime la philosophie par raison.


THERESE

PHILOSOPHE
OU
MÉMOIRES
Pour ſervir à l’Hiſtoire de D. Dirrag, & de
Mademoiſelle Eradice.


Quoi, Monſieur, ſérieuſement vous voulez que j’écrive mon Hiſtoire, Vous déſirez que je vous rende compte des ſcènes myſtiques de Mademoiſelle Eradice avec le très-révérend Pere Dirrag ; que je vous informe des avantures de Madame C.... avec l’Abbé T… Vous demandez d’une fille qui n’a jamais écrit, des détails qui exigent de l’ordre dans les matiéres ? Vous déſirez un tableau où les ſcénes dont je vous ai entretenu, où celles dont nous avons été acteurs, ne perdent rien de leur laſciveté ; que les raiſonnemens Métaphyſiques conſervent toute leur énergie ? En vérité, mon cher Comte, cela me paroît au-deſſus de mes forces. D’ailleurs, Eradice a été mon amie ; le P. Dirrag fut mon Directeur ; je dois des ſentimens de reconnoiſſance à Madame C… & à l’Abbé T… Trahirai-je la confiance de gens à qui j’ai les plus grandes obligations, puiſque ce ſont les actions des uns & les ſages réflexions des autres, qui, par gradation, m’ont deſſillé les yeux ſur les préjugés de ma jeuneſſe ? Mais ſi l’exemple dites-vous, & le raiſonnement ont fait votre bonheur, pourquoi ne pas tâcher de contribuer à celui des autres par les mêmes voyes, par l’exemple & par le raiſonnement ? Pourquoi craindre d’écrire des vérités utiles au bien de la ſociété ? Eh bien ! mon cher bien faiteur, je ne réſiſte plus : écrivons ; mon ingénuité me tiendra lieu d’un ſtile épuré, chez les perſonnes qui penſent ; & je crains peu les ſots. Non, vous n’eſſuyerez jamais un refus de votre tendre Thereſe ; vous verrez tous les replis de ſon cœur dès ſa plus tendre enfance ; ſon ame toute entiere va ſe développer dans les détails des petites avantures qui l’ont conduite, comme malgré elle, pas à pas, au comble de la volupté.

Imbéciles mortels ! vous croyez être maîtres d’éteindre les paſſions que la nature a miſes dans vous, elles ſont l’ouvrage de Dieu. Vous voulez les détruire ces paſſions, les reſtraindre à de certaines bornes. Hommes inſenſés ! Vous prétendez donc être de ſeconds Créateurs plus puiſſans que le premier ? Ne verrez vous jamais que tout eſt ce qu’il doit être, & que tout eſt bien ; que tout eſt de Dieu, rien de vous ; & qu’il eſt auſſi difficile de créer une penſée, que de créer un bras, ou un œil.

Le cours de ma vie eſt une preuve inconteſtable de ces vérités. Dès ma plus tendre enfance, on ne m’a parlé que d’amour pour la vertu & d’horreur pour le vice. „ Vous ne ſerez heureuſe, me diſoit-on, qu’autant que vous pratiquerez les vertus chrétiennes & morales : tout ce qui s’en éloigne eſt le vice ; le vice nous attire le mépris, & le mépris engendre la honte & les remords qui en ſont une ſuite. ” Perſuadée de la ſolidité de ces leçons, j’ai cherché de bonne foi, juſqu’à l’âge de vingt-cinq ans, à me conduire d’après ces principes : nous allons voir comment j’ai réuſſi.

je ſuis née dans la Province de Vencerop. Mon pere étoit un bon Bourgeois ; Négociant de… petite Ville jolie, où tout inſpire la joie & le plaiſir ; la galanterie ſemble y former ſeule tout l’interêt de la ſociété. On y aime, dès qu’on penſe, & on n’y penſe que pour ſe faciliter les moyens de goûter les douceurs de l’amour. Ma mere, qui étoit de… ajoutoit à la vivacité de l’eſprit des femmes de cette Province, voiſine de celle de Vencerop, l’heureux tempéramment d’une voluptueuſe Venceropale. Mon pere & ma mere vivoient avec œconomie d’un revenu modique & du produit de leur petit commerce. Leurs travaux n’avoient pû changer l’état de leur fortune ; mon pere payoit une jeune veuve, Marchande dans ſon voiſinage, ſa maîtreſſe : ma mere étoit payée par ſon Amant, Gentilhomme fort riche, qui avoit la bonté d’honorer mon pere de ſon amitié. Tout ſe paſſoit avec un ordre admirable : on ſçavoit à quoi s’en tenir de part & d’autre, & jamais ménage ne parut plus uni.

Après dix années écoulées dans un arrangement ſi louable, ma mere devint enceinte, elle accoucha de moi. Ma naiſſance lui laiſſa une incommodité qui fut peut-être plus terrible pour elle, que ne l’eût été la mort même. Un effort dans l’accouchement lui cauſa une rupture qui la mit dans la dure néceſſité de renoncer pour toujours aux plaiſirs qui m’avoient donné l’exiſtence.

Tout changea de face dans la maiſon paternelle. Ma mere devient dévote : le Pere Gardien des Capucins remplaça les viſites aſſidues de M. le Marquis de… qui fut congédié. Le fond de tendreſſe de ma mere ne fit que changer d’objet : elle donna à Dieu par néceſſité ce qu’elle avoit donné au Marquis par goût & par tempérament.

Mon pere mourut & me laiſſa au berceau. Ma mere, je ne ſçai par quelle raiſon, fut s’établir à Volnot, Port de mer célebre ; de la femme la plus galante, elle étoit devenue la plus ſage, & peut-être la plus vertueuſe qui fut jamais.

J’avois à peine ſept ans, lorſque cette tendre mere, ſans ceſſe occupée du ſoin de ma ſanté & de mon éducation, s’aperçut que je maigriſſois à vuë d’œil : un habile Médecin fut appellé pour être conſulté ſur ma maladie, j’avois un appétit dévorant, point de fièvre ; je ne reſſentois aucune douleur : cependant ma vivacité ſe perdoit, mes jambes pouvoient à peine me porter. Ma mere, craintive pour mes jours, ne me quitta plus, & me fit coucher avec elle. Quelle fut ſa ſurpriſe, lorſqu’une nuit me croyant endormie, elle s’apperçut que j’avois la main ſur la partie qui nous diſtingue des hommes, où par un frottement benin, je me procurois des plaiſirs peu connus d’une fille de ſept ans, & très-communs parmi celles de quinze. Ma mere pouvoit à peine croire ce qu’elle voyoit. Elle leve doucement la couverture & le drap ; elle apporte une lampe qui étoit allumée dans la chambre ; & en femme prudente & connoiſſeuſe, elle attend conſtament le dénouement de mon action. Il fut tel qu’il devoit être ; je m’agitai, je treſſaillis, & le plaiſir m’éveilla. Ma mere, dans le premier mouvement, me gronda de la bonne ſorte ; elle me demanda de qui j’avois appris les horreurs dont elle venoit d’être témoin ? Je lui repondis, en pleurant, que j’ignorois en quoi j’avois pu la fâcher, que je ne ſavois ce qu’elle vouloit me dire par les termes d’attouchemens, d’impudicité, de péché mortel, dont elle ſe ſervoit. La naïveté de mes réponſes la convainquit de mon innocence, & je me rendormis : nouveaux chatouillemens de ma part, nouvelles plaintes de celle de ma mere. Enfin après quelques nuits d’obſervation attentive, on ne douta plus que ce ne fut la force de mon tempérament, qui me faiſoit faire, en dormant, ce qui ſert à ſoulager tant de pauvres Religieuſes en veillant. On prit le parti de me lier étroitement les mains, de maniere qu’il me fut impoſſible de continuer mes amuſemens nocturnes.

Je recouvrai bien-tôt ma ſanté & ma premiere vigueur. L’habitude ſe perdit, mais le temperamment augmenta. A l’âge de neuf à dix ans je ſentois une inquiétude, des déſirs dont je ne connoiſſois pas le but : nous nous aſſemblions ſouvent, de jeunes filles & garçons de mon âge, dans un grenier ou dans quelques chambre écartée. Là nous jouions à de petits jeux : un d’entre nous étoit élû le maître d’Ecole, la moindre faute étoit punie par le fouet. Les

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garçons défaiſoient leurs culottes, les filles trouvoient juppes & chemiſes ; on ſe regardoit attentivement ; vous euſſiez vû cinq à ſix petits culs admirés, careſſés & fouettés tour-à-tour. Ce que nous appellions la guigui des garçons nous ſervoit de jouet ; nous paſſions & repaſſions cent fois la main deſſus, nous la preſſions à pleine main, nous en faiſions des poupées, nous baiſions ce petit inſtrument, dont nous étions bien éloignés de connoître l’uſage & le prix : nos petite feſſes étoient baiſées à leur tour, il n’y avoit que le centre des plaiſirs qui étoit négligé ; pourquoi cet oubli ? je l’ignore, mais tels étoient nos jeux, la ſimple nature les dirigeoit, une exacte vérité me les dicte.

Après deux années paſſées dans ce libertinage innocent, ma mere me mit dans un Couvent, j’avois alors environs onze ans. Le premier ſoin de la Supérieure ; fut de me diſpoſer à faire ma premiere Confeſſion. Je me préſentai à ce tribunal ſans crainte, parce que j’étois ſans remords. Je débitai au vieux Gardien des Capucins, Directeur de conſcience de ma mere, qui m’étoutoit, toutes les fadaiſes, les peccadilles d’une fille de mon âge. Après m’être accuſée des fautes dont je me croyois coupable. „ Vous ſerez un jour une ſainte, me dit ce bon Pere, ſi vous continuez de ſuivre, comme vous avez fait, les principes de vertu que votre mere vous inspire ; évitez ſurtout d’écouter le Démon de la chair ; je ſuis le Confeſſeur de votre mere, elle m’avoit allarmé ſur le goût qu’elle vous croit pour l’impureté, le plus infâme des vices ; je ſuis bien aiſe qu’elle ſe ſoit trompée dans les idées qu’elle avoit conçues de la maladie que vous avez eue il y a quatre ans ; ſans ſes ſoins, mon cher enfant, vous perdiez votre corps & votre ame. Oui je ſuis certain préſentement que les attouchemens dans leſquels elle vous à ſurpriſe n’étoient pas volontaires, & je ſuis convaincu qu’elle s’eſt trompée dans la concluſion qu’elle en a tirée pour votre ſalut.

Allarmée de ce que me diſoit mon Confeſſeur, je lui demandai ce que j’avois donc fait, qui eût pu donner à ma mere une ſi mauvaiſe idée de moi ? Il ne fit aucune difficulté de m’apprendre, dans les termes les plus meſurés, ce qui s’étoit paſſé, & les précautions que ma mere avoit priſes pour me corriger d’un défaut, dont il étoit à deſirer, diſoit-il, que je ne connuſſe jamais les conſéquences.

Ces réflexions m’en firent faire inſenſiblement ſur nos amuſemens du grenier dont je viens de parler. La rougeur me couvrit le viſage, je baiſſai les yeux comme une perſonne honteuſe, interdite ; & je crus appercevoir, pour la premiere fois, du crime dans nos plaiſirs. Le Pere me demanda la cauſe de mon ſilence & de ma triſteſſe ; je lui dis tout. Quels détails n’exigea-t-il pas de moi ? Ma naïveté ſur les termes, ſur les attitudes & ſur le genre des plaiſirs dont je convenois, ſervit encore à le perſuader de mon innocence. Il blâma ces jeux avec une prudence peu commune aux Miniſtres de l’Egliſe ; mais ſes expreſſions déſignerent aſſez l’idée qu’il concevoit de mon tempérament. Le jeûne, la priere, la méditation, le cilice, furent les armes dont il m’ordonna de combattre par la ſuite mes paſſions. „ Ne portez jamais, me dit-il, la main ni même les yeux ſur cette partie infâme par laquelle vous piſſez, qui n’eſt autre choſe que la pomme qui a ſéduit Adam, & qui a opéré la condamnation du genre-humain par le péché originel ; elle eſt habitée par le Démon ; c’eſt ſon ſéjour, c’eſt ſon trône ; évitez de vous laiſſer ſurprendre par cet ennemi de Dieu & des hommes. La nature couvrira bientôt cette partie d’un vilain poil, tel que celui qui ſert de couverture aux bêtes féroces, pour marquer par cette punition, que la honte, l’obſcurité & l’oubli doivent être ſon partage. Gardez-vous encore avec plus de précaution, de ce morceau de chair des jeunes garçons de votre âge, qui faiſoit votre amuſement dans ce grenier ; c’eſt le ſerpent ma fille qui tenta Eve, notre mere commune. Que vos regards & vos attouchemens ne ſoient jamais ſouillés par cette vilaine bête, elle vous piqueroit & vous dévoreroit infailliblement tôt ou tard. ” Quoi ! ſeroit-il bien poſſible, mon Pere, repris-je toute émue, que ce ſoit là un ſerpent & qu’il ſoit auſſi dangereux que vous le dites ? hélas ! il m’a paru ſi doux ! il n’a mordu aucune de mes compagnes ; je vous aſſure qu’il n’avoit qu’une trés-petite bouche & point de dents, je l’ai bien vû… „ Allons, mon enfant, dit mon Confeſſeur en m’interronpant ; croyez ce que je vous dis ; les ſerpens que vous avez eu la témérité de toucher étoient encore trop jeunes, trop petits, pour opérer les maux dont ils ſont capables ; mais ils s’allongeront, ils groſſiront, ils s’élanceront contre vous : c’eſt alors que vous devez redouter l’effet du venin qu’ils ont coûtume de darder avec une ſorte de fureur, & qui empoiſonneroit votre corps & votre ame. ” Enfin après quelqu’autre leçons de cette eſpèce, le bon Pere me congédia en me laiſſant dans une étrange perplexité.

Je me retirai dans ma chambre, l’imagination frappée de ce que je venois d’entendre, mais bien plus affectée de l’idée de l’aimable ſerpent, que de celle des remontrances & des menaces qui m’avoient été faites à ſon ſujet. Néanmoins j’exécutai de bonne foi ce que j’avois promis ; je réſiſtai aux efforts de mon tempérament, & je devins un exemple de vertu.

Que de combats, mon cher Comte, il m’a fallu rendre juſqu’à l’âge de vingt-cinq ans ! Tems auquel ma mere me retira de ce maudit Couvent. J’en avois à peine ſeize lorſque je tombai dans un état de langueur qui étoit le fruit de mes méditations ; elles m’avoient fait appercevoir ſenſiblement deux paſſions dans moi, qu’il m’étoit impoſſible de concilier. D’un côté j’aimois Dieu de bonne foi ; je déſirois de tout mon cœur de le ſervir de la maniere dont on m’aſſuroit qu’il vouloit être ſervi. D’autre côté je ſentois des deſirs violens dont je ne pouvois démêler le but. Ce ſerpent charmant ſe peignoit ſans ceſſe dans mon ame, & s’y arrêtoit malgré moi, ſoit en veillant ou en dormant. Quelquefois, toute émue ; je croyois y porter la main, je le careſſois, j’admirois ſon air noble, altier ; ſa fermeté, quoique j’en ignoraſſe encore l’uſage ; mon cœur battoit avec une viteſſe étonnante, & dans le fort de mon extaſe ou de mon rêve, toujours marqué par un frémiſſement de volupté, je ne me connoiſſois preſque plus : ma main ſe trouvoit ſaiſie de la pomme, mon doigt remplaçoit le ſerpent. Excitée par les avant-coureurs du plaiſir, j’étois incapable d’aucune autre réflexion : l’enfer entr’ouvert ſous mes yeux n’auroit pas eu le pouvoir de m’arrêter : remords impuiſſans ! je mettois le comble à la volupté.

Que de trouble enſuite ! le jeûne, le cilice, la méditation, étoient ma reſſource : je fondois en larmes. Ces remèdes en détraquant la machine, me guérirent à la vérité tout à coup de ma paſſion ; mais ils ruinerent enſemble mon tempérament & ma ſanté : je tombai enfin dans un état de langueur, qui me conduiſoit viſiblement au tombeau, lorſque ma mere me retira du Couvent.

Répondez, Théologiens fourbes ou ignorans, qui crées nos crimes à votre gré : Qui eſt-ce qui avoit mis en moi les deux paſſion dont j’étois combattue, l’amour de Dieu & celui du plaiſir de la chair ? Eſt-ce la nature où le Diable ? optez. Mais oſeriez-vous avancer que l’une ou l’autre ſoient plus puiſſans que Dieu ? S’ils lui ſont ſubordonnés, c’eſt donc Dieu, qui avoit permis que ces paſſions fuſſent en moi ; c’étoit ſon ouvrage. Mais, repliquerez-vous, Dieu vous avoit donné la raiſon pour vous éclairer. Oui, mais non pas pour me décider. La raiſon m’avoit bien fait appercevoir les deux paſſions dont j’étois agitée : c’eſt par elle que j’ai conçu par la ſuite que tenant tout de Dieu, je tenois de lui ces paſſions dans toute la force elles étoient ; mais cette même raiſon qui m’éclairoit, ne me décidoit point. Dieu, cependant, continuerez-vous, vous ayant laiſſé maîtreſſe de votre volonté, vous étiez libre de vous déterminer pour le bien ou pour le mal. Pur jeu de mots. Cette volonté, & cette prétendue liberté, n’ont de dégrés de force, n’agiſſent que conſéquemment aux dégrés de force des paſſions, & des appétits qui nous ſollicitent. Je parois, par exemple, être libre de me tuer, de me jetter par la fenêtre. Point du tout ; dès que l’envie de vivre eſt plus forte en moi, que celle de mourir, je ne me tuerai jamais. Tel homme, direz-vous, eſt bien le maître de donner aux Pauvres, à ſon indulgent Confeſſeur, cent louis d’or qu’il a dans ſa poche. Il ne l’eſt point ; l’envie qu’il a de conſerver ſon argent étant plus forte que celle d’obtenir une abſolution inutile de ſes péchés, il gardera néceſſairement ſon argent. Enfin chacun peut ſe démontrer à ſoi-même que la raiſon ne ſert qu’à faire connoître l’homme quel eſt le dégré d’envie qu’il a de faire ou d’éviter telle ou telle choſe, combiné avec le plaiſir & le déplaiſir qui doit lui en revenir. De cette connoiſſance acquiſe par la raiſon, il réſulte ce que nous appellons la volonté & la détermination. Mais cette volonté & cette détermination ſont auſſi parfaitement ſoumiſes aux dégrés de paſſion ou de deſir qui nous agitent, qu’un poids de quatre livres, détermine néceſſairement le côté d’une balance qui n’a que deux livres à ſoulever dans ſon autre baſſin.

Mais me dira un raiſonneur qui n’apperçoit que l’écorce : ne ſuis-je pas libre de boire à mon dîner une bouteille de vin de Bourgogne ou une de Champagne ? Ne ſuis-je pas le maître de choiſir pour ma promenade la grande allée des Tuilleries, ou la Terraſſe des Feuillans ?

Je conviens que dans tous les cas où l’ame eſt dans une indifférence parfaite ſur ſa détermination, que dans les circonſtances où les deſirs de faire telle ou telle choſe ſont dans une balance égale, dans un juſte équilibre, nous ne pouvons pas appercevoir ce défaut de liberté : c’eſt un lointain dans lequel nous ne diſcernons plus les objets : mais raprochons les un peu ces objets, nous appercevrons bientôt diſtinctement le méchaniſme des actions de notre vie, & dès que nous en connoîtrons une, nous les connoîtrons toutes, puiſque la nature n’agit que par un même principe.

Notre raiſonneur ſe met à table, on lui ſert des huitres : Ce mêts le détermine pour le vin de Champagne. Mais, dira-t-on, il étoit libre de choiſir la Bourgogne. Je dis que non : il eſt bien vrai qu’un autre motif, qu’une autre envie plus puiſſante que la premiere, pouvoit le déterminer à boire de ce dernier vin ; hé bien, en ce cas cette derniere envie, auroit également contraint ſa prétendue liberté.

Notre même raiſonneur en entrant aux Tuilleries, apperçoit une jolie femme de ſa connoiſſance ſur la Terraſſe des Feuillans ; il ſe détermine à la joindre, à moins que quelqu’autre raiſon d’intérêt ou de plaiſir ne le conduiſe dans la grande allée. Mais quelque côté qu’il choiſiſſe, ce ſera toujours une raiſon, un deſir qui le décidera invinciblement à prendre l’un ou l’autre parti qui contiendra ſa volonté.

Pour admettre que l’homme fût libre, il faudroit ſuppoſer qu’il ſe déterminât par lui-même : mais s’il eſt déterminé par les dégrés de paſſion, dont la nature & les ſenſations l’affectent, il n’eſt pas libre ; un dégré de deſir plus ou moins vif le décide auſſi invinciblement, qu’un poids de quatre livres en entraîne un de trois.

Je demande encore à mon dialogueur, qu’il me diſe qu’eſt-ce qui l’empêche de penſer comme moi ſur la matiere dont il s’agit ici, & pourquoi je ne peux pas me déterminer à penſer comme lui ſur cette même matiere. Il me répondra ſans doute que ſes idées, ſes notions, ſes ſenſations le contraignent de penſer comme il fait. Mais de cette réflexion qui lui démontre intérieurement qu’il n’eſt pas maître d’avoir la volonté de penſer comme moi, ni moi celle de penſer comme lui, il faut bien qu’il convienne que nous ne ſommes pas libres de penſer de telle ou de telle maniere. Or ſi nous ne ſommes pas libres de penſer, comment ſerions nous libres d’agir, puisque la penſée eſt la cauſe, & que l’action n’eſt que l’effet ; & peut-il réſulter un effet libre d’une cauſe qui n’eſt pas libre. Cela implique contradiction.

Pour achever de nous convaincre de cette vérité, aidons-nous du flambeau de l’expérience. Grégoire, Damon & Philinte ſont trois freres, qui ont été élevés par les même maîtres, juſqu’à l’âge de vingt-cinq ans : ils ne ſe ſont jamais quittés : ils ont reçu la même éducation, les mêmes leçons de Morale, de Religion. Cependant Grégoire aime le vin ; Damon aime les femmes ; Philinte eſt dévot. Qui eſt-ce qui a déterminé les trois différentes volontés de ces trois freres ? Ce ne peut-être ni l’acquit, ni la connoiſſance du bien & du mal moral, puiſqu’ils n’ont reçu que les mêmes préceptes par les mêmes maîtres ; chacun d’eux avoit donc en lui différens principes, différentes paſſions qui ont décidé ces diverſes volontés, malgré l’uniformité des connoiſſances acquiſes. Je dis plus ; Grégoire qui aimoit le vin, étoit le plus honnête-homme, le plus ſociable, le meilleur ami lorſqu’il n’avoit pas bu ; mais dès qu’il avoit goûté de cette liqueur enchantereſſe, il devenoit médiſant, calomniateur, querelleur, il ſe ſeroit coupé la gorge par goût avec ſon meilleur ami. Or, Grégoire étoit-il maître de ce changement de volonté qui ſe faiſoit tout-à-coup dans lui ? non certainement, puiſque de ſang froid il déteſtoit les actions qu’il avoit été forcé de commettre dans le vin. Quelques ſots cependans admiroient l’eſprit de continence dans Grégoire, qui n’aimoit point les femmes ; la ſobriété de Damon qui n’aimoit point le vin ; & la piété de Philinte qui n’aimoit ni les femmes ni le vin, mais qui jouiſſoit du même plaiſir que les deux premiers par ſon goût pour la dévotion. C’eſt ainſi que la plupart des hommes ſont dupes de l’idée qu’ils ont des vices & des vertus humaines.

Concluons. L’arrangement des organes, les diſpoſitions des fibres, un certain mouvement, des liqueurs, donnent le genre des paſſions, les dégrés de force dont elles nous agitent contraignent la raiſon, déterminent la volonté dans les plus petites, comme dans les plus grandes actions de notre vie. C’eſt ce qui fait l’homme paſſionné, l’homme ſage, l’homme fou. Le fou n’eſt pas moins libre que les deux premiers, puiſqu’il agit par les mêmes principes ; la nature eſt uniforme. Suppoſer que l’homme eſt libre & qu’il ſe détermine par lui-même, c’eſt le faire égal à Dieu.

Revenons à ce qui me regarde. J’ai dit qu’à vingt-trois ans ma mere me retira preſque mourante du Couvent où j’étois. Toute la machine languiſſoit, mon tein étoit jaune, mes lévres livides ; je reſſemblois à un ſquelette vivant. Enfin la dévotion alloit me rendre homicide de moi-même, lorſque je rentrai dans la maiſon de ma mere. Un habile Médecin envoyé de ſa part à mon Couvent, avoit connu d’abord le principe de ma maladie. Cette liqueur divine qui nous procure le ſeul plaiſir phyſique, le ſeul qui ſe goûte ſans amertume, cette liqueur, dis-je, dont l’écoulement eſt auſſi néceſſaire à certains tempéramens, que celui qui réſulte des alimens qui nous nourriſſent, avoit reflué des vaiſſeaux qui lui ſont propres, dans d’autres qui lui étoient étrangers ; ce qui avoit jetté le déſordre dans toute la machine.

On conſeilla à ma mere de me chercher un mari, comme le ſeul remède qui pût me ſauver la vie. Elle m’en parla avec douceur ; mais infatuée que j’étois de mes préjugés, je lui répondis ſans ménagement, que j’aimois mieux mourir que de déplaire à Dieu, par un état auſſi mépriſable, qu’il ne toléroit que par un effet de ſa grande bonté. Tout ce qu’elle put me dire, ne m’ébranla point, la nature affoiblie ne me laiſſoit aucune eſpece de déſirs pour ce monde je n’enviſageois que le bonheur qu’on m’avoit promis dans l’autre.

Je continuois donc mes exercices de piété avec toute la ferveur imaginable. On m’avoit beaucoup parlé du fameux Pere Dirrag ; je voulois le voir, il devint mon Directeur ; & Mademoiſelle Eradice, ſa plus tendre Pénitente, fut bientôt ma meilleur amie.

Vous connoiſſez, mon cher Comte, l’hiſtoire de ces deux célebres perſonnages ; je n’entreprendrai point de vous répéter tout ce que le Public en ſçait & en a dit ; mais un trait ſingulier, dont j’ai été témoin, pourra vous amuſer, & ſervir à vous convaincre que, s’il eſt vrai que Mademoiſelle Eradice ſe ſoit enfin livrée avec connoiſſance de cauſe aux embraſſemens de ce Caffard, il eſt du moins certain qu’elle a été longs-temps la dupe de ſa ſainte lubricité.

Mademoiſelle Eradice avoit pris pour moi l’amitié la plus tendre, elle me confioit ſes plus ſecrettes penſées ; la conformité d’humeur, de pratique de piété, peut-être même de tempéramment, qui étoit entre nous, nous rendoit inſéparables. Toutes deux vertueuſes, notre paſſion dominante étoit d’avoir la réputation d’être ſaintes, avec une envie déméſurée de parvenir à faire des miracles. Cette paſſion la dominoit ſi puiſſamment, qu’elle eût ſouffert, avec une conſtance digne des Martyrs, tous les tourmens imaginables, ſi on lui eût perſuadé qu’ils pouvoient lui faire reſſuſciter un ſecond Lazare : & le P. Dirrag avoit, pardeſſus tout, le talent de lui faire croire tout ce qu’il vouloit.

Eradice m’avoit dit pluſieurs fois, avec une ſorte de vanité, que ce Pere ne ſe communiquoit tout entier qu’à elle ſeule ; que dans les entretiens particuliers qu’ils avoient ſouvent enſemble chez elle, il l’avoit aſſurée qu’elle n’avoit plus que quelque pas à faire pour parvenir à la ſainteté ; que Dieu le lui avoit ainſi révelé dans un ſonge, par lequel il avoit connu clairement qu’elle étoit à la veille d’opérer les plus grands miracles, ſi elle continuoit de ſe laiſſer conduire par les dégrés de vertu & de mortification néceſſaires.

La jalouſie & l’envie ſont de tous les états, celui de Dévote en eſt peut-être le plus ſuſceptible.

Eradice s’apperçut que j’étois jalouſe de ſon bonheur, & que même je paroiſſois ne pas ajoûter foi à ce qu’elle me diſoit. Effectivement je lui témoignai d’autant plus de ſurpriſe de ce qu’elle m’apprenoit, de ſes entretiens particuliers avec le Pere Dirrag, qu’il avoit toujours éludé d’en avoir de ſemblable avec moi, dans la maiſon d’une de ſes Pénitentes mon amie, qui étoit ſtigmatiſée ainſi qu’Eradice. Sans doute que ma triſte figure, & que mon teint jaunâtre n’avoit pas paru au Révérend Pere, être pour lui, un reſtaurent propre à exciter le goût néceſſaire à ſes travaux ſpirituels. J’étois piquée au jeu, point de ſtigmates ! point d’entretien particulier pour moi ! Mon humeur perça, j’affectai de paroître ne rien croire. Eradice d’un air émû m’offrit de me rendre dès le lendemain matin témoin oculaire de ſon bonheur. Vous verrez, me dit-elle avec feu, quelle eſt la force de mes exercices ſpirituels, & par quels dégrés de pénitence le bon Pere me conduit à devenir une grande ſainte ; & vous ne douterez plus des extaſes, des raviſſement, qui ſont une ſuite de ces mêmes exercices. Que mon exemple, ma chere Théreſe, ajoute-t’elle en ſe radouciſſant, ne peut-il opérer dans vous, pour premier miracle, la force de détacher entierement votre eſprit de la matiere par la grande vertu de la méditation, pour ne le mettre qu’en Dieu ſeul !

Je me rendis le lendemain à cinq heures du marin chez Eradice, comme nous en étions convenu. Je la trouvai en prieres un livre à la main. Le ſaint homme va venir, me dit-elle, & Dieu avec lui ; cachez-vous dans ce petit cabinet, d’où vous pourrez entendre & voir juſques où la bonté divine veut bien s’étendre en faveur de ſa vile créature par les ſoins pieux de notre Directeur. Un inſtant après on frappa doucement à la porte. Je me ſauvai dans le cabinet dont Eradice prit la clef. Un trou large comme la main, qui étoit dans la porte de ce cabinet, couverte d’une vieille tapiſſerie de Bergame très-claire, me laiſſoit voir librement la chambre en ſon entier, ſans riſquer d’être apperçue.

Le bon Pere entra. „ Bon jour, ma chere ſœur en Dieu, lui dit-il ! Que le S. Eſprit & S. François ſoient avec vous ! Elle voulut ſe jetter à ſes pieds, mais il la releva & la fit aſſeoir auprès de lui. Il eſt néceſſaire, lui dit le ſaint homme, que je vous répete les principes ſur lesquels vous devez vous guider dans toutes les actions de votre vie : mais parlez-moi auparavant de vos ſtigmates : celui que vous avez ſur la poitrine, eſt-il toujours dans le même état ? Voyons un peu. Eradice ſe mit d’abord en devoir de découvrir ſon téton gauche, au-deſſous duquel il étoit. Ah ! ma Sœur ! Arrêtez, lui dit le Pere, arrêtez : couvrez votre ſein avec ce mouchoir (il lui en tendoit un ;) de pareilles choſes ne ſont pas faites pour un membre de notre ſociété : il ſuffira que je voie la plaie que S. François y a imprimée ; ah ! il ſubſiſte. Bon dit-il ! je ſuis content. S. François vous aime toujours ; la plaie eſt vermeille & pure ; j’ai eu ſoin d’apporter encore avec moi le ſaint morceau de ſon cordon ; nous en aurons beſoin à la ſuite de nos excercices. Je vous ai déja dit, ma ſœur, continua-t-il, que je vous diſtinguois de toutes mes Pénitentes vos compagnes, parce que je vois que Dieu vous diſtingue lui-même de ſon ſaint troupeau, comme le Soleil eſt diſtingué de la Lune & des autres Plantes. C’eſt pour cette raiſon que je n’ai pas craint de vous révéler ſes miſteres les plus cachés. Je vous l’ai dit, ma chere ſœur, oubliez-vous & laiſſez faire. Dieu ne veut des hommes que le cœur & l’eſprit. C’eſt en oubliant le corps, qu’on parvient à s’unir à Dieu, à devenir ſainte, à opérer des miracles. Je ne puis vous diſſimuler, mon petit ange, que dans notre dernier exercice, je me ſuis apperçu que votre eſprit tenoit encore à la chair. Quoi ! ne pouvez-vous imiter en partie ces bienheureux Martyrs qui ont été flagellés, tenaillés, rotis, ſans ſouffrir la moindre douleur ; parce que leur imagination étoit tellement occupée de la gloire de Dieu, qu’il n’y avoit dans eux aucune particule d’eſprits qui ne fut employée à cet objet ? C’eſt un mécanique certain, ma chere fille ; nous ſentons, & nous n’avons d’idées du bien & du mal phyſique, comme du bien & du mal moral, que par la voie des ſens. Dès que nous touchons, que nous entendons, que nous voyons, &c. un objet, des particules d’eſprits ſe coulent dans les petites cavités des nerfs qui vont en avertir l’ame. Si vous avez aſſez de ferveur pour raſſembler, par la force de la méditation ſur l’amour que vous devez à Dieu, toutes les particules d’eſprit qui ſont en vous, en les appliquant toutes à cet objet, il eſt certain qu’il n’en reſtera aucune pour avertir l’ame des coups que votre chair recevra ; vous ne les ſentirez pas. Voyez ce Chaſſeur ; l’imagination remplie du plaiſir de forcer le gibier qu’il pourſuit, il ne ſent ni les ronces, ni les épines, dont il eſt déchiré en perçant les forêts. Plus foible que lui, dans une objet mille fois plus intéreſſant, ſentirez-vous de foibles coups de diſcipline, ſi votre ame eſt fermement occupée du bonheur qui vous attend ? Telle eſt la pierre de touche qui nous conduit à faire des miracles ; tel doit être l’état de perfection qui nous unit à Dieu. Nous allons commencer, ma chere fille : rempliſſez bien vos devoirs, & ſoyez ſûre qu’avec l’aide du cordon de ſaint François, & votre méditation, ce pieux exercice, finira par un torrent de délices inexprimables. Mettez-vous à genoux, mon enfant, & découvrez ces parties de la chair qui ſont les motifs de colere de Dieu : la mortification qu’elles éprouveront, unira intimement votre eſprit à lui. Je vous le répete, oubliez-vous & laiſſez faire."

Mademoiſelle Eradice obéit auſſitôt ſans répliquer. Elle ſe mit à genoux ſur un prié-Dieu, un livre devant elle : puis levant ſes juppes & ſa chemiſe juſqu’à la ceinture, elle laiſſa voir deux feſſes blanches comme la neige & d’un ovale parfait, ſoutenues de deux cuiſſes d’une proportion admirable. Levez plus haut votre chemiſe, lui dit-il, elle n’eſt pas bien : là, c’eſt ainſi. Joignez préſentement les mains & élevez votre ame à Dieu : rempliſſez votre eſprit de l’idée du bonheur éternel qui vous eſt promis. Alors le Pere approcha un tabouret ſur lequel il ſe mit à genoux derriere & un peu à côté d’elle. Sous ſa robbe, qu’il releva & qu’il paſſa dans ſa ceinture, étoit une groſſe & longue poignée de verges, qu’il préſenta à baiſer à ſa Pénitente.

Attentive à l’événement de cette ſcène, j’étois remplie d’une ſainte horreur ; je ſentois une ſorte de frémiſſement que je ne puis décrire. Eradice ne diſoit mot. Le Pere parcouroit, avec des yeux pleins de feu, les feſſes qui lui ſervoient de perſpective ; & comme il avoit ſes regards fixés ſur elles, j’entr’ouis qu’il diſoit à baſſe voix, d’un ton d’admiration : ah ! la belle gorge ! Quel tetons charmans ! Puis il ſe baiſſoit, ſe rélevoit par intervales en marmottant quelques verſets : rien n’échappoit à ſa lubricité. Après quelques minutes, il demanda à ſa Pénitente ſi ſon ame étoit entrée en contemplation ? Oui, mon très-Révérend Pere, lui dit-elle : je ſens que mon eſprit ſe détache de la chair, & je vous ſupplie de commencer le ſaint œuvre. Cela ſuffit, reprit le Pere, votre eſprit va être content. Il récita encore quelques prieres ; & la cérémonie commença par trois coups de verges qu’il lui appliqua aſſez légérement ſur le derriere. Ces trois coups furent ſuivis d’un verſet qu’il récita, & ſucceſſivement de trois autres coups de verges un peu plus forts que les premiers. Après cinq à ſix verſets récités & interrompus par cette ſorte de diverſion, quelle fut ma ſurpriſe, lorſque je vis le Pere Dirrag,

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déboutonnant ſa culotte donner l’eſſorts à un trait enflammé qui étoit ſemblable à ce ſerpent fatal qui m’avoit attiré les reproches de mon ancien Directeur ! Ce monſtre avoit acquis la longueur, la groſſeur & la fermeté prédite par le Capucin ; il me faiſoit friſſonner. Sa tête rubiconde paroiſſoit ménacer les feſſes d’Eradice qui étoient devenues du plus bel incarnat, le viſage du Pere étoit tout en feu. Vous devez être préſentement, dit-il, dans l’état le plus parfait de comtemplation : votre ame doit être détachée des ſens. Si ma fille ne trompe pas mes ſaintes eſpérances, elle ne voit plus, n’entend plus, ne ſent plus. Dans ce moment ce bourreau fit tomber une grêle de coups ſur toutes les parties du corps d’Eradice qui étoient à découvert. Cependant elle ne diſoit mot, elle ſembloit être immobile, inſenſible à ces terribles coups ; & je ne diſtinguois ſimplement dans elle qu’un mouvement convulſif de ſes deux feſſes, qui ſe ſerroient & ſe deſſerroient à chaque inſtant. Je ſuis content de vous, lui dit-il, après un quart d’heure de cette cruelle diſcipline ; il eſt temps que vous commenciez à jouir du fruit de vos ſaints travaux, ne m’écoutez pas, ma chere fille, mais laiſſez-vous conduire : proſternez votre face contre terre ; je vais, avec le vénérable cordon de S. François, chaſſer tout ce qui reſte d’impur au-dedans de vous.

Le bon Pere la plaça en effet dans une attitude humiliante à la vérité, mais auſſi la plus commode à ſes deſſeins. Jamais on ne l’a préſenté plus beau ; ſes feſſes étoient entrouvertes, & on découvroit en entier la double route des plaiſirs.

Après un inſtant de comtemplation de la part du Caffard, il humecta de ſalive ce qu’il appelloit le cordon, & en proférant quelques paroles, d’un ton qui ſentoit l’exorciſme d’un Prêtre qui travaille à chaſſer le Diable du corps d’un Démoniaque, ſa révérence commença ſon intromiſſion.

J’étois placée de maniere à ne pas perdre la moindre circonſtance de cette ſcène ; les fenêtres de la chambre, où elle ſe paſſoit, faiſoient face à la porte du cabinet dans lequel j’étois renfermée. Eradice venoit d’être placée à genoux ſur le plancher, les bras croiſés ſur le marche-pied de ſon prié-Dieu, & la tête appuyée ſur ſes bras : ſa chemiſe ſoigneuſement rélevée juſqu’à la ceinture, me laiſſoit voir à demi profil, des feſſes & une chûte de reins admirables. Cette luxurieuſe perſpective fixoit l’attention du très-Révérend Pere, qui s’étoit mis lui-même à genoux, les jambes de ſa Pénitente placées entre les ſiennes, ſes culottes baſſes, ſon terrible cordon à la main, marmottant quelques mots mal articulés. Il reſta pendant quelques inſtans dans cette édifiante attitude, parcourant l’autel avec des regards enflammés, & paroiſſant indécis ſur la nature du ſacrifice qu’il alloit offrir. Deux embouchures ſe préſentoient, il les devoroit des yeux, embarraſſé ſur le choix : l’une étoit un friand morceau pour un homme de ſa Robbe ; mais il avoit promis du plaiſir, de l’extâſe à ſa Pénitente ; comment faire ? Il oſa diriger pluſieurs fois la tête de ſon inſtrument ſur la porte favorite à laquelle il heurtoit légérement : mais enfin la prudence l’emporta ſur le goût. Je lui dois cette juſtice, je vis diſtinctement le rubicon Priape de ſa Révérence enfiler la route canonique, après en avoir entr’ouvert délicatement les lévres vermeilles avec le pouce & l’index de chaque main. Ce travail fut d’abord entamé par trois vigoureuſes ſecouſſes, qui en firent entrer près de moitié : alors tout-à-coup la tranquillité apparente du Pere ſe changea en une eſpèce de fureur. Quelle phyſionomie ! ha, Dieu ! Figurez-vous un ſatyre les lévres chargées d’écume, la bouche béante, grinçant par fois les dents, ſoufflant comme un taureau qui mugit ; ſes narines étoient enflées & agitées ; ſoutenoit ſes mains élevées à quatre doigt de la crouppe d’Eradice, ſur laquelle on voyoit qu’il n’oſoit les appliquer pour y prendre un point d’appui ; ſes doigts écartés étoient en convulſion &

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ſe formoient en patte de chapon rôti. Sa tête étoit baiſſée ; & ſes yeux étincelans reſtoient fixés ſur le travail de la cheville ouvriere, dont il compaſſoit les allées & les venues, de maniere que, dans le mouvement de rétroaction, elle ne ſortit pas de ſon foureau, & que dans celui d’impulſion ſon ventre n’appuya par aux feſſes de la Pénitente, laquelle par réflexion auroit pû deviner où tenoit le prétendu cordon. Quelle préſence d’eſprit ! je vis qu’environ la longueur d’un traver de pouce du ſaint inſtrument fut conſtamment réſervée au dehors & n’eut point de part à la fête. Je vis qu’à chaque mouvement que le croupion du Pere faiſoit en arriere, par lequel le cordon ſe retiroit de ſon gîte jusqu’à la tête, les lévres de la partie d’Eradice s’entrouvraient & paroiſſoient d’un incarnat ſi vif, qu’elles charmoient la vue. Je vis que, lorſque le Pere, par un mouvement oppoſé, pouſſois en avant, ces mêmes lévres, dont on ne voyoit plus alors que le petit poil noir qui les couvroit, ſerroient ſi exactement la fléche qui y ſembloit comme engloutie, qu’il eût été difficile de deviner auquel des deux Acteurs appartenoit cette cheville, par laquelle ils paroiſſent l’un & l’autre égallement attachés.

Quelle mécanique ! Quel ſpectacle, mon cher Comte, pour une fille de mon âge, qui n’avoit aucune connoiſſance de ce genre de myſtere ! Que d’idées différentes me paſſerent dans l’eſprit, ſans pouvoir me fixer à aucune ! Il me ſouvient ſeulement que vingt fois je fus ſur le point de m’aller jetter aux genoux de ce célebre Directeur, pour le conjurer de me traiter comme mon amie. Etoit-ce mouvement de dévotion ? Etoit-ce mouvement de concupiſcence ? C’eſt ce qu’il m’eſt encore impoſſible de pouvoir bien démêler.

Revenons à nos Acolytes. Les mouvemens du Pere s’accélérerent ; il avoit peine à garder l’équilibre. Sa poſture étoit telle, qu’il formoit à peu près, de la tête aux genoux, une S dont le ventre alloit & venoit horiſontalement aux feſſes d’Eradice. La partie de celle-ci, qui ſervoit de canal à la cheville ouvriere, dirigeoit tout le travail ; & deux énormes verrues, qui pendoient entre les cuiſſes de ſa Révérence, ſembloient en être comme les témoins. Votre eſprit eſt-il content, ma petite ſainte, dit-il en pouſſant une ſorte de ſoupir ? Pour moi, je vois les Cieux ouverts, la grace ſuffiſante me tranſporte : je .... Ah ! mon Pere, s’écria Eradice ! Quel plaiſir m’éguillonne ! Oui, je jouis du bonheur céleſte ; je ſens que mon eſprit eſt entièrement détaché de la matiere : chaſſez, mon Pere, chaſſez tout ce qui reſte d’impur dans moi. Je vois.... les… An… ges ; pouſſez plus avant.... pouſſez donc.... Ah !… Ah !… bon… S. François ! ne m’abandonnez pas ; je ſens le cor.... le cor… le cordon… je n’en puis plus… je me meurs.

Le Pere, qui ſentoit également les approches du ſouverain plaiſir, begayoit, pouſſoit, ſouffloit, haletoit. Enfin, les dernieres paroles d’Eradice furent le ſignal de ſa retraite : & je vis le fier ſerpent devenu humble, rempant, ſortir couvert d’écume de ſon étui.

Tout fut promptement remis dans ſa place, & le Pere, en laiſſant tomber ſa robe, gagna à pas chancelans le prié-Dieu qu’Eradice avoit quitté. Là, feignant de ſe mettre en oraiſon, il ordonna à ſa Pénitente de ſe lever, de ſe couvrir, puis de venir ſe joindre à lui, pour remercier le Seigneur des faveurs qu’elle venoit d’en recevoir.

Que vous dirai-je enfin, mon cher Comte ? Dirrag ſortit ; & Eradice, qui m’ouvrit la porte du cabinet, me ſauta au cou en m’abordant. Ah ! ma chere Théreſe, me dit-elle, prends part à ma félicité : oui, j’ai vû le Paradis ouvert, j’ai participé au bonheur des Anges. Que de plaiſirs, mon amie, pour un moment de peines ! Par la vertu du ſaint cordon, mon ame étoit preſque détachée de la matiere. Tu as pu voir par où notre bon Directeur l’a introduit dans moi. Eh bien ! je t’aſſure que je l’ai ſenti pénétrer juſques à mon cœur, un dégré de ferveur de plus, n’en doute point, je paſſois à jamais dans le ſéjour des Bienheureux.

Eradice me tint mille autres diſcours avec un ton, avec une vivacité, qui ne purent me laiſſer douter de la réalité du bonheur ſuprême dont elle avoit joui. J’étois ſi émue, qu’à peine lui répondis-je pour la féliciter ; mon cœur étant dans la plus vive agitation, je l’embraſſai & je ſortis.

Que de réflexions ſur l’abus qui ſe fait des choſes les plus reſpectables établies dans la ſociété ! Avec quel art ce Pénaillon conduit ſa Pénitente à ſes fins impudiques ! Il lui échauffe l’imagination ſur l’envie d’être ſainte ; il lui perſuade qu’on n’y parvient qu’en détachant l’eſprit de la chair. De là il la conduit à la néceſſité d’en faire l’épreuve par une vigoureuſe diſcipline : cérémonie qui étoit ſans doute un reſtaurant du goût du Caffard, propre à reveiller l’élaſticité uſée de ſon nerf érecteur. „ Vous ne devez rien ſentir, lui dit-il, rien voir, rien entendre, ſi votre contemplation eſt parfaite. ” Par ce moyen il s’aſſure qu’elle ne tournera pas la tête, qu’elle ne verra rien de ſon impudicité. Les coups de fouet qu’il lui applique ſur les feſſes, attirent les eſprits dans le quartier qu’il doit attaquer ; ils l’échauffent ; & enfin la reſſource qu’il s’eſt préparée par le cordon de S. François, qui par ſon intromiſſion doit chaſſer tout ce qui reſte d’impur dans le corps de ſa Pénitente, le fait jouir ſans crainte des faveurs de ſa docile Proſélite ; elle croit tomber dans un extaſe divin, purement ſpirituel, lorſqu’elle jouit des plaiſirs de la chair les plus voluptueux.

Toute l’Europe à ſçu l’avanture du Pere Dirrag & de Mademoiſelle Eradice ; tout le monde en a raiſonné ; mais peu de perſonnes ont connu réellement le fond de cette hiſtoire qui étoit devenue une affaire de parti entre les M… & les J.... je ne répéterai point ici ce qui en a été dit ; toutes les procédures vous ſont connues, vous avez vû les Factum, les écrits qui ont paru de part & d’autre, & vous ſçavez qu’elle en a été la ſuite. Voici le peu que j’en ſçai par moi-même, au-delà du fait dont je viens de vous rendre compte.

Mademoiſelle Eradice eſt à peu près de mon âge. Elle eſt née à Volnot, fille d’un Marchand auprès duquel ma mere ſe logea lorſqu’elle alla s’établir dans cette Ville. Sa taille bien priſe ; ſa peau d’une beauté ſinguliére, blanche à ravir ; ſes cheveux noirs comme jeai ; de très-beaux yeux ; un air de Vierge. Nous avons été amis dans l’enfance ; mais lorſque je fut miſe au Couvent, je la perdis de vue. Sa paſſion dominante étoit de ſe diſtinguer de ſes compagnes, de faire parler d’elle. Cette paſſion, jointe à un grand fond de tendreſſe, lui fit choiſir le parti de la dévotion comme le plus propre à ſon projet. Elle aima Dieu comme on aime ſon amant. Dans le temps que je la retrouvai, Pénitente du Pere Dirrag elle ne parloit que de méditation, de contemplation, d’oraiſons ; c’étoit alors le ſtyle de la gent miſtique de la Ville, & même de la Province. Ses maniéres modeſtes lui avoient acquis depuis long-temps la réputation d’une haute vertu. Eradice avoit de l’eſprit ; mais elle ne l’appliquoit qu’à parvenir à ſatisfaire l’envie démeſurée qu’elle avoit de faire des miracles ; tout ce qui flattoit cette paſſion, devenoit pour elle une vérité inconteſtable. Tels ſont les foibles humains : la paſſion dominante dont chacun d’eux eſt affecté, abſorbe toujours toutes les autres : ils n’agiſſent qu’en conſéquence de cette paſſion ; elle leur empêche d’appercevoir les motions les plus claires qui devroient ſervir à la détruire.

Le Pere Dirrag étoit né à Lôde. Lors de ſon avanture il avoit environ cinquante-trois ans ; ſon viſage étoit tel que celui que nos Peintres donnent aux Satyres. Quoiqu’exceſſivement laid, il avoit quelque choſe de ſpirituel dans la phyſionomie. La paillardiſe, l’impudicité étoient peintes dans ſes yeux : dans ſes actions il ne paroisſoit occupé que du ſalut des ames & de la gloire de Dieu. Il avoit beaucoup de talens pour la chaire, ſes exhortations, ſes diſcours étoient pleins de douceur, d’onction. Il avoit l’art de perſuader. Né avec beaucoup d’eſprit, il l’employoit tout entier à acquérir la réputation de convertiſſeur ; & en effet un nombre conſidérable de femmes & de filles du monde ont embraſſé le parti de la pénitence ſous ſa direction.

On voit que la reſſemblance des caracteres & des vûes de ce Pere & de Mademoiſelle Eradice ſuffiſoit pour les unir. Auſſi dès que le premier parut à Volnot où ſa réputation étoit déja parvenue avant lui, Eradice ſe jetta, pour ainſi dire dans ſes bras. A peine ſe connurent-ils qu’ils ſe regarderent mutuellement comme des ſujets propres à augmenter leur gloire réciproque. Eradice étoit certainement d’abord dans la bonne foi ; mais Dirrag ſçavoit à quoi s’en tenir : l’aimable figure de ſa nouvelle Pénitente l’avoit ſéduit ; & il entrevit qu’il ſéduiroit à ſon tour & tromperoit facilement un cœur fléxible, tendre, rempli de préjugés, un eſprit qui reçevoit avec la docilité & la perſuaſion la plus entiere, le ridicule des inſinuations & des exhortations miſtiques. Delà il forma ſon plan tel que je l’ai peint plus haut. Les premieres branches de ce plan lui aſſuraient bien de l’amuſement voluptueux de la fuſtigation, & il y avoit quelque-temps que le bon Pere en uſoit avec quelqu’autres de ſes Pénitentes : c’étoit juſqu’alors à quoi s’étoient bornés ſes plaiſirs libidineux avec elles, mais la fermeté, le contour, la blancheur des feſſes d’Eradice avoient tellement échauffé ſon imagination, qu’il réſolut de franchir le pas. Les grands hommes percent à travers les plus grands obſtacles : celui-ci imagina donc l’introduction d’un morceau du cordon de S. François, rélique qui par ſon intromiſſion devoit chaſſer tout ce qui reſteroit d’impur & de charnel dans ſa Pénitente, & la conduire à l’extâſe. Ce fut alors qu’il imagina les ſtigmates imités de ceux de S. François. Il fit venir ſecrétement à Volnot une de ſes anciennes pénitentes qui avoit toute ſa confiance, & qui rempliſſoit ci-devant avec connoiſſance de cauſe, les fonctions qu’il deſtinoit intérieurement à Eradice. Il trouvoit celle-ci trop jeune & trop enthouſiasmée de l’envie de faire des miracles pour avanturer de la rendre dépoſitaire de ſon ſecret.

La vieille pénitente arriva & fit bientôt connoiſſance de dévotion avec Eradice, à qui elle tacha d’en inſinuer une particuliere pour S. François ſon patron. On compoſa une eau qui devoit opérer des plaies imitées des ſtigmates ; & le jeudi Saint, ſous le prétexte de la Cêne, la vieille pénitente lava les pieds d’Eradice, & y appliqua de cette eau, qui fit ſon effet.

Eradice confia deux jours après à la vieille, qu’elle avoit une bleſſure ſur chaque pied. Quel bonheur ! Qu’elle gloire pour Vous, s’écria celle-ci ! S. François vous a communiqué ſes ſtigmates : Dieu veut faire de vous la plus grande ſainte. Voyons ſi, comme votre grand Patron, votre côté ne ſera pas auſſi ſtigmatiſé. Elle porta de ſuite la main ſous le teton gauche d’Eradice, où elle appliqua pareillement de ſon eau : le lendemain nouveau ſtigmate.

Eradice ne manqua pas de parler de ce miracle à ſon Directeur, qui craignant l’éclat, lui recommanda l’humilité & le ſecret. Ce fut inutilement ; la paſſion dominante de celle-ci étant la vanité de paroître ſainte, ſa joie perça : elle fit des confidences ; ſes ſtimagtes firent du bruit, & toutes les Pénitentes du Pere voulurent être ſtigmatiſées.

Dirrag ſentit qu’il étoit néceſſaire de ſoutenir ſa réputation, mais en même-temps de tacher de faire une diverſion qui empêchat les yeux du Public de reſter fixés ſur la ſeule Eradice. Quelques autres Pénitentes furent donc auſſi ſtigmatiſées, par les mêmes moyens : tout réuſſi.

Eradice cependant ſe voua à S. François ; ſon Directeur l’aſſura qu’il avoit lui-même la plus grande confiance en ſon interceſſion : il ajouta qu’il avoit opéré nombre de miracles par le moyen d’un grand morceau du cordon de ce Saint, qu’un Pere de la Société lui avoit rapporté de Rome, & qu’il avoit chaſſé, par la vertu de cette relique, le Diable du corps de pluſieurs Démoniaques, en l’introduiſant dans leur bouche, ou dans quelqu’autre conduit de la nature, ſuivant l’exigence des cas. Il lui montra enfin ce prétendu cordon, qui n’étoit autre choſe qu’un aſſez gros morceau de corde de huit pouce de longueur, enduit d’un maſtic qui le rendoit dur & uni. Il étoit recouvert proprement d’un étui de velours cramoiſi, qui lui ſervoit de fourreau ; en un mot, c’étoit un de ces meubles de Religieuſes que l’on nomme Godemichis. Sans doute que Dirrag tenoit ce préſent de quelque vieille Abbeſſe, de qui il l’avoit exigé. Quoiqu’il en ſoit, Eradice eut bien de la peine d’obtenir la permiſſion de baiſer humblement cette rélique, que le Pere aſſuroit ne pouvoir être touchée ſans crime par des mains profânes.

Ce fut ainſi, mon cher Comte, que le Pere Dirrag conduiſit par dégrés ſa nouvelle Pénitente à ſouffrir pendant pluſieurs mois ſes impudiques embraſſemens, lorsqu’elle ne croyoit jouir que d’un bonheur purement ſpirituel & céleſte.

C’eſt d’elle que j’ai ſçu toutes les circonſtances, quelque temps après le jugement de ſon procès. Elle me confia que ce fut un certain Moine (qui a joué un grand rôle dans cette affaire) qui lui deſſilla les yeux. Il étoit jeune, beau, bien fait, paſſionnément amoureux d’elle, ami de ſon pere & de ſa mere, chez qui ils mangeoient ſouvent enſemble. Il s’attira ſa confiance ; il démaſqua l’impudique Dirrag ; & je compris ſenſiblement, à travers de tout ce qu’elle me dit, qu’elle ſe livra alors de bonne foi aux embraſſemens du luxurieux Moine : j’entrevis même que celui-ci n’avoit pas démenti la réputation de ſon Ordre, & par une heureuſe conformation, comme par des leçons redoublées, il dédommagea amplement ſa nouvelle Proſélite du ſacrifice qu’elle lui fit des ſupercheries hebdomadaires de ſon vieux Druide.

Dès qu’Eradice eut reconnu l’illuſion du feint cordon de Dirrag par l’application amiable du membre naturel du Moine, l’élégance de cette démonſtration lui fit ſentir qu’elle avoit été groſſierement dupée. Sa vanité ſe trouva bleſſée, & la vengeance la porta à tous les excès que vous avez connu, de concert avec le fier Moine qui, outre l’eſprit de parti qui l’animoit, étoit encore jaloux des faveurs que Dirrag avoit ſurpriſes à ſon amante. Ses charmes étoient un bien qu’il croyoit créé pour lui ſeul ; c’étoit un vol manifeſte qu’il prétendoit lui avoir été fait, dont il ſe flattoit d’obtenir une punition exemplaire ; la grillade ſeule de ſon rival, qu’il méditoit, pouvoit aſſouvir ſon reſſentiment & ſa vengeance.

J’ai dit que lorſque le Pere Dirrag fut ſorti de la chambre de Mademoiſelle Eradice, je me retirai chez moi. Dès que je fus rentrée dans ma chambre, je me proſternai à genoux pour demander à Dieu la grace d’être traitée comme mon amie. Mon eſprit étoit dans une agitation qui approchoit de la fureur, un feu intérieur me dévoroit. Tantôt aſſiſe, tantôt debout, ſouvent à genoux, je ne trouvois aucune place qui pût me fixer. Je me jettai ſur mon lit. L’entrée de ce membre rubicon dans la partie de Mademoiſelle Eradice, ne pouvoit ſortir de mon imagination, ſans que j’y attachaſſe cependant aucune idée diſtincte de plaiſir, & encore moins de crime. Je tombai enfin dans une rêverie profonde, pendant laquelle il me ſembla que ce même membre, détaché de toute autre objet, faiſoit ſon entrée dans moi par la même voie. Machinalement je me plaçai dans la même attitude que celle où j’avois vûe Eradice, & machinalement encore, dans l’agitation qui me faiſoit mouvoir, je me coulai ſur le ventre juſqu’à la colonne du pied du lit, laquelle ſe trouvant paſſée entre mes jambes & mes cuiſſes, m’arrêta, & ſervit de point d’appui à la partie où je ſentois une demangeaiſon inconcevable. Le coup qu’elle reçut par la colonne qui la fixa, me cauſa une legere douleur, qui me tira de ma rêverie ſans diminuer l’excès de la demangeaiſon. La poſition où j’étois exigeoit que je levaſſe mon derriere pour tâcher d’en ſortir ; de ce mouvement que je fis, en remontant & coulant ma moniche le long de la colonne, il réſulta un frottement qui me cauſa un chatouillement extraordinaire. Je fis un ſecond mouvement, puis un troiſiéme, &c. qui eurent une augmentation de ſuccès : tout-à-coup j’entrai dans un redoublement de fureur. Sans quitter ma ſituation, ſans faire aucune eſpece de réflexion, je me mis à remuer le derriere avec une agilité incroyable, gliſſant toujours le long de la ſalutaire colonne. Bientôt un excès de plaiſir me tranſporta, je perdis connoiſſance, je me pâmai & m’endormis d’un profond ſommeil.

Au bout de deux heures je m’éveillai, toujours ma chere colonne entre mes cuiſſes, couchée ſur mon ventre, mes feſſes découvertes. Cette poſture me ſurprit ; je ne me ſouvenois de ce qui s’étoit paſſé que comme on ſe rappelle le tableau d’un ſonge. Cependant me trouvant plus tranquille, l’évacuation de la céleſte roſée me laiſſant l’eſprit plus libre, je fis quelques réflexions ſur tout ce que j’avois vû chez Eradice, & ſur ce qui venoit de ſe paſſer dans moi, ſans en pouvoir tirer aucune concluſion raiſonnable. La partie qui avoit frotté le long de la colonne, ainſi que l’intérieur du haut de mes cuiſſes qui l’avoit embraſſée, me faiſoient un mal cruel : j’oſai y regarder malgré les défenſes qui m’avoient été faites par mon ancien directeur du Couvent ; mais jamais je n’oſai me déterminer à y porter la main, cela m’avoit été trop expreſſement interdit.

Comme je finiſſois cet examen, la ſervante de ma mere vint m’avertir que Madame C… & Monſieur l’Abbé T… étoient au logis, où ils devoient diner, & que ma mere m’ordonnoit de deſcendre pour leur faire compagnie : je les joignis.

Il y avoit quelque temps que je n’avois vû Madame C… Quoiqu’elle eût bien des bontés pour ma mere à qui elle avoit rendu de grands ſervices, & qu’elle eût la réputation d’une femme très-pieuſe, ſon éloignement marqué pour les maximes du Pere Dirrag, pour ſes exhortations miſtiques, m’avoient fait ceſſer de la fréquenter, afin de ne pas déplaire à mon Directeur : il n’étoit pas traitable ſur l’article, & ne vouloit point que ſon troupeau ſe confondît avec celui des autres Directeurs ſes concurrens ; il craignoit ſans doute les confidences, les éclairciſſemens : enfin c’étoit une condition préalable très-recommandée par ſa Révérence, & très-exactement obſervée par tout ce qui formoit ſon troupeau.

Cependant nous nous mîmes à table. Le dîner fut gai. Je me ſentois beaucoup mieux que de coutume : ma langueur avoit fait place à la vivacité : plus de maux de reins, je me trouvois toute autre. Contre l’ordinaire des repas de Prêtres & de Dévotes, on ne médit point de ſon prochain à celui-ci. L’Abbé T… qui a beaucoup d’eſprit & encore plus d’acquis, nous fit mille jolis petits contes, qui ſans intéreſſer la réputation de perſonne, porterent la joie dans le cœur des convives.

Après avoir bû du Champagne & pris le caffé, ma mere me tire en particulier pour me faire de vifs reproches ſur le peu d’attention que j’avois eue depuis quelque tems à cultiver l’amitié & les bonnes graces de Madame C… C’eſt une Dame aimable, me dit-elle, à qui je dois le peu de conſidération dont je jouis dans cette Ville : Sa vertu, ſon eſprit, ſes lumieres, la font eſtimer & reſpecter de toutes les perſonnes qui la connoiſſent : nous avons beſoin de ſon appui ; je deſire & je vous ordonne, ma fille, de contribuer de tous vos efforts à l’engager de nous le conſerver. Je répondis à ma mere qu’elle ne devoit pas douter de ma ſoumiſſion aveugle à ſes volontés. Hélas ! la pauvre femme ne ſoupçonnoit gueres la nature des leçons que je devois recevoir de cette Dame, qui jouiſſoit en effet de la plus haute réputation.

Nous rejoignimes, ma mere & moi, la compagnie. Un inſtant après je m’approchai de Madame C… à qui je fis mes excuſes ſur mon peu d’exactitude à lui rendre mes devoirs ; je la priai de me permettre de réparer cette faute : j’eſſayai même d’entrer dans le détail des raiſons qui me l’avaient fait commettre : mais Madame C… m’interrompit, ſans me permettre d’achever. Je ſçai, me dit-elle avec bonté, tout ce que vous voulez me dire, n’entrons pas en matiere ſur des ſujets qui ne ſont point de notre reſſort : chacun croit avoir ſes raiſons, peut-être ſont elles toutes bonnes ; ce qui eſt certain, c’eſt que je vous verrai toujours avec grand plaiſir ; & pour commencer à vous en convaincre, ajouta-t-elle en élevant la voix, je vous emmene ſouper ce ſoir avec moi : vous le voulez bien, dit-elle à ma mere ? à condition que vous ſerez de la partie avec Monſieur l’Abbé : vous avez l’une & l’autre vos affaires, nous vous y laiſſeront vacquer. Pour moi je vais me promener avec Mademoiſelle Théreſe ; vous ſçavez l’heure & le lieu du rendez-vous. Ma mere fut enchantée ; les maximes du Pere Dirrag n’étoient point du tout de ſon goût ; elle ſe flatta que les conſeils de Madame C… changeroient mes diſpoſitions pour le Quiétiſme dont on le ſoupçonnoit ; peut-être même agiſſoient-elles de concert. Quoi qu’il en ſoit, elles réuſſirent bientôt au-delà de leurs eſpérances.

Nous ſortîmes donc Madame C… & moi. Mais je n’eus pas fait cent pas, que la douleur que je reſſentois devint ſi vive, que j’avois peine à me ſoutenir. Je faiſois des contorſions horribles, Madame C… s’en apperçut. Qu’avez vous, me dit-elle, ma chere Théreſe ? Il ſemble que vous vous trouviez mal. J’eus beau dire que ce n’étoit rien ; les femmes ſont naturellement curieuſes, elle me fit mille queſtions, qui me jetterent dans un embarras qui ne lui échappa point. Seriez-vous, me dit-elle, du nombre de nos fameuſes ſtigmatiſées ? Vos pieds ont peine à vous porter,& vous êtes toute décontenancée. Venez, mon enfant, dans mon jardin où vous pourrez vous tranquiliſer : nous en étions peu éloignées. Dès que nous y fûmes rendues, nous nous aſſimes dans un petit cabinet charmant, qui eſt ſur le bord de la mer.

Après quelques diſcours vagues, Madame C… me demanda de nouveau, ſi effectivement j’avois des ſtigmates & comme je me trouvois de la direction du Pere Dirrag. Je ne puis vous cacher, ajouta-t-elle, que je ſuis ſi étonnée de ce genre de miracle, que je deſire ardamment de voir par moi-même s’il exiſte en effet : allons, ma chere petite, dit-elle, ne me cachez rien : expliquez-moi de quelle maniere & quand ces plaies ont parû : vous devez être aſſurée que je n’abuſerai pas de votre confiance ; & je penſe que vous me connoiſſez aſſez pour n’en pas douter.

Si les femmes ſont curieuſes, les femmes aiment auſſi à parler : j’avois un peu ce dernier défaut ; d’ailleurs quelques verres de vin de Champagne m’avoient échauffé la tête, je ſouffrois beaucoup, il n’en falloit pas tant pour me déterminer à tout dire. Je répondis d’abord tout naturellement à Madame C… que je n’avois pas le bonheur d’être du nombre de ces Elues du Seigneur, mais que ce même matin j’avois vû les ſtigmates de Mademoiſelle Eradice, & que le très-Révérend Pere Dirrag les avoit viſité en ma préſence. Nouvelles queſtions empreſſées de la part de Madame C… qui de fil en éguille, qui de circonſtances en circonſtances, m’engagea inſenſiblement à lui rendre compte, non ſeulement de ce que j’avois vû chez Eradice, mais encore de ce qui m’étoit arrivé dans ma chambre, & des douleurs qui en réſultoient.

Pendant tout ce narré ſingulier, Madame C… eut la prudence de ne pas témoigner la moindre ſurpriſe : elle louoit tout, pour m’engager à tout dire. Lors que je me trouvois embaraſſée ſur les termes qui me manquoient pour expliquer les idées de ce que j’avois vû, elle exigeoit de moi des deſcriptions, dont la laſciveté devoit beaucoup la réjouir dans la bouche d’une fille de mon âge & auſſi ſimple que je l’étois. Jamais peut-être tant d’infamies n’ont été dites & ouies avec autant de gravité.

Dès que j’eus fini de parler Madame C… parut plongée dans de ſérieuſes réflexions ; elle ne répondit que par monoſyllabes à quelques queſtions que je lui propoſai. Revenue à elle-même, elle me dit que tout ce qu’elle venoit d’entendre, avoit quelque choſe de bien ſingulier, qui méritoit beaucoup d’attention ; qu’en attendant qu’elle pût m’apprendre ce qu’elle en penſoit & quel étoit le parti qu’il convenoit que je priſſe, je devois d’abord ſonger à ſoulager la douleur que je reſſentois, en baſſinant avec du vin chaud les parties qui avoient été meurtries par le frottement de la colonne de mon lit. Gardez-vous bien, me dit-elle, ma chere enfant, de rien dire à votre mere ni à qui que ce puiſſe être, & encore moins au Pere Dirrag, de ce que vous venez de me confier. Il y a dans tout ceci du bien & du mal. Rendez-vous chez moi demain vers les neuf heures du matin ; je vous en dirai davantage ; comptez ſur mon amitié, l’excellence de votre cœur & de votre caractere vous l’ont entierement acquiſe. Je vois votre mere qui s’avance ; allons au devant d’elle, & parlons de toute autre choſe.

Monſieur l’Abbé T… entra un quart d’heure après. On ſoupe de bonne heure en province, il étoit alors ſept heures & demie, on ſervit, nous nous mîmes à tables.

Pendant le ſouper Madame C.... ne put s’empêcher de lâcher quelques traits ſatiriques ſur le Pere Dirrag : l’Abbé en parut ſurpris, il l’en blâma avec délicateſſe. Pourquoi, pourſuivit-il, ne pas laiſſer ténir à chacun la conduite qu’il lui convient, pourvû qu’elle n’ait rien de contraire à l’ordre établi ? Juſques à préſent nous ne voyons rien du Pere Dirrag qui s’en éloigne ! permettez-moi donc Madame, de n’être pas de votre avis, juſqu’à ce que des événemens juſtifient les idées que vous voulez me donner de ce Pere. Madame C… pour ne pas être obligée de répondre, changea adroitement le ſujet de la converſation. On quitta table vers les dix heures : Madame C… dit quelque choſe à l’oreille à Monſieur l’Abbé, qui ſortit avec ma mere & moi, & nous reconduiſit chez nous.

Comme il eſt juſte, mon cher Comte, que vous ſçachiez ce que c’eſt que Madame C… & Monſieur l’Abbé T… je penſe qu’il eſt temps de vous en donner une idée.

Madame C… eſt née Demoiſelle. Ses parens l’avoient contrainte d’épouſer à quinze ans un vieil Officier de Marine, qui en avoit ſoixante. Celui-ci mourut cinq ans après ſon mariage, & laiſſa Madame C… enceinte d’un garçon, qui en venant au monde faillit à faire perdre la vie à celle qui lui donnoit le jour. Cet enfant mourut au bout de trois mois, & Madame C… ſe trouva, par cette mort, héritiere d’un bien aſſez conſidérable. Veuve, jolie, maîtreſſe d’elle-même à l’âge de vingt ans, elle fut bientôt recherchée de tous les épouſeurs de la Province ; mais elle s’expliqua ſi poſitivement ſur le deſſein où elle étoit de ne jamais courir les riſques dont elle avoit échappé comme miraculeuſement, en mettant au monde ſon premier enfant, que même les plus empreſſés abandonnerent la partie.

Madame C… avoit beaucoup d’eſprit ; elle étoit ferme dans ſes ſentimens, qu’elle n’adoptoit qu’après les avoir murement examinés. Elle liſoit beaucoup, & aimoit à s’entretenir ſur les matieres les plus abſtraites. Sa conduite étoit ſans reproches. Amie eſſentielle, elle rendoit ſervice dès qu’elle le pouvoit. Ma mere en avoit fait d’utiles expériences. Elle avoit alors vingt-ſix ans, j’aurai occaſion par la ſuite de vous faire le portrait de ſa perſonne.

Monſieur l’Abbé T… ami particulier & en même-temps Directeur de conſcience de Madame C… étoit un homme d’un vrai mérite. Il étoit âgé de quarante-quatre à quarante-cinq ans : petit, mais bien fait : une phiſionomie ouverte, ſpirituelle : ſoigneux obſervateur des bienſéances de ſon état : aimé & recherché de la bonne compagnie, dont il faiſoit les délices. A beaucoup d’eſprit il joignit des connoiſſances étandues. Ses bonnes qualités généralement reconnues lui avoient fait obtenir le poſte qu’il rempliſſoit, & que je dois taire ici. Il étoit le Confeſſeur & l’ami des gens de mérite de l’un & de l’autre ſexe, comme le Pere Dirrag l’étoit des Dévotes de profeſſion, des Enthouſiaſtes, des Quiétiſtes & des Fanatiques.

Je retournai le lendemain matin chez Madame C… à l’heure convenue. Eh bien ! ma chere Théreſe, me dit-elle en entrant, comment vont vos pauvres petites parties affligées ? Avez-vous bien dormi ? Tout ſe porte mieux, Madame, lui dis-je, j’ai fait ce que vous m’avez preſcrit. Tout a été bien baſſiné ; cela m’a ſoulagée ; mais j’eſpere au moins de n’avoir pas offenſé Dieu. Madame C… ſourit ; & après m’avoir fait prendre du caffé, ce que vous m’avez confié hier, me dit-elle, eſt de plus grande conſéquence que vous ne penſez. J’ai cru devoir en parler à Monſieur T… qui vous attend actuellement à ſon Confeſſionnal. J’exige de vous que vous alliez le trouver, & que vous lui répétiez mot à mot tout ce que vous m’avez dit. C’eſt un honnête homme & de bon conſeil, vous en avez beſoin. Je penſe qu’il vous preſcrira une nouvelle façon de vous conduire, qui eſt néceſſaire à votre ſalut & à votre ſanté. Votre mere mourroit de chagrin, ſi elle apprenoit ce que je ſçai ; car je ne puis vous cacher qu’il y a des horreurs dans ce que vous avez vû chez Mademoiſelle Eradice. Allez, Théreſe, partez & donnez une confiance entiere à Monſieur T… vous n’aurez pas lieu de vous en repentir.

Je me mis à pleurer, & je ſortis toute tremblante pour aller trouver Monſieur T… qui entra dans ſon Confeſſionnal dès qu’il m’apperçut.

Je ne cachai rien à Monſieur T… qui m’écouta attentivement juſqu’au bout, ſans m’interrompre que pour me demander de certaines explications ſur les détails qu’il ne comprenoit pas. Vous venez, me dit-il, de m’apprendre des choſes étonnantes. Le Pere Dirrag eſt un fourbe, un malheureux, qui ſe laiſſe emporter à la force de ſes paſſions ; il marche à ſa perte & il entraînera celle de Mademoiſelle Eradice : néanmoins, Mademoiſelle, il faut les plaindre plutôt que de les blâmer. Nous ne ſommes pas toujours maîtres de réſiſter à la tentation ; le bonheur & le malheur de notre vie ſe décide ſouvent par les occaſions. Soyez donc attentive à les éviter : ceſſez de voir le Pere Dirrag & toutes ſes Pénitentes, ſans parler mal des uns ni des autres ; la charité le veut ainſi. Fréquentez Madame de C… elle a pris de l’amitié pour vous ; elle ne vous donnera que de bons conſeils & de bons exemples à ſuivre.

Parlons préſentement, mon enfant, de ces chatouillemens exceſſifs que vous ſentez ſouvent dans cette partie qui a frotté à la colonne de votre lit, ce ſont des beſoins de tempéramment auſſi naturels que ceux de la faim & de la ſoif : il ne faut ni les rechercher, ni les exciter ; mais dès que vous vous en ſentirez vivement preſſée, il n’y a nul inconvenient à vous ſervir de votre main, de votre doigt, pour ſoulager cette partie par le frottement qui lui eſt alors néceſſaire. Je vous défends cependant expreſſement d’introduire votre doigt dans l’intérieur de l’ouverture qui s’y trouve ; il ſuffit, quant à préſent, que vous ſçachiez que cela pourroit vous faire tort un jour dans l’eſprit du mari que vous épouſerez. Au reſte, comme ceci, je vous le répéte, eſt un beſoin que les loix immuables de la nature excitent en nous, c’eſt auſſi des mains de la nature que nous tenons le remede que je vous indique pour ſoulager ce beſoin. Or, comme nous ſommes aſſurés que la loi naturelle eſt d’inſtitution divine, comment oſerions-nous craindre d’offenſer Dieu en ſoulageant nos beſoins par des moyens qu’il a mis en nous, qui ſont ſon ouvrage, ſurtout lorſque ces moyens ne troublent point l’ordre établi dans la ſociété. Il n’en eſt pas de même, ma chere fille, de ce qui s’eſt paſſé entre le Pere Dirrag & Mademoiſelle Eradice : ce Pere a trompé ſa Pénitente : il a riſqué de la rendre mere, en ſubſtituant à la place du feint cordon de S. François, le membre naturel de l’homme, qui ſert à la génération. Par là il a péché contre la loi naturelle qui nous preſcrit d’aimer notre prochain comme nous même. Eſt-ce aimer ſon prochain que de mettre, comme il l’a fait Mademoiſelle Eradice dans le hazard d’être perdue de réputation & deshonnorée pour toute ſa vie ? L’introduction, ma chere enfant, & les mouvemens que vous avez vûs de ce membre du Pere dans la partie naturelle de ſa Pénitente, qui eſt la mécanique de la fabrique du genre humain, n’eſt permiſe que dans l’état du mariage : dans celui de fille, cette action peut nuire à la tranquilité des familles, & troubler l’intérêt public, qu’il faut toujours reſpecter. Ainſi, tant que vous ne ſerez pas liée par le Sacrement du Mariage, gardez-vous bien de ſouffrir d’aucun homme une pareille opération en quelque ſorte d’attitude que ce puiſſe être. Je vous ai indiqué un remede qui modérera l’excès de vos deſirs, & qui tempérera le feu qui les excite. Ce même remede contribuera bientôt au rétabliſſement de votre ſanté chancelante & vous rendra votre embonpoint. Votre figure aimable ne manquera pas de vous attirer alors des amans qui chercheront à vous ſéduire. Soyez bien ſur vos gardes, & ne perdez point de vûe les leçons que je vous donne. C’en eſt aſſez pour aujourd’hui, ajouta ce ſenſé Directeur ; vous me trouverez ici dans huit jours à la même heure. Souvenez-vous au moins que tout ce qui ſe dit dans le tribunal de la pénitence, doit être auſſi ſacré pour le Pénitent que pour ſon Confeſſeur, & que c’eſt un péché énorme d’en révéler la moindre circonſtance à perſonne.

Les préceptes de mon nouveau Directeur avoient charmé mon ame ; j’y voyoit un air de vérité, une forte de démonſtration ſoutenue, un principe de charité, qui me faiſoient ſentir le ridicule de ce que j’avois oui juſques alors.

Après avoir paſſé la journée à réfléchir, le ſoir avant de me coucher, je me préparai à baſſiner les parties meurtries : tranquille ſur les regards & ſur les attouchemens, je me trouſſai, & m’étant aſſiſe ſur le bord de mon lit, j’écartai les cuiſſes de mon mieux & m’attachai à examiner attentivement cette partie qui nous fait femmes ; j’en entrouvois les lévres, & cherchant avec le doigt l’ouverture par laquelle le Pere Dirrag avoit pû enfiler Eradice avec un ſi gros inſtrument, je la découvris, ſans pouvoir me perſuader que ce fût elle ; ſa petiteſſe me tenoit dans l’incertitude ; & je tentois d’y introduire le doigt, lorſque je me ſouvins de la défenſe de Mr. T… Je le retirai avec promptitude : en remontant le long de la fente. Une petite éminence que j’y rencontrai, me cauſa un treſſaillement, je m’y arrêtai : je frottai, & bientôt j’arrivai au comble du plaiſir. Quelle heureuſe découverte pour une fille qui avoit dans elle une force abondante de la liqueur qui en eſt le principe !

Je nageai pendant près de ſix mois dans un torrent de volupté, ſans qu’il m’arrivât rien qui mérite ici ſa place.

Ma ſanté s’étoit entierement rétablie : ma conſcience étoit tranquille par les ſoins de mon nouveau Directeur, qui me donnoit des conſeils ſages, & combinés avec les paſſions humaines : je le voyois réguliérement tous les lundis au Confeſſionnal & tous les jours chez Madame C… je ne quittois plus cette aimable femme : les ténebres de mon eſprit ſe diſſipoient : peu à peu je m’accoutumois à penſer, à raiſonner conſéquemment. Plus de Pere Dirrag pour moi, plus d’Eradice.

Que l’exemple & les préceptes ſont des grands maîtres pour former le cœur & l’esprit ! S’il eſt vrai qu’ils ne nous donnent rien, & que chacun ait en ſoi les germes de tout ce dont il eſt capable, il eſt certain du moins qu’ils ſervent à développer ces germes, & à nous faire appercevoir les idées, les ſentimens dont nous ſommes ſuſceptibles, & qui, ſans l’exemple, ſans les leçons, reſteroient enfouis dans leurs entraves, & dans leur enveloppes.

Cependant ma mere continuoit ſon commerce en gros, qui réuſſiſſoit mal : on lui devoit beaucoup, & elle étoit à la veille d’eſſuyer une banqueroûte de la part d’un Négociant de Paris capable de la ruiner. Après s’être conſultée, elle ſe détermina à faire un voyage dans cette ſuperbe Ville. Cette tendre mere m’aimoit trop pour me perdre de vûe pendant une eſpace de temps qui pouvoit être fort long, il fut réſolu que je l’accompagnerois. Hélas ! la pauvre femme ne prévoyoit guere qu’elle y finiroit ſes triſtes jours, & que je retrouverois dans les bras de mon cher Comte la ſource du bonheur des miens.

Il fut déterminé que nous partirions dans un mois : temps que j’allai paſſer avec Madame C.... à ſa maiſon de campagne éloignée d’une petite lieue de la Ville : Monſieur l’Abbé y venoit réguliérement tous les jours & y couchoit, lorſque ſes devoirs le lui permettoient. L’un & l’autre m’accabloient de careſſes ; on ne craignoit plus de tenir devant moi des propos aſſez libres, de parler de matieres de Morale, de Religion, de ſujets Métaphyſiques, dans un goût bien différent des principes que j’avois reçus. Je m’appercevois que Madame C… étoit contente de ma façon de penſer & de raiſonner, & qu’elle ſe faiſoit un plaiſir de me conduire, de conſéquence en conſéquence, à des preuves claires & évidentes. Quelquefois ſeulement j’avois le chagrin de remarquer que M. l’Abbé T… lui faiſoit ſigne de ne pas pouſſer ſi loin ſes raiſonnemens ſur certaines matieres. Cette découverte m’humilia ; je réſolus de tout tenter pour être inſtruite de ce que l’on vouloit me cacher. Je n’avois pas juſqu’alors formé le moindre ſoupçon ſur la tendreſſe mutuelle qui les uniſſoit. Bientôt je n’eûs plus rien à deſirer, comme vous allez l’entendre.

Vous verrez, mon cher Comte, quelle eſt la ſource d’où j’ai puiſé les principes de Morale & de Métaphyſique que vous avez ſi bien cultivés, & qui, en m’éclairant ſur ce que nous ſommes dans ce monde, comme ſur ce que nous avons à craindre de l’autre, aſſurent la tranquillité d’une vie dont vous faites tout le plaiſir.

Nous étions alors dans les plus beaux jours de l’Eté. Madame C… ſe levoit ordinairement vers les cinq heures du matin, pour aller ſe promener dans un petit boſquet au bout de ſon jardin. J’avois remarqué que l’Abbé T… s’y rendoit auſſi lorſqu’il couchoit à la Campagne ; qu’au bout d’une heure ou deux ils rentroient enſemble dans l’appartement où couchoit Madame C… & qu’enfin l’un & l’autre ne paroiſſoient enſuite dans la maiſon que vers les huit à neuf heures.

Je réſolus de les prévenir dans le boſquet & de m’y cacher de maniere à pouvoir les entendre. Comme je n’avois pas l’ombre du ſoupçon de leurs amours, je ne prévoyois point du tout ce que je perdrois en ne les voyant pas. Je fus donc reconnoître le terrein & m’aſſurer une place commode à mon projet.

Le ſoir en ſoupant, la converſation tomba ſur les opérations & ſur les productions de la nature ; mais qu’eſt-ce que c’eſt donc que cette nature, dit Madame C… ? Eſt-ce un Etre particulier ? Tout ne ſeroit-il pas produit par Dieu ? Seroit-elle une Divinité ſubalterne ? En vérité vous n’êtes pas raiſonnable de parler ainſi, répliqua vivement l’Abbé T… en lui faiſant un clin d’œil. Je vous promets, dit-il, dans notre promenade, demain matin, de vous expliquer l’idée que l’on doit avoir de cette mere commune du genre humain : il eſt trop tard pour toucher cette matiere. Ne voyez-vous pas qu’elle accableroit d’ennui Mademoiſelle Théreſe, qui tombe de ſommeil ? Si vous voulez m’en croire l’une & l’autre, allons nous coucher ; je vais finir mes heures, & je ſuivrai de près votre exemple. Le conſeil de l’Abbé fut rempli : chacun ſe retira dans ſon appartement.

Le lendemain, dès la pointe du jour, j’allai me camper dans mon embuſcade. Je me plaçai dans des brouſſailles qui étoient derriere une eſpece de boſquet de charmille, orné de bancs de bois peints en verd & de quelques ſtatues. Après une heure d’impatience mes héros arriverent & s’aſſirent préciſément ſur le blanc derriere lequel je m’étois gîtée. Oui en vérité, diſoit l’Abbé en entrant, elle devient tous les jours plus jolie ; ſes tétons ſont groſſis au point de remplir fort bien la main d’un honnête Eccléſiaſtique ; ſes yeux ont une vivacité qui ne dément pas le feu de ſon tempéramment ; car elle en a un des plus fort la petite friponne de Théreſe. Imagines-toi qu’en profitant de la permiſſion que je lui ai donné de ſe ſoulager avec le doigt elle le fait au moins une fois tous les jours. Avoues que je ſuis auſſi bon Médecin que docile Confeſſeur ; je lui ai guéri le corps & l’eſprit. Mais, Abbé, reprit Madame C… auras-tu bientôt fini avec ta Théreſe ? Sommes nous venus ici pour nous entretenir de ſes beaux yeux, de ſon tempéramment ? Je ſoupçonne, Monſieur l’égrillard, que vous auriez bien envie de lui éviter la peine qu’elle prend de s’appliquer elle-même votre recette. Au reſte tu ſçais que je ſuis bonne Princeſſe, & j’y conſentirois volontiers, ſi je n’en prévoyois pas le danger pour toi. Théreſe a de l’eſprit ; mais elle eſt trop jeune, & n’a pas aſſez d’uſage du monde pour oſer s’y confier. Je remarque que ſa curioſité eſt ſans égale. Il y a de quoi faire par la ſuite un très-bon ſujet ; & ſans les inconvéniens dont je viens de parler, je n’héſiterois pas à te propoſer à la mettre de tiers dans nos plaiſirs ; car convenons qu’il y a bien de la folie à être jaloux ou envieux du bonheur de ſes amis, dès que leur félicité n’ôte rien à la nôtre. Vous avez bien raiſon, Madame, dit l’Abbé. Ce ſont deux paſſions qui tourmentent en pure perte tous ceux qui ne ſont pas nés pour ſçavoir penſer. Il faut diſtinguer cependant l’envie de la jalouſie. L’envie eſt une paſſion innée dans l’homme ; elle fait partie de ſon eſſence : les enfans au berceau ſont envieux de ce qu’on donne à leurs ſemblables. Il n’y a que l’éducation qui puiſſe modérer les effets de cette paſſion que nous tenons des mains de la nature. Mais il n’en eſt pas de même de la jalouſie conſidérée par rapport aux plaiſirs de l’amour. Cette paſſion eſt l’effet de notre amour propre & du préjugé. Nous connoiſſons des Nations entieres, où les hommes offrent à leurs convives la jouiſſance de leurs femmes, comme nous offrons aux nôtre le meilleur vin de notre cave. Un de ces Inſulaires careſſe l’amant qui jouit des embraſſemens de ſa femme : ſes compatriotes l’applaudiſſent, le félicitent. Un François, en même cas, fait la moue ; chacun le montre au doigt & ſe moque de lui. Un Perſan poignarde l’amant & la maitreſſe ; tout le monde applaudit à ce double aſſaſſinat.

Il eſt donc évident que la jalouſie n’eſt pas une paſſion que nous tenions de la nature, c’eſt l’éducation, c’eſt le préjugé du pays qui l’a fait naître. Dès l’enfance une fille à Paris lit, entend dire qu’il eſt humiliant d’eſſuyer une infidélité de ſon amant : on aſſure à un jeune homme qu’une maîtreſſe, qu’une femme infidele bleſſe l’amour propre, deshonore l’amant ou le mari. De ces principes ſucés, pour ainſi dire, avec le lait, naît la jalouſie, ce monſtre qui tourmente les humains en pure perte, pour un mal qui n’a rien de réel.

Dinſtinguons néanmoins l’inconſtance de l’infidélité. J’aime une femme dont je ſuis aimé : ſon caractere ſympathiſe avec le mien ; ſa figure, ſa jouiſſance fait mon bonheur ; elle me quitte : ici la douleur n’eſt plus l’effet du préjugé, elle eſt raiſonnable, je perds un bien effectif, un plaiſir d’habitude que je ne ſuis pas certain de pouvoir réparer avec tous ſes agrémens ; mais une infidélité paſſagere, qui n’eſt que l’ouvrage du plaiſir, du tempéramment, quelquefois celui de la reconnoiſſance, ou d’un cœur tendre & ſenſible à la peine ou au plaiſir d’autrui, quel inconvenient en réſulteroit-il ? En vérité, quoiqu’on diſe, il faut être peu ſenſé pour s’inquiéter de ce qu’on nomme à juſte titre un coup d’épée dans l’eau, d’une choſe qui ne nous fait ni bien ni mal.

Oh ! je vous vois venir, dit Madame C… en interrompant l’Abbé T… ceci m’anonce tout doucement que par bon cœur ou pour faire plaiſir à Théreſe, vous ſeriez homme à lui donner une petite leçon de volupté, un petit cliſtere aimable, qui, ſelon vous, ne me feroit ni bien ni mal. Va, mon cher Abbé, continua-t-elle, j’y conſens avec joie : je vous aime tous deux ; vous gagnerez l’un & l’autre par cette épreuve, à laquelle je ne perdrai rien : pourquoi m’y oppoſerois-je ? Si je m’en inquiétois, tu conclurois avec raiſon que je n’aime que moi, que ma ſatisfaction particuliere, qu’à l’augmenter aux dépens même de celle que tu peux goûter ailleurs ; & c’eſt ce qui n’eſt point : je ſçai faire mon bonheur indiſtinctement de tout ce qui peut contribuer à augmenter le tien. Ainſi tu peux, mon cher ami, ſans craindre de me déſobliger, houſpiller de ton mieux la moniche de Théreſe : cela fera grand bien à cette pauvre fille ; mais, je te le répéte, prends garde à l’imprudence… Quelle folie, reprit l’Abbé ! je vous jure que je ne penſe point à Théreſe. J’ai voulu ſimplement vous expliquer le mécaniſme par lequel la nature… Hé bien ! n’en parlons plus, répliqua Madame C… Mais à propos de nature, tu oublie, ce me ſemble, la promeſſe que tu m’avois faite de me définir ce que c’eſt que cette bonne mere. Voyons un peu comment tu te tireras de cette démonſtration, car tu prétens que tu démontre tout.

Je le veux, répondit l’Abbé ; mais, ma petite mere, tu ſçais ce qu’il me faut auparavant ; je ne vaux rien quand je n’ai pas fait la beſogne qui affecte le plus vivement mon imagination. Les autres idées ne ſont pas nettes & ſe trouvent toujours abſorbées, confondues par celle-ci. Je t’ai déjà dit que lorſqu’à Paris je m’occupois preſqu’uniquement de la lecture & des ſciences les plus abſtraites, dès que je ſentois l’éguillon de la chair me tracaſſer, j’avois une petite fille ad hoc comme on a un pot de chambre pour piſſer, à qui je faiſois une ou deux fois la groſſe beſogne, dont il vous plaît de ne vouloir pas tâter de ma façon. Alors l’eſprit tranquille, les idées nettes, je me remettois au travail ; & je ſoutiens que tout homme de lettres, tout homme de cabinet, qui a un peu de tempéramment, doit uſer de ce remede auſſi néceſſaire à la ſanté du corps qu’à celle de l’eſprit. Je dis plus : je prétends que tout honnête homme, qui connoît les devoirs de la ſociété, devroit en faire uſage, afin de s’aſſurer de n’être point excité trop vivement à s’écarter de ces devoirs en débauchant la femme ou la fille de ſes amies, ou de ſes voiſins.

Préſentement vous me demanderez, peut-être Madame, continua l’Abbé, comment doivent donc faire les femmes & les filles ? elle ont dites-vous, leurs beſoins comme les hommes, elles ſont de même pâte, cependant elles ne peuvent pas ſe ſervir des mêmes reſſource : le point d’honneur, la crainte d’un indiſcret, d’un maladroit, d’un faiſeur d’enfant, ne leur permet pas d’avoir recours au même remede que les hommes. D’ailleurs, ajouterez-vous, où en trouver de ces hommes tout prêts, comme l’étoit votre petite fille ad hoc ? Hé bien, Madame, continua T… que les femmes & les filles faſſent comme Théreſe & vous ; ſi ce jeu ne leur plaît pas aſſez, (comme en effet il ne plait pas à toutes) qu’elle ſe ſervent de ces ingénieux inſtrumens nommés Godemichis ; c’eſt une imitation aſſez naturelle de la réalité. Joignez à cela que l’on peu s’aider de l’imagination. Au bout du compte, je le répéte, les hommes & les femmes ne doivent ſe procurer que les plaiſirs qui ne peuvent pas troubler l’intérieur de la ſociété établie. Les femmes ne doivent donc jouir que de ceux qui leur conviennent, eû égard aux devoirs que cet établiſſement leur impoſe. Vous aurez beau vous récrier à l’injuſtice, ce que vous regardez comme injuſtice particuliere, aſſure le bien général, que perſonne ne doit tenter d’enfreindre. Oh ! je vous tiens, Monſieur l’Abbé, repliqua Madame C… vous venez me dire préſentement qu’il ne faut pas qu’une femme, qu’une fille, ſe laiſſent faire ce que vous ſçavez par les hommes, ni qu’un honnête homme trouble l’intérêt public en cherchant à les ſéduire ; tandis que vous-même, Monſieur le paillard, m’avez tourmentée cent fois pour me mettre dans ce cas, & qu’il y a long-temps que ce ſeroit une beſogne faite, ſans la crainte inſurmontable que j’ai toujours eue de devenir groſſe ; vous n’avez donc pas craint, pour ſatisfaire votre plaiſir particulier, d’agir contre l’intérêt général que vous prônez ſi fort. Bon ! nous y voilà encore, reprit l’Abbé ! Tu recommences donc toujours la même chanſon, ma petite mere ? Ne t’ai-je pas dit qu’en agiſſant avec de certaines précautions, on ne riſque point cet inconvénient ? N’eſt-tu pas convenue avec moi que les femmes n’ont que trois choſes à redouter, la peur du Diable, la réputation & la groſſeſſe ? Tu es très-appaiſé, je penſe, ſur le premier article ; je ne crois pas que tu craignes de ma part l’indiſcrétion ni l’imprudence, qui ſeules peuvent ternir la réputation ; enfin on ne devient mere que par l’étourderie de ſon amant. Or, je t’ai déjà démontré plus d’une fois, par l’explication du mécanique de la fabrique des hommes que rien n’étoit plus facile à éviter : répétons donc encore ce que nous avons dit à ce ſujet. L’amant par la réflexion ou par la vûe de ſa maîtreſſe, ſe trouve dans l’état qui eſt néceſſaire à l’acte de la génération : le ſang, les eſprits, le nerf érecteur, ont enflé & roidi ſon dart : tous deux d’accord, ils ſe mettent en poſture : la fléche de l’amant eſt pouſſée dans le carquois de ſa maîtreſſe : les ſemences ſe préparent par le frottement réciproque des parties. L’excès du plaiſir les tranſporte ; déjà l’élixir divin eſt prêt à couler : alors l’amant ſage, maître de ſes paſſions, retire l’oiſeau de ſon nid ; & ſa main, ou celle de ſa maîtreſſe acheve par quelques legers mouvemens de provoquer l’éjaculation au dehors. Point d’enfant à craindre dans ce cas. L’amant étourdi & brutal pouſſe au contraire juſques au fond du vagin, il y répand ſa ſemence ; elle pénetre dans la matrice, & de-là dans ſes trompes où ſe forme la génération.

Voilà, Madame, continua Mr. T… puiſque vous avez voulu que je le répetaſſe encore, quel eſt le mécanique des plaiſirs de l’Amour. Me connoiſſant tel que je ſuis, pouvez-vous me croire du nombre de ces derniers imprudens ? Non, ma chere amie, j’ai fait cent fois l’expérience du contraire ; laiſſe-moi, je te conjure, la renouveller aujourd’hui avec toi. Regardez dans quel état de triomphe eſt mon drôle : tu le tiens ; oui ; ſerre-le bien dans ta main ; tu vois qu’il te demande grace, & je… Non pas, s’il vous plaît, mon cher Abbé, repliqua à l’inſtant Madame C… il n’en ſera rien, je vous jure ; tout ce que vous m’avez dit, ne peut me tranquiliſer ſur mes craintes ; & je vous procurerois un plaiſir que je ne pourrois pas goûter, cela n’eſt pas juſte. Laiſſez-moi donc faire : je vais mettre ce petit effronté à la raiſon. Eh bien ! pourſuivit-elle, eſ-tu content de mes tetons & de mes cuiſſes ? Les as-tu aſſez baiſés, aſſez maniés ? Pourquoi trouſſer ainſi mes manchettes au-deſſus du coude ? Monſieur aime ſans doute à voir les mouvemens d’un bras nud ? Fais-je bien ? Tu ne dis mot ! Ah ! le coquin ! qu’il a de plaiſirs ?

Il ſe fit un inſtant de ſilence. Puis tout-à -coup j’entendis l’Abbé qui s’écria : ma chere maman, je n’en puis plus ; un peu plus vîte, donne-moi donc ta petite langue, je t’en prie : Ah ! il cou… le !

Juges, mon cher Comte, de l’état où j’étois pendant cette édifiante converſation. J’eſſayai vingt fois de me lever, pour tâcher de trouver quelqu’ouverture par où je puſſe découvrir les objets ; mais le bruit des feuilles me retint toujours. J’étois aſſiſe : je m’allongeai de mon mieux, & pour éteindre le feu qui me dévoroit, j’eus recours à mon petit exercice ordinaire.

Après quelques momens, qui furent employés ſans doute à réparer le déſordre de Monſieur l’Abbé ; en vérité, dit-il, toute réflexion faire, je crois, ma bonne amie, que vous avez eu raiſon de me refuſer la jouiſſance que je vous demandois : j’ai ſenti un plaiſir ſi vif, un chatouillement ſi puiſſant, que je penſe que tout eût coulé à travers choux, ſi vous m’euſſiez laiſſé faire.

Il faut avouer que nous ſommes des animaux bien foibles, & bien peu maîtres de diriger nos volontés. Je ſçai tout cela, mon pauvre Abbé, reprit Madame C… tu ne m’apprends rien de nouveau ; mais dis-moi, eſt-il bien vrai que dans le genre des plaiſirs que nous goûtons, nous ne péchions pas contre l’intérêt de la ſociété ? Et cet amant ſage, dont tu approuve la prudence, qui retire l’oiſeau de ſon nid, & qui répend le beaume de vie au dehors, ne fait-il pas également un crime ; car il faut convenir que les uns & les autres nous ſupprimons à la ſociété un citoyen qui pourroit lui devenir utile.

Ce raiſonnement, répliqua l’Abbé, paroît d’abord ſpécieux ; mais vous allez voir, ma belle Dame, qu’il n’a cependant que l’écorce. Nous n’avons aucune loi humaine ni divine qui nous invite, & encore moins qui nous contraigne de travailler à la multiplication du genre humain. Toutes ces loix permettent le célibat aux garçons & aux filles, à une foule de Moines fainéans & Réligieuſes inutiles : elles permettent à l’homme marié d’habiter avec ſa femme groſſe, quoique les ſemences alors répandues, le ſoient ſans eſpérance de fruit. L’état de virginité eſt même réputé préférable à celui du mariage. Or, ces faits poſés, n’eſt-il pas certain que l’homme qui triche, & ceux qui, comme nous, jouiſſent des plaiſirs de la petite oye, ne font rien de plus que ces Moines, que ces Religieuſes, que tout ce qui vît dans le célibat ? Ceux-ci conſervent dans leurs reins en pure perte une ſemence que les premiers répandent en pure perte : ne ſont-ils donc pas les uns & les autres préciſément dans un cas égal, eû égard à la ſociété ? Ils ne lui donnent tous aucun citoyen ; mais la ſaine raiſon ne nous dicte-t-elle pas qu’il vaut mieux encore que nous jouiſſions d’un plaiſir qui ne fait tort à perſonne, en répandant inutilement cette ſemence, que de la conſerver dans nos vaiſſeaux ſpermatiques, non-ſeulement avec la même inutilité, mais encore toujours aux dépens de notre ſanté & ſouvent de notre vie. Ainſi vous voyez, Madame la raiſonneuſe, ajouta l’Abbé, que nos plaiſirs ne font pas plus de tort à la ſociété que le célibat aprouvé des Moines, des Réligieuſes, &c. & que nous pouvons aller notre petit train.

Sans doute qu’enſuite de ces réflexions l’Abbé ſe mit en devoir de rendre à Madame C… ſervice, car j’entendis un inſtant après que celle-ci lui diſoit : Ah : finis, vilain Abbé retires ton doigt, je ne ſuis pas entrain aujourd’hui, je me reſſens encore de nos folies d’hier, remettons celle-ci à demain : d’ailleurs tu ſçais que j’aime à être à mon aiſe, bien étendue ſur mon lit : ce banc n’eſt point commode ; finis encore un coup : je ne veux de toi préſentement que la définition que tu m’as promis ſur Dame Nature : vous voilà tranquille, Mr. le Philoſophe ; parlez, je vous écoute. Sur Dame Nature, reprit l’Abbé ? Ma foi vous en ſçaurez bientôt autant que moi. C’eſt un Etre imaginaire, c’eſt un mot vuide de ſens. Les premiers Chefs des Réligions, les premiers Politiques, embarraſſés ſur l’idée qu’ils devoient donner au public du bien & du mal moral, ont imaginé un être entre Dieu & nous, qu’ils ont rendu l’auteur de nos paſſions, de nos maladies, de nos crimes. Comment en effet ſans ce ſecours euſſent-ils concilié leur ſyſtême avec la bonté infinie de Dieu ? D’où euſſent-ils dit que nous venoient ces envies de voler, de calomnier, d’aſſaſſiner ? Pourquoi tant de maladies, tant d’infirmités ? Qu’avoit fait à Dieu ce malheureux cul-de-jatte, né pour ramper ſur la terre pendant toute ſa vie ? Un Théologien nous dit à cela : ce ſont des effets de la Nature. Mais qu’eſt-ce que c’eſt que cette Nature ? Eſt-ce un autre Dieu que nous ne connoiſſons pas ? Agit-elle par elle-même & indépendamment de la volonté de Dieu ? Non, dit encore ſéchement le Théologien. Comme Dieu ne peut pas être l’auteur du mal, le mal ne peut exiſter que par le moyen de la Nature. Quelle abſurdité ! Eſt-ce du bâton qui me frappe dont je dois me plaindre ? N’eſt-ce pas de celui qui a dirigé le coup ? N’eſt-ce pas lui qui eſt l’auteur du mal que je reſſens ? Pourquoi ne pas convenir une bonne fois que la Nature eſt un Etre de raiſon, un mot vuide de ſens ; que tout eſt de Dieu, que le mal phyſique qui nuit aux uns ſert au bonheur des autres ; que tout eſt bien ; qu’il n’y a rien de mal dans le monde eu égard à la Divinité ; que tout ce qui s’appelle bien ou mal moral, n’eſt que relatif à l’intérêt des ſociétés établies parmi les hommes, mais relatif à Dieu, par la volonté duquel nous agiſſons néceſſairement d’après les premieres loix, d’après les premiers principes du mouvement qu’il a établi dans tout ce qui exiſte ? Un homme vole, il fait du bien par rapport à lui, du mal par ſon infraction à l’établiſſement de la ſociété, mais rien par rapport à Dieu. Cependant je conviens que cet homme doit être puni, quoiqu’il ait agi néceſſairement, quoique je ſois convaincu, qu’il n’a pas été libre de commettre ou de ne pas commettre ſon crime ; mais il doit l’être parce que la punition d’un homme qui trouble l’ordre établi, fait mécaniquement par la voie des ſens, des impreſſions ſur l’ame qui empêchent les méchans de riſquer ce qui pourroit leur faire mériter la même punition, & que la peine que ſubit ce malheureux pour ſon infraction, doit contribuer au bonheur général, qui eſt préférable dans tous les cas au bien particulier. J’ajoute encore que l’on ne peut même trop noter d’infamie les parens, les amis & tous ceux qui ont eu des habitudes avec un criminel, pour engager par ce trait de politique, tous les humains à s’inſpirer mutuellement entre eux de l’horreur pour les actions, & pour les crimes qui peuvent troubler la tranquilité publique : tranquilité que notre diſpoſition naturelle, que nos beſoins, que notre bien-être particulier nous portent ſans ceſſe à enfraindre : diſpoſition enfin qui ne peut être abſorbée dans l’homme que par l’éducation ; qu’au moyen des impreſſions qu’il reçoit dans l’ame, par la voie des autres hommes qu’il fréquente ou qu’il voit habituellement, ſoit par le bon exemple, ſoit par les diſcours ; en un mot par les ſenſations externes, qui, jointes aux diſpoſitions intérieures, dirigent toutes les actions de notre vie. Il faut donc éguilloner, il faut néceſſiter les hommes à s’exciter entre eux à ces ſenſations utiles au bonheur général.

Je crois, Madame, ajouta l’Abbé, que vous ſentez préſentement ce que l’on doit entendre par le mot de Nature. Je me propoſe de vous entretenir demain matin de l’idée qu’on doit avoir des Réligions. C’eſt une matiere importante à notre bonheur ; mais il eſt trop tard pour l’entamer aujourd’hui. Je ſens que j’ai beſoin d’aller prendre mon Chocolat. Je le veux, dit Madame C… en ſe levant : Monſieur le Philoſophe a ſans doute beſoin d’une réparation phyſique pour les pertes libidineuſes que je lui ai fait faire : cela eſt bien juſte, continua-t-elle : vous avez fait & vous avez dit des choſes admirables : rien de mieux que vos obſervations ſur la Nature ; mais trouvez bon que je doute fort que vous puiſſiez me faire voir auſſi clair ſur le chapitre des Réligions, que vous avez touché diverſes fois avec beaucoup moins de ſuccès. Comment donner en effet des démonſtrations dans une matiere auſſi abſtraite, & où tout eſt article de foi ? C’eſt ce que nous verrons demain, répondit l’Abbé. Oh ! ne comptez pas en être quitte demain pour des raiſonnemens, répliqua Madame C… Nous rentrerons, s’il vous plait, de bonne heure dans ma chambre, où j’aurai beſoin de vous & de mon lit de repos.

Quelques inſtans après ils prirent l’un & l’autre le chemin de la maiſon. Je les y ſuivis par une allée couverte. Je ne reſtai qu’un moment dans ma chambre pour y changer de robbe, & je me rendis de ſuite dans l’appartement de Madame C… où je craignois que l’Abbé n’entamât encore l’article des Réligions, que je voulois abſolument entendre ; celui de la Nature m’avoit frappée : je voyois clairement que Dieu & la Nature n’étoient qu’une même choſe, ou du moins que la nature n’agiſſoit que par la volonté immédiate de Dieu. Delà je tirai mes petites conſéquences, & je commençai peut-être à penſer pour la premiere fois de ma vie.

Je tremblois en entrant dans l’appartement de Madame C… Il me ſembla qu’elle devoit s’appercevoir de l’eſpece de perfidie que je venois de lui faire & de diverſes réflexions dont j’étois agitée. L’Abbé T… me regardoit attentivement ; je me crus perdue ; mais bientôt je l’entendis qu’il diſoit à demi bas à Madame C… voyez ſi Théreſe n’eſt pas jolie ? Elle a des couleurs charmantes ; ſes yeux ſont perçans & ſa phyſionomie devient tous les jours plus ſpirituelle. Je ne ſçai ce que Madame C… lui répondit ; ils ſoûrioient l’un & l’autre. Je fis ſemblant de n’avoir rien entendu, & j’eus grand ſoin de ne pas les quitter de toute la journée.

En rentrant le ſoir dans ma chambre, je formai mon plan pour le lendemain matin. La crainte où j’étois de ne pas m’éveiller d’aſſez bonne heure, fut cauſe que je ne dormis point. Vers les cinq heures du matin je vis Madame C… gagner le boſquet où Monſieur T… l’attendoit déja ; ſuivant ce que j’avois oui la veille, elle devoit bientôt rentrer dans ſa chambre à coucher où étoit le lit de repos dont elle avoit parlé. Je n’héſitai pas de m’y couler & de

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me cacher dans la ruelle de ſon lit, où je m’aſſis ſur le plancher, le dos appuyé contre le mur à côté du chevet, j’avois le rideau du lit devant moi, que je pouvois entr’ouvrir au beſoin pour avoir en entier le ſpectacle du petit lit qui étoit dans le coin oppoſé de la chambre, où l’on ne pouvoit pas dire un mot ſans que je l’entendiſſe.

Ainſi portée, l’impatience commençoit à me faire appréhender d’avoir manqué mon coup, lorſque mes deux acteurs rentrerent. Baiſe moi comme il faut, mon cher ami, diſoit Madame C… en ſe laiſſant tomber ſur ſon lit de repos. La lecture de ton vilain Portier des Chartreux m’a miſe toute en feu ; ſes portraits ſont frappés ; ils ont un air de vérité qui charme : s’il étoit moins ordurier, ce ſeroit un livre inimitable dans ſon genre. Mets le moi aujourd’hui, Abbé, je t’en conjure, ajouta-t-elle ; j’en meurs d’envie, & je conſens d’en riſquer l’événement. Non pas moi, reprit l’Abbé, pour deux bonnes raiſons : la premiere, c’eſt que je vous aime & que je ſuis trop honnête homme pour riſquer votre réputation & vos juſtes reproches par cette imprudence : la ſeconde c’eſt que Monſieur le Docteur n’eſt pas aujourd’hui comme vous voyez dans ſon brillant ; je ne ſuis pas gaſcon, &… Je le vois à merveille, reprit Madame C… cette derniere raiſon eſt ſi énergique que vous euſſiez pû en vérité vous diſpenſer de vous faire un mérite de la premiere. Çà, mets-toi donc du moins à côté de moi, ajouta-t-elle en s’étendant laſcivement ſur le lit, & chantons, comme tu dis, le petit office. Ah ! de tout mon cœur, ma chere maman, reprit l’Abbé qui étoit alors debout, découvrant méthodiquement la gorge de Madame. Enſuite il trouſſa ſa robbe & ſa chemiſe juſqu’au-deſſus du nombril ; puis il lui ouvrit les cuiſſes, en élevant tant ſoit peu ſes genoux, de maniere que ſes talons, qui ſe raprochoient quelque peu de ſes feſſes, étoient preſque joints l’un à l’autre, appuyés ſur les pieds du lit.

Dans cette attitude, en partie cachée pour moi par l’Abbé, qui baiſoit alternativement toutes les beautés du corps de ſa chere maîtreſſe, Madame C… paroiſſoit immobile, recueillie, méditant ſur la nature des plaiſirs dont elle ſentoit déja les prémices : ſes yeux étoient moitié fermés : la pointe de ſa langue ſe montroit ſur le bord de ſes lévres vermeilles, & tous les muſcles de ſon viſage étoient dans une agitation voluptueuſe. Finis donc tes baiſers, dit-elle à l’Abbé T… ne vois-tu pas que je t’attends ? Je n’en puis plus.

Le complaiſant Directeur ne ſe fis pas répéter deux fois ce qu’on exigeoit de lui. Il ſe gliſſa par le pied du lit entre Madame C… & la muraille, ſa main gauche fut paſſée ſous la tête de la tendre C… qu’il preſſoit, la baiſant bouche à bouche avec les petits mouvemens de langue les plus voluptueux. Son autre main fut occupée à l’action principale : elle careſſoit artiſtement, frottant cette partie qui diſtingue notre ſexe, & que Madame C… a très-abondamment garnie d’un poil friſé & du plus beau noir. Le doigt de l’Abbé jouoit ici le rôle le plus intéreſſant.

Jamais tableau ne ſut placé dans un jour plus avantageux, eu égard à ma poſition. Le lit de repos étoit diſpoſé de façon que j’avois pour point de vûë la toiſon de Madame C… Au-deſſous ſe montroient en partie ſes deux feſſes, agitées d’un mouvement léger de bas en haut, qui annonçoit la fermentation intérieure : & ſes cuiſſes, les plus belles, les plus rondes, les plus blanches qui ſe puiſſent imaginer, faiſoient avec ſes genoux un autre petit mouvement de droite & de gauche, qui contribuoit ſans doute auſſi à la joie de la partie principale que l’on fêtoit & dont le doigt de l’Abbé, perdu dans la toiſon, ſuivoit tous les mouvemens.

J’entreprendrois inutilement, mon cher Comte, de vous dire ce que je penſois alors : je ne ſentois rien pour trop ſentir. Je devins machinalement le ſinge de ce que je voyois ; ma main faiſoit l’office de celle de l’Abbé ; j’imitois tous les mouvemens de mon amie. Ah ! je me meurs, s’écria-t-elle tout-à-coup : enfonce-le, mon cher Abbé : oui… bien avant, je t’en conjure, pouſſe fort, pouſſe, mon petit : ah ! quel plaiſir ! je fonds… je… me pâ… me !

Toujours parfaite imitatrice de ce que je voyois, ſans réfléchir un inſtant à la défenſe de mon Directeur, j’enfonçai mon doigt à mon tour ; une légére douleur que je reſſentis, ne m’arrêta pas, je pouſſai de toute ma force, & je parvins au comble de la volupté.

La tranquilité avoit ſuccédé aux emportemens amoureux, & je m’étois comme aſſoupie malgré ma ſituation gênante, lorſque j’entendis Madame C… s’approcher du lieu où j’étois cachée. Je me crus découverte ; mais j’en fus quitte pour la peur. Elle tira le cordon de ſa ſonnette ; & demanda du chocolat que l’on prit en faiſant l’apologie des plaiſirs qu’on venoit de goûter. Pourquoi ne ſont-ils pas entierement innocens, dit Madame C… ? Car vous avez beau dire qu’ils ne bleſſent point l’intérêt de la ſociété ; que nous y ſommes portés par un beſoin auſſi naturel à certains tempérammens, auſſi néceſſaire à ſoulager, que le ſont les beſoins de la faim & de la ſoif : vous m’avez très-bien démontré que nous n’agiſſons que par la volonté de Dieu, que la nature n’eſt qu’un mot vuide de ſens, & n’eſt que l’effet dont Dieu eſt la cauſe ; mais la Réligion, qu’en direz-vous ? Elle nous défend les plaiſirs de concupiſcence, hors de l’état du mariage. Eſt-ce encore là un mot vuide de ſens ? Quoi, Madame, répondit l’Abbé, vous ne vous ſouvenez donc pas que nous ne ſommes point libres, que toutes nos actions ſont déterminées néceſſairement ? & ſi nous ne ſommes pas libres, comment pouvons-nous pécher ? Mais entrons, puiſque vous le voulez, ſérieuſement en matiere ſur le chapitre des Réligions. Votre diſcrétion, votre prudence me ſont connues ; & je crains d’autant moins de m’expliquer, que je proteſte devant Dieu de la bonne foi avec laquelle j’ai cherché à démêler la vérité de l’illuſion. Voici le réſumé de mes travaux & de mes réflexions ſur cette importante matiere.

Dieu eſt bon, dis-je : ſa bonté m’aſſûre que, ſi je cherche avec ardeur à connoître s’il eſt un culte véritable qu’il exige de moi, il ne me trompera pas ; je parviendrai à connoître évidemment ce culte, autrement Dieu ſeroit injuſte : il m’a donné la raiſon pour m’en ſervir, pour me guider : à quoi puis-je mieux l’employer ?

Si un Chrétien de bonne foi ne veut pas examiner ſa Réligion, pourquoi voudra-t-il (ainſi qu’il l’exige) qu’un Mahométan de bonne foi examine la ſienne ? Ils croient l’un & l’autre que leur Réligion leur a été révélée de la part de Dieu, l’une par Jéſus-Chriſt, l’autre par Mahomet.

La foi ne nous vient que parce que des hommes nous ont dit que Dieu a révélé de certaine vérités. Mais d’autres hommes en ont dit de même aux Sectaires des autres Réligions, leſquels croire ? Pour le ſçavoir, il faut donc examiner ; car tout ce qui vient des hommes doit être ſoumis à notre raiſon.

Tous les Auteurs des diverſes Réligions répandues ſur la terre, ſe ſont vantés que Dieu les leur avoit révélées ; leſquels croire ? Examinons quelle eſt la véritable ; mais comme tout eſt préjugé de l’enfance & de l’éducation, pour juger ſainement, il faut commencer par faire un ſacrifice à Dieu de tout préjugés & examiner enſuite avec le flambeau de la raiſon une choſe de laquelle dépend notre bonheur ou notre malheur pendant notre vie & pendant l’éternité.

J’obſerve d’abord qu’il y a quatre parties dans le monde ; que la vingtiéme parties, au plus, d’une de ces quatre parties eſt Catholique ; que tous les habitans des autres parties diſent que nous adorons un homme, du pain, que nous multiplions la Divinité ; que preſque tous les Peres ſe ſont contredits dans leurs écrits ; ce qui prouve qu’ils n’étoient pas inſpirés de Dieu.

Tous les changemens de Réligions depuis Adam, faits par Moïſe, par Salomon, par Jéſus-Chriſt, & enſuite par les Peres, démontrent que toutes ces Réligions ne ſont que l’ouvrage des hommes. Dieu ne varie jamais ! il eſt immuable.

Dieu eſt par tout : cependant l’Ecriture ſainte dit que Dieu chercha Adam dans le Paradis Terreſtre, Adam ubi es ? Que Dieu s’y promena, qu’il s’entretint avec le Diable au ſujet de Job.

La raiſon me dit que Dieu n’eſt ſujet à aucune paſſion : cependant dans la Genèſe, Ch. 6, on y fait dire à Dieu qu’il ſe repend d’avoir créé l’homme, que ſa colere n’a pas été inefficace. Dieu paroît ſi foible dans la Réligion Chrétienne, qu’il ne peut pas réduire l’homme au point où il le voudroit : il le punit par l’eau, enſuite par le feu, l’homme eſt toujours le même ; il envoie des Prophêtes, les hommes ſont encore les mêmes ; il n’a qu’un fils unique, il l’envoie, le ſacrifie ; cependant les hommes ne changent en rien. Que de ridicules la Réligion Chrétienne donne à Dieu !

Chacun convient que Dieu ſçait ce qui doit arriver pendant l’éternité ; mais Dieu, dit-on, ne connoît ce qui doit réſulter de nos actions, qu’après avoir prévû que nous abuſerions de ſes graces, & que nous commettrions ces mêmes actions ; il réſulte néanmoins de cette connoiſſance, que Dieu en nous faiſant naître ſçavoit déja que nous ſerions infailliblement damnés & éternellement malheureux.

On voit dans l’Ecriture ſainte que Dieu a envoyé des Prophêtes pour avertir les hommes & les engager à changer de conduite. Or, Dieu qui ſçait tout, n’ignoroit pas que les hommes ne changeroient point de conduite. Donc l’Ecriture ſainte ſuppoſe que Dieu eſt un trompeur. Ces idées peuvent-elles s’accorder avec la certitude que nous avons de la bonté infinie de Dieu.

On ſuppoſe à Dieu qui eſt tout-puiſſant, un rival dangereux dans le Diable, qui lui enleve ſans ceſſe malgré lui les trois quarts du petit nombre des hommes qu’il a choiſis, pour leſquels ſon fils s’eſt ſacrifié, ſans s’embarraſſer du reſte du genre humain. Quelles pitoyables abſurdités !

Suivant la Réligion Chrétienne, nous ne péchons que par la tentation : c’eſt le Diable, dit-on, qui nous tente. Dieu n’avoit qu’à anéantir le Diable, nous ſerions tous ſauvés : il y a bien de l’injuſtice ou de l’impuiſſance de ſa part.

Une aſſez grande partie des Miniſtres de la Réligion Catholique prétend, que Dieu nous donne des commandemens, mais ſoutient qu’on ne ſçauroit les accomplir ſans la grace, que Dieu donne à qui lui plaît ; & que cependant Dieu punit ceux qui ne les obſervent pas ! Quelle contradiction ! Quelle impiété monſtrueuſe !

Y a-t-il rien de ſi miſérable que de dire que Dieu eſt vindicatif, jaloux, colère : de voir que les Catholiques adreſſent leurs prieres aux Saints ; comme ſi ces Saints étoient partout ainſi que Dieu ; comme ſi ces Saints pouvoient lire dans les cœurs des hommes & les entendre ?

Quelle ridiculité de dire que nous devons tout faire pour la plus grande gloire de Dieu ! Eſt-ce que la gloire de Dieu peut-être augmentée par l’imagination, par les actions des hommes ? Peuvent-ils augmenter quelque choſe en lui ? Ne ſe ſuffit-il pas à lui-même.

Comment des hommes ont-ils pu s’imaginer que la Divinité ſe trouvoit plus honorée, plus ſatisfaite, de leur voir manger un harang qu’une moviette, une ſoupe à l’oignon qu’une ſoupe au lard, une ſolle qu’une perdrix ; & que cette même Divinité les damnerait éternellement ſi dans certains jours ils donnoient la préférence à la ſoupe au lard ?

Foibles mortels ! Vous croyez pouvoir offenſer Dieu ! Pourriez-vous ſeulement offenſer un Roi, un Prince, qui ſeroient raiſonnables ? Ils mépriſeroient votre foibleſſe & votre impuiſſance. On vous annonce un Dieu vengeur, & on vous dit que la vengeance eſt un crime. Quel contradiction ! On vous aſſûre que pardonner une offenſe, eſt une vertu : & on oſe vous dire que Dieu ſe venge d’une offenſe involontaire par une éternité de ſupplices !

S’il y a un Dieu, dit-on, il y a un culte. Cependant avant la création du monde, il faut convenir qu’il y avoit un Dieu & point de culte. D’ailleurs depuis la création il y a des bêtes qui ne rendent aucun culte à Dieu. S’ils n’y avoit point d’hommes, il y auroit toujours un Dieu, des créatures & point de culte. La manie des hommes eſt de juger des actions de Dieu par celles qui leur ſont propres.

La Réligion Chrétienne donne un fauſſe idée de Dieu ; car la juſtice humaine, ſelon elle, eſt une émanation de la juſtice divine. Or nous ne pourrions, ſuivant la juſtice humaine, que blâmer les actions de Dieu envers ſon Fils, envers Adam, envers les Peuples à qui on n’a jamais prêché, envers les enfans qui meurent avant le Baptême.

Suivant la Réligion Chrétienne il faut tendre à la plus grande perfection. L’état de virginité, ſuivant elle, eſt plus parfait que celui du mariage : or il eſt évident que la perfection de la Réligion Chrétienne tend à la deſtruction du genre humain. Si les efforts, les diſcours des Prêtres réuſſiſſoient, dans ſoixante ou quatre-vingt ans le genre humain ſeroit détruit. Cette Réligion peut-elle être de Dieu.

Eſt-il rien de ſi abſurde que de faire prier Dieu pour ſoi par des Prêtres, par des Moines, par d’autres perſonnes ? On juge de Dieu, comme on juge des Rois.

Quel excès de folie de croire que Dieu nous a fait naître pour que nous ne faſſions que ce qui eſt contre Nature, que ce qui peut nous rendre malheureux dans ce monde ; en exigeant que nous nous refuſions tout ce qui ſatisfait les ſens, les appétits qu’il nous à donnés ! Que pourroit faire de plus un Tiran acharné à nous perſécuter depuis l’inſtant de ſa naiſſance juſqu’à celui de notre mort ?

Pour être parfait Chrétien, il faut être ignorant, croire aveuglément, renoncer à tous les plaiſirs, aux honneurs, aux richeſſes, abandonner ſes parens, ſes amis, garder ſa virginité, en un mot faire tout ce qui eſt contraire à la Nature. Cependant cette Nature n’opere ſûrement que par la volonté de Dieu. Quelle contrariété la Réligion ſuppoſe dans un Etre infiniment juſte & bon !

Puiſque Dieu eſt le Créateur & le maître de toutes choſes, nous devons les employer toutes à l’uſage pour lequel il les a faites, & nous en ſervir ſuivant la fin qu’il s’eſt propoſée en les créant ; autant que par raiſon, par les ſentimens intérieurs qu’il nous a donnés, nous pouvons connoître ſon déſſein & ſon but, & les concilier avec l’intérêt de la ſociété établie parmi les hommes, dans le Pays que nous habitons.

L’homme n’eſt pas fait pour être oiſif : il faut qu’il s’occupe à quelque choſe, qui ait pour but ſon avantage particulier, concilié avec le bien général. Dieu n’a pas voulu ſeulement le bonheur de quelques particuliers ; il veut le bonheur de tous. Nous devons donc nous rendre mutuellement tous les ſervices poſſibles, pourvu que ces ſervices ne détruiſent pas quelques branches de la ſociété établie : c’eſt ce dernier point qui doit diriger nos actions. En conſervant, dans ce que nous faiſons, dans notre état, nous rempliſſons tous nos devoirs ; le reſte n’eſt que chimere, qu’illuſion, que préjugés.

Toutes les Réligions, ſans en excepter aucune, ſont l’ouvrages des hommes ; il n’y en a point qui n’ait eu ſes martyrs, ſes prétendus miracles. Que prouvent de plus les nôtres, que ceux des autres Réligions.

Les Réligions ont d’abord été établies par la crainte : le tonnerre, les orages, les vents, la grêle, détruiſoient les fruits, les grains qui nourriſſoient les premiers hommes répandus ſur la ſurface de la Terre. Leur impuiſſance à parer ces événemens, les obligea à avoir recours aux prieres envers ce qu’ils reconnoiſſoient être plus puiſſant qu’eux, & qu’ils croyoient diſpoſé à les tourmenter. Par la ſuite, des hommes ambitieux, de vaſtes génies, de grands politiques, nés dans différends ſiécles, dans diverſes Régions, ont tiré parti de la crédulité des peuples, ont annoncé des Dieux ſouvent biſarres, fantaſques, tyrans ; ont établi des cultes, ont entrepris de former des ſociétés dont ils puſſent devenir les Chefs, les Légiſlateurs : ils ont reconnu que, pour maintenir ces ſociétés, il étoit néceſſaire que chacun de leurs membres ſacrifiât ſouvent ſes paſſions, ſes plaiſirs particuliers au bonheur des autres. Delà la néceſſité de faire enviſager un équivalent de récompenſes à eſpérer & de peines à craindre, qui déterminaſſent à faire ces ſacrifices. Ces politiques imaginerent donc les Réligions. Toutes promettent des récompenſes & annoncent des peines, qui engagent une grande partie des hommes à réſiſter au penchant naturel qu’ils ont de s’approprier le bien, la femme, la fille d’autrui : de ſe venger, de médire, de noircir la réputation de ſon prochain, afin de rendre la ſienne plus ſaillante. L’honneur fut aſſocié par la ſuite aux Réligions. Cet Etre auſſi chimérique qu’elles, auſſi utile au bonheur des ſociétés, & à celui de chaque particulier, fut imaginé pour contenir dans les mêmes bornes, & par les mêmes principes, un certain nombre d’autres hommes.

Il y a un Dieu, Créateur & moteur de tout ce qui exiſte, n’en doutons point ; nous faiſons partie de ce tout & nous n’agiſſons qu’en conſéquence des premiers principes du mouvement que Dieu lui a donné. Tout eſt combiné & néceſſaire, rien n’eſt produit par le hazard. Trois dez, pouſſés par un joueur, doivent infailliblement donner tel ou tel point, eu égard à l’arrangement des dez dans ſon cornet, à la force & au mouvement donné. Le coup de dez eſt le tableau de toutes les actions de notre vie. Un dez en pouſſe un autre, auquel il imprime un mouvement néceſſaire ; & de mouvemens en mouvemens, il réſulte phyſiquement un tel point. De même l’homme, par ſon premier mouvement, par ſa premiere action, eſt déterminé invinciblement à une ſeconde, à une troiſiéme, &c. Car dire que l’homme veut une choſe parce qu’il la veut, c’eſt ne rien dire, c’eſt ſuppoſer que le néant produit un effet. Il eſt évident que c’eſt un motif, une raiſon qui le détermine à vouloir cette choſe : & de raiſons en raiſons, qui ſont déterminées les unes par les autres, la volonté de l’homme eſt invinciblement néceſſitée de faire telles & telles actions, pendant tout le cours de ſa vie, dont la fin eſt celle du coup de dez.

Aimons Dieu, non pas qu’il l’exige de nous, mais parce qu’il eſt ſouverainement bon ; & ne craignons que les hommes & leur loix. Reſpectons ces loix, parce qu’elles ſont néceſſaires au bien public, dont chacun de nous fait partie.

Voilà, Madame, ajouta l’Abbé T… ce que mon amitié pour vous m’a arraché ſur le chapitre des Réligions. C’eſt le fruit de vingt années de travail, de veilles & de méditations, pendant leſquelles j’ai cherché de bonne foi à diſtinguer la vérité du menſonge.

Concluons donc, ma chere amie, que les plaiſirs que nous goûtons vous & moi, ſont purs, ſont innocens, puiſqu’ils ne bleſſent ni Dieu, ni les hommes, par le ſecret & la décence que nous mettons dans notre conduite. Sans ces deux conditions, je conviens que nous cauſerions du ſcandale & que nous ſerions criminels envers la ſociété : notre exemple pourroit ſéduire de jeunes cœurs deſtinés par leurs familles, par leur naiſſance à des emplois utiles au bien public, dont ils négligeroient peut-être de ſe charger, pour ne ſuivre que le torrent des plaiſirs.

Mais, repliqua Madame C… ſi nos plaiſirs ſont innocens, comme je le conçois préſentement, pourquoi au contraire ne pas inſtruire tout le monde de la maniere d’en goûter du même genre ? Pourquoi ne pas communiquer le fruit que vous avez tiré de vos méditations métaphyſique, à nos amis, à nos concitoyens, puiſque rien ne pourroit contribuer davantage à leur tranquillité & à leur bonheur ? Ne m’avez-vous pas dit cent fois qu’il n’y a pas de plus grand plaiſir que celui de faire des heureux ?

Je vous ai dit vrai, Madame, reprit l’Abbé ; mais gardons-nous bien de réveler aux ſots, des vérités qu’ils ne ſentiroient pas, ou deſquelles ils abuſeroient. Elles ne doivent être connues que par gens qui ſçavent penſer, & dont les paſſions ſont tellement en équilibre entr’elles, qu’ils ne ſont ſubjugués par aucun. Cette eſpece d’hommes & de femmes eſt très-rare ; de cent mille perſonnes, il n’y en a pas vingt qui s’accoutume à penſer ; & de ces vingt, à peine en trouverez-vous quatre qui penſent en effet par elles-mêmes, ou qui ne ſoient pas emportées par quelque paſſion dominante. De-là il faut être extrêmement circonſpect ſur le genre de vérités que nous avons examiné aujourd’hui. Comme peu de perſonnes apperçoivent la néceſſité qu’il y a de s’occuper du bonheur de ſes voiſins pour s’aſſurer de celui que l’on cherche ſoi-même, on doit donner à peu de perſonnes des preuves claires de l’inſuffiſance des Réligions, qui ne laiſſent pas de faire agir & de retenir un grand nombre d’hommes dans leurs devoirs, & dans l’obſervation des régles qui, dans le fond, ne ſont utiles qu’au bien de la ſociété, ſous le voile de la Réligion, par la crainte des peines & l’eſpérance des récompenſes éternelles, qu’elle leur annonce. Ce ſont cette crainte & cette eſpérance qui guident les foibles ; le nombre en eſt grand : ce ſont l’honneur, les loix humaines, l’intérêt public qui guident les gens qui penſent ; le nombre en eſt en vérité bien petit.

Dès que M. l’Abbé T… eut ceſſé de parler, Madame C… le remercia dans des termes qui marquoient toute ſa ſatisfaction. Tu eſt adorable, mon cher ami, lui dit-elle, en lui ſautant au col ! Que je me trouve heureuſe de connoître, d’aimer un homme qui penſe auſſi ſainement que toi ! Sois aſſûré que je n’abuſerai jamais de ta confiance, & que je ſuivrai exactement la ſolidité de tes principes.

Après quelques baiſers, qui furent encore donnés de part & d’autre, & qui m’ennuyerent beaucoup, à cauſe de la ſituation gênante où j’étois, mon pieux Directeur & ſa docile Proſélite deſcendirent dans la ſalle où l’on avoit coûtume de s’aſſembler. Je gagnai promptement ma chambre, où je m’enfermai. Un inſtant après on vint m’appeller de la part de Madame C… Je lui fis dire que je n’avois pas dormi de toute la nuit, & que je la priois de me laiſſer repoſer encore quelques heures. J’employai ce temps à mettre par écrit tout ce que je venois d’entendre.

Nos jours s’écouloient dans cette campagne en témoignages réciproques d’amitié, lorſque ma mere vint ſubitement un matin m’annoncer que notre voyage de Paris étoit fixé pour le lendemain. Nous dinâmes encore ma mere & moi chez l’aimable Madame C… que je quittai en verſant un torrent de larmes. Cette femme adorable, peut-être unique dans ſon eſpéce, m’accabla de careſſes & me donna les conſeils les plus ſages, ſans y mêler des petiteſſes accablantes & inutiles. L’Abbé T… étoit allé dans une Ville voiſine où il devoit paſſer huit jours. Je ne le vis point. Nous retournâmes coucher à Volnot. Tout étoit préparé pour notre voyage. Nous nous mîmes le lendemain dans une chaiſe qui nous voitura juſqu’à Lyon, d’où la Diligence nous conduiſit à Paris.

J’ai dit que ma mere s’étoit déterminée à faire ce voyage, parce qu’il lui étoit dû une ſomme conſidérable par un Marchand de ſa connoiſſance, & que du payement de cette ſomme dépendoit toute notre fortune. D’autre part ma mere étoit endettée, ſon commerce languiſſoit. Avant de partir de Volnot, elle avoit laiſſé toutes ſes affaires entre les mains d’un Avocat ſon parent, qui acheva de les perdre. Ma mere apprit que tout étoit ſaiſi chez elle, le même jour, que pour comble d’infortune, on vint lui annoncer que ſon débiteur de Paris, obéré & preſſé trop vivement par une multitude de Créanciers, venoit de faire une banqueroute frauduleuſe & complette. On ne réſiſte pas à tant de chagrins à la fois ; ma pauvre mere y ſuccomba, une fiévre maligne l’emporta en huit jours.

Me voilà donc au milieu de Paris, livrée à moi-même, ſans parens, ſans amis, jolie, à ce qu’on me diſoit, inſtruite à bien des égards, mais ſans connoiſſance des uſages du monde.

Ma mere avant de mourir, m’avoit remis une bourſe dans laquelle je trouvai quatre cens louis d’or : étant d’ailleurs aſſez bien en linge & en habits, je me croyois riche. Mon premier mouvement fut cependant de me jetter dans un Monaſtere & de me faire Réligieuſe ; mais les réflexions que je fit ſur ce que j’avois ſouffert autrefois dans un pareil gîte, joints aux conſeils d’une Dame ma voiſine, avec qui j’avois ébauché un commencement de connoiſſance, me détourna de ce fatal déſſein.

Cette Dame, qui ſe nommoit Bois-Laurier, avoit un appartement à côté de celui que j’occupois dans un Hôtel garni. Elle eut la complaiſance de ne me preſque point quitter pendant le premier mois, qui ſuivit la mort de ma mere, & je lui dois une reconnoiſſance éternelle des ſoins qu’elle ſe donna pour ſoulager l’affliction dont j’étois accablée. Madame de Bois-Laurier étoit, comme vous l’avez ſçu, une de ces femmes que la néceſſité avoit contrainte pendant ſa jeuneſſe de ſervir au ſoulagement de l’incontinence du Public libertin, & qui, à l’exemple de tant d’autres, jouoit alors incognito le rôle d’honnête femme, à l’aide d’une rente viagere qu’elle s’étoit aſſûrée de l’épargne de ſes premiers travaux.

Cependant l’affliction qui me dévoroit, fit place aux réflexions. L’avenir me fit peur : je m’en ouvris à mon amie ; je lui confiai l’état de mes finances, & ce que j’enviſageois d’affreux dans ma ſituation. Elle avoit un eſprit ſolide & affermi par l’expérience. Que vous êtes peu ſage, me dit-elle un matin, de vous inquiéter auſſi vivement d’un avenir qui n’eſt pas plus certain pour les plus riches, que pour les plus pauvres, & qui doit vous paroître moins critique qu’à un autre ? Eſt-ce qu’avec du mérite, une taille, une mine comme celle que vous portez-là, une fille eſt jamais embarraſſée, pour peu qu’elle y joigne de prudence & de conduite ? Non, Mademoiſelle ; ne vous inquiétez point : je vous trouverai ce qu’il vous faut, peut-être même un bon mari ; car il me paroît que votre manie eſt de vouloir tâter du Sacrement. Hélas, ma pauvre enfant ! Vous ne connoiſſez gueres la juſte valeur de ce que vous déſirez là, enfin laiſſez-moi faire : une femme de quarante ans, qui a l’expérience d’une de cinquante, ſçait ce qui convient à une fille comme vous. Je vous ſervirai de mere, ajouta-t-elle, & de chaperon pour paroître dans le monde : dès aujourd’hui je vous préſenterai à mon oncle B… qui doit venir me voir ; c’eſt un riche Financier, un honnête homme, qui vous trouvera bientôt un bon parti.

Je ſautai au col de la Bois-Laurier que je remerciai de tout mon cœur, & j’avoue de bonne foi que le ton d’aſſûrance avec lequel elle me parloit, me perſuada que ma fortune étoit certaine.

Qu’une fille ſans expérience, avec beaucoup d’amour propre, eſt ſotte ! Les leçons de l’Abbé T… m’avoient bien deſſillé les yeux ſur le rôle que nous devons jouer ici bas eu égard à Dieu & aux loix des hommes ; mais je n’avois aucune eſpece de connoiſſance de l’uſage du monde. Tout ce que je voyois, ce qu’on me diſoit, me paroiſſoit rempli de la probité que j’avois trouvée dans Madame C… & dans l’Abbé T… & je croyois le ſeul Dirrag un méchant homme. Pauvre innocente ! Que je me trompois groſſierement !

Le Financier B… arriva chez Madame Bois-Laurier, vers les cinq heures du ſoir, On emploïa ſans doute les premiers quarts d’heures de cette viſite à toute autre choſe qu’à s’entretenir de moi. La Niéce étoit trop fine pour ne pas mettre l’Oncle dans un état de tranquilité qui ne lui laiſſat rien à redouter de l’effet de mes charmes, qu’elle diſoit être dangereux. La beſogne fut longue. Vers les ſept heures je fus préſentée à Monſieur B… à qui je fis, en entrant, une profonde révérence ſans qu’il daignât ſe lever. Il me fit aſſeoir cependant ſur une chaiſe à côté d’un fauteuil dans lequel il étoit à demi-couché, pouſſant un gros ventre en avant, qui n’étoit couvert que de ſa chemiſe ; & il me reçut avec l’air & les manieres de la plûpart des gens de ſon état : tout m’en parut néanmoins admirable, juſqu’aux louanges qu’il donna à la fermeté de ma cuiſſe, ſur laquelle il appuya brutalement ſa main en ſerrant de toute ſa force, au point de me faire jetter un cri. Ma Niéce m’a parlé de vous, me dit-il, ſans faire attention à la douleur qu’il m’avoit cauſée : comment, diable ? vous avez des yeux, des dents, une cuiſſe dure ! Oh ! nous feront quelque choſe de vous. Dès demain je vous fais diner avec un de mes confreres qui a de l’or plein cette chambre ; je connois ſon humeur, il ſera d’abord amoureux : ménagez-le ; je vous réponds que c’eſt un bon vivant, dont vous ſerez contente. Adieu mes chers enfans, ajouta-t-il en ſe levant & boutonnant ſa veſte ; embraſſez-moi toutes deux, & me regardez comme votre pere. Toi, ma Niéce, envoie dire à ma petite maiſon qu’on nous y prépare à diner.

Auſſitôt que notre Financier fut ſorti, Madame Bois-Laurier me témoigna combien elle étoit charmée qu’il m’eût trouvée de ſon goût. C’eſt un homme ſans façon, me dit-elle, un cœur excellent & un ami eſſentiel. Laiſſez-moi faire : j’ai pris pour vous une ſincere amitié : ſuivez ſeulement mes conſeils, ſur-tout ne faiſons pas la bégueule, & je vous répond de votre fortune.

Je ſoupai avec mon nouveau Mentor qui ſonda adroitement qu’elle étoit ma façon de penſer & la conduite que j’avois tenue juſqu’alors.

Son épanchement de cœur pour moi, excita le mien. Je jâſai plus que je ne voulois.

On fut d’abord allarmé d’apprendre que je n’avois jamais eu d’amans ; mais on ſe raſſura dès qu’on fut perſuadé, par les réponſes qu’on m’arracha finement, que je connoiſſois la valeur des plaiſirs de l’amour, & que j’en avois tiré un honnête parti. La Bois-Laurier me baiſa, me careſſa : elle fit tout ce qu’elle put, pour m’engager à coucher avec elle. Je la remerciai, & je rentrai chez moi, l’eſprit très-occupé de la bonne fortune qui m’attendoit.

Les Pariſiennes ſont vives & careſſantes. Dès le lendemain matin mon obligeante voiſine vint me propoſer de me friſer, de me ſervir de femme-de-chambre, de faire ma toilette ; mais le deuil de ma mere m’empêcha d’accepter ſes offres, & je reſtai dans mon petit bonnet de nuit. La curieuſe Bois-Laurier me fit mille poliſſoneries, & parcourut tous mes charmes, des yeux & de la main, en me donnant une chemiſe, qu’elle voulut me paſſer elle-même : mais, coquine ! me dit-elle par réflexion ; je crois que tu prens ta chemiſe ſans avoir fait la toilette à ton minon ! Où eſt donc ton bidet ? Je ne ſçai en vérité, lui répondis-je, ce que vous voulez me dire, avec votre bidet. Comment, dit-elle ! point de bidet ! Gardes-toi bien de te vanter d’avoir manqué d’un meuble qui eſt auſſi néceſſaire à une fille du bon air, que ſa propre chemiſe. Pour aujourd’hui, je veux bien te prêter le mien ; mais demain, ſans plus tarder, ſonge à l’emplette d’un bidet. Celui de la Bois-Laurier fut donc apporté ; elle me campa deſſus, & malgré tout ce que je pus dire & faire, cette femme officieuſe, tout en riant comme une folle, lava elle-même abondament ce qu’elle nommoit mon minon. L’eau de lavande ne lui fut pas épargnée. Que je ſoupçonnois peu la fête qui lui étoit préparée & le motif de cet exact lavabo !

Vers le midi un honnête fiacre nous conduiſit à la petite maiſon de M. B… où il nous attendoit avec M. R… ſon confrere & ſon ami. Celui-ci étoit un homme de trente-huit à quarante ans, d’une figure aſſez paſſable, richement habillé, affectant de montrer tour-à-tour ſes bagues, ſes tabatieres, ſes étuis, jouant l’homme d’importance. Il daigna néanmoins s’approcher de moi, & me prenant par les mains, en me conſidérant attentivement face-à-face, elle eſt parbleu jolie, s’écria-t-il ! d’honneur elle eſt charmante, & je veux en faire ma petite femme. Oh ! Monſieur, vous me faites bien de l’honneur, repliquai-je, & ſi… non, non, reprit-il, ne vous embarraſſez de rien, j’arrangerai tout cela de façon que vous ſerez contente.

On annonça qu’on avoit ſervi, on ſe mit à table. La Bois-Laurier, qui connoiſſoit le jargon, les propos uſités dans ces ſortes de repas, y fut charmante. Elle eut beau m’agacer, j’étois totalement déplacée, je ne diſois mot, ou ſi je parlois, c’étoit dans des termes qui parurent ſi mauſſades aux deux Financiers, que la premiere vivacité de R… ſe perdit : il me regardoit avec des grands yeux qui annonçoient l’idée qu’il concevoit de mon eſprit : on ne paroît ordinairement en avoir qu’avec les perſonnes qui penſent & qui agiſſent comme nous. Cependant quelques verres de vin de Champagne réparerent bientôt, dans l’imagination de R… les torts que la ſtérilité de ma converſation y avoient faits.

Il devint plus preſſant, & moi plus docile. Son air d’aiſance m’en impoſa : ſes mains larroneſſes voltigeoient un peu partout ; & la crainte de manquer à des égards que je croyois d’uſage m’empêchoit d’oſer lui en impoſer ſérieuſement. Je me croyoit d’autant plus autoriſée à laiſſer aller les choſes leur train que je voyois ſur un ſopha, à l’autre bout de la ſalle, M. B… parcourant encore un peu plus cavalierement les appas de Madame ſa Niéce. Enfin je me défendis ſi mal des petites entrepriſes de R… qu’il ne douta pas de réuſſir, s’il en tenoit de plus ſérieuſes. Il me propoſa de paſſer ſur un lit de repos qui faiſoit face au ſopha. Je le veux bien, Monſieur, lui dis-je bonnement ; je penſe que nous ſerons mieux, & je crains que vous ne vous fatiguiez trop dans la ſituation où vous

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êtes-là à mes genoux (il venoit en effet de s’y mettre.) Auſſi-tôt il ſe leve & me porte ſur le petit lit.

Dans ce mouvement, je m’apperçus que M. B… & ſa Niéce ſortoient de l’appartement : je voulus me relever pour les ſuivre ; mais l’entreprenant R… me diſant en quatre mots qu’il m’aimoit à la folie, & qu’il vouloit faire ma fortune, avoit trouſſé d’une main ma chemiſe juſques à la ceinture, & de l’autre ſortoit de ſa culotte un membre roide & nerveux : ſon genoux étoit paſſé entre mes cuiſſes qu’il ouvroit le plus qu’il lui étoit poſſible, & il ſe diſpoſoit à aſſouvit ſa brutalité, lorſque portant les yeux ſur le monſtre dont j’étois ménacée, je reconnus qu’il avoit à peu près la même phiſionomie que le goupillon dont le Pere Dirrag ſe ſervoit pour chaſſer l’eſprit immonde, du corps de ſes Pénitentes. Je me ſouvins, en ce moment, de tout le danger que M. l’Abbé T… m’avoit fait enviſager dans la nature de l’opération dont j’étois ménacée. Ma docilité ſe changea ſur le champ en fureur ; je ſaiſis le redoutable R… à la cravate, & le bras tendu, je le teins dans une poſture qui le mit hors d’état de prendre celle qu’il s’efforçoit de gagner. Alors tenant la vûë fixée, de peur de ſurpriſe, ſur la tête de l’ennemi dont je craignois l’enfilure, j’appellai de toutes mes forces à mon ſecours Madame Bois-Laurier, qui, de moitié ou non des projets de R.... ne put ſe diſpenſer d’accourir & de blâmer ſon procédé. Furieuſe de l’affront que je venois de recevoir de la part de R… j’étois au moment de lui arracher les yeux ; je lui reprochois ſa témérité dans les termes les plus vifs. B.... avoit joint la Bois-Laurier : tous deux enſemble ne retenoient qu’avec peine les efforts que je faiſois pour leur échapper & tomber ſur R… lorſque celui-ci, après avoir remis tranquillement le meuble critique dans ſon gîte, rompit tout-à-coup le ſilence par un éclat de rire déſordonné. Parbleu, la petite Provinciale, dit-il, en affectant le mauvais plaiſant ! convenez que je vous ai fait grande peur : vous avez dont crû ſérieuſement que je voulois… ? Oh ! la ſinguliere choſe qu’une fille de Province, qui n’a pas le ſoupçon des uſages du beau monde ! Imagines-toi, mon cher B… continua-t-il, que j’ai couché Mademoiſelle ſur le lit, j’ai levé ſes jupes, je lui ai montré mon ..... la petite bégueule ne s’eſt-elle pas imaginée qu’il y avoit quelque choſe d’irrégulier dans ce procédé ? Elle fait du lutin ; vous êtes venus, voilà toute l’hiſtoire qui met ce bel enfant dans les convulſions que vous voyez : n’y a-t-il pas là de quoi mourir de rire, ajouta-t-il en redoublant ſes éclats ? Mais, la Bois-Laurier ! reprit-il tout-à-coup avec un grand ſérieux : je vous prie de ne me plus mettre avec de pareilles ſottes ; je ne ſuis point fait pour être Maître d’Ecole, ni Profeſſeur de civilité ; & vous ferez fort bien d’apprendre à vivre à Mademoiſelle, avant de la préſenter en compagnie de gens comme B… & moi.

Les bras, je vous l’avoue, m’étoient tombés pendant cette ſinguliere harangue. J’écoutois R… la bouche béante ; je le regardois avec des yeux hébêtés, & je ne diſois mot.

B… diſparut avec R… ſans que, pour ainſi dire, je m’en apperçuſſe ; & je reſtai, comme une ſtupide, entre les bras de la Bois-Laurier, qui marmottoit auſſi entre ſes dents certains petits mots qui viſoient à me faire entendre que je ne laiſſois pas d’avoir quelque tort. Nous montâmes dans notre fiacre, & nous retournâmes chez nous.

Je ne reſiſtai pas long-temps à l’agitation de mes ſens. En arrivant je verſai un torrent de larmes. Ma chaſte compagne, qui n’étoit pas tranquille ſur les idées qui me reſteroient de mon avanture, ne me quitta point : elle chercha à me perſuader que les hommes étoient toujours curieux de ſonder juſqu’à quel point une fille qu’il ont en vûë d’épouſer, connoît les plaiſirs de l’amour. La concluſion de ce beau raiſonnement fut que la prudence auroit dû m’engager à affecter plus d’ignorance & qu’elle voyoit avec chagrin que ma vivacité m’avoit peut-être fait manquer ma fortune. Je lui répondis avec feu que je n’étois pas aſſez peu inſtruite pour ignorer ce que l’indigne R… vouloit faire de moi. J’ajoutai aſſez ſéchement que la plus haute fortune ne me tenteroit jamais à ce prix-là. Emportée par mon agitation, je lui contai enſuite ce que j’avois vû du Pere Dirrag & de Mademoiſelle Eradice, les leçons que j’avois reçues à ce ſujet de M. l’Abbé T… & de Madame C… enfin de propos en propos, la ruſée Bois-Laurier ſçut tirer de moi toute mon hiſtoire. Ce détail la fit changer de ton ; ſi je lui avois paru peu inſtruite des manieres, des uſages du monde, elle ne fut pas peu ſurpriſe de mes lumieres dans la Morale, la Métaphyſique & la Réligion.

La Bois-Laurier a le cœur excellent. Que je ſuis enchantée, me dit-elle en m’embraſſant étroitement, de connoître une fille telle que toi. Tu viens de me deſſiller les yeux ſur des myſteres qui faiſoient tout le malheur de ma vie : les réflexions qui je ne ceſſois de faire ſur ma conduite paſſée, en troubloient le repos ! Qui eſt-ce qui devoit plus apréhender que moi les châtimens dont on nous ménace pour des crimes que tu m’as démontré être involontaires ? Le commencement de ma vie a été un tiſſu d’horreurs ; mais quoiqu’il en coûte à mon amour propre, je te dois confidence pour confidence, leçon pour leçon. Ecoute donc ma chere Théreſe, le récit de mes avantures, en t’inſtruiſant des caprices des hommes, qu’il eſt bon que tu connoiſſe pour contribuer auſſi à te confirmer qu’en effet le vice & la vertu dépendoient du tempéramment & de l’éducation. Et tout de ſuite cette femme commença ainſi ſon hiſtoire.

Fin de la premiere Partie.