Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 138-144).


XVIII


Néjdanof était dans une étrange situation d’esprit. Depuis deux jours, que de nouvelles impressions et de nouveaux visages !… Pour la première fois de sa vie il s’était lié à une jeune fille que, — selon toute vraisemblance, — il aimait d’amour ; il avait assisté aux premiers débuts d’une œuvre à laquelle, — aussi selon toute vraisemblance, — il avait consacré toutes ses forces… Et en somme, — était-il content ? — Non !

Était-il hésitant, avait-il peur ? Se sentait-il troublé ?

— Oh, certes non !

Éprouvait-il, au moins, cette tension de tout l’être, cet élan qui vous emporte dans les premiers rangs des combattants quand la lutte est imminente ? — as davantage.

Mais croyait-il à cette œuvre enfin ? croyait-il à son amour ? — Oh ! maudit faiseur d’esthétique ! sceptique ! murmuraient tout bas ses lèvres. — Pourquoi cette fatigue, pourquoi cette répugnance à parler, sauf les moments où il se mettait à crier, où il devenait furieux ?

— Quelle était cette voix intérieure qu’il essayait d’étouffer par ses cris ? Et Marianne, cet excellent et fidèle camarade, cette âme pure et forte, cette vaillante jeune fille, elle l’aimait pourtant ! Ne devait-il pas s’estimer heureux de l’avoir rencontrée, d’avoir mérité son amitié, son amour ? Et ces deux hommes qui marchaient en ce moment devant lui, ce Markelof, ce Solomine qu’il connaissait à peine, mais pour lequel il éprouvait tant de sympathie, n’étaient-ce pas d’excellents représentants de la vie russe ? et leur intimité n’était-elle pas aussi un bonheur ? Pourquoi donc ce sentiment d’angoisse vague et trouble ? À propos de quoi cette tristesse ? —Tu es un rêveur et un mélancolique, murmuraient de nouveau ses lèvres. —Quel diable de révolutionnaire veux-tu faire ? Écris des versiculets, mets-toi dans un coin pour vivre avec tes petites pensées et tes petites impressions misérables, fouille dans toutes sortes de menues subtilités psychologiques, et surtout ne va pas t’imaginer que tes caprices, tes exaspérations maladives et nerveuses, aient rien de commun avec la mâle indignation, avec l’honnête colère d’un homme convaincu ! Ô Hamlet, prince de Danemark ! comment sortir de ton ombre ? Comment faire pour n’être pas ton imitateur en tout, même dans la honteuse jouissance que l’on éprouve à s’injurier soi-même ?

« Alexis ! mon ami ! Hamlet russe ! dit tout à coup, comme un écho de toutes ces réflexions, une voix glapissante et bien connue. Est-ce toi que je vois ? »

Néjdanof leva les yeux, et, à sa grande surprise, il vit devant lui Pakline, —Pakline en costume de berger Watteau, vêtu d’une jaquette d’été couleur beurre, sans cravate, un chapeau de paille sur la nuque, avec un ruban bleu de ciel tout autour, — et aux pieds des souliers vernis !

Pakline aussitôt s’approcha en boitant de Néjdanof et le prit par la main.

« Premièrement, lui dit-il, quoique nous soyons dans un jardin public, il faut nous jeter, selon la vieille coutume, dans les bras l’un de l’autre et nous embrasser trois fois… Une ! deux ! trois !… Secondement, sache que si je ne t’avais pas rencontré aujourd’hui, tu aurais eu le bonheur de me voir demain en propre personne, car je connais le lieu de ta résidence, et j’étais venu tout exprès dans cette ville… de quelle façon, tu le sauras plus tard. Troisièmement, fais-moi faire connaissance avec tes nouveaux camarades. Dis-moi en deux mots ce qu’ils sont, et à eux, ce que je suis ; après quoi, il ne manquera rien à notre félicité ! »

Néjdanof obéit au désir de son ami, le nomma, nomma Markelof, Solomine, et puis il dit qui était chacun d’eux, où il demeurait, ce qu’il faisait, etc.

« Parfait ! s’écria Pakline. Et maintenant permettez-moi de vous conduire loin de la foule, qui, d’ailleurs, n’existe pas, jusqu’à un banc solitaire sur lequel, aux heures de rêverie, je viens m’installer pour jouir des beautés de la nature. La vue, de là, est ravissante : on aperçoit la maison du gouverneur, deux guérites rayées de blanc et de noir, trois gendarmes et pas un chien ! Ne soyez pas trop surpris, d’ailleurs, des discours par lesquels je m’efforce si inutilement de vous faire rire. Mes amis affirment que je représente l’esprit russe… Voilà sans doute pourquoi je boite ! »

Pakline conduisit ses amis jusqu’au « banc solitaire » et les y fit asseoir après en avoir préalablement chassé deux mendiantes. Les jeunes gens « échangèrent leurs idées », occupation assez ennuyeuse, comme on sait, surtout dans les premiers moments, et d’une parfaite inutilité.

« Attendez ! s’écria tout à coup Pakline, et s’adressant à Néjdanof : Il faut pourtant que je t’explique comment il se fait que je sois ici. Tu sais que, chaque été, j’emmène ma sœur n’importe où ; quand j’ai appris que tu allais habiter dans le voisinage de cette ville, je me suis souvenu qu’il y a ici même deux personnages extrêmement curieux, un mari et sa femme, qui nous sont un peu parents… par ma mère. Mon père était un bourgeois (Néjdanof connaissait ce détail, mais Pakline le mentionnait pour les deux autres) ; ma mère était noble. Et, depuis très-longtemps, ces parents-là nous invitaient. — Attention ! me suis-je dit, voilà mon affaire ! Ma sœur sera là comme un coq en pâte, tout est pour le mieux.

Et v’lan ! nous nous sommes mis en route… et nous voilà ! Et vraiment, vraiment, on ne peut pas se figurer comme nous sommes bien ici. Mais quels individus, quels originaux ! Il faut absolument que vous fassiez leur connaissance. Qu’est-ce que vous faites ici ? Où dînez-vous ? Et à propos de quoi êtes-vous venus ?

— Nous dînons aujourd’hui chez un certain Golouchkine… un marchand, répondit Néjdanof.

— À quelle heure ?

— À trois heures.

— Et vous êtes venus le voir pour… afin de… ? »

Pakline jeta un coup d’œil sur Solomine, qui souriait ; sur Markelof, dont le visage se rembrunissait rapidement…

« Mais dis-leur donc, mon cher Alexis… fais-leur un signe maçonnique quelconque ; allons, dis-leur donc qu’il ne faut pas faire des façons avec moi… Ne suis-je pas des vôtres ?…

— Golouchkine aussi est des nôtres, dit Néjdanof.

— Ah ! ah ! très-bien ! Mais il y a loin d’ici à trois heures. Écoutez, allons ensemble chez mes cousins.

— Perds-tu la tête ? Comment veux-tu que de but en blanc… ?

— Ne t’inquiète pas ! je prends tout sur moi. Figure-toi une oasis ! Ni la politique, ni la littérature, ni rien de contemporain ne pénètre là-dedans. Une petite maison ventrue, comme on n’en voit plus nulle part ; l’odeur qui la remplit est rococo ; les gens rococo ; l’air qu’on y respire rococo ; tout ce qu’on y voit est rococo, Catherine II, poudre, paniers, dix-huitième siècle tout pur ! Les maîtres… figure-toi deux petits vieux, mais vieux, tout vieux ! mari et femme ! du même âge, et sans rides ; rondelets, grassouillets, proprets, de vrais perruches inséparables ; et d’une bonté, qui va jusqu’à la bêtise, jusqu’à la sainteté… d’une bonté sans limites ! On me dira que la bonté sans limites est souvent liée à l’absence de sens moral… Mais je n’entre pas dans ces subtilités-là ; je ne sais qu’une chose, c’est que mes petits vieux sont la crème des braves ! Ils n’ont jamais eu d’enfants. Heureux mortels ! Dans la ville, on les appelle les bienheureux, —ou les imbéciles… ou les innocents, au choix. Ils portent le même costume, une capote rayée, faite d’une étoffe solide qu’on ne trouve aussi nulle part. Ils se ressemblent étonnamment ; la seule différence entre eux, c’est qu’elle porte un bonnet, et lui un « kolpak » avec des ruches pareilles à celles du bonnet, mais sans nœud de rubans. C’est ce nœud seul qui les distingue, le mari n’ayant point de barbe. Il s’appelle Fomouchka[1] et elle Fimouchka. Je t’assure qu’on paierait pour les voir. Ils s’aiment que c’en est incroyable ; tous ceux qui vont les voir sont les bienvenus. Et gentils, avec ça ! On n’a qu’à dire un mot : ils vous exécutent sur-le-champ tous leurs petits tours ! Une seule chose est défendue chez eux, c’est de fumer, non pas qu’ils soient « raskolniks[2] », mais ils détestent le tabac… De leur temps, vous comprenez, on ne fumait guère… On ne connaissait guère non plus les canaris à cette époque ; aussi n’ont-ils pas de ces oiseaux-là chez eux… Et c’est un fier bonheur, convenez-en ! Allons, venez-vous ?

— Mais… je ne sais… commença Néjdanof.

— Attends ! je n’ai pas encore tout dit. Ils ont la même voix ; si on fermait les yeux on ne saurait pas quel est celui qui parle. Fomouchka a comme une ombre de sensibilité de plus dans la voix ; voilà tout. Vous, messieurs, qui vous préparez à votre grande œuvre, peut-être à une lutte terrible, pourquoi, avant de vous jeter dans la tempête, n’iriez-vous pas vous plonger un moment… ?

— Dans une eau stagnante ? interrompit Markelof.

— Et quand cela serait ! Eau stagnante, soit, mais non pas corrompue. Il y a comme cela, dans la steppe, des étangs dont l’eau n’est pas courante, c’est vrai, mais qui restent limpides, parce qu’ils ont des sources d’eau vive au fond. Eh bien ! mes deux petits vieux ont aussi là-dedans, au fond du cœur, des sources cachées et pures, très-pures. Bref, voulez-vous savoir comment on vivait il y a cent ou cent cinquante ans ? Dépêchez-vous et venez avec moi. Sinon, il viendra un jour et une heure, —le même jour et la même heure, nécessairement, pour tous deux, — où ces pauvres petites perruches tomberont à la fin de leur perchoir, et tout le passé finira avec eux, et la petite maison ventrue disparaîtra, et à sa place naîtra tout ce qui pousse, comme disait ma grand’mère, là où il y a eu de « l’humanité » : ortie, bardane, laiteron, oseille sauvage et absinthe ; la rue même n’existera plus, d’autres hommes viendront, et on ne verra plus jamais rien de semblable dans les siècles des siècles !

— Eh bien, s’écria Néjdanof, si nous y allions tout de suite ?

— Pour ma part, j’irai avec grand plaisir, dit Solomine ; je n’ai rien à faire là-dedans, mais c’est curieux : et si en effet M. Pakline nous garantit que notre arrivée ne gênera personne… pourquoi ne pas… ?

— Soyez persuadés, s’écria à son tour Pakline, qu’ils seront enchantés, sans ni plus ni moins. Pas n’est besoin de cérémonies ! Puisque je vous dis que ce sont des bienheureux ! Nous les ferons chanter ! Et vous, M. Markelof, viendrez-vous ? »

Markelof haussa les épaules d’un air de mauvaise humeur.

« Je ne peux pas rester tout seul ici ! Allons, conduisez-nous. »

Les jeunes gens se levèrent de leur banc.

« Quel sombre personnage tu as là ! dit Pakline à l’oreille de Néjdanof en montrant Markelof. Il me fait l’effet d’un saint Jean-Baptiste se nourrissant de sauterelles… rien que de sauterelles, sans miel ! L’autre, ajouta-t-il en indiquant Solomine d’un mouvement de tête, l’autre me plaît beaucoup. Quel sourire il a ! Je n’ai jamais vu ce sourire que chez les gens qui sont supérieurs aux autres sans le savoir.

— Est-ce qu’il y a des gens comme ça ? demanda Néjdanof.

— C’est rare, mais il y en a, » répondit Pakline.

  1. Fomouchka, diminutif de Thomas ; Fimouchka, diminutif d’Euphémie.
  2. Les raskolniks, vieux croyants, ont le tabac en horreur.