Théatre lyonnais de Guignol/Tu chanteras, tu ne chanteras pas

N. Scheuring (tome 2p. 129-146).
Tu chanteras, tu ne chanteras pas

TU CHANTERAS
TU NE CHANTERAS PAS

POCHADE EN UN ACTE
PERSONNAGES

BONNARD, rentier.

CHALAMEL, médecin.

LE SERGENT HUBERT.

BAJAZOU, restaurateur.

GUIGNOL, domestique sans place.

JASMIN, domestique de Bonnard.


Une place publique.


Scène I

BONNARD, CHALAMEL.
BONNARD.


Comment, Docteur, tu me quittes ?… Ma femme souffre beaucoup.

CHALAMEL.

Ne t’inquiète pas, mon ami ;… Madame Bonnard n’accouchera pas avant demain. Je serai de retour ce soir, entre huit & neuf.

BONNARD.

C’est égal… je suis contrarié de te voir partir.

CHALAMEL.

Ne craint rien. Je t’apporterai un lièvre.

BONNARD.

Comment ! tu vas à la chasse ?

CHALAMEL.

Oui, mon ami. C’est une partie projetée depuis huit jours… Nous sommes nombreux… La plaine de Montluel retentira de nos exploits… Je ne veux pas qu’il y reste une pièce de gibier.

BONNARD.

Au moins, reviens de bonne heure.

CHALAMEL.

D’ici là ne néglige pas mes prescriptions… Surtout prends tes mesures pour éviter tout tapage sur cette place. Dans l’état où est ta femme, le bruit peut lui être funeste.

BONNARD.

Comment veux-tu que je fasse ? Cette place est une des plus bruyantes de la ville. Les marchands, le matin… les orgues de Barbarie & les musiciens de toute espèce, au milieu du jour… & les ivrognes, le soir.

CHALAMEL.

Il n’est pas bien difficile de se débarrasser de ces gens-là. Si c’est un ivrogne, donne-lui vingt sous, en le priant d’aller chanter au cabaret ; il t’obéira avec enthousiasme… Un musicien ? Donne-lui dix sous à condition qu’il s’éloignera ; c’est toute la recette qu’il peut faire sur cette place… il ira ailleurs… Un marchand ? Fais-lui une petite emplette, sous la même condition.

BONNARD.

Tu as raison, Docteur. Tu as un esprit de ressources admirable.

CHALAMEL.

Allons, mon cher Bonnard, je te quitte. Tu auras ce soir de mes nouvelles… & de mon gibier. (Il sort.)


Scène II

BONNARD, seul

C’est un charmant médecin que mon ami Chalamel… Il prend le plus grand soin de ses malades. Il leur fait manger plus de cailles & de perdrix qu’il ne leur ordonne de juleps & de médecines… C’est sa méthode à lui… elle ne manque pas d’originalité… C’est aussi un homme d’esprit & de bon conseil… Allons donner à mes domestiques les ordres nécessaires. (Il entre chez lui.)


Scène III.

LE SERGENT, seul.

(À la cantonnade.) Fiez-vous à moi, camarades… La noce sera majestueuse… je vais faire les choses superlativement. (Il vient en scène.) Trois promotions dans le régiment ! Il s’ensuit conséquemment une fête, ou plutôt trois fêtes, où nous nous amuserons comme quatre… approximativement. C’est moi qui suis l’ordonnateur… J’ai choisi le cabaret du père Bajazou, à l’enseigne du Chien à trois pattes… Allons ! vive la gaîté française ! Plaisir & bombance ! (Il appelle.) Père Bajazou ! Père Bajazou !


Scène IV.

LE SERGENT, BAJAZOU.
BAJAZOU.

Que faut-il vous servir, sergent ?

LE SERGENT

Quarante couverts & votre nectar le plus divin.

BAJAZOU.

C’est donc une noce ?

LE SERGENT.

Mieux que ça. Trois promotions dans le régiment… Et je vous ai choisi pour arroser, avec l’aide du dieu Bacchus, libéralement les galons des camarades.

BAJAZOU.

Je vous remercie, sergent ; je vais me mettre à mes fourneaux.

LE SERGENT.

Distinguez-vous, Bajazou… Je veux un festin comme ceux que dégustait jadis, à Rome, le général Sardanapale.

BAJAZOU.

Soyez tranquille, sergent. Le général Sardanapale se serait liché les cinq doigts & le pouce du gala que je vais vous confectionner.

LE SERGENT.

En attendant, Bajazou, apportez insensiblement votre bouteille d’absinthe… & je m’en vais lui dire deux mots subséquemment.

BAJAZOU.

Entrez, sergent, militairement ; & je vous sers sur-le-champ instantanément tambour battant. (Ils entrent chez Bajazou.)


Scène V.

GUIGNOL, seul.

(À la cantonnade.) C’est bon ! c’est bon ! vieux bugnon ! On en trouvera ben une place que vaudra la tienne. Crois-tu que je n’en verserai des pleurs de quitter ta cassine ? (Il vient en scène.) Je sais pas comme je m’y prends… mais v’là quéque temps que je peux pas faire pus de vuit jours dans une place… Ce matin, je m’étais levé tout guilleret… j’avais fais un joli rêve… J’avais rêvé que je mangeais de chatagnes… à l’eau… dans un pot jaune… au coin du feu… Ça veut dire qu’on recevra d’argent dans la journée, de rêver de châtagnes[1]. Hé ben ! ça a tourné tout de traviole… À neuf heures, mon maître me dit : Guignol, apporte-moi vite mon déjeuner, je suis pressé. — Oui, borgeois, que je li réponds. — Je cours à l’office pour prendre la soupière… j’empoigne quéque chose… j’arrive avec mon quéque chose… quand je vais pour le mettre sur table, je vois que j’ai biché le… oui, nom d’un rat ! je le tenais… C’était la cuisinière qui l’avait entreposé là… Je veux le remporter, mais le borgeois l’avait vu… Il se monte comme une soupe au lait… J’ai beau m’escuser — Borgeois, c’est pour m’être trop pressé, pour avoir trop voulu bien faire… Y a que ceux qui font rien qui se trompent pas. — Ah ! ouich ! il m’écoute pas… il me fait mon compte… sept & sept dix-vuit, & sept vingt-neuf, & neuf septante-deux… Il me donne trois francs douze sous… il me flanque un certificat de bonne conduite… avec son soulier… au-dessous des reins… Et me v’là sur le pavé… mais, comme dit Gnafron, faut jamais se faire de mauvais sang. (Il chante sur l’air de Préville & Taconnet : )

Quand j’ai pas l’sou, je chante pour être pas triste ;
Quand j’ai d’ l’argent, je chante parce que j’ suis gai. (bis)



Scène VI

GUIGNOL, LE SERGENT.
Le Sergent entre doucement & met la main sur la bouche de Guignol, pendant qu’il chante encore.
GUIGNOL, se débattant.

Ah ça, sergent ; restez donc tranquille.

LE SERGENT.

L’ami, tu as une voix superbe & ton chant est l’égal du rossignol… Si tu veux continuer de chanter… consécutivement devant cette auberge… il y a cent sous pour toi.

GUIGNOL.

Cent sous !… Est-ce que vous les avez sur vous, sergent ?

LE SERGENT.

Voilà. (Il lui donne de l’argent.)

GUIGNOL.

C’est convenu : je chanterai.

LE SERGENT.

Et si ton gosier se dessèche, tu entreras chez le père Bajazou pour boire un coup avec des camarades… qui sont des fameux lapins… Et chante-nous quelque chose de ronflant, quelque chose de belliqueusement guerrier. (Il rentre au cabaret.)


Scène VII.

GUIGNOL, seul.
Ça me va, sergent, ça me va… Nom d’un rat ! je chanterai ben tout ce qu’il voudra pour cent sous… Me v’la chanteur à appointements… comme au Grand Opéra. Tout de même, il me demande quéque chose de guerrier… ça me gêne un peu… je fais que des complaintes… Le Juif-Errant, Henriette & Damon… Ah ! j’y suis !… je vas leurs y chanter Marbrouk. (Il chante : )
Marbrouk s’en va-t-en guerre…[2]

Scène VIII.

GUIGNOL, JASMIN.
JASMIN.

Dites donc, l’ami ; est-ce que vous ne pourriez pas aller brailler un peu plus loin ?

GUIGNOL.

Est-il malhonnête, ce gone ! Qué que tu demandes, grand flandrin ? Dis donc, est-ce que tu en as entendu souvent des organes comme çui-là ? (Il recommence à chanter.)

JASMIN.

Je vous prie d’aller chanter plus loin ; la femme de mon maître est malade.

GUIGNOL.

J’en suis navré pour elle, mon vieux… mais comme je suis payé pour chanter, faut que je gagne l’argent qu’on me donne.

JASMIN.

Combien vous donne-t-on ?

GUIGNOL.

Dix francs.

JASMIN.

Ce n’est pas cher pour une aussi jolie voix.

GUIGNOL.

Qué que tu dis, l’enrhumé ?

JASMIN.

Je vous donne quinze francs pour vous taire.

GUIGNOL.

Fais voir l’argent… je suis pas fier.

JASMIN, lui donnant de l’argent.

Voilà !… mais que je n’entende plus votre délicieux organe. (Il sort.)


Scène IX

GUIGNOL, puis LE SERGENT, puis JASMIN.
GUIGNOL, Seul.

En v’là un qu’est assez chenu. Y en a qui paient pour travailler, çui-la paie pour rien faire… Allons, je veux pas lui voler son argent… je vais me bercer.

Il se couche sur la bande, & se berce en chantonnant : No, no, l’enfant do.
LE SERGENT, arrive & frappe Guignol sur la tête.

Dit donc, farceur, est-ce que tu me prends pour un conscrit ? Je t’ai payé pour chanter. Qu’est-ce que tu fais là ?

GUIGNOL.

Je chante : No, no, l’enfant do…

LE SERGENT.

Tu veux rire, morbleu… moi, je ne ris aucunement.

GUIGNOL.

C’est que, voyez-vous, y est venu quéqu’un qui me paie pour rien faire… & comme j’aime mieux son travail que le vôtre… v’là pourquoi je fais rien.

LE SERGENT.

Quelqu’un marche sur mes brisées… morbleu !… Et combien te donne-t-on… totalement ?

GUIGNOL.

Vingt francs, sergent.

LE SERGENT.

En voilà trente… mais chante, & chante bien… sinon je te fais faire connaissance avec la lame de mon sabre.

GUIGNOL.

Ah ! ne badinez donc pas, militaire !… avec le machin que coupe ?

LE SERGENT.

Je ne te dis que ça. Prends-y garde. (Il sort.)

GUIGNOL.

Il serait dans le cas de me faire une boutonnière… Nom d’un rat ! chantons vite. (Il chante : )

En avant, Fanfan la Tulipe…

Jasmin entre, & Guignol, en chantant, lui donne à chaque mesure un coup sur la tête.

JASMIN.

Ah ! mais ! laissez-moi donc… que vous me faites mal.

GUIGNOL.

Comment trouves-tu le bullion ?

JASMIN.

Un peu salé… Tenez, voilà mon écot. (Il lui donne un coup.)

GUIGNOL lui en donne un aussi.

Tu me donnes trop ; v’là ta monnaie.

JASMIN.

Assez de gestes… Il s’agit d’autre chose… Vous êtes joliment un homme de parole… Je vous ai payé pour vous taire, & vous beuglez plus fort qu’auparavant.

GUIGNOL.

Mais, benoît, l’autre est revenu. Il me donne quarante francs pour que je chante.

JASMIN.

En voilà soixante pour vous taire.

GUIGNOL, embarrassé.

C’est que, voyez-vous, c’est pus fort que moi… sitôt que je suis réveillé, faut que je chante.

JASMIN.

Hé bien ! dormez… je vous paie pour dormir… Mais surtout ne chantez plus… parce que je vous réglerai cette fois avec une autre monnaie, mon gaillard. (Il sort.)

GUIGNOL.

C’est entendu ; je tape de l’œil. Il se couche sur la bande & ronfle. Le sergent arrive, voit Guignol couché, sort & revient avec un bâton.

LE SERGENT.

Bataillon ! garde à vos !

GUIGNOL, toujours couché.

Garde à vos, tant que tu voudras.

LE SERGENT.

Division ! apprêtez vos armes ! Joue !

GUIGNOL, de même.

Sur la joue, sur le flanc, ran tan plan, tambour battant.

LE SERGENT.

Feu ! (Il lui donne un coup.)

GUIGNOL, se relevant.

Gredin, comme tu appuies sur la gâchette !

LE SERGENT.

Je t’ai payé pour chanter.

GUIGNOL.

Vous m’avez demandé quéque chose de ronflant, je ronfle.

LE SERGENT.

Pas de bêtises ! Tu vas marcher au pas accéléré. (Il tape.)

GUIGNOL.

Oui, sergent. (Il chante : )

Ah ! quel plaisir d’être sordat !
JASMIN, avec un bâton.

Tu es payé pour dormir, dors ! (Il lui donne un coup.)

GUIGNOL.

Ah !… tout de suite. (Il se couche.)

LE SERGENT, tapant.

Chante.

GUIGNOL, se relevant.

Oui, sergent. (Il chante : )

Ils sont là-bas qui dorment sous la neige.
JASMIN, tapant.

Dors.

GUIGNOL.

Ah ! mais… dites donc, ça commence à m’ennuyer. Vous tapez comme des compagnons maréchaux sur une enclume.

LE SERGENT, tapant.

Chante.

JASMIN, tapant.

Dors.

GUIGNOL.

Atatends ! ça va finir. (Il saisit le bâton de Jasmin & tape des deux côtés.)

JASMIN.

À la garde ! à la garde !


Scène X.

LES MÊMES, BONNARD.
BONNARD.

Qu’est-ce qu’il y a donc ici ? On se bat.

JASMIN.

Monsieur, ce drôle a reçu votre argent pour ne plus chanter… Mais il continue de plus belle… & vous voyez comme il me traite.

BONNARD.

Mes amis, chantez tant que vous voudrez… & chantez tous. Ma femme a accouché… je ne me sens pas de joie. Tenez, voilà de l’argent pour boire à ma santé & à celle de Madame Bonnard.

TOUS.

Vivent Monsieur & Madame Bonnard ! (Ils chantent.)


Scène XI

LES MÊMES, CHALAMEL.
CHALAMEL. Il apporte un lièvre.

Me voilà, mon ami, me voilà ! Nous avons fait une chasse superbe… Mais il me semble qu’on n’observe guère ici les recommandations que j’ai faites ce matin… Comment va ta femme ?

BONNARD.

À merveille, docteur… mieux que tu ne penses…

CHALAMEL.

Que veux-tu dire ?

BONNARD.

C’est fait, mon ami… Elle a accouché… très-heureusement.

CHALAMEL.

Déjà !… & que t’a-t-elle donné ?

BONNARD.

Un gros garçon… un gaillard qui aura des dispositions pour la musique. (On entend crier l’enfant.) Écoute-le… il a une voix superbe.

GUIGNOL.

Pardi ! il m’a entendu… Ça lui a tout de suite donné le goût des arts… Je le retiens pour notre orphéon.

CHALAMEL.

Embrassons-nous, mon cher Bonnard… Je te fais mon compliment… Si je n’ai pas aidé ce gaillard-là à faire ses débuts dans le monde, je me suis cependant occupé de lui ; je lui ai tué un lièvre… Tiens ; nous allons le manger à sa santé.

BONNARD.

Je veux que tout le quartier soit en joie. Buvez encore vingt bouteilles à la santé du jeune Bonnard. (Il donne de l’argent à Guignol.)

GUIGNOL.

L’argent est-il pour chanter ou pour pas chanter ?

BONNARD.

Pour chanter, rire & boire.

GUIGNOL.

J’aime mieux ça… Tu chanteras, tu chanteras pas !… J’étais comme un chat entre deux melettes[3]… À présent, je connais l’ouvrage… Boire & chanter… & recevoir d’argent pour ça… V’là une place d’où je me ferai jamais mettre à la porte.

Bonnard entre chez lui avec Chalamel. Les autres chantent & dansent.


fin de tu chanteras, tu ne chanteras pas[4].
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  1. Le songe de Guignol, a gusto.
  2. Ou tout autre refrain.
  3. Melette ; débris de mouton que les tripiers préparent, & vendent pour le régal des chats.
  4. Le théâtre de Guignol a un grand nombre de pochades & de petits tableaux populaires qui se jouent habituellement comme lever de rideau. Tu chanteras & les deux pièces suivantes ont été choisies parmi les plus anciennes de cette catégorie.