Théâtre français - La Fiammina



Théâtre-Français. — La Fiammina

La Fiammina vient d’obtenir un éclatant succès. Les femmes pleurent, les hommes s’attendrissent sans pleurer, mais sans protester contre les larmes dont ils sont témoins. La Fiammina est-elle donc un ouvrage vraiment digne d’admiration ? tiendra-t-elle une place considérable dans l’histoire de notre théâtre ? Je voudrais pouvoir le croire, afin de m’en réjouir ; mais, à moins de renoncer à tous les principes que j’ai soutenus depuis que je tiens une plume, je suis obligé d’avouer que la Fiammina, prônée comme un chef-d’œuvre, célébrée sur tous les tons comme une inspiration inattendue, n’a rien à démêler avec le mouvement littéraire de notre temps. C’est une pièce qui ne manque assurément pas d’intérêt, et ce mérite vaut bien la peine qu’on s’y arrête ; mais l’intérêt repose sur la donnée plutôt que sur les développemens. Or chacun sait qu’une donnée appartient à tout le monde, et que les développemens seuls n’appartiennent qu’au poète. On représente tous les ans sur nos théâtres de boulevard des pièces tout aussi intéressantes que la Fiammina, et autour desquelles il ne se fait pas tant de bruit. La Fiammina, représentée sur la scène où se représentent les œuvres de Corneille et de Molière, fait illusion à ceux qui prennent les émotions dramatiques pour un simple délassement, et ne s’inquiètent pas de la violation ou du respect des conditions imposées à la poésie. Il me semble utile de réduire à sa juste valeur l’engouement de la foule, et, pour qu’on ne m’accuse pas de céder au besoin de me singulariser, je veux déduire en quelques mots les motifs de mon opinion.

La donnée de la Fiammina est parfaitement vraie. Une comédienne qui abandonne son mari, son enfant au berceau, pour se livrer tout entière aux entraînemens de la vie de théâtre, pour s’enivrer d’applaudissemens et dominer sans pitié tous les hommes qui vivent par la vanité bien plus que par le cœur, une comédienne qui oublie tous ses devoirs et toutes les joies de la famille pour n’écouter que l’es battemens de mains et compter les couronnes que lui jette la foule idolâtre, s’expose à de rudes châtimens. Le monde, qui semble d’abord lui pardonner, se venge tôt ou tard du mépris des lois sociales. Si le monde se tait, elle trouve dans l’enfant qui a vécu loin d’elle la plus terrible expiation de sa faute, car la mère qui abandonne son enfant pour courir les aventures n’a pas même le droit de se plaindre quand il détourne ses regards en passant devant elle, quand il refuse de la reconnaître pour sa mère. Ce n’est là cependant qu’une donnée, et pour en tirer un poème dramatique, il faut quelque chose de plus que des souvenirs précis et fidèles.

M. Mario Uchard, l’auteur de la Fiammina, ne s’est pas mis en frais d’invention. Il a compté sur la puissance du sentiment maternel, et le succès a justifié son attente. M. Uchard s’abuserait pourtant s’il croyait avoir conquis le droit de bourgeoisie dans la cité dramatique. Les ressorts qu’il a mis en œuvre ne révèlent pas chez lui une imagination très active. Personnages et incidens n’ont rien d’original. Daniel Lambert, le mari de la Fiammina, qui vit seul avec son fils Henri depuis vingt ans, n’est pas dessiné avec une grande vigueur. Les joies de la gloire semblent avoir imposé silence à ses chagrins domestiques. Il songe à son Macbeth, à sa Bataille de Pharsale, deux tableaux admirables que nous ne voyons pas, et qui sont le sujet de toutes les conversations. Henri Lambert préfère Macbeth, tout en louant Jules César. L’entretien de Daniel et d’Henri se recommande par un air de vétusté. Le fils regrette les querelles ardentes des classiques et des romantiques ; le père, attiédi par l’âge, promet à Henri une renommée retentissante, pourvu qu’il étudie les grands modèles. Sous la forme d’un conseil bienveillant, il lui donne une leçon de littérature. Lord Dudley, qui a entendu parler de la Bataille de Pharsale, je veux dire du tableau de Daniel Lambert, sollicite la faveur de visiter son atelier. Nous avons devant nous l’amant et le mari de la Fiammina, qui se voient pour la première fois et ne connaissent pas leur position mutuelle. Lord Dudley, après avoir admiré l’œuvre de Daniel, tire de sa poche une miniature, le portrait de la Fiammina, et demande au mari de sa maîtresse s’il consentirait à peindre un portrait de grandeur naturelle d’après cette miniature. Il offre d’ailleurs de lui faire voir le modèle, sans que le modèle en soit instruit. Daniel refuse, et lord Dudley se retire très étonné de son échec, car pour le prix du portrait il se mettait à la discrétion de Daniel.

La Fiammina est à Paris et chante au Théâtre-Italien. Nous retrouvons Daniel à Auteuil chez Duchâteau, dilettante passionné, entre lord Dudley et la Fiammina. Henri, instruit par son père du nom et de la condition de sa mère, la voit, l’écoute sans lui parler. Il aime Laure Duvhâteau, et le mariage est à peu près arrangé quand le vieux dilettante, en apprenant les fredaines de la Fiammina, retire sa promesse. Henri Lambert, qui la veille, pendant la représentation de la Norma, a provoqué un de ses voisins pour une épithète offensante appliquée à sa mère, et qui a vu son cartel refusé dès qu’il a livré son nom, comprend alors qu’il n’a qu’un homme à tuer, l’amant de sa mère, pour laver son déshonneur et celui de son père. Il demande un rendez-vous à lord Dudley, et l’amant de la Fiammina, qui se méprend sur l’objet de sa visite, lui dit qu’il l’attendra le lendemain chez lui. Il se fait une fête de lui montrer sa galerie. La Fiammina est seule au logis quand arrive Henri ; elle ne sait pas que son fils la connaît, et le complimente sur ses débuts poétiques, comme si elle n’avait pas devant elle son juge et son châtiment. Elle espère, en le flattant, provoquer ses confidences. Déçue dans son espérance, elle laisse Henri seul avec lord Dudley. L’amant n’accepte pas la provocation du fils de sa maîtresse. Henri, pour le forcer à se battre, le menace de l’insulter publiquement. Le duel serait inévitable, si la Fiammina ne venait se jeter aux pieds de son mari pour conjurer cette terrible catastrophe. Daniel et Henri lui pardonnent ; elle promet de quitter la France, d’aller s’ensevelir dans un couvent ; Henri épouse Laure, et les femmes affligées se consolent en écoutant cet heureux dénoûment.

Je ne dois pas oublier deux rôles épisodiques dont l’utilité ne m’est pas démontrée, Mme de Barni et le fils de Duchâteau. Mme de Barni s’étonne d’aimer son mari, et parle de ses trois enfans pour vanter sa fécondité. Quant au camarade d’Henri Lambert, il traite son père avec une familiarité qui va jusqu’à l’impertinence ; il fait de lui son plastron, et donne le signal du rire dès qu’il a lancé un trait qu’il croit spirituel.

Cependant l’œuvre de M. Uchard, quoique vulgaire dans ses développemens, serait acceptée sans répugnance par les hommes lettrés, si l’auteur prenait quelque souci de notre langue ; mais il la traite avec un sans-façon qui nous surprend à bon droit. Henri dit à Daniel : « Ce récit m’a vivement impressionné. » Sur la scène où se récitent les vers de Cinna et du Misanthrope, ce barbarisme n’est pas à sa place : il faut le renvoyer à l’Ambigu, où la langue est comptée pour rien. La Fiammina évoque le bruit sur ses pas. Jusqu’à présent nous avions cru qu’on évoquait le passé : il paraît que nous étions dans l’erreur ; On dira bientôt qu’un cheval évoque la poussière. Et quand la langue n’est pas offensée dans la Fiammina, il nous arrive de rencontrer des vérités tellement vraies, qu’elles nous étonnent par leur évidence comme nous étonnerait le paradoxe le plus singulier. Daniel dit à sa femme : « Je ne vous adresse aucun reproche. Le jour où vous avez repris votre liberté, vous êtes redevenue maîtresse de vos actions. » Je le crois bien, tout le monde le croit, et Daniel abuse de l’évidence. Lord Dudley rappelle à sa maîtresse qu’il l’aurait épousée, si d’autres liens ne se fussent opposés à leur union. Quelle charmante naïveté ! La Fiammina aurait le cœur bien dur, si elle n’était attendrie par cet ingénieux aveu. Au boulevard, toutes les paroles que je relève passeraient inaperçues ; mais la Fiammina est écoutée, applaudie au Théâtre-Français comme une œuvre littéraire, et tous ceux qui prennent encore quelque souci de l’art dramatique doivent dire sans détour ce qu’ils pensent de la Fiammina. Le succès n’efface ni les barbarismes ni les naïvetés. gustave planche.