Théâtre de campagne/L’Amante de son Mari

Théâtre de campagneRuaulttome I (p. 265-327).

L’AMANTE
DE SON MARI,
COMÉDIE
En deux Actes & en Prose.

PERSONNAGES.

LA MARQUISE D’ORAN, sous le nom de la Comtesse de Saint-Gord.
LE MARQUIS D’ORAN, Mari de la Marquise.
LA BARONNE DE GOURCI, Tante de la Marquise.
LE COMTE D’ARAMONT, Pere de la Marquise.
LE CHEVALIER DE GRÉVAL.
LEBRUN, Valet-de-Chambre.
UN COURIER.

La Scene est à la Campagne, chez la Baronne de Gourci.

ACTE PREMIER.


Scène première.

LA BARONNE, LE CHEVALIER.
La Baronne.

En vérité, Monsieur le Chevalier, vous êtes tout-à-fait aimable ! voilà trois fois que je vous envoie chercher aujourd’hui, & l’on ne peut pas vous avoir.

Le Chevalier.

Allez-vous me gronder ?

La Baronne.

Et vous direz, après cela, que vous m’aimez.

Le Chevalier.

Vous ne savez pas les raisons qui me retenoient chez le Vicomte.

La Baronne.

C’est sans doute quelque femme que vous trouvez charmante.

Le Chevalier.

Vous savez que rien au monde ne peut m’intéresser autant que vous.

La Baronne.

Voilà ce que je ne crois pas.

Le Chevalier.

Fort bien, vous assez être injuste à-présent.

La Baronne.

Et puis vous arrivez-là au milieu des visites de campagne, d’un air triomphant.

Le Chevalier.

Je vous croyois seule, vous ne vous tenez jamais dans ce salon-là.

La Baronne.

Non, parce que nous avons besoin de celui-ci, & qu’à la campagne on ne peut pas faire fermer sa porte.

Le Chevalier.

Dites donc ce que vous me voulez ; parce qu’il faut que je m’en retourne

La Baronne.

Où cela ?

Le Chevalier.

Chez le Vicomte.

La Baronne.

Nous avons besoin de vous.

Le Chevalier.

Ce soir, demain, tant que vous le voudrez.

La Baronne.

Non, à-présent. Qui vous en empêche ?

Le Chevalier.

Ce qui vous empêchera vous-même de rester ici ; car le Vicomte vous attend.

La Baronne.

Pourquoi faire ?

Le Chevalier.

C’est que vous savez bien mon nouvel Opéra Comique, je l’ai fait répéter toute la matinée, & on le joue ce soir ; vous y souperez, peut-être on y dansera, & je reviendrai avec vous.

La Baronne.

Cela est fort aisé à dire ; mais je ne crois pas que cela convienne à ma Niéce.

Le Chevalier.

Madame la Marquise d’Oran ?

La Baronne.

Oui. Bon ! je suis aussi étourdie que vous ; j’oubliois de vous dire que ce n’est pas-là comme on l’appelle ici, c’est la Comtesse de Saint-Gord. N’y manquez pas.

Le Chevalier.

Pourquoi ce changement de nom ?

La Baronne.

Vous l’allez savoir. N’y a-t-il personne chez le Vicomte qui la connoisse ?

Le Chevalier.

Non, il n’y a que des gens des environs, qui ne l’ont sûrement jamais vue.

La Baronne.

Vous en êtes bien sûr ?

Le Chevalier.

Mais, oui. Je ne comprends pas pourquoi ce mystère.

La Baronne.

Elle vous l’expliquera. Je vais vous l’envoyer.

Le Chevalier.

Mais, un moment.

La Baronne.

Que voulez-vous ?

Le Chevalier.

Cela est bien aisé à deviner. Vous m’avez dit qu’après votre voyage de Lyon, vous fixeriez le jour de notre mariage ; voilà deux jours que vous êtes de retour, & vous ne décidez rien.

La Baronne.

Ce n’est pas là le moment de parler de cela.

Le Chevalier.

Mais, je vous en supplie…

La Baronne.

Tenez voici ma Niéce.


Scène II.

LA BARONNE, LA MARQUISE, LE CHEVALIER.
La Marquise.

Ah ! Monsieur le Chevalier, je suis bien aise de vous voir.

Le Chevalier.

Madame la Comtesse de…

La Baronne.

Saint-Gord.

Le Chevalier.

Madame la Comtesse de Saint-Gord, je suis enchanté…

La Baronne.

Eh ne perdez pas de tems en complimens. Qu’avez-vous fait de ces ennuyeuses visites ?

La Marquise.

Mon Pere les fait jouer. Mais la Présidente vient d’arriver.

La Baronne.

Il faut que j’aille la voir, sans cela elle viendroit ici, & nous ne pourrions plus nous en défaire.

La Marquise.

Mon Pere va partir, je vous en prie, ma Tante, retenez-le jusqu’à ce que j’aie parlé à Monsieur le Chevalier.

La Baronne.

Oui, oui.

Le Chevalier.

Madame, vous viendrez chez le Vicomte, sûrement ?

La Baronne.

Il le faudra bien.

La Marquise.

Pourquoi faire ?

La Baronne.

Il vous le dira. Finissez ; car le Marquis votre mari, peut arriver d’un moment à l’autre. Je vous enverrai avertir.

La Marquise.

Ne l’oubliez pas.


Scène III.

LA MARQUISE, LE CHEVALIER.
La Marquise.

Monsieur le Chevalier, vous êtes ami de mon Mari ; je vous prie, non-seulement de ne me point trahir, mais encore de m’aider à découvrir s’il ne se moque pas de moi, & si j’ai réussi dans le piége que je lui ai tendu.

Le Chevalier.

Vous pouvez compter, Madame, que je ferai tout ce que vous voudrez. Voyons, de quoi s’agit-il ?

La Marquise.

Lorsque j’épousai le Marquis, je n’avois que treize ans, j’étois fort peu formée. On me mit au Couvent, & il partit pour une négociation qui a duré six ans. Mes traits ont beaucoup changé depuis, & c’est ce qui m’a persuadée qu’il n’auroit aucune idée de moi qui pût m’en faire reconnoître.

Le Chevalier.

Fort bien ! le Roman s’établit à merveilles.

La Marquise.

Sachant que mon Mari devoit passer par Lyon, je projettai d’y aller avec ma Tante qu’il ne connoissoit pas ; elle est amie du Commandant, le Marquis vint chez lui, & je fus assez heureuse pour qu’il me distinguât des autres femmes, & qu’il me marquât son empressement par mille soins.

Le Chevalier.

Il ne fut pas rebuté ?

La Marquise.

Au contraire, il devint si vivement épris de moi, qu’il écrivit à Paris que des affaires le retenoient à Lyon, & qu’il ne pouvoit pas dire encore quand il en partiroit.

Le Chevalier.

Vous n’étiez donc pas cruelle ?

La Marquise.

C’est-à-dire, je l’aimai, & je fus très-aise de trouver qu’il ressembloit à son portrait & à tout ce qu’on m’avoit dit de lui.

Le Chevalier.

Et pourquoi ne vous en êtes-vous pas fait reconnoître ; car tout cela c’est perdre du tems.

La Marquise.

Il m’aimoit comme la veuve d’un autre, & peut-être ne m’auroit-il plus aimé dès qu’il auroit su que j’étois sa femme.

Le Chevalier.

Voilà comme vous vous plaisez à nous trouver inconséquents.

La Marquise.

Cela n’est pas si inconséquent que vous le croyez.

Le Chevalier.

Et sur quoi pouvez-vous l’imaginer ?

La Marquise.

Sur le dédain avec lequel il m’a parlé de moi, comme sa femme.

Le Chevalier.

Cela est délicieux !

La Marquise.

Sur le désespoir où il étoit d’être marié & de ne pouvoir pas m’épouser.

Le Chevalier.

Mais c’est une chose charmante d’être ainsi la rivale de soi-même.

La Marquise.

Tout cela m’a fait sentir qu’on aime mieux sa Maîtresse que sa Femme.

Le Chevalier.

Oui ; c’est très-bien conclure, & c’est un grand tort d’aimer une Maîtresse charmante & de la préférer à sa Femme, sur-tout quand on ne la connoît pas.

La Marquise.

Vous entendez bien ce que je veux dire.

Le Chevalier.

Oui, que votre sexe aime à se plaindre du nôtre en partageant ses torts.

La Marquise.

Mais enfin, ne m’est-il pas infidèle ?

Le Chevalier.

Il est infidèle à votre titre de femme & non pas à votre personne.

La Marquise.

Tout cela m’a déplu, & j’ai voulu m’en venger.

Le Chevalier.

Vous gagnez beaucoup à cette vengeance. Eh bien, que ferez-vous ?

La Marquise.

Je l’ai fait prier par la Baronne de venir ici passer quelques jours en allant à Paris ; il vouloit venir avec nous ; mais je l’ai fait consentir à rester encore deux jours à Lyon, & il va arriver.

Le Chevalier.

Eh bien ?

La Marquise.

Je desire que vous pénétriez s’il n’a pas su qui j’étois.

Le Chevalier.

Cela sera fort aisé.

La Marquise.

Vous l’attendrez ici. Voilà pourquoi nous nous tenons aujourd’hui dans l’autre Sallon.

Le Chevalier.

Mais vous déclarerez-vous enfin ?

La Marquise.

Mon Pere… Mais le voici,


Scène IV.

LA MARQUISE, LE COMTE, LE CHEVALIER.
Le Comte.

Eh bien, Monsieur le Chevalier, vous prêtez-vous à toutes les folies de ma fille.

Le Chevalier.

Je vous réponds, Monsieur, que je suis très-flatté de pouvoir être utile à Madame, & que je la servirai de tout mon cœur.

Le Comte.

Oui ; mais il faut finir, & le plutôt est le meilleur.

Le Chevalier.

C’est ce que j’avois l’honneur de dire à Madame, c’est mon avis.

Le Comte.

J’ai affaire à Paris, & il faudra que je revienne demain ; cela est agréable !

La Marquise.

Sur-tout ne paroissez pas sans être instruit de ce que vous aurez à faire.

Le Comte.

Tout cela se pourroit aujourd’hui, même avant le souper.

Le Chevalier.

Oh, non, Monsieur ; car ces Dames viennent à une fête que nous donnons le Vicomte & moi, où l’on dansera ; vous voyez que cela nous mènera loin dans la nuit.

Le Comte.

Je reviendrai donc demain.

La Marquise.

Je vous en prie.


Scène V.

LA MARQUISE, LE COMTE, LE CHEVALIER, LEBRUN.
Lebrun.

Monsieur le Marquis d’Oran vient d’arriver, il va venir ici.

La Marquise.

Cela est bon. Monsieur le Chevalier, voulez-vous bien l’attendre. Au Comte. Je vais vous conduire par la terrasse à la petite porte du jardin, afin qu’il ne vous voie pas.

Le Chevalier.

J’entends quelqu’un, sortez donc.

Le Comte.

Allons.


Scène VI.

LE MARQUIS, LE CHEVALIER, LEBRUN.
Le Marquis.

C’est donc ici où se tiennent ces Dames ?

Lebrun.

Oui, Monsieur le Marquis, elles vont venir.

Le Marquis.

Mais, que vois-je ? le Chevalier de Greval.

Le Chevalier.

C’est moi-même. Bonjour, mon cher Marquis, je savois ton arrivée ici.

Le Marquis.

Ces Dames t’ont parlé de moi ?

Le Chevalier.

Mais beaucoup. Te voilà donc de retour, enfin. Est-ce pour toujours ?

Le Marquis.

Je n’en sais rien.

Le Chevalier.

Tu viens peut-être pour chercher ta femme, tu l’as tenue assez long-tems sans te voir.

Le Marquis.

Ma foi, que veux-tu ? Je l’ai laissée enfant, je parie que je ne la reconnoîtrois pas.

Le Chevalier.

Réellement ?

Le Marquis.

Oui ; car on me l’a mandé.

Le Chevalier.

C’est-là ce qui cause ton empressement, la curiosité…

Le Marquis.

Oui, la curiosité ! où sont donc ces Dames ?

Le Chevalier.

On est sûrement allé les avertir. Tu ne les connois que pour les avoir vues à Lyon ?

Le Marquis.

Non vraiment.

Le Chevalier.

Ce sont des Femmes charmantes !

Le Marquis.

Tu connois la Comtesse ?

Le Chevalier.

Oui, beaucoup.

Le Marquis.

Comment beaucoup ?

Le Chevalier.

Fort bien. Je devine, tu l’aimes ?

Le Marquis.

Ma foi, au point que je suis très-fâché d’être marié.

Le Chevalier.

Tu l’épouserois ?

Le Marquis.

Pourquoi pas.

Le Chevalier.

Quand on est du Corps Diplomatique, on aime à faire des alliances ; mais je suis bien aise de te voir penser comme cela.

Le Marquis.

Pourquoi ?

Le Chevalier.

Parce que je craignois que tu n’approuvasses pas ma conduite.

Le Marquis.

Comment.

Le Chevalier.

Oui ; je me marie, & je n’attendois pour cela que le retour de ces Dames de Lyon.

Le Marquis.

Le retour de ces Dames ?

Le Chevalier.

Oui.

Le Marquis.

Pour épouser l’une d’elles ?

Le Chevalier.

Oui.

Le Marquis.

Serois-tu jaloux de moi ? Et ne m’aurois-tu fait parler que pour savoir…

Le Chevalier.

Mais…

Le Marquis.

Chevalier, si c’est la Baronne, ne me laisse pas plus long-tems dans l’inquiétude, par pitié…

Le Chevalier.

Je ne peux te rien dire.

Le Marquis.

Veux-tu me laisser croire… Mais la Comtesse se seroit-elle jouée de moi ?

Le Chevalier.

Elle en est bien capable.

Le Marquis.

Pourquoi me permettre de demander à la Baronne la permission de venir ici ?

Le Chevalier.

Pour jouir de son triomphe à mes yeux, peut-être..

Le Marquis.

Chevalier ?

Le Chevalier.

Eh bien ? Ah ! voici ces Dames.

Le Marquis, à part.

Je ne sais que penser. Quel tourment !


Scène VII.

LA BARONNE, LA MARQUISE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
La Baronne.

Monsieur le Marquis, je suis bien aise de vous voir ici, & vous arrivez bien à propos ; car nous allons vous donner une fête.

Le Marquis.

À moi, Madame ?

La Baronne.

Pas absolument à vous ; mais vous en profiterez.

Le Marquis.

Sûrement ; Madame la Comtesse y sera plus sensible que moi.

La Marquise.

Comment, que vous est-il donc arrivé depuis Lyon ?

Le Marquis.

Je ne sais pas bien encore, mais je crains d’avoir tout perdu, & je ne sais pas si je pourrai rester ici autant que je le desirerois.

Le Chevalier.

Il faut bien que tu sois témoin de mon mariage.

Le Marquis.

Voilà ce qui n’arrivera pas.

Le Chevalier.

Je te réponds que tu resteras. Mais, Madame, le tems se passe, & pour aller chez le Vicomte, vous nous ferez attendre.

La Baronne.

Non, non ; Monsieur le Marquis, nous vous mènerons.

Le Marquis.

Où donc, Madame ?

La Baronne.

Voir un Opéra Comique, fait par le Chevalier.

Le Marquis.

Il est heureux. Je ne suis pas surpris de sa gaieté.

La Marquise.

Que vous est-il donc arrivé ?

Le Marquis.

Pouvez-vous le demander ?

La Marquise.

Sûrement, j’ignore…

La Baronne.

Il vous expliquera tout cela. Pour moi, je vais emmener le Chevalier pour qu’il donne des ordres ; vous le voulez bien, ma Niéce ? Faites les honneurs à Monsieur le Marquis, je lui renverrai le Chevalier pour que vous me veniez trouver, afin de ne pas nous faire attendre.

Le Chevalier.

Mais, Madame, vous voulez que je laisse le Marquis tête-à-tête, comme cela, avec Madame la Comtesse ?

La Baronne.

Pourquoi donc pas ?

Le Chevalier.

C’est que… En vérité…

La Baronne.

Allons, venez, venez.


Scène VIII.

LA MARQUISE, LE MARQUIS.
La Marquise.

Qu’avez-vous donc, Monsieur ? Vous m’alarmez.

Le Marquis.

Eh, Madame, pouvez-vous continuer de feindre de prendre encore quelque intérêt à moi.

La Marquise.

Moi, feindre ? Vous me croyez capable de tromper ?

Le Marquis.

Je me suis abusé, sans doute.

La Marquise.

Non, quand je vous ai dit que je vous aimois, je ne croyois pas que vous puissiez avoir d’autre engagement qu’avec moi.

Le Marquis.

Et depuis que vous avez su que j’étois marié, malgré tout ce que j’ai pu faire pour vous assurer que je n’aimerois jamais que vous, le peu de tems que vous avez été sans me voir, vous a, sans doute, fait faire des réflexions.

La Marquise.

Des réflexions ?

Le Marquis.

Oui ; puisque vous m’abandonnez.

La Marquise.

Je vous abandonne, moi ?

Le Marquis.

Eh, sans doute, vous avez cru que je ne vous aimois que foiblement, qu’à mon retour à Paris, occupé de ma femme, j’oublierois bien-tôt le bonheur d’avoir pu vous plaire.

La Marquise.

Quelle idée vous avez-là !

Le Marquis.

Et vous avez formé un autre engagement.

La Marquise.

Moi ?

Le Marquis.

Oui, Madame ; vous avez cru par-là vous guérir de la légère impression que j’avois faite sur vous.

La Marquise.

La légère impression ?

Le Marquis.

Peut-être me flattai-je encore trop ; j’ai cependant de la peine à croire que vous ayez voulu me jouer, & j’aime mieux penser…

La Marquise.

Monsieur le Marquis, cette mauvaise opinion que vous avez de moi m’afflige sincèrement ; mais vous ne le croirez pas encore.

Le Marquis.

Mais…

La Marquise.

Moi, vous paroître fausse ou légère !

Le Marquis.

Eh, Madame, que voulez-vous que je pense, quand je vois qu’en si peu de tems vous avez changé.

La Marquise.

En vérité je ne vous comprends pas.

Le Marquis.

Pourquoi m’avoir laissé demander à la Baronne la permission de venir ici ?

La Marquise.

Parce que je croyois que cela vous feroit plaisir.

Le Marquis.

Quoi, d’être témoin de mon malheur ?

La Marquise.

Quel malheur ?

Le Marquis.

Ce mariage…

La Marquise.

Vous rend malheureux ?

Le Marquis.

J’aime votre surprise.

La Marquise.

Elle est toute simple, je ne croyois pas que vous aimassiez la Baronne.

Le Marquis.

Que dites-vous d’elle ?

La Marquise.

Si son mariage avec le Chevalier vous tourne la tête…

Le Marquis.

Le Chevalier l’épouse ?

La Marquise.

Oui, j’ai cru que vous le saviez ; de quoi vouliez-vous donc parler ?

Le Marquis.

Le traître m’a laissé croire qu’il vous épousoit.

La Marquise.

Réellement ?

Le Marquis.

Quand il m’a dit qu’il se marioit ici, je lui ai montré la plus vive inquiétude, & il en a profité pour me causer le plus cruel tourment que j’aie éprouvé de ma vie.

La Marquise.

En effet, je ne vous reconnoissois pas.

Le Marquis.

Eh, pouvois-je consentir à vous perdre sans éprouver le plus grand désespoir.

La Marquise.

Que vous êtes facile à tourmenter.

Le Marquis.

Cette douloureuse épreuve pourroit-elle vous déplaire ?

La Marquise.

Non, Marquis, puisqu’elle m’assure de l’excès de votre amour.

Le Marquis.

Il durera toute ma vie, permettez que je jure à vos pieds…


Scène IX.

LA MARQUISE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
Le Chevalier.

Fort bien, Monsieur, vous croyez apparemment que je trouverai bon qu’une personne que je dois épouser…

Le Marquis.

Je sais qui tu épouses, la plaisanterie cesse, c’est moi qui l’ai fait naître, & je te la pardonne.

Le Chevalier.

Refuseras-tu encore d’être témoin à mon mariage ?

La Marquise.

Dites-nous donc ce que fait la Baronne ?

Le Chevalier.

Elle vous attend.

La Marquise.

Je vais la trouver…


Scène X.

LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
Le Chevalier.

Eh bien, comment vont tes affaires ?

Le Marquis.

Mais, grace à toi, j’ai fait là une scène de jalousie dont la Comtesse se seroit bien passée.

Le Chevalier.

Bon ! les femmes ne sont pas fâchées, tant qu’elles aiment, que leurs amans soient jaloux ; ce n’est que lorsqu’elles n’aiment pas que cela leur déplaît.

Le Marquis.

Mais c’est qu’un jaloux est bisarre, fâcheux, elle croira que j’ai tous ces défauts.

Le Chevalier.

Oui ; mais elle croira que tu l’aimes véritablement, & voilà l’essentiel.

Le Marquis.

Elle parloit donc quelquefois de moi.

Le Chevalier.

Toujours ; mais il faut profiter…

Le Marquis.

Comment ?

Le Chevalier.

Des dispositions favorables où elle est.

Le Marquis.

Je t’entends ; ce n’est pas une chose aisée.

Le Chevalier.

Il faut en parler en plaisantant, & saisir sérieusement la première occasion.

Le Marquis.

Mais, c’est que ce n’est pas une femme comme une autre.

Le Chevalier.

Bon ! en fait d’amour, elles sont toutes de même, & toute femme qui aime est bien foible.

Le Marquis.

Songe donc que c’est une veuve, qui n’a point vécu avec son mari seulement.

Le Chevalier.

Si l’on croyoit toutes les veuves qui n’ont pas eu d’enfans, il n’y en a pas une qui ne dise la même chose. Elle te dira aussi qu’elle n’a jamais aimé que toi.

Le Marquis.

Il est vrai.

Le Chevalier.

Et tu le crois ?

Le Marquis.

Je le desire.

Le Chevalier.

Et qu’est-ce que cela te fait ?

Le Marquis.

Il est flatteur d’être l’objet de la première passion d’une femme aimable.

Le Chevalier.

Et à cause de cela il faut languir dans ses fers & peut-être l’impatienter.

Le Marquis.

L’impatienter ?

Le Chevalier.

Oui, si tu veux que je te parle clairement, les femmes ont souvent mauvaise opinion d’un amant qui ne les presse pas de se rendre.

Le Marquis.

Tu le crois.

Le Chevalier.

Mais d’où diable viens-tu donc ? Quand une femme a de l’amour, elle pense, elle sent plus vivement que nous ; parce que rien ne la distrait.

Le Marquis.

Mais songe donc…

Le Chevalier.

Oui, je me rappelle qu’en sortant du Collége, rempli de tous les beaux sentimens des Romans, je perdis à force de la respecter une femme de qui j’étois aimé.

Le Marquis.

Je sais tout cela.

Le Chevalier.

Que veux-tu dire ? Une femme qui se laisse aimer par un homme qui est marié à une personne de dix-neuf ans, n’imagine pas d’attendre que son amant soit veuf.

Le Marquis.

Tu as raison.

Le Chevalier.

Tiens nous allons passer une soirée charmante. Après un spectacle délicieux, parce qu’il est de moi…

Le Marquis.

Quoi c’est-là cette fête dont on me parloit tantôt ?

Le Chevalier.

Sans doute. Après le spectacle, nous aurons un excellent souper, ensuite on dansera, ne quitte point la Comtesse ; tu dois savoir danser des Allemandes, danse avec elle, elle les aime à la folie ; enfin négocie pour ton amour, comme tu fais pour les affaires du Roi, & si tu ne réussis pas entièrement, tu gagneras toujours quelque chose : & puis il me vient une idée admirable.

Le Marquis.

Qu’est-ce que c’est ?

Le Chevalier.

Je te le dirai. Voici quelqu’un ; souviens-toi qu’en amour le pardon suit de près l’offense.


Scène XI.

LE MARQUIS, LE CHEVALIER, LEBRUN.
Lebrun.

Messieurs, ces Dames vous attendent pour partir.

Le Chevalier.

Allons, viens.

Fin du premier Acte.

ACTE SECOND.


Scène première.

LA BARONNE, LE CHEVALIER.
La Baronne.

Oui, Monsieur, je suis très-mécontente de vous.

Le Chevalier.

Mais pourquoi ?

La Baronne.

Vous devez le savoir.

Le Chevalier.

En vérité, je ne sais ce que vous voulez dire, Madame : je n’aime que vous, je ne suis occupé que de vous, & ce seroit moi qui aurois à me plaindre de ce que…

La Baronne.

Il n’est pas question de cela.

Le Chevalier.

Expliquez-vous donc ?…

La Baronne.

J’exige de vous que vous serviez ma Niéce, dans la plaisanterie qu’elle veut faire à son Mari.

Le Chevalier.

Eh bien, selon ce qu’il m’a dit, elle n’a point à se plaindre.

La Baronne.

Oui ; mais il sait qu’elle est sa femme ?

Le Chevalier.

Non.

La Baronne.

Mais…

Le Chevalier.

Elle doit être persuadée elle, qu’il est réellement son mari.

La Baronne.

Quoi, il ne sait absolument rien ?

Le Chevalier.

Non, je vous jure qu’il ne s’en doute pas seulement.

La Baronne.

Et comment a-t-il osé entreprendre ?…

Le Chevalier.

Quand on a beaucoup d’amour…

La Baronne.

Monsieur le Chevalier ?

Le Chevalier.

Madame la Baronne ?

La Baronne.

Je vous dis que vous nous avez trahies.

Le Chevalier.

Je vous jure en honneur que le Marquis ignore que votre Niéce est sa femme.

La Baronne.

Oui, Monsieur, je suis sûre à-présent que c’est vous qui lui avez donné la clef avec laquelle il est entré chez elle cette nuit.

Le Chevalier.

Sur quoi pouvez-vous le penser ?

La Baronne.

Vous avez logé dans cet appartement, vous le connoissez, sûrement c’est vous. Avouez-le.

Le Chevalier.

Puisque vous le voulez…

La Baronne.

Les hommes sont de grands traîtres, quand il est question de nous tromper !

Le Chevalier.

Je ne crois pas que la Marquise me querelle autant que vous. Si elle s’est trahie elle-même, ce n’est pas ma faute.

La Baronne.

Non, elle ne lui a rien dit qui puisse le faire soupçonner qu’elle est sa femme.

Le Chevalier.

Voilà ce qu’on appelle avoir de la présence d’esprit.

La Baronne.

Je vous dis que je n’aime point les plaisanteries que vous vous permettez sur nous.

Le Chevalier.

Et moi, je n’aime point qu’un caprice fasse souffrir mon ami, que plus il aime, plus on le tourmente, & j’ai voulu le venger, & je crois la vengeance douce pour tous les deux.

La Baronne.

Je veux qu’il soit puni de ce qu’il a osé chez moi suivre vos conseils, & je ne vous pardonnerai qu’à condition que vous ferez pour cela tout ce que je vous prescrirai.

Le Chevalier.

Sûrement ; mais fixerez-vous enfin le jour après lequel j’aspire.

La Baronne.

Voici le Marquis, je veux savoir de lui-même ce qu’il pense. Allez-vous-en chez la Marquise, vous y trouverez son Pere, ils vous instruiront, & je vous rejoins dans l’instant.


Scène II.

LA BARONNE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
Le Chevalier.

Oui, Madame.

Le Marquis.

Chevalier, où vas-tu donc ?

Le Chevalier.

Je reviens.


Scène III.

LA BARONNE, LE MARQUIS.
La Baronne.

Vous me paroissez bien triste aujourd’hui, Monsieur le Marquis.

Le Marquis.

Moi, Madame ?

La Baronne.

Oui, vous. Vous aimez ma Niéce, & l’inquiétude que vous a donné hier le Chevalier, en parlant de son mariage, me l’a appris.

Le Marquis.

Eh bien, Madame, je vous l’avouerai.

La Baronne.

Cette inquiétude est détruite, & je ne vois pas ce qui peut vous affliger ; je l’ai vue ce matin, elle, & elle ne se plaint pas de vous, elle dit même que pendant le souper, pendant le Bal, vous avez été charmant.

Le Marquis.

Quoi, elle vous a parue contente de moi ?

La Baronne.

Oh, mais, très-fort.

Le Marquis.

Je ne comprends pas cela.

La Baronne.

Comment donc.

Le Marquis.

Aujourd’hui elle ne veut pas me voir. J’ai fait l’impossible, j’ai tout tenté, & je crains de lui avoir déplu.

La Baronne.

Mais je ne conçois pas le desir que vous avez eu d’en être aimé.

Le Marquis.

Pourquoi donc ?

La Baronne.

C’est qu’à la veille d’aller retrouver une femme, jeune, aimable, charmante enfin ; car voilà comme est la vôtre, c’est vous donner des entraves, & la Comtesse doit craindre de vous perdre dès que vous serez à Paris.

Le Marquis.

Ah ! jamais.

La Baronne.

Jamais ? Je vous prédis moi, que vous aimerez votre femme à la folie.

Le Marquis.

Ah, Madame, si vous avez donné cette inquiétude à la Comtesse, je ne suis plus surpris de ce qui m’arrive, elle doit me regarder d’avance comme un monstre, oui, Madame, vous m’avez perdu.

La Baronne.

Je vous réponds, sur tout ce qu’elle m’a dit, qu’elle ne craint point de vous perdre, même en sachant que vous aimerez votre femme.

Le Marquis.

Je ne sais si vous voulez plaisanter ; mais tout ceci devient une énigme.

La Baronne.

Je vous dis que vous serez heureux.

Le Marquis.

Ah, dites-moi plutôt ce qui est cause que la Comtesse ne veut pas me voir.

La Baronne.

Je ne le puis.

Le Marquis.

Ah, Madame, je vous prie, obtenez d’elle que je puisse savoir moi-même si j’ai pu lui déplaire ; il n’y a pas de sacrifice que je ne veuille lui faire.

La Baronne.

Vous ne pouvez lui faire celui de votre femme.

Le Marquis.

Eh, Madame, vous êtes bien cruelle de me rappeller toujours ce malheureux engagement.

La Baronne.

Vous ne le trouverez pas toujours malheureux.

Le Marquis.

Sûrement, voilà ce qui me fait tort auprès de la Comtesse.

La Baronne.

Je vous réponds que non, & si vous voulez, elle vous le dira elle-même.

Le Marquis.

C’est tout ce que je desire.

La Baronne.

Je vais lui parler.

Le Marquis.

Ah, Madame, dites-lui bien…

La Baronne.

Ne vous inquiétez pas. Elle sort.


Scène IV.

LE MARQUIS.

Pourquoi m’a-t-on forcé de me marier il y a six ans ? La Richesse… Oui, la richesse ! c’est bien d’elle que dépend la satisfaction de l’ame, ce plaisir si doux de se voir aimé autant que l’on aime !


Scène V.

LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
Le Marquis.

Eh bien, Chevalier, conçois-tu pourquoi la Comtesse ne veut pas me voir ?

Le Chevalier.

Il est bien question de cela !

Le Marquis.

Comment donc ?

Le Chevalier.

Ta femme t’aime passionnément, elle est instruite des moindres particularités de tout ce qui s’est passé entre la Comtesse & toi depuis que tu l’as vue, pour la premiere fois, à Lyon.

Le Marquis.

Je ne reviens point de mon étonnement !

Le Chevalier.

Son Pere va paroître ici avec elle.

Le Marquis.

Que devenir ? Quelle affreuse situation ! fuirai-je ?

Le Chevalier.

Je ne puis te le conseiller ; le procédé ne seroit pas honnête pour elle.

Le Marquis.

Qu’elle ne compte pas que je cesse d’aimer jamais la Comtesse ; mais que me veut son Pere ?

Le Chevalier.

Il est homme du monde, il sait les usages.

Le Marquis.

Mais sa fille ?

Le Chevalier.

Elle vient reclamer ses droits.

Le Marquis.

Ses droits ?

Le Chevalier.

Sans doute.

Le Marquis.

Vient-elle se plaindre de la Comtesse ? Pourquoi la Baronne la reçoit-elle ?

Le Chevalier.

La Baronne est son amie.

Le Marquis.

La Baronne est amie de la Marquise ?

Le Chevalier.

Sûrement.

Le Marquis.

Mais elle aime la Comtesse.

Le Chevalier.

Beaucoup.

Le Marquis.

Veut-elle l’exposer à des reproches…

Le Chevalier.

La Baronne a de l’esprit, elle arrangera tout cela à merveilles.

Le Marquis.

Oui ; mais je serai obligé, en suivant ma femme, d’abandonner la Comtesse.

Le Chevalier, riant.

Non, non.

Le Marquis.

Je ne sais pas ce qu’il y a de si plaisant à tout cela. Mon embarras semble te divertir.

Le Chevalier.

La position est singuliere.

Le Marquis.

Singuliere ? Elle est cruelle ! mais si la Baronne vouloit me servir, elle détruiroit les soupçons de ma femme sur la Comtesse, en en paroissant offensée.

Le Chevalier.

Mais ce ne sont pas des soupçons ; c’est une certitude.

Le Marquis.

Il ne peut y avoir rien de certain que les choses dont on a été témoin.

Le Chevalier.

Et voilà le fait.

Le Marquis.

Quoi cette nuit…

Le Chevalier.

Oui.

Le Marquis.

Elle étoit dans la chambre de la Comtesse ?

Le Chevalier.

On n’en sauroit douter.

Le Marquis.

Tu le savois peut-être ?

Le Chevalier.

Oui. Sans cela…

Le Marquis.

Quoi sans cela ?

Le Chevalier.

Sans cela, je ne t’aurois pas fourni les moyens d’y entrer. J’ai voulu que tu te vengeasse de sa conduite avec toi.

Le Marquis.

Pour occasionner l’inquiétude, l’embarras où je suis ?

Le Chevalier.

Ce n’étoit pas mon dessein.

Le Marquis.

Mais tu devois le prévoir.

Le Chevalier.

Non, ce n’est que depuis…

Le Marquis.

Comment ?

Le Chevalier.

Voici la Baronne, parle-lui.


Scène VI.

LA BARONNE, LE MARQUIS LE CHEVALIER.
Le Marquis.

Madame, je ne puis concevoir, n’ignorant pas combien j’aime Madame votre Niéce, pourquoi vous recevez ici ma femme & son Pere.

La Baronne.

J’ai cru qu’ayant appris que vous étiez chez moi, j’aurois tort de leur refuser de venir vous y trouver.

Le Marquis.

Vous n’avez pas prévu le cruel embarras ou je me trouverois.

La Baronne.

J’ai cru que vous ne seriez pas fâché de revoir une femme qui est faite pour être aimée, & que vous aimerez.

Le Marquis.

Sur-tout en ne venant me chercher que pour me faire des reproches.

La Baronne.

Elle ne vous en fera point.

Le Marquis.

Elle m’en devroit faire seulement de mon peu d’empressement de la revoir. Ah ! si je pouvois parler à la Comtesse, savoir le sujet de sa rigueur aujourd’hui, mériter de la calmer, & ensuite lui apprendre les raisons que j’ai de m’éloigner sans voir ma femme & son Pere, je serois trop heureux.

La Baronne.

Cela ne se peut pas, vous ne sauriez partir sans les voir, d’ailleurs la Comtesse l’exige.

Le Marquis.

Elle l’exige ?

La Baronne.

Oui. elle vient de me le dire. Au Chevalier bas. Elle nous écoute.

Le Marquis.

Je n’y comprends rien. J’espère du moins qu’elle ne les verra pas.

La Baronne.

Je crois qu’elle verra le Pere.

Le Marquis.

Le Pere ? Quelle nécessité ? Auriez-vous appris ce qui est cause qu’elle n’a point voulu me voir ce matin.

La Baronne.

Je m’en doute.

Le Marquis.

Est-elle fâchée contre moi ?

La Baronne.

Non ; mais elle le seroit réellement si vous nous quittiez. Ah ! voici le Comte d’Aramont.

Le Marquis.

Chevalier, aide-moi. Je ne saurai que lui dire.


Scène VII.

LA BARONNE, LE COMTE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
Le Comte.

Eh bien, Monsieur le Marquis ; c’est parce que vous étiez bien sûr de voir ma fille ici, que vous vous y êtes arrêté.

Le Marquis.

Monsieur, la plaisanterie…

Le Comte.

Je ne plaisante point, c’est elle-même qui me l’a dit. Elle a un talent très-rare pour savoir tout ce qui vous intérésse.

Le Marquis.

Elle emploie des moyens…

Le Comte.

Que vous-devez trouver charmans. Elle sait que vous croyez n’avoir point d’empressement de la revoir, que vous croyez que vous ne l’aimerez jamais.

Le Marquis.

Une femme jalouse…

Le Comte.

Oh, oui, ne sauroit se faire aimer.

Le Marquis.

Que peut-elle donc espérer ?

Le Comte.

Vous la verrez, elle vous le dira elle-même.

Le Marquis.

Monsieur le Comte, épargnez-moi un entretien qui ne sauroit être que fâcheux pour l’un & pour l’autre.

Le Comte.

Pourquoi le seroit-il pour elle ? Elle vous aime, elle goûtera mille charmes à vous le dire, à vous en convaincre, & à vous voir partager ses sentimens.

Le Marquis.

Tenez, Monsieur, remenez-la à Paris, je feindrai d’ignorer qu’elle est ici ; nous vivrons ensemble comme presque tous les gens mariés vivent à présent.

Le Comte.

Ce ne seroit pas son compte, & à vous dire vrai, Monsieur, je ne saurois approuver ce projet. Ma fille mérite d’être mieux traitée, elle mérite d’être aimée & elle le sera.

Le Marquis.

Ce ton affirmatif a de quoi m’étonner.

Le Comte.

Cela peut être. Mais je vous dis ce qui arrivera.

Le Marquis.

Et qui m’y forcera, Monsieur, sera-ce vous ?

Le Comte.

Moi.

La Baronne.

Eh, Messieurs…

Le Comte.

Madame, soyez tranquille.

Le Marquis.

Répondez-donc, Monsieur ?

Le Comte.

Rien n’est plus aisé.

Le Marquis.

Dites, qui me forcera d’aimer ma femme ?

Le Comte.

Elle-même, Monsieur, & dès qu’elle paroîtra vous en conviendrez.


Scène VIII.

LA MARQUISE, LE MARQUIS, LA BARONNE, LE COMTE, LE CHEVALIER, LEBRUN.
Lebrun.

Madame la Marquise d’Oran.

Le Marquis, à part.

Ô Ciel ! comment éviter ses reproches ? Il s’éloigne & n’ose regarder. La Marquise vient le trouver.

La Marquise.

Pourquoi donc me fuyez-vous, Monsieur ? Vous semblez vouloir m’éviter.

Le Marquis.

Ce n’est pas vous, Madame, que j’évite ; mais une femme qui me poursuit, qui a osé m’épier, & que je crains qui n’ose vous offenser. Madame, je vous en supplie, éloignez-vous.

La Marquise.

Quelle est votre erreur ?

Le Marquis.

Ce n’est point une erreur.

La Marquise.

Je suis trop touchée du tourment que vous éprouvez, pour ne pas le faire cesser promptement, écoutez-moi.


Scène dernière.

LA MARQUISE, LE MARQUIS, LA BARONNE, LE COMTE, LE CHEVALIER, UN COURIER.
Le Courier.

Monsieur le Marquis d’Oran ?

Le Chevalier.

Le voici.

Le Courier.

Monsieur, on m’a chargé de vous remettre cette lettre qui est très-pressée. Il n’y a point de réponse, & je repars. Il sort.

La Marquise.

Marquis, lisez donc.

Le Marquis, lit.

Qu’est-ce que cela signifie ? Continuant. Monsieur le Comte, faites-lire ceci à Madame votre fille. Où est-elle donc ?

Le Comte.

Donnez. Il lit bas.

Le Marquis.

Lisez haut.

Le Comte.

Puisque vous le voulez… Il lit. Monsieur, avant que vous ayez vu Madame la Marquise, vous devez être instruit de sa conduite depuis quelque tems. Occupée de celui qu’elle aime, cette nuit même elle a comblé son amour. Vous devez savoir ce que vous avez à faire, je ne vous en dis pas davantage. Voilà une bonne plaisanterie !

Le Marquis.

Je crois, Monsieur, qu’après cela vous ne m’assurerez pas encore du desir quelle a de se voir aimée de moi.

Le Comte.

Pardonnez-moi, Monsieur.

Le Marquis.

C’est vouloir m’insulter.

Le Comte.

Non, Monsieur, je vous le jure.

Le Marquis.

Monsieur, sans faire d’éclat, je lui rends son bien, qu’elle y rentre & qu’elle consente que nous nous séparions.

Le Comte.

Elle n’y consentira jamais, ni vous non plus.

Le Marquis.

Je saurai bien l’y forcer.

La Marquise.

Vous, Marquis ?

Le Marquis.

Oui, Madame.

La Marquise.

Vous pourriez vivre sans moi ?

Le Marquis.

Non sûrement.

La Marquise.

Et vous voulez que nous nous séparions ?

Le Marquis.

Moi ? Que dites-vous donc, Madame ?

La Marquise.

Que je suis cette femme avec qui vous ne voulez plus vivre.

Le Marquis.

Est-ce un songe ?…

La Marquise.

Non, Marquis, j’ai voulu vous revoir sans que vous me connoissiez ; j’ai été au-devant de vous à Lyon sous un autre nom ; j’ai été assez heureuse pour être aimée de vous, & je n’ai prolongé votre erreur que pour vous punir du peu d’empressement que vous aviez de revoir une femme qui vous aimoit.

Le Marquis.

Mon bonheur égale ma surprise.

La Marquise.

Moi, je vous jure de vous aimer toujours.

Le Marquis.

Que de traîtres m’environnoient !

Le Chevalier.

Marquis, j’ai été forcé de te tromper.

Le Marquis.

Je te le pardonne.

Le Chevalier.

Mais j’ai trompé ces Dames à leur tour ; car cette lettre est de mon imagination, & elles n’en savoient rien. Mais, Madame, je dois obtenir le prix de tous mes soins.

La Marquise.

Ma Tante, vous le lui avez promis.

Le Comte.

Oui, qui vous retarde ?

La Baronne.

Rien ; puisque tout est prêt, & que c’est demain que je l’épouse.

Le Comte.

Ah, tant mieux ! l’Hymen va donc terminer toutes les folies de l’Amour.

FIN.