Théodore Körner et la Prusse - La fin du Parnasse

Théodore Körner et la Prusse - La fin du Parnasse
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 862-893).
THÉODORE KÖRNER ET LA PRUSSE

LA FIN DU PARNASSE


I. — LE PLAN DE CAMPAGNE

Lorsque l’année avant cette guerre, revenant de Pologne, je visitai pour la première fois la ville de Dresde, elle me semblait encore vivre en marge de l’esprit nouveau, de cette poussée qui avait déchaîné sur l’Allemagne la brutale impatience des appétits matériels et, sur ses voisins, le fléau de son arrogance. A ma surprise, je trouvai là encore un peu de ce ton de distinction et d’élégance discrète que les voyageurs y avaient connu dans le passé et qui avait fait de cette ville un séjour de prédilection pour la société anglaise comme jadis pour les Français.

En dirigeant ma promenade dans les allées de la terrasse de Brühl, je découvris au tournant d’un chemin, à demi caché par des arbres, un monument en marbre qui soulignait cette impression, celui d’un homme en qui s’incarnait miraculeusement tout ce que la nouvelle Allemagne avait combattu, renié et dénaturé, tout ce qu’elle avait profané et méconnu. On voyait là l’image d’un grand vieillard aux cheveux longs, assis sur un banc rustique, son visage rasé tout illuminé de douceur attentive, tourné vers le mirage de la nature en fête. C’était Ludwig Richter, l’artiste populaire d’une Germanie d’avant les guerres, un ouvrier de l’Idéal dont on peut dire que, s’il n’existait pas, nous n’eussions pas connu toutes les ressources imaginatives de ce passé musical, ni toute l’étendue du crime de la Prusse envers la culture véritable. Car l’œuvre de Richter représentait, cela est à peine croyable, une naïveté presque enfantine, la touchante humilité devant Dieu et devant les hommes ; un amour profond pour la créature, pour le chef-d’œuvre d’une nature pastorale, pour le chef-d’œuvre des petites villes sonores de cloches et fleuries de géraniums, enfin l’horreur de la guerre et de la violence !

Et cet homme n’était pas une exception. Tout un ensemble de productions dans l’Art et la Poésie témoigne d’un état d’âme semblable au sien. Aujourd’hui, cela nous semble un conte de fée. Et pourtant cela fut. Cet homme n’est pas une fiction. Cette période a réellement existé et, doublant les regrets de ceux qui la connurent, son souvenir rend plus abominable encore ce que nous voyons maintenant.

Le monument de Richter me parut abandonné dans le silence de sa retraite, couché discrètement dans l’écrin vert des buissons. Nul passant autre que moi ne s’y arrêtait, et nulle fleur ne se fanait à ses pieds. Les dernières générations ayant encore vécu dans le sillage de ces inspirations avaient rendu cet hommage à la mémoire d’un fantôme. Mais les générations actuelles courent vers un autre monument, « le Défi cyclopéen, » qui, dans la plaine de Leipzig, menace le ciel de son faux archaïsme et la France de son symbole provocant.

Par un hasard qui rendait plus saisissant encore le contraste entre ce passé et le présent, mes premières courses me conduisirent bientôt à l’autre bout de la ville, devant une école bâtie dans un gothique d’acier où se forgeait l’avenir pangermanique. Si la paix souriait dans les lilas sur la terrasse de Brühl, la guerre régnait ici. Son socle couvert de fleurs et de couronnes récemment déposées, un autre monument perpétuait la mémoire d’un homme que les enfans ne devaient jamais perdre de vue, et qui devait être la hantise de leurs rêves : Théodore Körner le poète de vingt ans, mort pendant la campagne de 1813. La statue, une des plus belles de Dresde moderne, montrait l’auteur de la Lyre et l’Épée drapé dans son manteau et pressant sur son cœur l’épée des chasseurs noirs : elle glorifiait en cet adolescent la poésie de la guerre.

A mesure que j’avançais dans les rues, la figure de ce Théodore Körner, multipliée à l’infini dans les vitrines, s’amplifiait en une manière de saint national. Il était, si j’ose dire ainsi, devenu pour les générations récentes la Jeanne d’Arc de l’Allemagne. La statue le représentait avec le même regard levé au ciel, le même geste fervent de l’épée, et cette juvénilité, cette religion de la Patrie rendue manifeste trahissaient l’intention du peuple allemand d’opposer cette figure à celle de la grande Lorraine. Mais, s’il a été le barde du soulèvement contre Napoléon, Théodore Körner n’a rien délivré, et son nom, rapidement connu, est retombé après Waterloo dans le demi-oubli auquel devait le condamner un talent de circonstance, qui n’avait encore apporté à la littérature allemande que des promesses.

C’est le centenaire de Leipzig et déjà le sourd mouvement belliqueux des dernières années, auquel la France n’avait pas toujours prêté une oreille assez attentive, qui avait exhumé cette grande vedette de 1813. Voyant l’importance que le culte körnérien avait pris, je m’aperçus bientôt à la lumière des documens nouveaux que la vie brève de ce héros se haussait, malgré son caractère individuel, à une démonstration exceptionnellement plastique de l’action prussienne sur le génie pacifique d’une race. Aussi ai-je pensé que l’histoire morale de cette sanglante aventure, que l’empoisonnement graduel d’un peuple par le caporalisme se montrait dans cette seule existence bourgeoise avec un relief qui méritait notre attention.


Le mépris d’abord caché, puis découvert, dans lequel la nouvelle Allemagne tenait son passé avant 1810, non seulement nous l’ignorions totalement en France, mais les bruyantes glorifications de ses grands hommes auxquelles elle se livrait nous entretenaient dans l’idée qu’elle célébrait ce passé avec exagération.

Pour l’étonnement de quelques voyageurs attentifs, ce mépris se manifestait pourtant de mille façons. La littérature politique faisait ressortir que l’Europe avait aimé l’Allemagne d’autrefois pour la seule raison de son anémie. Il est instructif de voir dans quels termes les nouvelles couches parlent de leur gloire pacifique :

« Plus nous semblions, disent-ils, déserter la lutte des peuples pour les biens de la terre et plus nos voisins, heureux de cette stagnation dans l’intangible, nous abandonnaient les lauriers des luttes métaphysiques et des ambitions purement spirituelles. Déjà, depuis plus d’un siècle, notre peuple, condamné à l’inaction par son morcellement, avait traîné sa vie inutile dans une sorte de léthargie, béatement enseveli dans l’édredon de ses rêveries et couché dans la misère de ses mesquineries politiques. Ses songes creux de citoyen du monde, toléré et inoffensif, l’enfonçaient chaque jour plus profondément dans la puérilité de ses chansons de nourrice. Tandis que l’élite de la nation goûtait l’indépendance et la sécurité d’une telle existence et célébrait la paix, le front dans le ciel et liés pieds dans des fleurs, les masses populaires s’accommodaient de ces étroites traditions et s’endormaient dans l’inaction. L’enthousiasme factice de nos sphères supérieures pour les idées françaises de liberté, n’était, à vrai dire, que dilettantisme et, au fond, une cause étrangère à laquelle elles ne s’intéressaient que par le fait de leur désœuvrement. Bientôt dégoûtés et désillusionnés, ces hommes retombaient dans l’indifférence politique et dans la mélancolie. Les invasions mêmes ne les dérangèrent pas dans leur quiétude. Celui dont la chemise brûlait littéralement sur le corps se lamentait bien sur le destin cruel, mais en fin de compte il l’acceptait, résigné depuis longtemps à la souffrance et à la patience devant la force brutale. »

Ce qui fut dans l’histoire un titre à la sympathie, ce je ne sais quoi d’infiniment doux et profond qui avait séduit le monde et dont le monde s’était nourri, ils le tournaient en dérision. La Prusse est venue : les voies lui avaient été préparées.

Elle s’est attaquée au particularisme qu’elle combat depuis 1813 par tous les moyens avec un zèle de propagande, sournois ou bruyant selon les occasions. Le particularisme, ce robuste sentiment si naturel et si spontané pour la province, pour ses traditions, pour son dialecte, pour un tout harmonique, la Prusse officielle le dénonce au mépris et à la suspicion publique : à l’entendre, « il apporte des fleurs et des fruits empoisonnés. » C’est-à-dire : le Prussien doit estimer « par-dessus tout au monde » sa province à lui, la Prusse, mais les autres États doivent considérer la leur comme le lambeau négligeable d’un grand corps et ne plus aimer que la « grande patrie » dont la Prusse est la tête. Cette transformation, la Prusse y travaillait sourdement avec son génie tenace et froid. La proie était facile. La vieille Germanie était demeurée en 1813 aussi sotte et bénévole que pendant le siècle de Léon X et aussi bonne à faire, selon l’expression épistolaire d’un cardinal émissaire du Pape pendant les transactions secrètes avec les réformateurs. Et pourtant, même des amphithéâtres universitaires de l’extrême Nord, de Königsberg où Kant professait, des avertissemens d’une grande noblesse partaient encore. « Honorer et protéger la dignité de l’homme même parmi les plus humbles, » voilà les vaines maximes qui devaient aboutir au sac de la Belgique. Les poètes de l’époque classique allemande avaient essayé de développer « l’anoblissement de l’homme intérieur. » Ce n’était pas l’affaire de la Prusse. Dès 1813, des agens actifs auprès de la Cour faisaient ressortir devant le Roi l’extrême urgence de canaliser le lyrisme dans des voies déterminées par le Gouvernement, d’encourager les poètes guerriers et de réveiller dans le peuple les vieux songes de la magnificence impériale du Moyen Age, afin de le préparer à l’unification dans un puissant empire.

Et voilà où nous revenons à l’objet de cette étude : la mainmise sur un poète exalté qui exalte la Prusse militaire. Il fallait à tout prix persuader aux plus vaillans que l’Etat prussien était leur espoir et leur protecteur naturel, ainsi que déjà il avait transformé le génie pacifique des Humboldt en un génie agissant. C’était inviter à la prison les muses qui, depuis Goethe, étaient venues visiter le pays.

Le projet, fort noble en apparence, était de restaurer dans la nation un mot qu’on disait avoir été oublié par elle, et ce mot était : Honneur. Mais il ne devait s’appliquer et avoir une signification que par la docilité envers l’Etat prussien. Le reste ne devait plus exister. Un historien prussien, Treitschke, avec une conviction presque comique, écrit que « tout ce que ses compatriotes exprimaient dans la presse, dans les discours et dissertations, gagnait immédiatement une forme poétique, et ainsi était née la plus belle poésie politique dont aucun peuple pouvait se vanter ! »

Les conseillers de Frédéric-Guillaume III firent le siège de leur roi. Assez sceptique d’abord, il se laissa bientôt persuader que le sentiment lyrique « devait être étroitement noué à la cause publique et que la sécurité du trône reposait sur lui… » Ce que Novalis fait dire au héros d’un de ses drames devint bientôt une réalité : « Les guerres nées d’une violente haine de race sont les seuls vrais poèmes. » La guerre et la haine étaient devenues la poésie tout entière et un poète-soldat était « un ambassadeur de Dieu. » Les Allemands ont toujours témoigné, dit Goethe avec sa finesse ironique, « à des talens qui ne faisaient que promettre une dévotion particulièrement fervente. » C’est celle qui se réveilla, l’année avant la guerre actuelle, pour Théodore Körner.


L’Allemagne vivait depuis près de cent quarante ans dans l’ignorance de ce qu’elle devait à la culture française ; elle n’avait retenu de ses rapports avec la France que la dévastation du Palatinat dont elle se souvenait avec obstination. En réalité, on ne saurait assez dire combien sa dette était grande. La révocation de l’édit de Nantes donna à la Prusse 70 000 Français auxquels le Grand-Electeur désigna tout de suite le cadre de leur activité. Mais cette élite, amenant dans ces sables l’acquis séculaire de son génie créateur, régénéra le rouage entier de la vie sociale, l’armée et l’administration, les sciences, les arts, les métiers. Cette œuvre immense tira le Nord germanique de sa primitive barbarie, et l’esprit et les mains françaises jetèrent ainsi les premières bases de la Prusse dont le développement rapide ne s’explique point sans ce concours.

Mais dans le reste de l’Allemagne, dans la Saxe du Centre et dans le Sud, une autre France devait jeter, dès l’aurore du XVIIIe siècle, de fortes racines. Cette atmosphère de sensibilité et d’épicurisme dans l’insouciance, tantôt romantique, tantôt philistine de la vieille Allemagne, on ne pourrait la concevoir sans le marrainage des grâces françaises. Tant que cette Allemagne-là, tout en conservant son caractère propre, vécut sous le charme spirituel de la France, elle demeura aimable et inoffensive. La douceur des mœurs latines avait filtré dans la société. La Prusse seule, avec sa violente individualité, pouvait détruire ces influences.

Le sort de la famille dont nous allons nous occuper subit exactement le même cours que le pays tout entier. En trois générations tout s’est accompli. D’esprit national, on n’en connaissait point. On ne vivait que d’intimités dont les portes étaient grandes ouvertes à l’étranger. On ne vivait que de respect admiratif pour les beaux fruits du voisin et on greffait les arbres du pays de ses plus savoureuses essences. On vivait avec les latinités sur un pied de vénération sentimentale et ce que d’une part les humanités apportaient en clartés par les voies universitaires, la passion romantique pour l’Italie le faisait pénétrer dans ces cercles patriarcaux en élans et en lyrisme.

Voyons d’abord le grand-père Körner : il est encore un produit de la scolastique. Professeur de théologie, hirsute malgré la rigidité de sa perruque à marteaux, il est une manière de mandarin grave et épais. On pourrait dire que sa science marchait à plaisir dans le labyrinthe des disputes aussi stériles que violentes, si le mot « plaisir » était en quelque circonstance applicable à une manière d’être aussi solennelle. Mais la culture française avait traversé le Rhin et atteint la dure écorce de cette cime figée : le magister de l’orthodoxie a un fils qui sera touché par les grâces. À dix-sept ans déjà, ce fils libère son esprit du pesant et pédant ascétisme du toit paternel. Il découvre le sens de la sociabilité française. Les conversations sur l’art et la beauté ne lui semblent plus être des occupations superflues ou criminelles qu’on doit fuir, mais des moyens d’ennoblir ses goûts et d’élever ses habitudes. C’est lui, ce Christian Gottfried Körner, qui va devenir enfin l’ami des plus grands esprits d’alors, un centre du libéralisme le plus éclairé, et enfin le père de ce fils « glorieux » qui se jettera dans les griffes de l’aigle prussien.

En 1778, le jeune Christian, agrégé de l’Université, se mit à fréquenter une maison bien faite pour le charmer. Il nous faut la décrire. Quelques années auparavant, le jeune Goethe, avide de tout savoir, avait souvent gravi ses escaliers de bois vermoulu pour y recevoir, dans une mansarde haut perchée, les premières leçons de gravure au burin d’un honnête homme nommé Stock. Celui-ci avait deux filles. Dora, l’aînée, habile artiste, les plus beaux yeux du monde, un peu contrefaite, pas assez cependant pour ne rendre point éperdument amoureux d’elle un Parisien, Louis-Ferdinand Huber, peintre estimé, qui avait apporté de sa ville natale la passion éclairée des arts et l’élégante sensibilité des lettres. Minna, la cadette, avait une âme musicale et attendrie dans un corps charmant, ce qui disposa en sa faveur le cœur de Christian G. Körner. Elle devait être la mère de Théodore, cet enfant de sa douleur éternelle ; mais Christian commença par tourner pendant quatre ans des sonnets discrets et désespérés à la manière d’Arvers, sans oser demander la main de cette Minna et il vécut ainsi dans cette bonne maison d’artistes, toute sonore de musique, avec la perpétuelle terreur que son père ne découvrit cet aimable commerce. La mort de l’honnête veuve Stock qui laissa les filles orphelines, décida enfin le fils timoré à affronter la majesté paternelle. Ce fut une chose affreuse. Le Théologien, frémissant sous sa perruque à marteaux, refusa indigné en appelant la jolie fille du graveur une mamsell, ce qui pour lui était le comble de l’injure. Christian, ne se déclarant point vaincu, essaya alors d’attendrir son père en lui offrant pour sa fête le portrait de sa fiancée. C’était un tableau délicieux de Graff, un des peintres les plus réputés de l’époque, d’où les grands yeux de velours sombre, un sein ému semblaient demander grâce à l’inexorable bourgeois. Mais la conception de l’enfer avec ses diaboliques séductions hantait alors si bien le cerveau du vieil homme, qu’en un mouvement barbare de moine ascétique il saisit son rasoir et lacéra l’image. La détachant du cadre, il jeta la toile dans un coin de son cabinet en criant qu’on ne s’avisât plus jamais d’outrager ses bonnes mœurs avec des visions aussi impudiques. Le projet fut encore une fois remis, car la volonté paternelle était un oracle et les jeunes malheureux, tantôt séparés, tantôt réunis furtivement, continuèrent à espérer. Mais un nouveau venu dans le cénacle de cet humble Parnasse créa une si puissante atmosphère, que l’on oublia pour un moment les rigueurs de la théologie. Ces quatre amans de la maison Stock, enthousiastes des temps nouveaux annoncés par la France et que promettaient les Brigands de Frédéric Schiller, adressèrent de loin à ce dernier un hommage collectif plein d’ardeur débordante. Le poète, que la Convention nomma plus tard citoyen d’honneur de la République, répondit spontanément à cet appel, et Christian édifia déjà, dans les premiers rapports épistolaires avec Schiller, un monument à l’Amitié qui, dans le courant idéaliste de l’Allemagne d’alors, n’était point une exception. Körner attendait de cette conception de l’amitié les plus heureux résultats et il ne fut point déçu avec un tel homme. « Chacun des amis, écrit-il, devra mûrir et élever l’autre dans l’incessant et joyeux exercice du meilleur, dans le mépris de toute préoccupation bassement intéressée, dans la noble générosité des idées dont la France intellectuelle donne l’exemple pour libérer le monde. » Schiller traqué, malade, pauvre et désemparé avait écouté l’appel de ces amoureux inconnus et était entré dans leur existence et dans leur cœur en acceptant bientôt l’hospitalité de Christian Körner. Dans le pavillon d’un domaine de vigne, qu’il possédait, près de Dresde, le fils du superintendant logea le poète qui comptait ces jours parmi les plus heureux de sa vie. C’est là qu’il composa « l’Hymne à la Joie » qui inspira Beethoven pour sa Neuvième symphonie. Les jours passèrent dans l’enchantement fertile du travail. Le soir, la musique de chambre alternait avec des causeries et des lectures. Quel cadre minuscule, au fond d’une vigne, dans un logis dont la harpe et le clavecin étaient le seul luxe ! Mais voilà le secret de la vieille Allemagne frugale.

Sur ces entrefaites, le superintendant, sous son énorme bonnet de nuit à rubans violets, rendit l’âme derrière les rideaux de son lit à baldaquin, dans une dernière grimace à l’adresse des temps dévergondés. Les fiancés purent alors convoler en justes noces, et jamais patience ne fut mieux récompensée.

Dresde à ce moment vivait encore du dernier reste de sa magnificence polonaise. Le divin Canaletto, qui y avait vécu longtemps, en avait noté les aspects et tracé les contours avec une précision de procès-verbal. Elle était toujours une école de bon ton français et un bastion avancé contre le Moscovite. Les palais, les églises se dressaient partout dans l’aimable rococo que la fin du siècle avait assagi et auquel l’intimité avait ajouté un charme idyllique. La ville était toute hérissée de tours et les cloches invitaient les citoyens à prier sous des lustres de Venise. Des jardins géométriques, tracés par des mains expertes, répandaient au printemps le parfum des fleurs et l’odeur des buis, le bruit des fontaines et des jeux aquatiques. Au bas des terrasses de rocaille coulait le fleuve calme et beau entre ses rives verdoyantes.

Dans cette atmosphère de sérénité naquit Théodore Körner, le 23 septembre 1791. Mais une fatalité singulière le fit débuter dans le monde par un parrainage désastreux. Son père avait connu à Carlsbad, en 1788, un ambassadeur du roi de Prusse à la Cour de Dresde, le comte de Gessler, qui, pressé de se concilier un milieu aimable où son action politique pouvait être utile, se glissa dans cette famille qui avait des relations nombreuses en tenant l’enfant sur les fonts baptismaux. La marraine fut Dorothée, duchesse de Courlande. C’est par ce parrain prussien, ce patriote de la Délivrance, cet ennemi naturel de la France, que Théodore devait recevoir sa première empreinte en dehors de l’influence paternelle.

Gessler était un petit homme tout en angles et en crêtes pointues qui s’agitait sans cesse en des tics nerveux d’une notoire agressivité. Son visage large et plat était couturé de cicatrices et troué comme une écumoire de marques de la petite vérole. Mais ce dernier détail pouvait passer pour négligeable en un temps où tout le monde était grêlé. Ses yeux lançaient autour de lui des feux inquiétans de sarcasme et de froide ironie. Dans la conversation comme dans sa correspondance il jouait au jeu de massacre, et son esprit évoquait des images, lui suggérait des comparaisons diaboliques et des arabesques tortueuses qui dissimulaient la méchanceté de son âme et les recoins de sa malice acerbe. Il maniait à merveille l’art de faire l’étourdi, le frivole, le gouailleur qui se gaussait de tout, alors même que sa haine contre d’invisibles ennemis bouillonnait dans sa poitrine étriquée jusqu’à l’étouffer. Nul ne savait se dominer mieux pour cacher une émotion ou une rancune et aussi pouvait-il se démener comme « un broyeur de fer » et inspirer la terreur. C’était un personnage bien sympathique.

Les historiographes du patriotisme prussien, qui veulent contre toute évidence faire Gessler blanc comme neige, disent que ces noirceurs cachaient un cœur d’or et une sensibilité exquise, mais nul n’est tenu à le croire. Néanmoins, il s’occupa assidûment de son filleul et le façonna, ainsi qu’on va le voir, à sa manière.

Théodore grandit sans frein, gâté par ses parens et sa sœur ainée. Celle-ci d’une douceur patiente devint souvent victime de sa violence précoce. Par une faveur exceptionnelle du sort, la famille, passant de longs momens chez Schiller à Weimar où Gœthe faisait également des séjours, le gamin eut le privilège de vivre ainsi dans l’intimité journalière de ces deux grands esprits et on attendait des prodiges de l’exemple immédiat qu’il devait en recevoir. Mais ces hôtes illustres semblent avoir décliné la mission de le former, car Schiller dit au père dans une lettre assez fraîche « qu’il désire avant tout ne rien déranger dans la nature de cet enfant, car ce qui ne croit pas naturellement, il ne cherche point à le planter… »

Tandis que la sœur Emma, tout en jouant encore à la poupée, copiait avec assez d’adresse des tableaux de maître dans la galerie du Grand Electeur, son frère ne révélait encore de dispositions à aucun travail. Plus tard, peut-être déjà sous l’influence du parrain prussien, il montra quelques préférences pour les mathématiques, et détesta les langues étrangères et particulièrement le français, ce qui pouvait alors passer à Dresde pour une monstruosité. Le père, confiant, généreux toujours, trop indulgent souvent, comprenait pourtant avec sa vive intelligence qu’il a affaire à forte partie. « Il éveille, écrit-il à Mme Schiller en parlant de son fils, peu de sensations agréables chez les gens de notre entourage. » Aux éducateurs qui changent souvent, — aucun ne consent à perdre sa peine auprès de cette nature offensive et virulente, — le jeune Théodore ne prête jamais la moindre attention non plus que le moindre respect. Il se moque d’eux, de leur prudence défensive, rédige contre eux des pamphlets, les choisit comme souffre-douleur, les rend ridicules en prose et en vers. On ne sait plus ce qu’on doit lui donner à lire, car il dédaigne tout. Un portrait de lui à l’âge de douze ans le montre avec un geste enflé et faux de petit bonhomme « qui s’en fait accroire. » Déjà il est déclamateur. Sa guitare en bandoulière, il voudrait aussi faire le troubadour et mettre à mal le féminin. Ces dispositions ne l’empêchent pas d’adresser à Dieu des dithyrambes, notamment à l’occasion des fêtes chrétiennes. Tandis que sa famille vit dans la dignité sans ostentation religieuse, il agit déjà comme un barbare et accapare le ciel pour lui seul. C’est une manière de voir de la Prusse militaire, que son parrain approuve.

La famille, elle, demeure dans son songe idyllique ; chaque jour davantage elle devient le centre intellectuel de cette belle ville et sous son toit affluent les artistes, les penseurs, les poètes, pour y jouir d’une hospitalité riche d’âme et de cœur. Mozart était venu sous ce toit en 1789 et y avait séjourné pendant une grande semaine. Il y avait joué au clavecin avec une fantaisie et un brio délicieux. On l’avait fêté, il avait tenu tout le monde sous le charme de son génie et de ses sourires. C’est que, dès la première heure, il s’était senti comme chez lui dans la tendresse naturelle de ces esprits, ardens au beau, et de ces très braves gens. Tard dans la nuit, les improvisations musicales succèdent aux éblouissans entretiens sous le feu des bougies de cire qui coulent lentement sur le lustre mat du clavecin. Mozart se sépara avec peine de ce logis si doux, de ce temple de l’intelligence et y laissa un souvenir « aussi mélodieux que le son d’une flûte d’argent. » Dora Stock, délaissée par son fiancée, Huber, qui s’était jeté dans la Révolution, fit du musicien un portrait qui demeure comme le plus véridique de tous ceux qui survécurent de ces temps enchanteurs. Dora Stock trouva ainsi dans son art une consolation à une vie sentimentale ruinée.

La bataille d’Iéna poussa le prince Electeur de Saxe dans les bras de Napoléon, que tout le monde saluait comme un libérateur. Celui-ci attribua au prince le duché de Varsovie et les fêtes dès lors se succédèrent dans tout le pays en l’honneur de l’Empereur avec un sentiment unanime de soulagement après les humiliations que l’arrogance outrecuidante de la Prusse politique et militaire n’avait cessé d’infliger à la Saxe plus faible et plus cultivée.

Dans la maison de Christian Körner, on fêta la suzeraineté française. Le père de Théodore représentait pleinement une nation qui jusqu’alors avait trouvé son bonheur loin de la politique, dans les domaines de l’Art et des Idées générales. Il assiste à la gloire française avec sympathie et aux agitations de Berlin avec une indifférence qui, cent ans plus tard, exaspère les Allemands modernes. Pour lui, les besoins de la société, de l’Etat et de la Nation étaient commandés par les besoins de l’individu. C’était là une opinion que l’élite de la vieille Allemagne ne discutait même pas. Par société, elle entendait le commerce fertile entre gens de même culture, des échanges spirituels fondés sur un unanime désir de perfectionnement. Plus que jamais, la maison de Dresde était devenue l’oasis des caravanes pacifiques qui se sauvaient des déclamations belliqueuses.

Mais l’infiltration prussienne s’accomplissait en même temps et comme toujours avec méthode. Les espions, les émissaires de Berlin étaient partout, travaillant sournoisement l’opinion. Le salon de Christian Körner, ami de Gœthe, était particulièrement visé et on envoya sous les auspices les plus rassurans deux officiers prussiens, précepteurs militaires de jeunes princes, le baron Pfuel et le seigneur Ruhle de Lilienstern, tous deux assez insinuans et rusés pour n’éveiller aucune méfiance. Ils firent de si bel ouvrage qu’ils rentrèrent après 1815 en Prusse comblés d’honneurs… Ils furent les éducateurs tantôt visibles, tantôt occultes de Théodore. Ils déformèrent au profit de leurs ambitions son cerveau déjà exalté qui promettait un brillant avenir de prosélytisme poétique.

Sorti de l’âge ingrat, le jeune homme entre dans celui de l’ingratitude. Il n’est pas bon. Il fait peu de cas des sacrifices et des dévouemens qui se multiplient autour de lui. Déjà il s’aime avec exagération, recherche les adulations et, sous des aspects chevaleresques que le romantisme de son temps lui suggère, il fait le spadassin, gâté et flatté par tout un essaim de jeunes filles, amies de sa sœur, si douce et si modeste. Il court de l’une à l’autre avec des élans qui s’arrêtent vite. Pendant que cette jeunesse, dans le salon aux cretonnes pastorales, est réunie autour de la grosse tarte et du café au lait du goûter, ou, le soir, autour du clavecin, pendant que les bras nus entourent les guitares enrubannées et que des voix claires chantent les romances à la mode, le futur héros fait irruption dans la pièce, poursuit les bergères de ses galanteries, en quête d’un baiser, puis il sort de sa poche quelque chanson, tour à tour libertine et exaltée, à l’adresse des Augustine, des Thérèse, des Henriette, ou tout simplement à Eros. Il a quinze ans, mais il chante déjà les blancheurs neigeuses qui brillent sous le linon léger, les frôlemens d’une main délicieusement fine sur ses joues enflammées. Cet adolescent est perverti déjà ; il est l’enfant dégénéré de ces parens qui, arrivés à l’apogée de la culture, produisent le révolté. A quoi bon le couver, lui montrer les plus beaux exemples, orner son esprit, l’entraîner dès le berceau dans l’éblouissement des âmes supérieures ? Par une fatalité fréquente, il descend rapidement les échelons lentement gravis par les générations précédentes. Il jette quelques feux vite éteints, donne des promesses stériles et de chute en chute tombe, s’éloigne à jamais du logis où brûlait la lampe de l’amour familial.

En sa destinée de riche héritier, Théodore représente bien celle de l’Allemagne moderne tout entière. Docte et omniscient, il s’exerce au mépris de son voisin, il est immodéré dans le plaisir, il est gaspilleur et agressif. Il se moque des grands hommes du passé, de Schiller même. Il parodie le monologue de sa Jeanne d’Arc : « Les adieux au verger paternel » dans un pamphlet qui le libère, pense-t-il, définitivement du genre noble de ce temps. Ayant enfin choisi sa carrière, il entre comme étudiant à l’École des mines de Freiberg, non loin de Dresde, dans la Suisse saxonne. Là il mène la vie ordinaire des universitaires, tire des bordées et imagine des bonnes fortunes qu’il n’a pas vécues. Le goût du travail s’effaçait graduellement chez lui. On s’en préoccupait dans la maison si probe et déjà si déçue lorsque, dans le courant de l’été 1808, l’armée française prit de nouveau, en alliée, possession de la ville. La municipalité recommandait aux habitans avec la plus grande insistance de recevoir les Français non pas avec froideur, mais comme des frères. La population s’acquitta de cette mission avec tout son zèle et Christian Körner, inquiet et violemment projeté hors de son rêve étoilé et de sa sérénité de musique de chambre, souffrait moralement des temps nouveaux, tout en détestant un courant d’esprit que la Prusse cherchait à propager, qui fomentait déjà et qui tendait à exalter exclusivement la guerre et la haine.

À ce moment en effet, le duché, envahi partout, était terrorisé par l’arrivée de deux corps francs, qui furent en quelque sorte les ancêtres des Hussards de la Mort de la guerre actuelle, bien qu’ils existassent déjà sous une forme moins dangereuse au temps de Frédéric II. Mais leur hardiesse, leur méconnaissance des lois de guerre, leur sauvagerie légendaire les désignent bien comme les dignes précurseurs de ces troupes de cavalerie qui, en une pénétration foudroyante, devaient semer l’effroi et la ruine dans la Belgique de 1914. Le plus tristement célèbre fut le Corps noir de la Vengeance du major von Schill. Christian Körner avait horreur du furieux esprit de parti qui détraquait les cerveaux faibles et redoutait de terribles excès de cet incendiaire et de ses bandes déchaînées. Bientôt elles firent leur entrée à Dresde, suivies par l’armée autrichienne qui, elle aussi, entendait être reçue en amie et ménageait la ville avec le dessein de la mater en douceur. L’approche du roi Jérôme chassa les Autrichiens qui fuyaient toujours et revenaient sans cesse.

Etouffant dans le petit cadre de son existence, Théodore se lassa bientôt de l’École des mines et rechercha un champ plus vaste, plus propice à l’éclosion d’une passion que ses parrains avaient semée dès son enfance dans cette âme avide. C’est à Leipzig, plus entamé par le courant de haine, qu’il trouva un terrain favorable à ses ambitions. Nous ne savons pas tout dans la vie de Théodore, mille choses nous échappent dans l’orientation de sa destinée ; mais ces lacunes prouvent l’intervention occulte d’émissaires mystérieux, chargés de gagner à leur cause les nouvelles couches pour les éloigner des milieux tièdes qui s’accommodaient du régime particulariste. Ce qui en soi peut nous paraître fort légitime, l’unité d’un peuple et son désir de secouer le régime étranger, devenait entre les mains de la Prusse un admirable prétexte pour l’édification de ses seuls intérêts avec le concours des petits États.

Dans le labyrinthe des combinaisons que bâtissent les peuples pour asservir leurs voisins, on perd souvent de vue le lent et patient entraînement des foules, toujours attentives aux chansons et aux beaux rêves. Pour échapper à une servitude guerrière, ils tombent dans une servitude pacifique et sont tout étonnés un jour de se sentir prisonniers d’intérêts étrangers qu’ils découvrent trop tard. Telle aventure se prépara pour les petits États dans la Prusse dont les flots d’éloquence magnanime versaient sur les pauvres égarés les raisons toujours supérieures d’une coalition. Les villes universitaires, réceptacles des énergies et des impatiences, étaient un excellent terrain de culture pour ces projets, et Théodore Körner y fut certainement très sensible.

En effet, dès l’arrivée du jeune étudiant, il fut fêté et écouté. Dans la parade quotidienne de cette soldatesque universitaire, il crie sans cesse en prose et en vers des grands mots et des grands sentimens. Les lettres à ses amis, — à ses parens il écrit rarement, — sont remplies de ses actes héroïques, et aussi du récit de ses vulgaires polissonneries, agrémentées et comme constellées des mots : honneur, droit, liberté, fidélité, courage et force. C’est une burlesque mêlée d’intempérance et de déclamations. Avec un grand sérieux, les historiographes de Th. Körner disent de cette période véhémente de leur héros qu’elle était l’école préparatoire de son sacrifice passionné à la Patrie. Soit, mais la survivance des mœurs barbares dans les Universités allemandes dont ils ne parlent pas, explique les mœurs de la race, et ce voisinage étroit de la science et de la brutalité rituelle des corporations éclaire ce foyer persistant de sauvagerie où se préparait l’avenir.

La famille, à Dresde, ces braves gens si doux, si éclairés de vraie culture, sont désolés. Son amour pour le fils unique n’empêche pas le père de lui montrer le gouffre. Ses lettres peuvent, dans leur généreux avertissement, passer pour des chefs-d’œuvre de sagesse et d’intelligence paternelles. « Reste fidèle, lui écrit-il, à un idéal qui a fait ses preuves, et ne cours pas à ta perte dans l’engouement pour la violence. Je te conjure de ne pas descendre avec ton entourage, mais cherche à l’élever à toi, à ces vraies joies dont la maison paternelle fut illuminée et que ton enfance déjà pouvait partager. »

C’est un dernier et douloureux appel de la vieille Allemagne de Schiller et de Mozart. Il demeura sans réponse. Théodore tombe chaque jour davantage dans la brutalité des excès et des duels. Il se moque de tout et de tous. Le Sénat, effrayé du scandale permanent des tueries, décide enfin son arrestation pour une condamnation sévère. Il vient de se battre et est couché au fond de son alcôve avec une blessure à la tête. Mais les camarades le préviennent, le font lever et lui proposent la fuite à la faveur d’un déguisement.

Durant deux jours encore, il se cache pour épuiser le prestige de sa situation dangereuse et jouir de son état dramatique. Enfin, à l’aube du troisième jour, il saute dans une berline préparée par ses amis prussiens, l’épée et le luth pendus à ses côtés et la blessure mal guérie bandée par un foulard noir. Un de ses camarades et complices est pris et condamné à huit ans de prison, pendant que lui s’évade heureusement et court tout droit à Berlin, où il arriva dans la soirée du 25 mars 1811.


La famille Körner fut atterrée par cette aventure et effrayée de ses conséquences. Théodore était bien loin à présent des rêves pacifiques qu’on avait forgés pour son avenir, et on le voyait glisser rapidement à quelque catastrophe. Encore que le père s’imaginât avoir conservé une parcelle d’autorité sur lui, ce fut en réalité le parrain, le comte Gessler, toujours embusqué derrière sa feinte brusquerie de caporal, qui dirigeait de plus en plus les destinées de Théodore. Muni de lettres pour d’éminens Berlinois, parmi lesquels Schleiermacher, il fit son entrée dans cette capitale, qui n’était guère alors plus grande qu’une préfecture, avec toutes les apparences romantiques du « cruel ambitieux. »

Berlin était la modeste ville plate et sèche de la Mark et tout le charme qu’elle pouvait avoir, c’est la France qui le lui avait donné à travers les cent cinquante ans pendant lesquels elle avait régné sur les esprits. En dehors du quartier français qui existait encore en entier avec ses constructions aimables et sobres, l’art officiel de Frédéric II s’en était toujours alimenté, tantôt sous l’inspiration directe de nos artistes, tantôt sous celle des intermédiaires italiens ou allemands entre les mains desquels les formes si pures sortaient déformées déjà, mais encore agréables dans leurs lignes capricieuses. Avec le tournant du siècle, ce cachet s’était perdu peu à peu, et on espérait dès lors tout de la Grèce et de Rome à qui on empruntait sans discernement des temples et des palais faits pour le beau ciel méditerranéen. Ces bâtisses élevées avec économie s’attristèrent bientôt sous les brumes et, loin d’infuser un sang plus noble à ces tristes rues, tracées à travers les sables des anciens maraîchers, elles confirmaient l’étranger dans l’impression que ce sol ingrat resterait toujours dénué d’imagination originale.

Parmi ce maigre lot d’antiquité et de France, les soldats et les fonctionnaires défilent sous les péristyles ou bien ils se tiennent raides et compassés à l’ombre des corps de garde, présentent les armes ou les dossiers et fument leurs pipes en attendant que les aigles se déploient et que les tambours roulent administrativement vers le combat.

Tout ce qu’on voyait venait du dehors, jusqu’au sol sur lequel on marchait. Tributaire des choses les plus élémentaires, nécessaires à la vie d’un peuple, on avait apporté l’humus végétal, desséché les marécages, fait venir les pierres, toutes les essences de plantes, arbres, graines, légumes, et on vivait ainsi dans la perpétuelle dépendance du voisin pour tous les besoins matériels d’abord, spirituels ensuite. Les Français de la Révocation de l’Edit de Nantes avaient humanisé ces barbares, instruit ces illettrés dans toutes les sciences et dans leurs arts et métiers, y compris ceux de la guerre, et il n’est pas téméraire de dire que c’est un peu la France militaire qui prêta à la Prusse ses premières armes contre elle-même. Ainsi la ville de Berlin, en ces temps, ne représentait en aucune manière un type national et germanique ; elle ne possédait pas davantage, contrairement à ce qui a été dit partout, le droit de revendiquer quoi que ce fût au nom de l’Allemagne ; ses salons ne reflétaient que des lumières reçues de l’étranger, ses rues n’étalaient que des formes qu’il lui avait empruntées et des biens prêtés.

Le principe pédagogique de la Prusse était dans le programme développé par Frédéric Jahn. Ce fils des marécages de la Mark, simple instituteur d’une école de garçons à Berlin, papa Jahn, comme on l’appelait familièrement, est vénéré comme une des grandes gloires de la Prusse. A le voir de près, sans parti pris aucun, sa physionomie ne manque point d’intérêt, car il devint l’ami et l’éducateur de Théodore. Ce n’était pas le professeur de gymnastique, mais une espèce de prophète demi-inculte et demi-dogmatique, qui affichait un mépris théâtral pour tout ce que raffinement des mœurs latines et la culture supérieure des esprits avait alors amené de douceur et d’aménité dans la rudesse des pays du Nord. Il était proprement l’ancêtre de la barbarie scientifique… Dans les cinq dernières années avant la guerre de 1914, ce ne fut pas sans une secrète inquiétude que je constatai durant mes voyages en Allemagne la réapparition dans les modes de ce col de chemise s’ouvrant sur les poitrines nues, cette tenue de papa Jahn, qui, portée par la jeunesse du peuple et de la petite bourgeoisie, avait déjà pour moi une signification supérieure à un simple caprice de mode. Pour le réveil du peuple, disait papa Jahn, « ce peuple en bonnet de nuit qui ronflait sous ses édredons » et rêvait encore amour régional et tendresse amollissante de clocher, il n’existait rien de meilleur que l’effort musculaire sévèrement réglé. » C’est toute la Prusse dans sa caricature Spartiate. Des milliers de jeunes gens se précipitaient sur le Pré-aux-Lièvres, aux environs de Berlin, derrière les basques de la redingote flottante.

Théodore Körner, conquis par ce courant, allait devenir un lieutenant de ce capitaine de gymnastique lorsqu’une maladie le ramena au bercail de Dresde où l’attendait toujours, avec sa sollicitude sans borne, la famille aux douces mœurs d’autrefois, heureuse de le dérober à des influences néfastes. L’enfant prodigue qui avait goûté aux fièvres de Berlin trouva sa ville natale assommante, un mesquin village et affreusement arriéré. Il se plaint du régime de tempérance auquel on le soumet, car il est certainement alcoolique et sa jeunesse s’est déroulée dans la double ivresse des sensations violentes et des liqueurs fortes.

Le père alors le dirige vers Vienne où, au bord du Danube bleu, il oubliera peut-être la culture Jahnienne. On a flatté ses ambitions lyriques, on compte sur cette verve pour le détourner de l’atmosphère de haine et de vulgarité qui menaçait si gravement toutes les belles espérances de jadis. « Il est indispensable, écrit le père, que l’esprit de mon fils reçoive désormais des notions supérieures et des idées plus larges. » Cette lutte obstinée, entre le père et le fils qu’il voudrait arracher au matérialisme jouisseur et belliqueux, s’amplifie chaque jour. D’un drame de famille, ce conflit bondit peu à peu à un grand drame social, à une synthèse du gigantesque combat que la Prusse va livrer au vieil individualisme germanique. Cette fois pourtant, le fils se laisse persuader sans peine.

Tout de suite il comprit l’avantage d’avoir obéi à son père. Berlin, qu’il avait considéré comme le centre du monde, lui apparut maintenant à peine sorti de sa boue de petite ville, tandis qu’il voyait dans Vienne l’antique souveraine du Saint Empire romain. C’était en vérité une ville délicieuse, à la fois imposante et joyeuse, populaire et patriarcale. La Cour la plus aristocratique de l’Europe lui prêtait du lustre. Théodore s’y plut, y fit des pièces de théâtre, y fut joué avec succès sur la scène impériale et s’éprit d’une comédienne. Le voici fiancé, fêté dans la paix, ami de Beethoven. Mais l’année 1813 s’approche : le comte Gessler lui rappellera bientôt que Berlin a besoin de son talent pour soulever les masses contre Napoléon.

Copieusement chargé de lettres de Humboldt pour des chefs militaires, Théodore repartit dans de rapides étapes jusqu’en Silésie sans toucher son pays paternel. Un soir enfin, le 18 mars, il aperçut le poteau de la frontière et, à l’aspect de l’aigle prussien, sa verve poétique s’arracha en un dernier effort des liens qui l’avaient enchaîné à l’Allemagne pacifique. Assis sur une borne du chemin, il composa une chanson d’un goût outré pour le noir volatile. Ainsi se termina la période de formation dans la brève vie du « héros national. »


II. — L’ORIGINE DE LA GUERRE DE DÉLIVRANCE

Le futur héros arrive dans la sombre ville de Silésie au moment où les routes, déjà encombrées de milliers de gens de toute espèce, n’étaient plus qu’un fleuve mouvant qui coulait vers les faubourgs de Breslau. Piétons et cavaliers, voitures à échelles bondées de paysans de tout âge, chevaux chargés de lourds paquetages improvisés, portant deux hommes en croupe, adolescens accompagnés de leurs mères et sœurs, marchant dans la boue du dégel, se dirigeaient vers la capitale. Au bord des fossés, des marchands ambulans trafiquaient sous des bâches, passaient des boissons, du lard et des miches de pain aux pèlerins exténués. D’interminables cortèges s’engouffraient sous les portes aux murs rébarbatifs. Toute une humanité hétéroclite, mélange invraisemblable d’aventuriers étrangers, de hobereaux au masque demi-slave, de laboureurs, de bourgeois des cités maritimes, disparaissait derrière les guichets, surveillée par les grenadiers prussiens, qui, assis près de tambours plats ornés d’aigles, comptaient les arrivans en fumant leurs pipes. Des ouvriers mineurs dans leurs blouses noires et des fils de famille le corps bien pris dans un dolman à brandebourgs, la grosse casquette dans la nuque sur les cheveux blonds tombant sur les épaules, s’associaient à ce défilé singulier et saluaient au passage le nouveau drapeau déployé, strié d’une croix de fer, qui claquait au vent aigre de mars devant le corps de garde. Dans les groupes, des hommes circulaient, lançant des mots d’ordre, organisant on ne savait trop quoi. Des mineurs racontaient que leurs camarades travaillaient pour ramasser la somme nécessaire à leur équipement militaire et envoyer leur contingent à la cause sacrée. Par masses compactes, des professeurs d’Université en tête, les étudians ivres marchaient chantant des hymnes et brandissant leurs rapières. Assez longtemps, disaient-ils, leur sang fraternel avait coulé en de stériles querelles, il était temps qu’ils le versassent pour de justes causes. Les savans les entraînaient, bottés, crottés, la houppelande flottant sur leurs épaules de bureaucrates de la philosophie. Philistins à lunettes, ils avaient ouvert les portes des amphithéâtres pour laisser passer le flot des patriotes, fatigués d’apprendre et impatiens de cogner. Les fiancées des étudians, entraînées parfois par l’ardeur commune jusqu’aux portes des casernes marchaient dans les rangs avec les jeunes recrues, les bras enlacés, chargées de leurs sacs de cuir et portant à défaut de fleurs des branches de maigres pins piquées dans les rubans de leurs bonnets. Ce n’étaient pas des Marguerites de l’épopée gœthéenne, mais des filles décidées au combat et qui donnaient leurs amans avec une véhémence guerrière.

A voir l’étrange vision de ces flots d’humanité serrés, allant vers un seul point et vers un seul but dans la tempête d’un soulèvement général, nous ne nous demandons plus vers qui se dirige ce mouvement formidable sous ce ciel hostile et bas qui route des nuages de plomb par-dessus les flèches aiguës des tours : nous refuserions de croire ceux qui voudraient nous persuader que ces gens n’avaient point un ennemi commun et un but précis.

Eh bien ! non. Ils n’avaient pas de but précis, ni d’ennemi commun.

Mais alors, ce n’est donc pas pour anéantir Napoléon, pour chasser les Français, que tout ce peuple mêlé accourait en armes, tout vibrant d’action et d’esprit de combats ? Non. Les panégyristes allemands eux-mêmes vont faire l’aveu, et prouver à quel point le secret et l’incertitude planaient sur ce peuple, éternel et aveugle instrument entre les mains astucieuses de l’élite prussienne. J’emprunte à l’historien Charles Berger l’étonnante confession suivante : « Sans même savoir d’une façon précise contre qui on allait les lancer, des milliers de volontaires avaient suivi l’appel du pays. »

Quel singulier mystère ! Les menées secrètes, les calculs à longue portée du gouvernement prussien se devinent déjà dans leur forme sournoise. On avait réussi à former un corps franc de chasseurs uniquement recruté parmi les étrangers fortunés et pouvant payer leur équipement et leur entretien et on les avait assemblés en leur disant qu’en eux se matérialisait le mieux la grande idée de la fidélité au Roi, qui n’était pas leur Roi, et de l’amour de la patrie, qui n’était pas leur patrie ! Cette région étrangère se prêtait avec enthousiasme à cette substitution. Le major de Lutzow, Polonais d’origine, rassembla ce corps qui devait faire impression sur les aventuriers étrangers par le double prestige du nom : la bande de la Vengeance, et de la couleur noire qui devait exprimer « le deuil de la servitude subie. » Tout visait ainsi l’effet à produire. L’armée régulière prussienne, prudente, voulut bien reconnaître ce corps franc, mais sous réserve de le désavouer devant l’ennemi, dans le cas où il commettrait des actes sans gloire. C’était la une confraternité d’armes bien précaire, qui acceptait leurs réussites et repoussait leurs défaites.

Lorsque Théodore Körner pénétra dans la ville de Breslau bondée de patriotes, avec son cheval de guerre, il se dirigea, selon les indications précises qu’il avait reçues, Vers l’auberge du Sceptre d’Or. En l’absence d’un uniforme universitaire qu’il n’avait plus le droit de porter, ayant été expulsé des Facultés, et voulant tout de même frapper les foules par son arrivée, il avait endossé sa blouse noire d’élève de l’École des mines. C’est sous ce sombre habit qu’il comptait rencontrer dans ce cabaret le chef de la bande Lutzow, qui avait établi là son bureau de recrutement. Sur le seuil où l’on se pressait, il aperçut des jeunes gens au visage animé et qui se précipitaient dehors comme subitement enflammés de quelque délire sacré. Il y entra à son tour et ne fut pas peu étonné d’apercevoir derrière une table, entourée d’officiers et de soldats, non pas la figure martiale du capitaine franc, mais une jeune femme ravissante, aux yeux noirs brillant des plus vives séductions. Debout, le buste bien pris dans un corsage à brandebourgs, penchée sur les arrivans, la bouche engageante, les bras tendus, elle recevait les engagemens et faisait signer les volontaires fortunés sur un grand registre après s’être bien assurée de leurs ressources pécuniaires. Cet appât, qui guettait les jeunes gens au fond de cette auberge comme une araignée d’or guette les mouches dans son filet, n’était rien moins que la femme du major Lutzow, la belle comtesse d’Ahlefeld. Le major avait dépêché son épouse à la pêche aux goujons, comptant sur les charmes de ce singulier sergent d’enrôlement pour ensorceler les hésitans. Le succès un peu équivoque de cette réclame vivante fut considérable. On y alla pour voir. On vit, on fut convaincu. Pour la cause sacrée, tous les moyens n’étaient-ils pas nobles et purs ? Personne ne songea à s’en choquer et les affaires marchèrent avec rapidité.

Le bouillant Théodore fut transporté d’ardeur à la vue de cette voluptueuse Bellone. Dans la salle, assis à de longues tables, il vit des étudians criant et chantant. Quelques-uns l’appelant par son nom le reconnurent, témoins des temps où il était leur compagnon de fête et de ripaille.

Au fond de la pièce, à la table d’honneur, présidait, dans le tumulte des chants et des hurlemens, un grand vieillard sec, au visage hirsute, le front découvert, les yeux durs sous les broussailles épaisses. Une longue barbe blanche et frisée tombait sur sa tunique noire. C’était Papa Jahn, le brutal éducateur et l’âme du mouvement. Il avait endossé l’uniforme des Chasseurs de la Vengeance et surveillait l’arrivée des enfans de sa haine. Ce n’est pas sans malaise que nous voyons parmi ces échevelés une figure française fort sympathique, le baron Toussaint de Charpentier, un savant minéralogiste qui était accouru pour voir ce mouvement et qui connaissait Théodore Körner depuis sa maison paternelle. Ce dernier eut hâte de se déguiser en chasseur romantique, et bientôt on l’aperçut devant les yeux enthousiastes de la belle Mme de Lutzow dans sa tenue noire, le pantalon long et des guêtres de même couleur. Sa noire crinière bouclée à la Titus fait une toison rebelle à son front entêté. Le comique voisine avec le tragique. Le menton, engoncé dans l’énorme col noir de sa tunique, jaillit de ce carcan que rejoignent les courts favoris à la mode philistine. Une paire de pistolets, une corne à poudre, un poignard sur la poitrine, une épée au côté complètent l’équipement auquel va se joindre la carabine.

Ainsi armé jusqu’aux dents, il part le même jour avec une troupe du corps franc. Ce n’était ni un régiment ni des bataillons, mais bien des bandes désordonnées qui, en chantant et au bruit des fanfares et des tambours, quittaient les faubourgs pour s’installer provisoirement dans un camp, près du village de Zobten où ils devaient s’entraîner pour la guerre.

Dès l’arrivée au camp, des procédés singuliers de réclame entretiennent l’ardeur. On jette par les fenêtres, sur des soldats qui défilent, de longs papiers verts et rouges sur lesquels on lit une chanson entraînante. Les camarades se mirent à la chanter et elle devint le premier lied de marche des Vengeurs. Elle était de Théodore Körner.

Le 27 mars, à Rogau, eut lieu la bénédiction solennelle du corps franc. C’était à la tombée de la nuit. Qu’on s’imagine un crépuscule glacial tombant sur la plaine humide et boueuse. Une église qui, de loin, semble une grange au grand toit, aux angles secs, sans clocher et sans ornement. De longues fenêtres coupent les murs, et un portail cintré montre une lourde porte paysanne à ferrures grossières. Pourtant, l’observateur attentif s’aperçoit que, même dans ce coin hospitalier, quelques formes françaises, dégénérées certes, ont pénétré jusqu’à ce temple. Un rien, un rappel de rococo de village, mais un peu de France tout de même, ne fût-ce que pour affirmer dans ce foyer de haine l’empreinte obstinée qu’elle avait laissée sur les plus lointaines contrées de la Germanie.

Ce lieu à peu près inconnu, laid, misérable et triste, a pourtant la plus haute importance pour l’histoire de la France et de l’Allemagne. De ce fruste monument de Rogau partit en réalité le mouvement qui, tantôt enflé dans la lutte ouverte, tantôt endormi dans une longue période de 1813 à 1870, aboutit enfin à l’immense conflagration européenne des jours présens.

Là, plus de mille jeunes hommes, étudians et ouvriers, s’engouffrent, s’écrasent, couverts de leurs manteaux noirs. L’édifice est à peine éclairé. Quelques chandelles fument sur l’orgue. C’est tout. Leur vacillement s’agite derrière les balustres découpés de la tribune où se tient l’organiste. Des lueurs fauves et incertaines courent à travers l’atmosphère étouffante. La salle se remplit sans cesse dans un mystérieux cliquetis d’armes ; de courts tressaillemens des éperons s’entre-choquent sur les dalles ; des lumières rapides comme des éclairs se fixent un instant sur les poignées des sabres.

L’orgue poussiéreux, aux longs tuyaux ternis, se met à souffler, à peiner, et soudain, en une clameur formidable, ébranlant l’édifice et emplissant les voûtes crépusculaires, le choral de Luther : Une solide forteresse est notre Dieu, roule, tel un tonnerre, de toutes ces gorges rauques, non pas sur le ton somnolent des paisibles dimanches bourgeois, mais sur le rythme de combat que la Réforme avait propagé dans sa période de violence, lorsque le tocsin sonnait et que les ruisseaux des villages étaient pleins de sang.

Toute la nuit les cris et les chants retentirent dans cette église et autour de ce village parmi les chevaux qui attendaient sous la pluie l’heure du départ, le long des grandes routes désolées. Enfin, à l’aube, après la bénédiction des armes, les corps francs se mirent en mouvement. Les habitans, debout au milieu de la chaussée, se découvrirent, et bientôt les masses serrées de cette soldatesque disparurent à l’horizon, comme un long serpent noir entre les squelettes des arbres dénudés.

Théodore Körner est dès lors complètement acquis à la cause. Le succès de ses poésies guerrières dans le rang de ses camarades d’armes l’a grisé, au point que la Prusse n’a plus qu’à le laisser courir, instrument aveugle entre les mains de ses protecteurs. Il était devenu le grand fournisseur du hennissement national. Qui court si vite dans la nuit sombre ? chante-t-il dans un lied célèbre en imitant le rythme de la chevauchée fantastique du Roi des Aunes. Qui court si vite dans la nuit sombre ? C’est la chasse de Lutzow, sauvage et téméraire… Bientôt dans toute l’armée, au feu du bivouac, pendant les marches et pendant l’assaut, les soldats enivrés chantaient ce chant brutal. Comme la Prusse se réclamait chaque jour davantage du peuple Spartiate, elle disait qu’à la patrie un nouveau Tyrtée était né en Théodore Körner.

Son exaspération contre les Français ne lui suffit pas. Il se retourne en même temps contre ses propres compatriotes, les Allemands du Centre et du Sud et les traite de lâches, de misérables traîtres et laquais sans honneur et sans âme, qui se cachent derrière leurs poêles et se bouchent les oreilles. « Quand viendra l’heure de notre mort sublime, vous crèverez s’écrie-t-il, en tremblant sous vos édredons. » On n’ose dire le reste…

En d’innombrables anathèmes et insultes rimées, il traîne toute cette Allemagne dans la boue. Les Allemands eux-mêmes sont assez perplexes entre leur souci constant de conserver au héros la noblesse de sa ligne et celui de dérober aux nouvelles couches ce qu’il disait sur la mollesse de leurs anciens. Le pauvre père, honteux de cette production, a atténué dans les éditions postérieures de La Lyre et l’Épée les blasphèmes et les vandalismes de son fils. C’est la période la plus violente du poète de la délivrance. Il était de ces êtres privilégiés par maints dons de la nature et prédestinés à salir sans cesse leur propre bien. Ils souillent ce qu’ils ont édifié. On part pour les aimer et ils sèment la haine. On veut les respecter et ils engendrent le mépris. Tel serait le sentiment de l’Allemagne elle-même envers son dieu, le barde Théodore Körner, si la raison d’État ne lui commandait point d’oublier toutes ses défaillances et de couvrir toutes ses tares.

Mais la fin du héros approche à grands pas et, par une grâce de la destinée dont on ne saurait assez le féliciter, sa production poétique retrouve in extremis je ne sais quelle dignité religieuse. On dirait que l’ange de la mort l’a frôlé déjà de son aile et a purifié ses lèvres d’où s’étaient échappées des vipères.


Le 25 août, le major Lutzow reçut l’ordre d’organiser avec son corps et cent cosaques une de ces chevauchées qui devaient irriter et harceler les ennemis, à la manière russe, dans un incessant va-et-vient de razzias et de fuites. Le soir du même jour, le corps atteignit encore un village nommé Gottesgabe (Don de Dieu) à trois lieues de Schwerin. On résolut d’y faire le bivouac pour la nuit. C’était une contrée plate, coupée de marais et de beaux groupes d’arbres. Au fond d’un petit parc s’isolait une de ces monotones demeures du Nord, une maison de seigneur mecklembourgeois entourée de ses terres. Lutzow, son aide Körner et d’autres officiers y portèrent leur billet de logement et furent reçus par les hobereaux avec l’empressement de loyaux sujets.

Théodore Körner, après le repas, se leva de table et demanda aux châtelains s’il y avait un clavecin dans la maison. On lui répondit affirmativement et on guida les chasseurs noirs avec deux chandelles dans une vaste salle garnie de quelques mauvais tableaux. Le poète posa les flambeaux à droite et à gauche de l’instrument, l’ouvrit et, tandis que ses compagnons se couchaient sur les divans, il se mit à chanter avec sa véhémence habituelle ses chansons de guerre.

Les hôtes s’étaient retirés discrètement devant les cosaques, en bonnet de fourrure malgré la chaleur de l’été, et qui traînaient à travers les longs couloirs des paillasses et des paquetages avec les crochets de leurs courroies. Les compagnons avinés chantaient en chœur les refrains, lorsque soudain un silence se fit et Théodore Körner, cherchant dans sa mémoire un chant qu’il avait composé ce jour-là et noté au crayon sur son carnet, se mit à frapper quelques accords. Alors, avec une solennité inaccoutumée, il commença la dernière veillée de sa vie avec son dernier chant. C’est celui même qui demeura sa gloire et que des millions de poitrines chantèrent pendant cent ans comme un chant national :


Oh ! épée à mes côtés,
Que veut la joyeuse flamme
De ta lame trempée…


Dans sa hantise romantique il la compare à l’épousée impatiente de se donner à lui :

C’est la veillée nuptiale dans l’attente d’une bataille où il est sûr de trouver la mort. L’épée le presse de la prendre et de fêter avec elle leurs noces sanglantes. Il lui parle d’abord sur le ton passionné d’une volupté contenue, qui dans un chuchotement précipité promet des caresses pour l’aube naissante quand la trompette sonne au camp et que les tambours roulent sur la plaine endormie. Alors seulement il veut l’étreindre et partir avec elle dans l’ivresse de la mêlée sous le grand ciel qui s’illumine le matin. « Reste encore, supplie-t-il, bientôt nous irons chevaucher ensemble dans le beau jardin d’amour où les roses rouges brillent dans les sombres haies de leur éclat de sang et de pourpre. » Les minutes s’enfuient, hallucinantes et fébriles, derniers dons d’une vie que la grande faux guette pour la moisson funèbre. Enfin l’aurore vient, la victoire couronnée de fleurs sourit dans les buées déchirées de l’horizon. Partout la lumière chasse les ténèbres, inonde la terre qui attend et qui espère. « Holà, crie-t-il. Viens, viens, ma douce fiancée d’airain ! Hors de ta prison ! Comme il fait beau à l’air libre sous le rayon nuptial ! » Il la prend dans ses bras, saute sur son coursier et les voilà qui chevauchent vers la mort certaine. « Viens ! répète-t-il dans l’extase de l’heure suprême, je ne te laisserai pas ! Avec toi je veux goûter la joie du combat, avec toi j’irai jusque vers la tombe toute proche et tu me mèneras à la fin vers l’autre maison paternelle, maison de gloire et d’immortalité ! Vois comme les flammes jaillissent du sol, comme la flamberge lance des étincelles. Hourrah ! hourrah !… »

La chanson est finie, les chandelles tremblent sur le vieux clavecin. Leur flamme vacillante courbe ses pointes au gré du souffle nocturne. Le long des murs, les spirales qui montent et tourbillonnent jusqu’aux cintres mêlent leur tourment aux acres fumées de la tabagie soldatesque. Par momens, les cosaques traversent la pièce en marchant avec une maladresse zélée sur la pointe de leurs lourdes boites. Le chant s’achève. Le son des cordes en une longue vibration meurt lentement dans le coffre du clavecin. Le barde de la délivrance se dresse alors, long et mince comme un grand cygne noir, dans l’attente de l’aube sanglante. Les chandelles projettent son ombre démesurée sur les rideaux que gonfle le vent de la nuit, puis, en un dernier soubresaut d’agonie, les mèches s’affaissent sur le lit brûlant de leurs larmes répandues.

Et voici venir son dernier jour. À deux heures du matin, des cavaliers pénètrent dans la pièce et annoncent que des détachemens ennemis campent dans des villages voisins, endormis dans la sécurité. Les hommes se précipitent dehors, montent à cheval, partent sur la route au petit trot. L’aurore luit au loin et frôle déjà la vaste plaine. En chemin, des paysans font des signes et racontent que depuis la nuit un transport de vivres est en marche vers Schwerin, trente-huit voitures gardées seulement par une compagnie de fantassins français.

Lutzow prépare son guet-apens. De trois côtés à la fois on devait tomber sur la colonne. Un bois de sapins proche couvrait les positions. Il commanda aux cosaques de s’y cacher, d’y attendre l’ennemi et de se jeter sur lui dès qu’il serait à la portée des fusils. Les Russes partirent donc en avant, agiles sur leurs petits chevaux, mais arrivèrent trop tard pour atteindre le bois. Le plan de l’embuscade étant manqué, les corps francs durent attaquer franchement. Les conducteurs des équipages eurent le temps de se sauver en partie dans les fourrés. Les cavaliers s’y précipitèrent pour les en déloger et d’arbre en arbre, dans les fouillis, les cavaliers noirs pourchassèrent les Français.

Théodore Körner, un des premiers, s’était jeté dans les bois. À ce moment, Lutzow, amplement satisfait de sa proie et heureux d’avoir mis en fuite les conducteurs qui avaient abandonné leur convoi sous le poids du nombre, jugea inutile de pousser plus loin l’aventure. Il fit sonner le rassemblement, mais le barde dans sa furie d’extermination se jeta toujours plus loin au fond des bois, sabrant les hommes qui voulaient échapper. À ce moment, un coup partit derrière un arbre. Une balle traversa le cou de son cheval blanc et le frappa lui-même au ventre. Un camarade courut à lui et arriva juste à temps pour l’entendre crier : « J’ai mon compte ! Mais ça ne fait rien !… » À cet instant, il tomba de cheval et son sabre, — sa sanglante épousée, — glissa de ses mains défaillantes. Il était mort.


La Prusse et plus tard l’Allemagne firent croire au populaire que cette fin fut sublime. On laissait libre cours à son imagination patriotique pour qu’elle peignît avec les couleurs les plus éclatantes la bataille où le poète chargeant l’ennemi serait tombé en héros. En vérité, et sans vouloir diminuer en rien ce que sa vie véhémente contenait de sincérité respectable, la mort de Körner manque de poésie. C’était une embuscade, on était tombé sur trente-huit voitures de vivres conduites par une poignée d’hommes qui ne se méfiaient pas. Ce sont les hasards de la guerre. Quel flot de paroles, quel abus de grands gestes et de grands sentimens pour aboutir à cette fin sans beauté ! On avait bravé le monde, abandonné les siens, renié toutes les promesses fleuries de la vie normale. On en avait, appelé sans cesse à Dieu qui devait tout approuver et tout bénir….

Et cela se termine par un acte de Raubritter. L’aube était pourtant belle. C’était une atmosphère pleine de tragique attente. Et voilà qu’on est déçu. C’était donc pour cela, cette veillée funèbre, cette dernière chanson sur la fiancée de fer ?

Le major Lutzow est hautement satisfait. « Riche était la proie, » s’écrie un historien avec une prodigieuse inconscience, « mais on y a mis le prix !… »

On s’empressa autour du poète tombé. Quelques camarades le portèrent à travers les taillis, au bord de la route. Un chirurgien arriva et constata la mort. Alors on se mit en route avec le butin. On chargea le cadavre sur une des voitures françaises et par de longs détours, pour éviter une rencontre de l’ennemi, tout le cortège arriva à Wobbelin, le quartier général du corps franc. Il était neuf heures du soir. Dans la maison d’un garde forestier on porta la dépouille de Théodore Körner et dans un réduit étroit en planches on l’exposa sur un lit couvert de paille. Bientôt des compagnons arrivèrent avec des feuilles de chêne et se mirent à en faire des guirlandes à la manière antique pour les attacher autour du mort. Tout le monde dormait déjà dans le camp et dans le village. On sonna l’alarme et tous les soldats du corps accoururent pour voir une dernière fois l’Orphée qui les avait charmés. Chacun apporta dans ses bras des branches vertes et les fleurs qu’on avait vues briller dans les ténèbres, au fond de*s jardinets des paysans et sur les rebords de leurs fenêtres. Derrière eux les lanternes s’allumaient. En hâte on venait voir le beau jeune homme qui entraînait les soldats avec ses chants populaires.

Un Français réfugié, devenu prussien, un huguenot, nommé Olivier, qui se trouvait parmi eux, traça sur son cahier les traits du mort.

Le lendemain de ce jour, le 27 août, les obsèques eurent lieu dans le bruit sourd des tambours. Le long serpent noir qui était parti de la petite église de Silésie sous la pluie glacée de mars, se retrouva sous le soleil, plus sinistre encore dans la lente marche funèbre. En route, un général prussien, de passage avec son état-major, rencontra la troupe et s’informa du nom du mort. Il descendit alors de cheval et suivit le convoi à la tête des chasseurs noirs jusqu’à une place en plein champ ou deux chênes bicentenaires se tenaient à vingt pas l’un de l’autre, comme il était d’usage autrefois, afin que les moissonneurs profitassent de leurs ombres. Des branches fortes comme des arbres pendaient très bas. C’est sous cette puissante ramure qu’on avait creusé la tombe. Des salves d’honneur, des coups de canon ne furent point tirés à cause de la proximité de l’ennemi. Mais, pendant la descente du cercueil, tout le corps des Bandes de la Vengeance entonna tout à coup le lied de combat : « C’est la chasse de Lutzow sauvage et téméraire… » dernier cri barbare qui passait sur le front de ce filleul de la Prusse.

Le pays dont il avait si bien servi les rancunes déplora la disparition de son héros avec l’intensité dont son tempérament d’acier était capable, c’est-à-dire avec son froid lyrisme. Il ne s’affaiblit pas en sanglots, mais il raisonne, il pèse le pour et le contre des conséquences, le mérite, l’opportunité du sacrifice, et c’est toujours le cerveau mathématique et glacé que nous retrouvons, même à ces heures de deuil national, dans ce pays des Hussards de la Mort.

Ainsi se comporta le savant W. de Humboldt, qui semble avoir été un des plus actifs déformateurs de ce cerveau mal équilibré. Pendant son séjour à Vienne, il surveille de loin l’évolution du poète et intervient toujours au moment décisif pour l’arracher de l’idéal paisible et musical et le rejeter vers celui de l’extermination.

Dans une première lettre, il parle de l’événement à sa femme, et dans des termes d’ailleurs fort justes il blâme les gens pusillanimes : « Un talent, disent-ils, ne doit pas s’exposer. On ne peut pas parler d’une façon moins digne du talent et surtout d’un poète. Le vrai talent et la vraie supériorité résident précisément dans leur caractère et ils en reçoivent leur sève. Ce qui ne porte pas cette marque de personnalité est plat et insignifiant. Les anciens n’éprouvèrent jamais autrement ces choses et Eschyle eût trouvé fort singulier si quelqu’un se fût avisé de vouloir l’empêcher de combattre à Marathon, sous prétexte qu’il pouvait ajouter quelques trimètres à son œuvre. Car voici précisément ce qu’il y a de plus noble chez l’homme, c’est qu’il est audacieux avec lui-même quoi qu’il arrive et qu’il peut librement jouer son existence. »

Puis un peu plus tard, il se découvre tout à fait, il se permet déjà, non pas en public, mais dans son domestique, c’est-à-dire, en catimini, de dire ce qu’il pense de ce grand poète national : « Plus je songe à lui, dit le madré personnage, avec une prodigieuse ironie, et plus je le félicite d’avoir fini ainsi. Par cette bénédiction publique qui lui en est échue, ce Körner, qui dans la vie n’avait pas encore trouvé l’équilibre, se façonne peu à peu en une figure parfaite. S’il avait survécu, son côté magique se serait perdu en quelque chose de tout à fait médiocre, sort qu’il eût partagé avec beaucoup de ses semblables. L’évolution de sa verve poétique vers la vraie beauté demeure douteuse pour nous et la fraîcheur de la jeunesse s’en serait allée. »

Alors, pouvons-nous ajouter avec le savant, que serait-il resté de ce Dieu national ? La balle du brave pioupiou français qui défendait son convoi de vivres lui donna l’immortalité.

Que devient dans ce drame la famille Körner et le clavecin de Mozart qui dormait dans le logis des Grâces ? La ville natale de Théodore était demeurée obstinément fidèle aux Français. Napoléon la considérait comme le dernier rempart du loyalisme et au moment où la famille ignorait encore la mort de l’enfant prodigue, — le 6 septembre, — elle fêtait le court et dernier séjour de l’Empereur dans la capitale des rois de Pologne. Ce fut plus de deux mois après que les parens, angoissés de ce long silence, apprirent que leur fils n’était plus, le 17 novembre, le jour de la capitulation de la ville devant les alliés victorieux. Toute la famille s’était sauvée à l’approche des Prussiens dans un domaine qu’elle possédait à quelques lieues de Dresde. C’est là qu’une lettre de Parthey leur communiqua le rapport, d’un chasseur noir qui accidentellement parlait de la mort de Théodore. Le gouvernement prussien ne s’était même pas préoccupé de faire connaître cette fin aux survivans.

Ce fut l’effondrement définitif de la malheureuse famille. La Prusse leur avait tout pris. Il ne restait plus à ces épaves de la vieille Allemagne qu’à « vivre sans espoir et sans joie dans la monotonie des jours, » comme écrit la mère à Charlotte de Schiller. Le clavecin sur lequel Mozart avait joué demeura dès lors muet pour toujours et vide le fauteuil des grands poètes qui avaient aimé la France et admiré Napoléon.

L’Allemagne de 1813 comme celle de 1870, toujours jalouse de sa gloire intégrale, s’ingénia à nous dérober toutes les tares de ses grands hommes. La mémoire de Théodore Körner fut de celles qu’il importait avant tout de garder contre les indiscrétions. Dans une remarquable discipline, les écrivains allemands passèrent donc sous silence la plupart des écarts qui auraient aliéné au poète la sympathie de la majorité rigoriste, en même temps qu’ils surent transformer son action publique en une série de sublimités que nous avons examinées sous leur jour véritable et où ne demeure debout qu’une seule chose : la redoutable révélation d’une influence occulte, destinée à attirer à elle et à exploiter tous les talens au profit d’un but de tyrannie politique et militaire, profondément hostile à toutes les libertés qui ont édifié la culture universelle.

La crise sociale et morale que j’ai essayé de décrire à travers la destinée d’une famille n’est rien à l’égard de celles dont nous avons, depuis, été les témoins, mais elle découvre le foyer de haine d’où sortit un mouvement d’une immense portée, la lutte contre le spiritualisme latin, qui commença déjà au seuil du XVIe siècle, tantôt étouffée par les événemens, tantôt enrayée par la robuste vie imaginative d’individualités supérieures. Cette vie imaginative se civilise sous l’heureuse influence de la France latine, rebondit encore, même après 1813, en une prodigieuse éclosion lyrique et musicale, pour mourir enfin écrasée sous le coup des événemens de 1914, qui ne nous permettent plus d’espérer d’ici longtemps un retour de l’âme germanique vers son noble passé, ce royaume spirituel de la paix, ruiné à jamais par son impitoyable ennemie, la Prusse.


FERDINAND BAC.