Théâtre de campagne/Lettre à Madame la Baronne de Joyenval

LETTRE
À MADAME LA BARONNE
DE JOYENVAL.

Vous me faites l’honneur de me mander, Madame, que toute la Jeunesse de votre Province, depuis quatre ou cinq ans, s’est appliquée à jouer des Proverbes, & que cet amusement lui a fait très-grand bien. Je n’en suis pas surpris ; il doit former beaucoup plus que l’habitude de faire des visites, où l’on se présente souvent avec embarras, où l’on escamote quelques révérences, les uns derrière les autres, en rougissant ; après quoi les Hommes courent se mettre le dos à la cheminée, & les Femmes vont se parler à l’oreille.

La conversation est-elle générale, il faut se deviner ; on parle vite ou entre ses dents, personne ne prononce, faute de s’être exercé à parler haut ; ne pouvant vous entendre, on ne sauroit vous connoître ni vous bien juger : alors la crainte & la défiance rendent souvent très-ennuyeuse la conversation qui pourroit être fort agréable ; il n’y a que les sots qui osent toujours tenir les dés, & dire avec confiance les choses les plus communes. L’habitude de la conversation feroit éclore une multitude d’idées que peuvent avoir les jeunes personnes ; elles ne se forgeroient pas des systêmes que rien ne peut détruire ; puisque ne les ayant pas connus, on n’a pu songer à les combattre. On vit donc en société comme si on étoit isolé, pensant à sa fantaisie & laissant dire aux autres tout ce qu’ils veulent ; aussi les personnes les plus taciturnes dans leur jeunesse, & que l’on croit les plus douces, montrent-elles souvent, après le mariage, une opiniâtreté & un entêtement dont on ne se seroit jamais douté.

J’ai toujours été surpris de ce qu’on ne fait pas entrer dans le plan de l’éducation, l’art de lire haut, ce qui apprendroit à bien prononcer & à bien parler. Les Comédiens seroient des Maîtres excellens. Quel est cet art de lire, même chez un Comédien médiocre ! Il montre la valeur de la ponctuation, qui est ce que sont les notes & la mesure au chant.

Combien de Femmes d’esprit, lorsqu’elles veulent jouer la Comédie, vous étonnent en vous prouvant qu’elles n’ont jamais connu la ponctuation ; aussi n’est-il pas surprenant qu’on ne trouve quelquefois dans leurs Lettres, ni points, ni virgules : de-là vient qu’en disant des vers, les rimes sont toutes relevées sur le même ton, que même dans la prose elles finissent leurs phrases en l’air, & qu’elles ne disent jamais leurs rôles comme elles parlent, qu’elles croyent qu’on doit leur apprendre à faire des gestes, & qu’en vous assurant qu’elles n’en savent pas faire, elles en font beaucoup trop.

Les Proverbes, dites-vous, Madame, ont eu l’avantage de développer votre jeunesse, de lui ôter toutes les disgraces que donne l’embarras, & ils les ont obligés de bien prononcer ; car il y a des gens qui ont l’oreille dure dans les Sociétés, & qui veulent tout entendre, & l’on dit que pour parler aux sourds, il ne faut pas crier, mais bien prononcer.

En jouant des Proverbes, on est occupé de rendre exactement le personnage que l’on doit représenter : quand on a trouvé qu’il ressembloit à quelqu’un de sa connoissance, on l’a observé davantage, cela accoutume à devenir spectateur dans le monde, & à sortir de soi-même, ce qu’on ne fait pas toujours, soit par négligence, ou parce qu’on n’estime pas assez les autres. Quand on s’est mis une fois à observer, combien le champ est vaste ! & que de réflexions à faire sur chaque personne ! on évite les uns, on recherche avidement les autres, & l’on sent davantage le besoin & le plaisir d’aimer. On vit donc plus agréablement que ceux qui n’estimant qu’eux, s’éloignent avec dédain de tout le monde, & dont tout le monde, par cette raison, ne manque pas de s’éloigner.

Vos jeunes Gens ont grande raison de vouloir jouer à-présent la Comédie, ils y réussiront bien mieux & auront beaucoup plus de naturel que ceux qui n’ont jamais joué des Proverbes. Vous ajoutez, Madame, qu’ils voudroient des Pièces qui ne fussent pas connues, pour ne pas retomber dans la manière & le jeu des Comédiens ; ils ont encore grande raison. Rien ne pouvoit autant me déterminer à faire des recherches, aussi j’ai vuidé tous les Porte-feuilles des Gens de ma connoissance, & j’ai l’honneur de vous envoyer des Pièces de tous les genres. Je suis persuadé que vos Acteurs les feront valoir ; & s’ils pouvoient, en les représentant, vous amuser, je serois trop heureux d’avoir pu contribuer à vos plaisirs, Madame, & d’avoir eu cette occasion de vous prouver les sentimens d’attachement & de respect, &c.