Terre d’Espagne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 550-586).
◄  02
04  ►
TERRE D'ESPAGNE

III.[1]
UN DOMAINE SEIGNEURIAL. — AVILA. — MADRID. — L’ESCORIAL. — TOLÈDE


I. — UN DOMAINE SEIGNEURIAL EN ROYAUME DE LÉON


Du 25 au 28 septembre.

Le lendemain. 25 septembre, nous entreprenons, mon ami et moi, une longue expédition, un peu moins glorieuse que celle de D. Christophe, mais d’un succès également incertain, où nous sommes poussés par un certain goût d’aventure. Mon ami est propriétaire d’un domaine de huit mille hectares, dont l’usufruit et la gestion appartiennent à l’une de ses parentes. « C’est le fond de la vieille Espagne, me dit-il, un ancien majorât intact, situé hors des routes, qu’il faut aborder à travers champs, où l’on trouve à peine un morceau de lard à acheter et un lit pour dormir. On peut s’y croire loin de l’Europe, en tous cas loin du XIXe siècle. Voulez-vous venir ? »

Une invitation, dans ces termes, ne pouvait être refusée. Nous allons trouver un gros maître de poste, dont l’énorme poitrine a bu longtemps l’air des grands chemins, et qui est assis sur le seuil de sa porte, paisible, heureux, tenant, à bout de lèvres, une toute mince cigarette, dont la fumée se tord sur ses joues rebondies. Il salue de la tête, sans lever son chapeau de feutre à grands bords, orné d’une houppe noire. Mon ami lui expose notre plan : prendre la route de Vitigudino, faire un relais dans un village, atteindre, le soir, le gros bourg où nous coucherons, pousser, le lendemain matin, jusqu’au domaine, et revenir deux jours après.

Le maître de poste médite un moment, et propose un prix si fort que nous nous récrions. Lui, nous laisse partir, philosophiquement, sachant bien que les voituriers espagnols sont des puissances devant lesquelles il faut capituler. Et c’est ce que nous faisons, dix minutes plus tard. Alors, l’homme se lève, nous assure, avec des gestes nobles et des formules discrètes, que nous sommes désormais confiés à son honneur, que nous arriverons, dussions-nous mettre deux ou trois de ses mules sur la paille, et que nous reverrons la lumière du soleil au-dessus des tours de Salamanque.

Je lui donne rendez-vous à l’extrémité du pont du Tormès, et, pendant que mon ami s’occupe des préparatifs du voyage, je descends les rues mal pavées, puis une rampe tournante, bordée de cabarets et de boutiques de maréchaux-ferrans. Il est neuf heures du matin, et le temps est au beau fixe. Je me sens au cœur la petite inquiétude joyeuse des départs. De plus, j’ai un faible pour ce pont du Tormès, qui est si drôle, coudé en son milieu, et si étroit, et si long. Il a l’air d’une baïonnette sur laquelle on passe. L’empereur Trajan savait bien que les naturels du pays voyageaient à des de mules. L’eau coule, rapide et claire, entre la ville dont les toits font un glacis rose, que le fleuve réfléchit, et la seconde rive, très plate, et verte par hasard. Il a poussé là des peupliers, au seuil du grand désert ; des saules leur font suite, et accompagnent le courant pendant un court chemin. Les paysans, les charros de Salamanque arrivent au marché. Ils sont superbes, hauts de taille, maigres, réguliers de traits, tous habillés à la vieille mode : bottes fendues sur le côté, culotte noire, ceinture de cuir dur, large de trente centimètres, sur laquelle retombe la petite veste généralement noire et d’étoffe lisse, quelquefois de laine brillante et frisée comme l’astrakan, chemise blanche sans cravate, attachée par un bouton de métal, cheveux roulés dans le foulard rouge, et large chapeau noir à calotte pointue. Quelques-uns vont à pied ; la plupart montent des mules, chargées par devant et par derrière de sacs de grain, de poches éclatantes, et enfoncent solidement leurs bottes dans des étriers de cuivre en forme de sabots. Peu de femmes parmi eux. En voici deux cependant : l’une, qui doit être la maîtresse, une charra très riche, est assise dans une selle carrée, à rebords de cuir jaune et de velours grenat. Elle est belle encore, très fière, et conduit d’une main aisée un cheval noir, au poil moiré de lumière. La servante la suit péniblement, à califourchon sur un cheval blanc, et presque toute disparue entre des piles de paniers et des gerbes de légumes, céleri, raves et choux feuillus. Elles ont dû quitter, de bonne heure, le pueblo éloigné, et faire la route ainsi, au petit pas. Je les regarde un instant, monter parmi les premières maisons de la pente. Et voici que notre voiture descend, et s’arrête près de moi. Maître de poste, mon noble ami, vous avez bien fait les choses ! Vos mules sont maigres, mais il y on a sept bien comptées, et celle de flèche, noire à pieds blancs, a l’air enragée. Pour la voiture, vous auriez pu la fournir de moindre taille. C’est une ancienne diligence en retraite. Je crois remarquer qu’un des ressorts, éclaté, n’est retenu que par des cordes de sparterie, et que deux des glaces sont brisées. À l’intérieur, où douze personnes tiendraient à l’aise, je ne vois que mon compagnon de voyage et D. Antonio, l’administrateur du domaine. Mais nous pourrons, s’il le faut, dormir sur les banquettes : mon noble ami, nous allons, grâce à vous, courir l’aventure dans l’Espagne inconnue, soyez remercié !

Les mules vont vite. Nous gagnons le large, nous sommes dans la plaine ondulée, immense, nue et jaune. Et toujours, pendant des heures, à l’horizon, derrière nous, la silhouette claire de Salamanque se lève dans l’air léger. Elle nous poursuit, en s’embrumant peu à peu, comme Saint-Michel en grève dominant les terres basses. Enfin, nous la perdons de vue. Le voyage continue sur les routes défoncées. Nous soulevons royalement la poussière. Quand les sept mules et les quatre roues ont passé dans une de ces flaques de poudre blanche, dormantes et lisses comme de l’eau, impalpables comme le vent, qui recouvrent les fondrières, le charro qui nous croise semble habillé de toile neuve. Quelques chênes verts clairsemés varient un peu, sans la rompre, la monotonie du paysage. Des troupeaux de porcs, d’un brun sombre, trottinent sous les branches. Plus loin, ce sont des troupeaux de bœufs, arrêtés, le mu lie tendu, près des seuls abreuvoirs qu’ils connaissent, des mares croupies, restes des dernières pluies, achevant de s’évaporer dans les trous des rochers.

À la nuit, les maisons de Vitigudino se profilent, en grosse masse, au bas du ciel. C’est le bourg où nous devons coucher. Il a, en Espagne, la réputation imméritée qu’ont, en France, Landerneau, Quimper-Corentin et d’autres villes encore. On dit, dans le pays de Salauianque : « Si quieres ser fino, vête a Vitigudino ; si tu veux avoir de l’esprit, va-t’en à Vitigudino. » Aux deux bords des ruelles tournantes, le roulement de la voiture, les claquemens du fouet assemblent de vagues silhouettes de paysans. Nous nous arrêtons sur la chaussée détrempée par le fumier des chevaux, des mules et des ânes. Nous sommes, paraît-il, devant la posada de Entisne. Dans les ténèbres, mon compagnon, M. d’A…, nous précède. Il pousse une porte. O romantique Espagne, c’est toi tout entière ! La pièce où nous entrons est pleine de fumée et presque aussi obscure que la rue. Chambre, écurie, cuisine ? on ne le sait pas. Des poutres surgissent vaguement de l’ombre, on haut. Il y a, par terre, sur le sol battu, au milieu, un feu presque éteint et, autour du feu, douze charros de la contrée, enroulés dans leur couverture, la tête près des cendres, appuyés sur un coude et surveillant chacun le petit pot où se mijote leur souper. Ils ont apporté leurs oignons, leurs pimens et leur pain, l’hôte a fourni le vase et allumé le feu. Tout à l’heure ils mangeront la soupe, rapprocheront les tisons, se retourneront bout pour bout, poseront les pieds là où ils ont la tête, et le lit sera fait, et la nuit commencée. Le lumignon d’une lampe primitive, pendue au fond de la salle, n’éclaire qu’un tout petit rond de mur, couleur de bouc. Les têtes seules des douze paysans du Léon ressortent un peu, dures et immobiles, rougies d’un vague reflet. Je m’avance entre deux de ces corps étendus : « Caballeros, voulez-vous me permettre de me chauffer un moment ? » Deux s’écartent. Deux ou trois autres lèvent leur face rasée, pour voir. Ils se remettent bientôt à surveiller leur souper. Nous leur sommes absolument indifférens. Nous n’obtenons pas un regard de curiosité de ces gens qui. de leur vie, n’ont pas rencontré un Français : j’observe alors qu’au-dessus du foyer central le toit monte, s’allonge, s’étire en tuyau de cheminée, au bout duquel il y a quatre étoiles.

Dix minutes se passent, mes compagnons ont disparu avec le maître de la posada. Tout à coup ils m’appellent, une traînée de flamme vive s’échappe d’un angle de la pièce, et je vais vers cette baie lumineuse, et je trouve une salle blanchie à la chaux, carrelée, — le cabinet particulier de Vitigudino, — avec une vraie table servie, de vraies chaises, un dîner presque excellent, une lampe à pétrole, enfin toute la civilisation. J’en éprouve une déception. Je commence à ne plus croire à la pampa, je me figure que ces douze marchands de moutons ou de bœufs étaient là pour le décor, et qu’ils sont payés pour venir ainsi, dormir en rond tous les soirs, « pendant la saison des bains. »

J’ai honte d’ajouter que nous avons couché sur des sommiers. Parfaitement ! à Vitigudino, à 70 kilomètres à l’ouest de Salamanque !

Cependant, le matin, dès l’aube, je retombe en pleine série pittoresque, et toute la journée n’est plus qu’une longue surprise, parmi des hommes nouveaux et des choses nouvelles. Les coqs chantent la retraite des étoiles et s’envolent dans les chaumes ; le ciel est d’un bleu de métal, sombre et froid ; le sabotement pressé des mules qui vont aux champs claque dans toutes les rues de Vitigudino, quand nous sortons de la posada pour monter on voiture. Nous avons encore cinq lieues à faire, mais cinq lieues sans route. A la porte, un homme nous attend, monté sur un petit cheval bai. C’est le montaraz, 1e garde chef de la propriété, en grand costume, escorté de son fils, un jeune gars de dix-sept ans, également à cheval. Tous deux sont vêtus à la mode des charros, mais le père l’est magnifiquement. Au-dessus de ses bottes en imitation de maroquin, la culotte collante de velours noir s’attache par trois boutons d’argent ; le gilet est bleu ciel ; au centre de la ceinture de cuir fauve luit une rosace de métal ; des soutaches de velours ornent la veste courte, et le foulard de soie rouge, qui enveloppe les cheveux de l’homme, a dû être acheté au dernier marché du bourg. La diligence s’ébranle, les doux cavaliers partent en avant. Vitigudino se mol aux fenêtres, nous tournons à droite, et bientôt nous nous enfonçons dans le désert de chaume.

Il n’existe pas de route, c’est vrai, mais d’autres voitures ont passé par où passe la nôtre, et des mules, et des hommes à pied. Une sorte de sentier a été tracé ainsi, et le regard peut le suivre, descendant ou montant les croupes basses, teintées de rouge par les labours récens ou de jaune pâle par les blés anciens. Pendant quelque temps, la voiture suit le lit d’un torrent desséché, encombré de fortes pierres. Nous sautons en mesure, et je remarque que le ressort consolidé avec de la sparterie se comporte mieux que les autres. L’administrateur a la chance d’être assis au-dessus, et il saute moins haut que nous. Un bon coup de collier des sept mules nous tire du ravin, nous rentrons dans le chaume, et le village, centre du domaine sur lequel nous trottons depuis une heure déjà, se lève au sommet d’une ondulation large des terres. Tout autour, le sol est plus aride qu’aux environs de Vitigudino. Le rocher gris affleure en maint endroit. Les maisons basses, couvertes en vieilles tuiles à peine roses, sont tapies et comme écrasées contre le sol. Les cheminées, — une seule au centre de chaque toit, — se dessinent à peine sur le ciel, comme de pauvres tas de poussière coniques. Au loin, s’étend une lisière de forêt, à perte de vue.

Mon ami a défendu qu’on vînt le chercher en cavalcade, selon les traditions féodales du pays. Nous entrons à pied, car les rues sont trop mauvaises pour qu’on puisse s’y risquer autrement. Mais le bruit de notre arrivée s’est répandu. M. d’A… est entouré d’une foule de gens, hommes et femmes, qui le saluent, et l’interrogent sur sa famille, et lui parlent tout de suite de leurs affaires, avec cette espèce de joie et d’orgueil dans les yeux, que devait produire, autrefois, la visite d’un seigneur très bon au milieu de ses vassaux. Les uns et les autres sont habillés de la même bure d’un brun foncé, fabriquée dans la paroisse, avec la laine des moutons. Mais les hommes sont très beaux, grands, maigres, naturellement majestueux dans leurs gestes, tandis que les femmes, presque toutes laides, n’ont pas même un costume seyant. L’unique ornement de leur jupe collante est une bande de laine noire posée en bordure, et les cheveux sont cachés par un mouchoir noué, sous le menton.

Tout ce monde nous accompagne au palacio. N’imaginez pas une construction élégante et ornée. Non : le palais n’est qu’un cube en pierres de taille, assez élevé, mal percé de quelques fenêtres, coiffé d’un toit de tuile presque plat, et situé au milieu du bourg. Aucun jardin autour, aucun espace enclos servant à la promenade. J’ai là l’exemplaire assez maussade et intact de ces demi-forteresses, aujourd’hui abandonnées, qui sont les seuls châteaux en Espagne, et qui correspondent si peu à l’idée que ce mot éveille chez nous. J’entre par un portique délabré, dans une cuisine monumentale, — 12 mètres sur 15, — meublée d’une table, de quelques bancs de 80 centimètres de largeur, sur lesquels dorment toutes les nuits les (ils du garde chef. Une femme est occupée, devant la cheminée, grande comme une chambre ordinaire, à des préparatifs de cuisine. Il y a une seconde pièce, d’égales dimensions, au rez-de-chaussée, et le premier étage ne fait que répéter cette distribution primitive.

M. d’A…, entouré de solliciteurs ou d’amis, méfait signe qu’il lui est impossible de se soustraire, pour l’instant, à cette bienvenue mêlée de questions d’affaires. Je le laisse, et je parcours le village avec le garde chef, homme froid, pratique et très intelligent. Elles ne sont pas belles, les rues, et ne rappellent qu’en un seul point le boulevard de la Madeleine ou la rue de Rivoli. Si misérables qu’elles soient, n’eussent-elles que dix pas de longueur, et ne fussent-elles qu’un étroit couloir entre deux maisons de paysans, elles portent, au coin, une belle plaque de faïence bleue, avec un nom écrit en lettres blanches. J’ai, d’ailleurs, observé ce phénomène dans plus d’un bourg écarté de la Castille : ou soigne peu la voirie, ou méprise l’alignement, on ignore l’hygiène, mais toutes les ruelles sont baptisées.

Les habitans qui passent, le manteau sur l’épaule, — cette espèce de haïk arabe qu’ils ne déploient jamais, — lèvent courtoisement leur feutre pointu. Ils ont l’air très médiocrement riches, et suffisamment heureux. Toutes les dents de ce pays sont blanches comme du lait. Je cause avec le garde, en faisant le tour de ces centaines de petits jardins cernés de murs, qui s’avancent en coins dans la plaine, maigres jardins sans arbres, et voici ce que j’apprends. Le domaine est une de ces grandes terres, de plus en plus rares en Espagne, qui s’appellent un pueblo de señorio, et où tout appartient au même maître, non seulement les champs, mais l’église, la mairie, les maisons particulières. On dit encore termino redondo, pour exprimer que le territoire est sans enclave. Celui de mon ami comprend environ 8 000 hectares, dont 3 000 labourés, 2 000 en pâturages, le reste en forêts et en roches arides. Le village est de deux cents feux, soit à peu près neuf cents habitans, entre lesquels la terre est divisée. Chaque famille cultive un lot, dont la grandeur varie avec le nombre des bras, et que désigne l’administrateur. Les pâturages, au contraire, sont communs, ainsi que le droit d’aller, dans la forêt, faire la récolte des glands. Je demande :

— Et le revenu du domaine, quel est-il ?

— Dérisoire, monsieur. Les fermages se payent à la Toussaint. Ils consistent en douze cents fanegas de seigle, soit un peu plus de six cents hectolitres ; chaque feu y contribue, d’après l’importance des parcelles concédées. La rente des prés est de 4 000 francs, que le maire répartit entre les habitans, suivant le nombre de bestiaux que chacun possède. Et c’est une bien faible redevance, pour ces deux mille hectares, où paissent six ou sept cents bœufs ou vaches et dix mille moutons. Les propriétaires ne font rien payer pour les glands dont se nourrissent plus de deux mille porcs. Le bois est pour ainsi dire donné, car nous laissons emporter de la forêt, pour le prix d’un franc cinquante, autant de bois qu’il en peut tenir dans une charrette attelée de deux bœufs. Somme toute, je ne crois pas que nos maîtres touchent annuellement, pour le loyer d’une terre qui est sans doute la plus grande de la province, plus de 17 à 18 000 francs. Il est vrai qu’ils n’ont aucun impôt à payer, qu’aucune réparation n’est à leur charge, et qu’ils bénéficient des constructions nouvelles.

— Qu’ils louent, comme les anciennes ?

— Non, monsieur, aucune n’est louée. Ils doivent le logement, sur le domaine, aux paysans qu’ils emploient, mais le paysan peut agrandir sa maison.

— Mais enfin, quand une maison brûle ?

— Monsieur, nous servons tous ici le même maître, et ce sont les mêmes familles, depuis longtemps, qui vivent sur le domaine, et nous sommes loin de tout. Aussi, nous nous associons, non seulement pour le paiement des fermages, mais pour bien d’autres choses. Quand un dégât se produit chez le voisin, tous le réparent, chacun fournit sa petite part d’indemnité. Nous payons au maire notre contribution annuelle, pour avoir droit aux consultations du médecin, qui passe ici, toutes les semaines, et se tient à la disposition du public dans une salle de la mairie. Ce médecin soigne, par abonnement, cinq ou six communes, qui lui offrent en retour tout le blé pour son pain, toute l’orge pour son cheval, et 4 000 francs d’argent. De même, nous faisons ferrer nos bêtes chez le maréchal-ferrant, sans rien lui devoir pour sa peine. Ce sont là des employés de la paroisse.

Le garde me raconte encore que les traditions, pour la culture des céréales, veulent que la terre de labour soit divisée en lots et ensemencée, une première fois, toute en blé ; la seconde année moitié en blé, moitié en seigle ; la troisième année toute en seigle. Puis elle se repose trois ans. Et, grâce à ce repos, malgré l’insuffisance des outils, des charrues notamment, qui grattent à peine le sol, les moissons réussissent. Enfin, j’apprends que l’instruction est très répandue, dans ce coin sauvage de l’Espagne, que tous les paysans, sans exception, savent lire, écrire et compter.

— Désirez-vous faire la preuve ? dit le garde. Holà, Dionisia !

Nous touchons le dernier mur de pierre sèche qui termine le bourg, du côté le plus bas. Par-dessus le mur, nous apercevons un jardin petit, planté de choux et de garbanzos altérés de pluie, et une masure qui n’a qu’une fenêtre et une porte. Une jeune fille, de quinze ans peut-être, qui n’a pas l’affreux mouchoir noué sous le menton, et dont les cheveux, bruns à reflets d’or, font deux bandeaux sur les tempes et se relèvent en chignon pointu, s’encadre dans l’ouverture de la porte.

— Vous cherchez mon père ? dit-elle. Il est avec ses moutons, dans la forêt, et je ne crois pas qu’il revienne avant la nuit noire.

— Voyez comme elle parle bien ! murmure le garde, en poussant la barrière à claire-voie. Elle est intelligente comme un ange, cette petite !

Je ne puis juger que du timbre de la voix, qui est musical, et de la légèreté des mots, qui ne tiennent pas aux lèvres, et s’envolent sans effort.

Nous pénétrons dans la chambre, en terre battue, assombrie par la fumée et par les peaux de bique, les vêtemens, les vieilles outres pendues aux solives. Mlle Dionisia s’est appuyée au chambranle de la cheminée, qui occupe un grand tiers de la chambre, et qui ressemble à une alcôve, avec trois bancs autour du foyer. On doit être là comme dans une étuve, les soirs d’hiver.

— N’est-ce pas, Dionisia, que tout le monde sait écrire ici ?

— Pourquoi non ?

— Toi surtout, ma petite. Cela t’arrive souvent d’écrire, même en France ! Figurez-vous, ajoute-t-il en se tournant vers moi, qu’elle a un novio, à son âge, qui est parti pour travailler dans une carrière des Pyrénées. Le facteur connaît bien l’adresse !

Le jeune visage, d’un blond pâle, devient rose du coup, les yeux brillent, Dionisia se recule un peu, comme blessée.

— Non, dit-elle, il ne connaît pas l’adresse ! Car mes lettres ne parviennent pas. En voilà trois que j’écris sans réponse !

Elle est haletante, nerveuse, décidée à quelque chose qui lui coûte. Elle se tait un moment.

— Si vous vouliez, me dit-elle, mettre vous-même ma lettre à la poste, au bureau de Salamanque… je serais plus sûre.

J’accepte, mais le garde chef, qui s’amuse à la taquiner, reprend :

— Bah ! depuis six mois qu’il est en France, il a eu le temps d’oublier, il ne sait même plus l’espagnol, je le parierais.

Alors, toute révoltée, les bras croisés, la tête haute, la petite lui jette ce mot superbe :

— Il saura toujours assez d’espagnol pour comprendre ce que lui diront mes yeux !

Nous la laissons, tragique, dans l’ombre de sa grande cheminée. Dehors, le soleil de midi dessèche les dernières feuilles des garbanzos du jardin. Nous rentrons au palacio, où nous attend un déjeuner seigneurial dont voici le menu : perdrix en ragoût, cochon de lait grillé, chevreau rôti, piment doux en salade. Je goûte le vin du cru, mais j’avoue qu’il est difficile de l’aimer, et surtout d’y revenir, quand on sait qu’il est fabriqué de la manière que voici. Les habitans ne possèdent rien de ce qu’il faut pour faire du vin, si ce n’est le raisin blanc de leurs treilles. Ils le tassent et le foulent dans des mortiers, ou, si l’on veut, des citernes en pierre, retirent le plus gros du marc, et vont, quand il leur plaît, puiser avec un pot dans le récipient qui est ainsi, tout à la fois, pressoir, cuve et barrique.

Après déjeuner, une belle chevauchée à travers la forêt, très clairsemée, comme celles que j’ai vues déjà, mais plantée de chênes ordinaires, rabougris, et de genévriers. On peut malaisément s’imaginer la solitude de ces croupes de terre, toutes égales, toutes vêtues pareillement de hautes herbes et d’arbres ramassés et tordus. L’horizon ne varie pas, du haut de chacune d’elles. La verdure est ternie par la chaleur de l’interminable été. Les troupeaux, que nous tâchons vainement de découvrir, ont été emmenés dans les parties les plus reculées de la forêt par les paysans, par le père de la petite Dionisia et ses camarades, intéressés à cacher le nombre exact de leurs bêtes. Mais, de presque toutes les touffes de genévriers que frôlent nos chevaux, des perdrix partent, des rouges, extrêmement communes ici, que les braconniers du domaine prennent au lacet, et vendent dix sous la couple au marché de Vitigudino. Les anciens seigneurs aimaient à forcer la perdrix à cheval, et la tuaient d’un coup de gaule, quand, fatiguée de ses longs vols, elle se rasait dans l’herbe. Nous pourrions en faire autant, si nous avions le loisir de nous arrêter vingt-quatre heures de plus dans le pays. Mon ami s’entretient avec l’administrateur. Moi, je m’emplis l’âme de cette sauvagerie, de la liberté de cette course à travers les halliers sans fin, et du parfum qui sort des herbes inconnues que foulent nos trois chevaux.

Quand la nuit a couvert d’ombre tout le domaine, et que les dernières lampes à huile ont été soufflées derrière les fenêtres du village, nous veillons seuls, mon ami et moi, dans la grande cuisine du palais. En attendant l’heure du sommeil, nous causons, éclairés seulement par le feu qui flambe sous la cheminée conique. Le vent s’est levé et souffle régulièrement, sur toute l’immense plaine, comme sur la mer où nul obstacle ne l’arrête et ne le brise. Il ne siffle pas. On dirait le roulement ininterrompu des marées qui montent sur les plages très grandes. Mon ami me parle des anciens seigneurs, ses parens, qui, jusqu’à une époque bien voisine de nous, rendaient la justice devant la population assemblée au pied de la tour, et condamnaient à l’amende les laboureurs qui avaient contrevenu aux usages de culture. Il m’assure qu’aujourd’hui même peu de mariages se décident avant que les maîtres du vieux fief n’aient été consultés.

— Vous vous trouvez ici, me dit-il, pour une nuit, dans un des rares coins du monde qui aient conservé des mœurs originales. Déjà vous avez pu observer ou apprendre quelques-uns des traits qui étaient communs autrefois, dans l’Espagne d’il y a cent ans. Laissez-moi vous en raconter un autre. Je l’ai vu de mes yeux, il m’a fait une impression que je n’oublierai jamais.

Le vent soufflait. Le bruit des mots rebondissait trois fois contre les murs de la salle nue.

— Si nous étions venus visiter le domaine un peu plus tard, au commencement de novembre, vous auriez pu assister à cette cérémonie qui avait lieu jadis tous les ans, et qui se répète encore de temps à autre, le jour de la Toussaint. Cela s’appelle la funcion del ramo. Dans l’après-midi, le curé en chape, accompagné du maire, viennent, avec tout le peuple, chercher le seigneur au palais. Ils sont précédés d’un jeune homme qui tient un bâton enguirlandé et de huit jeunes filles portant, deux à deux, un cerceau couvert de fleurs et de rubans. Le maître du domaine se place entre le maire et le curé, et la procession se dirige vers l’église que vous avez vue, pauvre et petite comme une grange. Les jeunes filles chantent, sur un ton triste, une complainte qui commence ainsi : « De la maison de la tante Jeanne — nous sommes sorties huit jeunes filles ; — toutes pareilles nous entrerons au ciel, — en coupant les lis. — Allons, mes compagnes, allons ! — Qu’aucune de nous ne s’intimide, — car les âmes bénies — vont nous venir en aide. — Grâce à Dieu nous arrivons — aux portes de cette église ; — nous lui demandons licence, — pour pouvoir entrer dedans[2]. »

L’église est fermée ; le cortège s’arrête ; le jeune homme qui le conduit déclame une pièce de vers, où il expose que tout ce peuple vient prier pour les morts, et que les trépassés, les âmes bénies, comme il dit, attendent ce moment. Qu’on ouvre donc les portes.

Elles sont ouvertes. La foule emplit entièrement l’église, dont les fenêtres sont tendues de noir, et qui se trouve ainsi dans l’obscurité complète, sauf au milieu, où se dresse un catafalque, entouré de cierges jaunes, et sur le haut duquel on a posé une tête de mort et des ossemens desséchés. Les jeunes filles et le jeune homme se placent, avec leurs cerceaux fleuris, dans la pâle lumière, autour du catafalque. Tour à tour ils récitent à haute voix des poésies, où ils exposent les souffrances des âmes qui n’ont pas encore satisfait à la justice de Dieu, demandent pour elles la commisération des vivans, déplorent l’oubli où nous laissons nos plus chers parens après que nous avons cessé île les voir, et l’oubli même où nous sommes habituellement de notre fin certaine. « A quoi pensons-nous, dit l’une des jeunes filles, jeunes hommes et demoiselles, — vous qui êtes de mon âge ? — Nous pensons seulement — à faire comme l’hermine, — à bien garder notre couleur, — à aimer la toilette, — à façonner des nœuds de rubans, — à soigner nos nattes et nos bandeaux, — à bien ajuster nos tailles… — O corps qui si rapidement, — et quand tu es le mieux paré, — peux tomber là, comme une pierre ! » Alors, la dernière de toutes, une orpheline, se penche sur le catafalque, prend le crâne du mort dans une main, les ossemens dans l’autre, les élève au-dessus de sa tête, et s’en va à travers l’église sombre, chantant à peu près ceci : « A qui appartenaient ces os blancs ? Peut-être à un laboureur ou à un berger ? A quelqu’un dont les amis étaient nombreux parmi nous ? Peut-être qu’ils sont là encore, ceux qui l’ont traité d’aïeul, de frère, d’oncle, de cousin ? Il était brave et nous n’y pensons plus, il était bon et nous l’avons oublié. Pauvre ancien du pays, qui étais-tu ? » Elle est revenue près du catafalque. Des sanglots éclatent. Elle regarde un moment la tête décharnée qu’elle tient dans ses mains, l’approche de son visage, la baise sur ses dents blanches : « Peut-être tu étais mon père ! » dit-elle. Et elle la repose sur le cercueil… Je vous assure, mon ami, qu’on a beau être un homme, il est impossible de se défendre en ce moment d’une émotion poignante. Ces chants lugubres sortis de l’âme populaire, cette obscurité, ce recueillement, ces larmes qu’on devine, cette jeune fille, image de la vie dans son premier épanouissement, embrassant la mort et appelant son père, tout cela compose un souvenir d’une horreur puissante et ineffaçable.

Vous connaîtriez mal l’Espagne, d’ailleurs, si vous pensiez que la fête est ainsi terminée. C’est le premier acte. Le second se passe sur la place. On a prié pour les morts, maintenant la joie humaine reprend ses droits. Le curé, qui n’a enlevé que sa chape, s’assoit sous le porche, avec le maire ; devant eux est le maître du domaine, et, sur la terre battue, en plein soleil, au milieu du cercle que forme la paroisse assemblée, la jeunesse danse le pas du cordon et la rosea. Les vers profanes succèdent à la poésie sacrée, et les mots d’amour montent avec les rires, dans l’air presque toujours pur de la grande plaine du Léon. »

Nous continuâmes à causer fort tard, mon ami et moi. Quand nous montâmes dans la chambre du premier, les étoiles étaient au complet, et le vent semblait les attiser, tant elles luisaient. Le lendemain nous regagnions Salamanque, et je mettais à la poste la lettre de la petite Dionisia. Est-elle arrivée ? La réponse est-elle enfin venue ? qui le saura jamais ?


II. — AVILA


Avila, 29 septembre.

Avant de quitter Salamanque, j’avais voulu visiter encore, à vingt-cinq kilomètres dans le sud, cette petite ville de Alba de Tormès, qui fut le berceau des ducs d’Albe, et qui garde le tombeau de sainte Thérèse. Le long de la route, un doute me tenait. Je me souvenais du mot de la grande sainte espagnole : « Peu importe de déjeuner avec la moitié d’une sardine, pourvu que ce soit devant un beau paysage. » Et je me demandais, tandis que les chardons fuyaient derrière moi, décorant les talus de leurs tristes bras de cendre, comment le vœu de cette âme tendre avait pu être exaucé, et quel pouvait être le paysage qu’elle avait contemplé dans ses dernières heures ? Les bois à moitié chauves, les champs pierreux qui se succédaient, me faisaient mal augurer de la réponse. Je me trompais. Le fleuve, depuis longtemps perdu de vue, réapparaît tout à coup. Un amas de vieilles maisons se pressent sur l’autre bord, montant en désordre, dominées par une tour en ruine. Et de là, du couvent des Carmélites bâti à mi-hauteur, le regard prend en enfilade une large vallée verte coupée par le Tonnes, oui, verte d’une verdure fraîche, saine et reposante, verte à droite et à gauche, où s’étendent des prés semblables à ceux de nos rivières, où paissent des troupeaux de bœufs, où l’herbe se renouvelle et fleurit trois fois l’an. Vous ne sauriez croire, mon ami, la douceur du vrai vert, couleur d’enfance pour nos yeux, et qui leur manque vile, et dont ils cherchent vainement la joie dans la grisaille des oliviers ou dans la fourrure sombre des pins. Cette Alba de Tormès évoque en mon esprit une idée d’émeraude.

Et voici qu’aujourd’hui, devant Avila, berceau de la sainte, après avoir traversé le palais converti en chapelles, où l’une des âmes les plus exquises du monde prit sa forme terrestre, je demeure également frappé de la beauté du site, et d’une autre chose encore, plus singulière, je veux dire de l’étroite ressemblance entre Avila d’Espagne et Assise d’Italie. Je veux bien admirer l’église fortifiée, ses chevaliers de granit, debout, en cottes de mailles, sur la façade, les ogives fines, la pierre jaspée, blanche et rouge, qui jette, du haut des voûtes, de si riches reflets sur les dalles du chœur, ces murailles intactes qui enserrent la petite ville, leurs créneaux à la mode arabe, leurs portes aiguës, dont l’ouverture encadre si nettement des lointains aux nuances pâles ; mais le souvenir de l’Ombrie est plus fort que tout. Le dessin des deux plaines est absolument le même. La ville de sainte Thérèse, comme celle de saint François, guerrière, délabrée, grimpée sur un piédestal de roches fauves, regarde une grande vallée calme, enveloppée de montagnes bleues. Ici, la montagne est plus dentelée peut-être, la vallée plus froide. Une rivière, une intention d’eau et de fraîcheur, serpente à travers les espaces blonds. Mais comme je retrouve ce silence, cette belle forme oblongue du paysage, cette couleur de terre profonde où il semble que tout germe et meure sans effort, et cette transparence de l’air qui fait qu’on marche en rêve jusque sur l’horizon ! Quel lieu d’élection pour naître, et pour grandir ! Et quelles méditations, dans ce jardin fermé, à la fois si intime et si large !

J’arrête, dans la rue, une femme à laquelle je demande des renseignemens. Elle a un reste de jeunesse, et des traits fiers, et deux yeux ardens, qui brillent sous le capulet noir, cette mantille des très pauvres. Je lui dis que j’admire la sainte d’Avila.

— N’est-ce pas ? fait-elle.

Un instant elle se tait, (tour voir si je comprends ces choses, et elle ajoute :

— Nos aïeules, avant sa mort, l’avaient priée de nous obtenir deux faveurs : la persévérance dans la foi, et la beauté…

— Eh bien, madame ?

— Nous avons été exaucées, dit-elle en se détournant… Maintenant, je vais reprendre la route du Sud. Des visions nouvelles vont se dresser devant moi. Par-delà Madrid, où nous serons ce soir, j’aperçois déjà, par le désir, Lisbonne, et Séville, et Cadix. Je confie cette pensée à mon compagnon de voyage, qui sourit :

— Attendez-vous, me dit-il, à ce que la nature endorme peu à peu les hommes. Vous ne trouverez plus Bilbao. J’avais un grand-oncle, Espagnol, qui prétendait qu’on pouvait reconnaître les différentes régions de l’Espagne à l’attitude des chiens. Dans le Nord, le chien près duquel on passe se lève, court et aboie ; le chien de la Castille se lève, aboie, mais ne court pas ; le chien de Tolède remue encore la tête, mais ne se lève pas ; le chien de l’extrême Sud ouvre un œil, un seul, le referme, et se rendort.


III. — MADRID


Madrid, jusqu’au 8 octobre.

J’ai rencontré assez d’hommes en Espagne pour juger que l’accueil espagnol est bien différent de l’accueil italien. L’Italien est prévenant, l’Espagnol est d’une politesse exacte, qui répond à la vôtre, et ne fait pas d’avances. Si vous êtes présenté à un Italien, vous serez immédiatement charmé, par sa grâce enveloppante. Il vous étudiera en vous donnant déjà des noms d’amitié, et, dès que sa perspicacité, merveilleusement exercée, lui aura révélé en vous un homme utilisable, soit pour une affaire d’intérêt, soit pour la gloire du pays, il n’est pas d’idées ingénieuses qu’il ne cherche et ne trouve, pour vous plaire et vous amener à servir son dessein. Habileté noble, d’ailleurs, en bien des cas ! Je ne puis me rappeler sans une pointe d’émotion ce vieux sénateur de l’ancienne Vénétie, qui, malgré l’âge et la chaleur, et mille occupations dont il était chargé, se fit, pendant deux jours entiers, mon cicérone, et me dit, le soir où nous nous séparâmes : « N’aurez-vous pas bon souvenir de ma petite patrie ? » Cette récompense lui suffisait. Il était heureux de n’avoir pas ménagé ses forces, si l’étranger, grâce à lui, disait du bien des collines de la cité natale, et des monumens d’autrefois, et des œuvres nouvelles. L’Espagnol est plus réservé. Sa froideur est tout extérieure, mélange de souvenirs, d’insouciance personnelle et d’orgueil national. Il a de beaux usages, il est simple, il est droit, et, qu’il soit hidalgo ou homme du peuple, on pourra bien rarement dire qu’il a manqué de courtoisie. Interrogé, il répondra. Prié de rendre un service, il ne refusera pas, en général. Mais, pour les raisons que j’ai dites, il n’ira pas au-devant de vos désirs. L’action lui coûte, l’étranger lui est suspect, et la pensée de se concilier l’esprit d’un passant lui paraît négligeable. Car c’est là le plus curieux aspect d’une âme espagnole : aucun peuple n’a, peut-être, une plus fière idée de la patrie ; les Espagnols d’aujourd’hui se sentent les descendans légitimes, et nullement dégénérés, des Espagnols du temps de Charles-Quint, et il faut compter avec ce sentiment, comme avec la susceptibilité d’un fils de croisés. Leur noblesse n’est pas à établir, elle s’impose ; elle est trop grande et trop ancienne même pour qu’il soit digne des titulaires actuels de se donner de la peine et d’en exposer les preuves. Tant pis pour qui ne les verrait pas ! Son témoignage serait sans valeur, contre la conscience du pays et l’évidence des faits.

Un tel état d’esprit fournirait l’occasion de plus d’une observation intéressante. On pourrait prétendre, non sans raison, je crois, qu’un peuple n’a jamais cette mémoire historique et cet orgueil de son passé, lorsqu’il a perdu les énergies qui lui valurent sa gloire. La confiance même qu’il a en soi est un signe de force latente. Les symptômes de décadence seraient bien plutôt le mépris de la tradition, l’engouement de la mode changeante, la recherche puérile et obstinée de la louange. Rien de pareil en Espagne : l’admiration de l’étranger touchera les cœurs comme un hommage, mais on ne la gagnera, on ne veut la gagner par aucun artifice et par aucune réclame. Je laisse ce point aux psychologues. Et je veux seulement noter de quels élémens est faite la réserve d’un Espagnol vis-à-vis d’un Français.

Nous avons contre nous, d’abord, les souvenirs de la francesada, puis, dans les campagnes surtout, le continuel passage de gens sans aveu, Français de naissance peut-être, qui se disent réfugiés, et qui mendient, et qui donnent une idée fâcheuse de la France aux paysans des villages, jusqu’à plus de cent lieues de nos frontières. Mais le plus gros grief, ici comme ailleurs, c’est notre esprit de moquerie, l’éternelle et ridicule habitude que nous avons de comparer Paris avec les moindres bourgs, d’exalter nos goûts, nos chapeaux, nos chemins de fer, nos hôtels, notre cuisine, de parler du Clos Vougeot quand on nous offre du Valdepeñas, et du beurre d’Isigny en présence d’une omelette à l’huile, comme si nous voyagions à l’étranger pour l’unique plaisir de regretter la maison. Si vous êtes mal, pourquoi le dire ? Allez-vous-en tout muets. Vous êtes venus pour votre plaisir, partez du moins sans offenser. Que de sympathies de plus nous nous serions acquises, si nous ne manquions pas un peu de cette faculté d’adaptation, qui est une des formes de la bienveillance, — et si souvent de la justice !

Parmi les Français qui habitent Madrid, plusieurs m’ont fait l’éloge de cette grande ville. « Il n’en est guère, m’ont-ils dit, où la vie soit plus facile, plus simple, mieux entourée. Les relations y sont les plus aisées du monde, et deviennent vite des amitiés, à une condition, celle de comprendre le caractère espagnol et d’adopter les usages, avec la langue et le climat. Sous l’écorce un peu rude des hommes, nous avons découvert très vite des natures éminemment généreuses et dévouées. Nous avons eu des deuils de famille, et je vous assure qu’en France les sympathies n’eussent pas été, autour de nous, plus nombreuses ni plus vives. Les diverses classes de la société se mêlent plus aisément que chez nous. La grandesse n’a aucune morgue avec les humbles. Tout le monde se coudoie, se salue et fraternise au moins d’un petit geste, au passage, à la promenade. C’est quelque chose. Nous regretterons, lorsque nous reviendrons en France, cette atmosphère de cordialité. Nous regretterons aussi, peut-être, la bonne humeur de ce peuple pauvre, qui n’a pas besoin qu’on l’amuse, qui sait encore, l’un des derniers, s’amuser seul, fermer boutique quand il lui plaît, et se faire autant de dimanches qu’il en trouve l’occasion.

— Les rues de Madrid, ni même ses monumens, n’ont jamais, je crois, ébloui personne. Elle est vivante, mais elle manque de couleur, presque partout. Je l’ai parcourue en tous sens, et, si j’ai surpris bien des scènes de mœurs, plus ou moins drôles, je n’ai rapporté de mes courses que deux ou trois paysages vraiment beaux. L’un d’eux, c’est la vue du haut de la terrasse du palais royal. On traverse la cour d’honneur, celle où se fait, chaque matin, la parade militaire ; on pénètre sous la galerie qui termine, vers le couchant, le palais et la ville, et, entre les piliers blancs des arcades, toute une vallée verte s’encadre, vallée profonde qui descend par étages jusqu’au Manzanarès, couverte de jardins et de parcs, et qui remonte sur l’autre rive, et, par une succession de bosquets et de grands bois, va rejoindre des montagnes, pierreuses en leurs sommets. Les lignes sont très nobles, la teinte générale est infiniment curieuse. Elle aide à comprendre les tableaux de Velasquez, qui peignait des lointains immenses, d’un vert triste confinant à des bleus sans éclat.

J’aime aussi, d’un amour singulier, la rue d’Alcalà. Il faut la voir aux dernières heures du jour, et d’en bas, de la place de la Independencia. Elle tourne, en montant vers la Puerta del Sol. Elle est large, bordée de palais. Le soir, un côté est dans l’ombre ; l’autre, d’un jaune léger, s’infléchit avec une grâce heureuse, coupé, çà et là, par une façade rose, et tout en haut, à l’endroit où les toits touchent le grand ciel clair, la poussière du jour lui fait comme une gloire. J’ai passé de longs quarts d’heure à regarder cette belle rue fuyante. Les petites Madrilènes, habituées du Prado, qui trottinaient devant leurs mères, avaient l’air de ne pas comprendre.

Cette rue d’Alcalà est, d’ailleurs, l’une des plus animées de Madrid. Les tramways la traversent et conduisent au Prado, au jardin del Buen Retiro, à la Plaza de Toros. Elle possède plusieurs des cafés les plus fréquentés de la ville, l’Académie des Beaux-Arts avec la Sainte Elisabeth de Murillo, deux ou trois ministères, et le rez-de-chaussée étroit et sérieux où Mariquita vend le meilleur chocolat de l’Espagne, et cette église de Calatrava, où, le dimanche, vers neuf heures, on voit tant de belles Madrilènes arriver, exactes, pour entendre la messe, et tant de beaux messieurs arriver en retard, pour guetter la sortie. Lutin, elle est une des dix rues qui déversent, jour et nuit, le peuple de Madrid dans la Puerta del Sol.

Je ne crois pas qu’on puisse éviter ce lieu fameux, étroit, encombré de voitures, de camelots, de filous, d’innombrables gens qui passent et de groupes d’oisifs qui forment comme des îles parmi ces courans noirs. Il a été trop célébré pour des mérites qu’il n’a pas. L’aspect est médiocre : une place à peu près ovale, avec une fontaine au milieu et des maisons tout autour, hôtels, banques ou palais qui sont de la même hauteur et recrépis en rose pâle. Aucune percée sur la campagne ou sur un jardin, aucun monument d’art. Le grouillement de la foule, ni son bruit, ni la poussière qu’elle soulève ne me semblent justifier les étonnemens littéraires dont on nous a comblés. Mais la Puerta del Sol est amusante parce qu’elle a des habitués, un régime, presque une philosophie. Je l’ai étudiée, de ma fenêtre de l’hôtel de la Paix, souvent guidé par les conseils d’un Madrilène érudit. C’est tout un monde. Il appartient, de six heures à huit heures du matin, aux marchands de café et de beignets soufflés, à leur clientèle ouvrière, aux novios qui croiraient avoir perdu la journée s’ils ne la commençaient pas sur un mot d’amour à la novia. Ce qu’on en voit, de ces idylles brèves, au tournant des rues, sous l’abri des porches, autour des fontaines ! Ce qui se murmure de choses tendres, toujours les mêmes, avant que la grande ville ne soit éveillée ! Les bois, au temps des nids, en entendent seuls davantage. On se sépare sur un geste de la main, on se retourne, on se regarde encore. L’employé court à son bureau, l’ouvrière à son atelier. Vers neuf heures la chaleur est douce. Les amateurs de soleil, qui ont dormi sur les bancs, ou le long des portes, et soupé la veille d’un pauvre puchero aux entrailles de poulet, se retrouvent sur le trottoir, du côté de l’hôtel de la Paix. Ils ont des airs songeurs, et des capes misérables. Trois ou quatre agens de la sûreté, des habitués, eux aussi, échangent leurs impressions matinales, et observent d’un œil de tuteurs inquiets les premières belles breloques portées par un étranger et hasardées dans la foule des gueux. Un groupe d’ecclésiastiques en redingote, chapeau de soie et col droit, stationne au garage des tramways. La place s’emplit de minute en minute d’un plus grand nombre d’êtres humains. Vers cinq heures du soir, c’est une fourmilière. On ne voit plus les pavés : rien que des têtes en mouvement autour de rares points fixes, et dont les glissemens compliqués, tournans, difficiles à suivre, font penser aux remous des écluses, quand toutes les vannes sont ouvertes. Les cafés sont pleins. Des toreros en petite veste et grand chapeau gris discutent devant la porte du Levante. On crie les billets de loterie, le programme de la prochaine corrida, les fleurs, les romans illustrés, l’eau fraîche, les journaux du soir. Des équipages traversent au pas. Les grandes dames vont au salut, ou faire un tour aux Récollets, ou prendre un consommé chez Lhardy. Aux oisifs du matin se sont joints les errans de la politique, les familiers les plus nombreux de la Puerta del Sol, les fidèles des ministères morts, les dévots besogneux de la sainte espérance : les cesantes.

En France, nous connaissons, hélas ! l’ouvrier sans travail. Mais Madrid nous offre un autre type : l’employé sans bureau. À chaque changement de ministère, le personnel est renouvelé. Conservateurs, libéraux, radicaux, tous les chefs de groupes ont leur clientèle de gratte-papier, de comptables, d’appariteurs, d’estafettes, qui chasse les titulaires en place, triomphe avec le ministère et succombe avec lui. Autrefois, les postes les plus humbles étaient, comme les autres, soumis à la loi cruelle des ras de marées parlementaires. Tout tombait à la fois. Les balayeurs passaient le balai quand le ministre passait le maroquin. Le mal est moindre aujourd’hui. Les infiniment petits se sont consolidés. Il n’en reste pas moins, sur le pavé de Madrid, une vingtaine de mille hommes, titulaires dépossédés de l’écritoire officielle, aspirans perpétuels, guetteurs, de nuages politiques, dont la vie est précaire et dont l’avenir se joue à la bourse des nouvelles. Ils prennent l’air de la politique à la Puerta del Sol. Ils n’ont pas d’autre métier. Ce sont des bureaucrates en interrompu. Leur dignité ancienne, toujours près de reparaître, leur défend un travail manuel. Leur misère présente excuse les petits moyens, la mendicité déguisée, les expédiens douteux, le sablazo, le « coup de sabre » qu’ils donnent avec maestria. L’un d’eux, par exemple, — j’en sais quelque chose, — un vieux très digne et portant beau, vous aborde, la main tendue : « Eh ! cher, comment allez-vous ? — Mais, monsieur… — Vous ne me remettez pas ? Le vieux picador du café de Madrid, avec lequel vous avez causé… — Pardonnez-moi. — Vous m’avez oublié, je le vois bien !… Je suis, monsieur, un pauvre employé, qui espère la chute de Sagasta… » Il aura de quoi dîner ce soir, et peut-être de quoi acheter une place de soleil pour les toros de demain.

Vers la même heure, le samedi, la reine régente, en grand apparat, se rend par la Puerta del Sol à l’église del Buen Suceso, qui est aujourd’hui la paroisse du palais royal. Elle assiste au chant du Salve Regina, selon une coutume très ancienne, à laquelle les souverains d’Espagne n’ont jamais manqué, pendant leur séjour à Madrid, depuis le règne de Philippe IV. Ce n’est qu’une cavalcade rapide, qu’une coupure brillante dans les remous sombres qui s’agitent. L’instant d’après, la place reprend son aspect accoutumé.

Et c’est ainsi jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Car Madrid, l’été surtout, est noctambule. Les marchandes de fleurs sont devenues plus nombreuses. Elles n’ont plus que trois brins de tubéreuse fanée pour excuser leur promenade parmi les groupes. Des femmes passent, deux par deux, un peu raides, la tête enveloppée de la mantille. L’une est jeune ; l’autre pourrait être sa mère, et l’est peut-être, hélas ! La poussière, au-dessus de la Puerta del Sol et des rues avoisinnantes, fait trembler les étoiles. Il faudra, pour qu’elle s’abatte, que le jour soit près de naître.

Alors, si vous sortez, enveloppé, dans le froid glacial de ces heures douteuses, vous rencontrerez des vieux et des tout petits, gités aux encoignures des portes, adossés contre une borne, achevant leur triste nuit. Dans la même guérite, auprès d’un ministère, je me souviens d’avoir vu deux enfans qui dormaient, frère et sœur sans doute, pressés l’un contre l’autre, les jambes ramenées sous eux, les deux visages rapprochés, si pâles et si bien pareils !… On a beau invoquer la douceur du climat, ce qui est un mensonge, et l’habitude de coucher dehors, et tout ce qu’on voudra, moi j’avais envie de crier : « Élargissez-vous encore, bras sacrés de la charité, et abritez ces pauvres ! »


— Les maisons de Madrid sont, presque partout, très élevées. Les étages se désignent ainsi : primero, principal, segundo, tercero, etc. Le principal correspond à notre premier, dans les belles rues. Les locataires se connaissent tous. L’usage, du moins, leur fournit l’occasion de se connaître. Il veut qu’en prenant possession d’un appartement, on envoie sa carte aux habitans des autres étages, qui rendent immédiatement visite. Dans les provinces, à Séville, par exemple, dès qu’une famille nouvelle s’installe dans une rue, tous les voisins s’empressent de saluer la maîtresse de la maison. On sonne à la grille ouvragée du patio : « Qui est là ? — C’est le numéro 6, ou le numéro 15, ou le numéro 9, qui vient offrir sa maison. » L’étiquette commande, en effet, et cela dans toute l’Espagne, qu’on n’achève pas cette première entrevue sans avoir dit : « Vous m’êtes très sympathique, souvenez-vous qu’au numéro 6, ou au numéro 15, ou au numéro 9, ou au troisième étage, vous avez une maison et une amie. » N’est-ce pas d’une jolie courtoisie ?

Le même sentiment chevaleresque et magnifique a réglé ce petit débat, tout de forme, qui se reproduit chaque jour. Vous admirez un bibelot quelconque, un tableau, une bague. Le possesseur doit se hâter de dire : « Il est à vous ! » et vous de répondre : « Mille grâces, il est trop bien là où il est ! »

A la promenade, aux portes des églises, on est sûr de recueillir, sur le passage d’une jeune fille ou d’une jeune femme, l’une de ces exclamations : « Est-elle jolie ! Mais voyez donc, quelle grâce ! quelle beauté ! quelle robe bien choisie ! que bonita ! que guapa ! » Les mères entendent, et restent dignes ; les filles écoutent et le coin de leurs yeux s’amincit. J’ai demandé à un élégant de Madrid : » Vous connaissiez Mlle X… ? — Non, puisque je ne l’ai pas saluée. — Et vous avez dit : Que guapa ! — C’est l’habitude. — Mais vous avez répété à sa voisine : Que bonita ! Elle était beaucoup moins bien. Où est la sincérité ? — Que voulez-vous, nous autres, à Madrid, nous ne pouvons pas nous en taire : elles ont toutes quelque chose ! »

Les formules épistolaires ou oratoires ne sont pas moins tendres, galantes ou nobles, suivant les cas. J’en ai fait collection. Un père terminera ainsi une lettre à sa fille : « Tu sais combien je taime. Beaucoup ton père, un tel. Ya sabes que te quiere mucho, mucho tu padre… » On écrit à un supérieur : « Mon très seigneur et de ma plus grande considération ; » à un homme, on baise les mains, toujours en abrégé : « Q. b. s. m. Que besa sus manos ; » à une femme, on baise les pieds : « Q. s. p. b. » Mais les plus belles qualifications sont réservées aux corps délibérans et aux villes. Les conseils municipaux, par exemple, ont droit au titre d’illustre, d’illustrissime ou d’excellentissime. Et comme ils constituent une personne morale, on s’adresse à eux au singulier : « Excellentissime monsieur le conseil municipal. » Pour les villes, il faudrait un dictionnaire. Elles possèdent chacune, outre leurs armes, une sorte de légende héroïque, vraiment de belle allure, qui accompagne leur nom et résume leur histoire. Et ne croyez pas que la tradition soit brisée, qu’il s’agisse uniquement d’usages anciens, d’une liste fermée, destinée à perdre avec l’âge, un à un, ses alinéas. Je viens de lire un décret qui accorde le nom d’excellence à un ayuntamiento, et celui de villa à deux pueblos. Madrid est impérial, coronada, muy noble, muy héroica y excelentissima villa ; Malaga, siempre la primera en el peligro de la libertad y excelentissima ciudad ; Jaen, muy noble, muy leal, guarda y defensa de los reinos de Castilla, y excelentissima ciudad ; Barcelone, « deux fois très noble, deux fois très fidèle, cinq fois notable, insigne tête et colonne de toute la Catalogne, éminente et excellentissime cité ; » Séville est « très noble, très loyale, très héroïque, invaincue et excellentissime. »

Je suis frappé de cette politesse grandiose des hommes entre eux. J’y crois voir, beaucoup mieux que dans la familiarité, le signe de mœurs démocratiques, parce que le sans-gêne des appellations est un mensonge qui ne satisfait personne, un sacrifice dont la vanité se venge immédiatement par d’autres ambitions.


— Le théâtre de l’Apolo donne, en ce moment, avec beaucoup de succès, la Verbena de la Paloma, c’est-à-dire la Fête de la Vierge de la colombe, une sorte de vaudeville populaire, tout à fait dans le goût espagnol. On y voit un pharmacien goguenard et potinier, un vieux monsieur noceur qu’une fille abandonne pour un jeune amoureux, une brave cabaretière vite apitoyée par les misères de cœur, des buveurs, des mantilles, des commères de faubourg, qu’un air de guitare fait encore danser, des serenos avec leur lanterne. Et tout le monde rit. Les jeunes filles savent la partition par cœur, et la chanteraient, au besoin, avec les acteurs. J’ai passé là une heure très agréable, dans une jolie salle, pour le prix modeste de 0 fr. 75. La soirée était divisée en quatre représentations. On pouvait retenir son billet pour l’une ou l’autre des quatre pièces. Il y avait foule. J’ai attendu sous le péristyle. Les spectateurs de la première pièce sont sortis par une porte, nous sommes entrés par une autre. Aucune bousculade ne s’est produite. Et j’aime assez cette manière de prendre le théâtre par petites tranches, à l’heure que l’on choisit, pour une somme qu’on ne regrette jamais.


— Sauf exception, — et je citerai parmi les exceptions, les hommes politiques, devenus cosmopolites quant aux usages, — les Espagnols reçoivent assez rarement un étranger à leur table. Ils l’invitent à l’hôtel. Pour quelles raisons ? Pour celle-ci, d’abord, que le luxe des repas est moins répandu en Espagne que chez nous ; et pour cette autre encore, plus profonde à mon avis, et plus vraie, que l’intimité est, traditionnellement, plus étroite et mieux défendue. On reçoit plus volontiers le soir, très simplement, sans gâteaux ni thé. Vers dix heures, on passe un verre d’eau. La conversation est cordiale, enjouée, souvent spirituelle. Les femmes possèdent un répertoire très étendu d’histoires locales, car on connaît un peu tout le monde et tous les mondes, à Madrid. Elles racontent bien, et elles ont un si joli rire qu’on ne sait trop d’où vient le plaisir qu’on éprouve, de la drôlerie des mots ou du rire du conteur. J’assistais, hier soir, à l’une de ces réceptions familiales. La fille de la maîtresse de la maison m’a dit :

— Je regrette que vous ne soyez pas arrivé quinze jours plus tôt. Je vous aurais fait voir une de nos amies qui est une des beautés de Madrid. Mais elle est fiancée, et son novio ne veut pas qu’elle sorte.

— Et elle obéit ?

— Sans doute ; cela rentre dans les droits du novio. En général, il est parfaitement renseigné sur les moindres démarches de sa fiancée ; il sait qu’elle passera à telle heure, par telle rue et pour telle raison, et il s’arrangera pour la rencontrer. Si la visite lui déplaît, il l’interdira. Dans les bals, dans les réunions, il accompagnera sa novia. Celle-ci ne dansera qu’avec lui, ou avec ceux qu’il aura désignés, et qui ne sont jamais nombreux.

— Alors les fiançailles ne durent guère !

— Pardon, monsieur, elles durent souvent deux ans, trois ans et plus. Parfois nous nous lassons de nos novios, s’ils sont trop exigeans, et nous les remercions. Mais c’est pour en prendre un autre. Les familles ne sont pas toujours averties. Plusieurs de mes amies ont eu des novios qui n’étaient pas reçus dans la maison, des novios par correspondance… Il est tombé bien des billets dans les rues de Madrid… Les chapeaux de nos papas en ont porté plus d’un…

Elle ajouta, d’un air entendu :

— Ces novios-là sont les plus jaloux.

— Mais, mademoiselle, je suppose une contredanse illicite, avec un inconnu… Je vis ses yeux noirs s’agrandir encore ; sa main mignonne se tendit vers moi, comme pour prêter serment ; Mlle Juana cessa de sourire un tout petit instant :

— Il y a parfois des drames ! fit-elle.

Je me suis renseigné depuis. Mlle Juana m’avait dit vrai, au moins en ce qui concerne les fiançailles dans un certain monde, celui de la classe moyenne.


— Un homme du monde, très lettré, a fait devant moi, aujourd’hui, une sorte de distribution de prix littéraires, qui devait être équitable, car il était compétent et désintéressé. « Notre littérature, disait-il, quoique peu répandue au dehors, mériterait une étude attentive. Plusieurs pays, qui passent pour féconds, vous rendent simplement vos idées en travesti ; ils habillent les poupées, qui sortent de vos maisons de fabrique. Nous aurions à vous offrir, au contraire, je ne dis pas des chefs-d’œuvre, mais, dans chaque genre, des œuvres moins servilement imitées des vôtres. Ainsi, le théâtre espagnol, qui n’a jamais été pauvre, à aucune époque, pourrait être considéré, aujourd’hui, comme un théâtre riche, lors même qu’il n’aurait, pour le représenter, que ces deux hommes : Tamayo, le secrétaire de notre Académie, l’auteur de cette merveille un peu ancienne déjà, Un drama nuevo, et notre étonnant Echegaray, à la fois ingénieur, financier, homme d’Etat, dramaturge, poète, et que je préfère, comme plus Espagnol, à Tamayo lui-même, un peu teinté d’idéalisme allemand. Dans le roman, j’accorderais la première place ex æquo à Pereda, notre grand écrivain du nord, et à Juan Valera, le souple Andalou, dont nous avons fait notre ambassadeur à Vienne. Pérez Galdos marcherait sur le même rang, styliste moins parfait peut-être, mais ouvrier consommé dans l’art de conduire une nouvelle. Et que d’autres on pourrait citer, après ceux-là ! Je vous nommerai, par exemple, Mme Pardo Bazan, la romancière des mœurs galiciennes, dont le salon est un des plus recherchés de Madrid ; Leopoldo Alas, esprit mordant, critique redouté, romancier à ses heures, très connu sous le pseudonyme de Clarin ; Octavio Picôn, et aussi le P. Coloma, qui me semble un satirique sans rival et un romancier de second ordre. Je ne parle pas de nos orateurs, dont la réputation a franchi la frontière, ni même de nos savans. Vous n’ignorez pas, j’en suis sûr, le nom de D. Marcelino Menendez y Pelayo, le premier et le plus jeune de nos érudits et de nos historiens littéraires, qui, à vingt-quatre ans, avait achevé la publication de ses Eterodoxos españoles, trois gros volumes, où se trouvent analysées, avec une clarté admirable, toutes les hérésies soutenues en Espagne, pendant le cours des âges. Il travaille en ce moment à une histoire de la poésie lyrique nationale, dont le cinquième volume va paraître. Croyez-moi, monsieur, les hommes ne nous manquent pas ! »

J’ai eu l’heureuse fortune d’être présenté à M. Menendez y Pelayo et à M. Echegaray. Le premier est un homme de trente-huit ans, long de visage, portant la barbe en pointe et les moustaches tombantes, extrêmement nerveux, un pur intellectuel, dont la redingote professorale se plisse en vain pour chercher le corps et ne le rencontre pas. L’œil est voilé, à la fois très affiné et très fatigué par la lecture. Sa main, quand elle feuillette un livre, caresse involontairement les pages, et joue avec les chapitres, aussi sûre d’elle-même, aussi légère et amoureuse que les doigts d’un grand artiste touchant une mandoline. M. Echegaray, beaucoup plus âgé, a dû être blond, et l’est encore un peu. Il ressemble à Mistral, sauf par les moustaches, qui sont roulées : tête énergique, militaire, les yeux clairs et vivans, d’un vert pâle qui change vite, des manières aisées, et l’air d’un de ces esprits libres, doués pour comprendre toute la vie, à qui tout est facile. On le trouve, chaque après-midi, à ce très beau cercle de l’Ateneo, dont les Madrilènes sont justement fiers, où l’on prononce des discours politiques, où on ne joue pas, où les associés ont à leur disposition 40 000 volumes, et tous les journaux, et toutes les revues, pour dix francs par mois.


— Le musée de Madrid m’a produit une impression que ni le Louvre, ni aucun musée italienne m’avaient donnée. Nous sommes trop préparés, en général, aux émotions artistiques. Des souvenirs, des images, des comparaisons, empêchent l’étonnement et déflorent toute nouveauté. Ici, vraiment, deux peintres se révèlent, s’imposent par toutes leurs œuvres entassées devant nous : Velasquez et Murillo. Les tableaux isolés de l’un et de l’autre ne m’avaient rien appris. Et je crois bien que je comprends le premier, que je ne suis pas indifférent à la sûreté de son dessin, à l’aisance cavalière de ses grands seigneurs si laids de visage et pourtant de si haute mine : mais je sens que j’aime mieux le second. Les critiques d’art ne sont pas de mon avis. Ils ont des raisons, assurément meilleures que les miennes. Moi, je ne suis que la foule qui passe, l’âme ouverte, et si j’admire les Filandières de Velasquez, j’ose le dire, c’est qu’elles rappellent par leurs tons mêlés, leur lumière venue d’en haut, leur grâce populaire et non apprise, les toiles où l’autre peignait une humanité supérieure en de très pauvres corps, et mettait sur le visage des bergers à la crèche, ou dans les yeux d’une gueuse regardant sainte Elisabeth, l’émotion que l’habitude des cours a tuée, paraît-il. Je préfère ne pas écrire ce que je pense de Goya. Mais je soutiendrais volontiers que le musée de Madrid possède le plus beau tableau de Raphaël : simplement le portrait d’un cardinal inconnu, dont la tête patricienne exprime toute l’Italie. Que de chefs-d’œuvre aussi, de l’école flamande ou allemande ! Ce vieux van Eyck, par exemple, dans la salle Isabelle II : une femme assise lit un livre enluminé, un livre d’heures. Elle a un visage en losange, pâle, transparent et doux, coiffé d’une mousseline à grands ailes, à peine un peu plus blanche : sa robe bleue, son manteau vert aux plis cassés, rehaussé de broderies d’or, se tassent à ses pieds et font comme un massif autour de la haute chaise de bois. Ce doit être la fin de l’hiver. La jeune femme tourne le dos à un feu très soigné par le peintre, gerbe de flammes rouges, crochues, sifflantes, léchantes, qui montent entre deux chenets, dans la cheminée aux chambranles immaculés, lavés toutes les semaines. Elle n’attend personne ; son cœur bal lentement ; elle a fermé sa porte. Pour symboliser encore mieux la paix réglée de cette maison, son élégance très sage et la jeunesse pourtant qui fleurit en serre close, le maître tout naïf a mis près de la fenêtre, au fond, sur les dalles, un iris incliné, veiné de mauve délicat, et dont la tige plonge dans une eau invisible, qu’on devine toujours fraîche.

Ce tableau m’avait pris les yeux. J’avais vécu plus d’une demi-heure en Flandre. Quand je descendis les marches du musée, le soleil éclaboussait de rayons les façades du Prado, et, sous les arbres fanés de chaleur, les Madrilènes buvaient délicieusement la poussière.


— Les jeunes gens qu’on est convenu d’appeler de famille, que je rencontre ici plus nombreux peut-être qu’à Paris, offrent ce singulier phénomène de ne pas être complètement antipathiques. Les plus occupés sont titulaires d’un coin de bureau où ils ne vont pas. Pour la plupart, une utilité quelconque serait une déchéance. Ils éprouvent pour toute profession un dégoût instinctif renforcé par des traditions séculaires. Et malgré ce long désoeuvrement de la race, le type est demeuré énergique. L’expression est souvent fade, les traits ne le sont presque jamais. Ou devine chez ces jeunes gens un capital inutilisé de vaillance héritée. Ils ont l’air de bonnes épées qui ne servent pas. Supposez que l’éducation, lentement réformée, leur rapprenne la loi du travail, quel merveilleux tiers état surgirait dans ce peuple !

J’ai fait encore une autre observation d’esthétique. La différence caractéristique entre ; les races espagnoles et la nôtre, me semble être dans l’inflexion du sourcil. Chez l’Espagnol, le sourcil n’a qu’une pente, il descend régulièrement vers les tempes, de sorte qu’aucune partie de l’arc ne dépasse le point « l’attache près du nez : signe de gravité et de volonté. Chez nous, il est presque toujours aigu en son milieu, ironique, batailleur, spirituel et léger.


— On m’avait bien recommandé d’aller, an café de la Pez, voir les danses et entendre les chants populaires. J’y suis allé. C’est, dans une rue borgne, un café aveugle, on il doit faire nuit en plein jour, bas d’étage, enfumé, dont les becs de gaz se mirent dans des glaces suintantes. De neuf heures à minuit, des filles fardées, velues de pauvres robes voyantes, crient tour à tour des paroles d’amour désespéré, sur des airs qui commencent dans les hauteurs de la voix, pour tomber en cascade jusqu’aux profondeurs du contralto ; ou bien elles se tordent et se déhanchent, au rythme des ohé ! ohé ! poussés par les autres femmes et par des messieurs à casquettes de soie, assis en rond au fond de l’estrade.

Les spectateurs, la bohème assez sombre de Madrid, applaudissaient en jetant, sur le marbre des tables, les soucoupes de métal où pyramident, les trois morceaux de sucre. L’unique compensation à cette vulgarité du spectacle et de la salle, consistait dans l’incroyable tristesse de ce divertissement. Les mélopées se traînaient, lamentables, et finissaient en l’air, sur une note boiteuse. Je pensais que l’Orient était là, le génie des peuples du Midi, qui pleurent dès qu’ils chantent. J’étais même un peu emballé dans cette voie de rêverie. Au moment où je sortais, je croisai, dans un couloir, une des danseuses, qui me demanda pourquoi je m’en allais. Je lui répondis qu’elle dansait bien.

— Alors, fit-elle en riant, bonsoir, monsieur !

— Vous parlez français ?

— Parbleu ! Mais j’ai dansé au Casino de Paris !…

Et les étrangers continueront d’être introduits, avec précaution, au café de la Pez, pour y voir ce qui reste de la couleur locale et de l’Espagne primitive…


— La reine régente ne sera pas de retour à Madrid avant la fin du mois. J’espère avoir l’honneur de lui être présenté, lorsque je reviendrai d’Andalousie. J’ai fait, à cette intention, quelques visites, et, au cours de l’une d’elles, un homme d’État espagnol m’a longuement parlé de Marie-Christine.

« Vous l’admirez, m’a-t-il dit, et votre admiration serait plus vive encore si vous saviez toutes les difficultés que cette femme extraordinaire a pu vaincre ou tourner. C’est une question que j’ai étudiée de près, à laquelle le hasard de la vie politique m’a mêlé. Eh bien ! la réponse a été, de ma part, un dévouement absolu à la reine régente. Songez donc à cette sombre situation, et, je puis dire, à cette incertitude tragique des premiers jours ! Alphonse XII venait de mourir, au Pardo, le 25 novembre 1885. Grâce à la fermeté de M. Canovas del Castillo et du conseil des ministres, la régence avait été proclamée sans trouble. Mais la jeune régente avait tout contre elle. Etrangère, — ce qui est un défaut grave en Espagne ; — seconde femme du prince, et, par là même, associée seulement, dans l’opinion, à la partie la moins populaire du règne ; tenue jusqu’alors à l’écart des affaires ; en butte à l’hostilité sourde ou déclarée d’une fraction de la cour, elle se trouvait presque seule, inconnue, accablée de chagrin, grosse de trois mois, avec la perspective presque assurée de ne pas garder le pouvoir, si le dernier enfant à naître d’Alphonse XII était encore une fille. Les préjugés ont été assez vite dissipés. On a dû reconnaître, chez la régente, une intelligence, un tact supérieurs, une aptitude naturelle au maniement des choses politiques. J’ai même pensé quelquefois que les souverainetés constitutionnelles, dont le propre est de conférer peu de droits certains avec beaucoup d’influence possible, sont mieux appropriées au tempérament féminin, et que les femmes s’en tirent plus habilement que les hommes. Mais peu importe. Ce qui ne désarme pas, monsieur, devant une preuve de courage et d’intelligence, ni même devant l’évidence du bien public, ce sont les ambitions, les basses jalousies. Les ennemis de la régence ont parfaitement compris que la force de ce gouvernement résidait surtout dans la haute valeur morale de la souveraine. Marie-Christine, par sa vertu, par sa dignité dans le malheur, en imposait aux partis. Soupçonnée, elle eût été perdue. Vous devinez pourquoi je n’insiste que sur les conclusions : la reine a su déjouer tous les calculs, s’il y en a eu ; jeune et très charmante, aucune médisance ne l’a jamais atteinte, et si l’on me demandait sur quoi s’appuie la monarchie actuelle, dans un pays où les républicains sont nombreux et les carlistes encore puissans, je dirais que c’est d’abord sur le respect pour une femme. Oui, nous bénéficions de la trêve du respect. Bien peu de gouvernemens peuvent en dire autant. Nous-mêmes nous n’avions pas l’habitude. Mais nous commençons à reconnaître qu’il y a là un secret de gouvernement d’une puissance singulière. Nous lui devons neuf années de paix. Et chaque jour accroît les chances de durée, l’autorité, le renom dans le monde de la régence d’Espagne… Tenez, je suis sûr que, pour Marie-Christine, toute l’armée se ferait tuer ! »

Un autre homme politique m’a dit : « Jamais peut-être les relations n’ont été aussi bonnes, entre l’Espagne et la France. Les signes en sont nombreux. Vous avez pu en voir un dans la cordialité de la réception faite, par la reine et par la population de Saint-Sébastien, à vos officiers de marine. Effet de l’apaisement général qui semble détendre les rapports de peuple à peuple ; effet surtout de causes plus particulières et plus profondes, Je ne sais pas si vous vous rendez compte de cette vérité, que l’étranger vous estime beaucoup moins d’après l’éclat de vos modes et de votre esprit que d’après votre fidélité, plus ou moins grande suivant les temps, à votre caractère et à vos traditions nationales. Vous êtes entourés de peuples moins mobiles que vous. Entre les Espagnols et les Français, il y a cette communauté de sang latin qui a bien son importance, quoi qu’on dise, et qui prédispose à une entente. Encore faut-il que nous reconnaissions, dans votre politique, même intérieure, ce souci de la continuité, ce respect du droit, je dirais même volontiers cette pointe de chevalerie qui sont merveilleusement compris en Espagne. Si vous voulez un exemple, je vous avouerai que votre charité si grande, si spontanée, si naïve, quand un malheur la sollicite, nous rapproche de vous, et que l’œuvre mesquine et souvent violente de vos Chambres nous en écarte. Il y a encore cette défense des intérêts catholiques, à laquelle, par un phénomène étrange et heureux pour votre nation, vous restez fidèles, à l’extérieur. C’est là un lien dont la puissance n’échappe pas assurément, aujourd’hui, à quelques-uns de vos hommes d’Etat. Quand le pape s’adresse à la France, et manifeste publiquement cette espèce de confiance et de préférence qu’aucune de vos erreurs ne vous a encore enlevée, l’Espagne, qui est croyante, écoute la réponse. Elle est impressionnée par l’idée qu’il a de vous. La mémoire lui revient de ce que firent, dans le passé, les deux nations, sœurs dans la foi, et cette fraternité aussi se réveille et nous tend vers vous. Ne croyez pas que j’exagère. Je suis, par tempérament, si éloigné même de toute sentimentalité, dans les questions de cet ordre, que j’aime mieux m’en tenir à cette simple indication. Je vous répéterai seulement un mot qui me fut dit, voilà, quelques semaines, par un prélat italien. Je causais avec lui d’une affaire, où la France et l’Espagne avaient agi d’un commun accord. « Ah ! s’écria-t-il, la France et l’Espagne, à elles deux elles meublent le cœur du Saint-Père ! » Mot très italien, c’est-à-dire, si vous y réfléchissez, coloré d’un peu d’imagination, mais plein d’un sens exact et profond. Il y a enfin ceci, monsieur, pour nous faire nous entendre, que nos ambitions nationales ne sont pas opposées aux vôtres. Elles sont très franchement avouées. Si vous lisez, ce que je vous conseille, l’intéressante brochure intitulée : Las Llaves del estrecho (les clefs du détroit), vous les trouverez exposées, dans une préface, par le ministre de la guerre lui-même, général José Lopez Dojninguez. Nous en avons trois : la reprise de Gibraltar, une union politique étroite avec le Portugal, et une situation privilégiée au Maroc. Elles sont naturelles, et ni l’une ni l’autre ne menace un de vos droits ou ne contrarie un de vos projets. Je suppose, en effet, que votre action, au Maroc, tend uniquement à retarder l’époque du partage, et, l’échéance venue, à vous assurer un bon voisin : et j’estime que nous devons être ce bon voisin, et que vous devez nous aider à le devenir. Notre intérêt, je n’en parle même pas. Mais le vôtre, le voici : avant cinquante ans, l’Afrique aura été colonisée par l’Europe. Chaque nation d’Europe créera sa route, et battra la caisse, pour tâcher d’attirer à elle les caravanes de l’immense inconnu du milieu. Vous aurez votre voie de pénétration, et nous aurons la nôtre. Mais remarquez que nous sommes, en ligne droite, à trois quarts d’heure de Tanger, et que la nature elle-même nous a désignés pour être le trait d’union entre les deux continens. Nos chemins de fer attireront, plus sûrement que les navires, les marchandises et les voyageurs, et, au bout de ces chemins de fer, qu’y a-t-il ? la France, qui bénéficiera de notre établissement sur la terre d’Afrique. »


— Comme dans les autres capitales de l’Europe et dans plusieurs villes d’Orient, la France d’autrefois avait fondé des œuvres d’assistance à Madrid. La France d’aujourd’hui les a adoptées et développées. On est fier de l’y retrouver fidèle à sa double mission de charité et d’enseignement. Et la plus ancienne de ces œuvres est celle de Saint-Louis-des-Français, dont l’origine remonte aux donations et legs de Henri de Savreulx, gentilhomme picard, du commencement du XVIIe siècle, qui fut d’abord soldat et mourut chapelain de Sa Majesté catholique. Elle comprend une église, celle de Saint-Louis-des-Français, calle de las très cruces ; un hôpital pour nos nationaux, avec refuge de nuit et consultations gratuites ; un externat tenu également par les sœurs de Saint-Vincent de Paul, et qui compte de 180 à 190 élèves. Quelques difficultés étant survenues, relativement à l’administration des biens de l’hôpital, une convention a été signée, en 1876, par les représentans des deux gouvernemens. Je l’ai lue. Il y est dit que le gouvernement français et le roi d’Espagne sont co-patrons de l’hôpital ; que l’établissement est propriété française ; que le Patriarche des Indes a la haute juridiction en ce qui concerne le spirituel ; que toute l’administration temporelle relève de la France ; que le personnel, exclusivement français, sera nommé par l’ambassadeur, et que les quatre députés désignés, selon le testament de M. de Savreulx, pour veiller à l’administration de l’hôpital, seront pris parmi les Français les plus distingués qui soient à Madrid.

Une autre œuvre est due à l’Alliance française. La Société française de bienfaisance, d’assistance mutuelle et d’enseignement de Madrid possède aujourd’hui sa maison, son école primaire de garçons, où sont instruits de 130 à 140 enfans, en majorité espagnols, et qui contribue puissamment, avec l’école de filles dont j’ai parlé, à répandre la langue française en Espagne. J’ai relevé, dans le dernier compte rendu, ce fait assez éloquent que, sur 28 boursiers de la Société, 14 étaient Français et 14 Espagnols.

Il y aurait un bien joli et bien touchant livre à écrire sur nos fondations à l’étranger. L’histoire en est presque partout intéressante. Et puis, comme ce serait doux de voir vivre cette France du dehors, réduite souvent à quelques poignées d’hommes, mais unis, sentant bien la nécessité, sous l’œil de l’étranger, de ne pas se diviser, et faisant tous effort, avec peu de ressources, pour garder à la chère patrie lointaine son vieux renom de nation très puissante, très juste et très aumônière.


IV. — L’ESCORIAL

Tous les Guides laissent entendre que l’excursion peut se faire, de Madrid, en une journée. Ils font humainement. Je suis allé à l’Escorial sans enthousiasme, et j’en suis parti avec joie. Non que j’éprouve cette sorte de crainte frelatée qu’affectent certaines personnes au seul nom de Philippe II. « L’atmosphère qu’il a respirée, monsieur ! » Je crois à des temps très différens du nôtre. Mais je crois peu aux monstres, à celui-là un peu moins qu’à d’autres. On Unit par leur trouver un cœur, tôt ou tard. Non, le souvenir du prince qui l’habite n’est pour rien dans l’impression pénible que j’ai ressentie. Elle est attachée au spectacle de toutes les demeures royales ou impériales abandonnées. Ces palais, bâtis uniquement pour l’homme, et pour le plaisir ou l’orgueil de l’homme, ne vivent qu’autant que lui et meurent quand il s’en va. Les forteresses féodales en ruines, les églises à demi détruites, les monastères qui servent de granges ou d’écuries, ont encore une âme. Le grand train d’une cour, les affaires d’Etat, la vieillesse d’un souverain ne laissent qu’un vide immense, impossible à repeupler. Rappelez-vous Versailles.

Le site où est bâti l’Escorial donne, d’ailleurs, à cet ennui, beaucoup de solennité. La montagne espagnole, rude, colorée de grandes taches de bois, d’un vert éteint, enveloppe le quadrilatère de granit gris, percé de 1110 fenêtres ; — je n’ai pas compté. — Je suis monté à pied, de la gare, par des avenues où le soleil, doucement, achevait de jaunir les feuilles. Mais déjà le froid de ce glacier de pierres, là-haut, me pénétrait. Comme j’étais recommandé, j’eus pour cicérone extraordinaire et fort aimable un jeune religieux augustin, Frère Juan Lascano, qui s’imagina, je ne sais pourquoi, que je savais l’arabe. J’eus beau m’en défendre, comme il était arabisant, il me montra les plus rares manuscrits, dans une bibliothèque magnifique, semblable à une galerie d’Apollon où il y aurait des livres.

L’Escorial est, en effet, divisé en trois parties, depuis qu’un seul homme ne le remplit plus tout entier. La première a été concédée par Alphonse XII aux religieux augustins, qui ont la garde des sépultures royales. Dans les étages, ils ont établi un collège, espèce d’université libre, qui prépare aux examens de droit, de lettres et aux écoles militaires. La seconde partie appartient aux morts : c’est le panthéon des rois. La troisième renferme les « appartemens du fondateur », et les chambres et salons que ses successeurs ont la liberté d’occuper, quand il leur plaît, droit dont ils n’usent plus guère. La reine régente, m’a dit un des employés, n’est venue à l’Escorial que deux après-midi : une première fois après son mariage, une seconde fois après la mort d’Alphonse XII.

La chambre où « le fondateur » recevait les ambassadeurs est blanchie à la chaux, carrelée, meublée de tables et de pupitres en mauvais bois peint. Mais, sur une porte, une inscription dit : « Ici mourut Philippe II… Sa manière fut si haute, qu’en lui l’âme vivait seule, et qu’il n’avait plus de corps quand il acheva de mourir. » On vous introduit, par là, dans une loge très ornée, dorée, revêtue de marbres, ouvrant sur le maître-autel de l’église. Et l’homme, récitant sa leçon, ajoute : « Il voulut expirer la face tournée de ce côté. » Alors, pour un moment, la grande ombre réapparaît, et une émotion coupe en deux l’accablante indifférence où plongent tous ces couloirs, ces voûtes, ces cours tristes. En descendant de l’Escorial, le soleil me sembla plus vivifiant que d’ordinaire. Je vis un domestique près d’une grille. J’entrai dans le parc de la Casa del Principe, lieu de promenade de Charles IV, domaine que traversent des allées en étoile, bordées de marronniers. La senteur automnale des feuilles embaumait. Au bout des avenues en pente, le bleu des montagnes était doux à ravir. Près de la villa déserte, un jardin achevait de se faner. Les capucines rampaient sur le sable ; les dahlias levaient leurs gerbes à demi sèches, des rosiers épuisés s’appuyaient aux bordures de buis, et toutes ces pauvres plantes, semées pour les rois qui ne viennent plus, avaient l’air de se plaindre, n’ayant point eu le regard ou le sourire pour qui elles étaient nées.


V. — LA VILLE ARABE — UNE LÉGENDE


Tolède, 5 et 6 octobre.

J’aime cette vue de Madrid, aperçue au départ, dès que le train a quitté le vaste hall de fer de la gare del Mediodia. La grande ville n’égrène pas ses faubourgs dans la campagne, comme font les nôtres. Elle finit nettement. Le regard embrasse ce soulèvement de maisons blanches, en forme de bouquet, et suit les lignes ondulées de la base, qui s’avance en cintre irrégulier, et fuit en s’inclinant vers le Manzanarès. Dans le cercle élargi des terres, qui l’enveloppe de ses nuances jaunes, grises, roses, infiniment fondues, elle reste longtemps au-dessus de l’horizon, pareille à un gros piquet de marguerites sur un chapeau de paille.

Elle s’efface. Le pays change. Deux montagnes isolées se lèvent à droite, sur le sol ras. L’une d’elles est couronnée de remparts en ruine. Çà et là, des roues d’arrosage, garnies de cruches de terre, puisent l’eau dans des puits couverts, et la versent dans des canaux. Un double mur circulaire, peint à la chaux vive, trace la route au mulet qui tourne. Des roseaux montent tout autour : je cherche involontairement le fellah en chemise bleue. Plus loin, les oliviers commencent à se montrer, maigres encore, bordant de petits champs de vignes. Un faucon traverse majestueusement la lumière, plus tremblante que ses ailes. Son ombre court sur les mottes. Où sont les cavaliers à burnous qui ont lancé l’oiseau ? Car voici le royaume arabe. Tolède approche.

Ville extraordinaire, ville farouche et de haut relief, qui mériterait qu’on fit pour elle seule le voyage d’Espagne. Avant d’y entrer, regardez bien comme elle est bâtie. Elle est portée dans la pleine clarté, dans le soleil et dans le vent, au sommet d’une roche ronde. Les pentes sont partout abruptes. Le Tage noir l’enserre dans une boucle étroite. Il creuse autour d’elle un fossé ; il coule dans un ravin où pas une feuille ; ne pousse, et l’autre rive, violente aussi, montant jusqu’où montent eux-mêmes les clochers de Tolède, enferme dans un cercle de collines dénudées la cité deux fois prisonnière. Aucune nuance, rien que des couleurs crues, juxtaposées et heurtées l’une par l’autre : une eau qui roule sur des cailloux noirs, des pentes de précipice, ternes comme la fumée qu’aucun rayon n’égayé, et, sur la coupe ardente des montagnes, des coulures de terre bouleversée, d’une teinte d’ocre rouge, et des plaques pierreuses, bleu d’ardoise, que tache çà et là, comme un petit point vert, la boule d’un abricotier. Une chaleur de plomb s’amasse dans cette cuve profonde. Le rayonnement des choses y fatigue les yeux, et l’on ne voit point d’herbes, mais un parfum d’aromates s’échappe de leurs tiges mortes, et passe, dans la lumière, au-dessus des toits de la ville.

Un tel spectacle devait réjouir les âmes sarrasines. Elles y retrouvaient l’âpre goût et l’odeur du désert. Le paysage était à souhait pour que les tisseurs de soie inventassent des rayures nouvelles et éclatantes. Les colliers de sequins, les bracelets d’or des femmes s’harmonisaient avec le contour des collines lorsque le soleil descend. Dans la langueur des nuits, on entendait le bruit continuel des jets d’eau, pareil à celui des palmes agitées par le vont. Oh ! tout ce passé !

En bas, à la gare, j’avais pris, sur la recommandation de mon hôtelier de Madrid, un guide dont je veux dire le nom, Toribio Diaz, un pauvre diable, tout jeune, aux grosses lèvres orientales, aux yeux intelligens et tristes. Nous voilà qui passons le Tage sur le pont d’Alcantara, défendu, aux deux extrémités, par des forteresses crénelées. Puis, nous gravissons l’avenue qui tourne autour d’anciens remparts, puis nous sommes dans la ville, tout étroite de rues, toute défiante, tordue et mystérieuse comme un labyrinthe, prodigieusement inégale et telle que les Arabes on reconnaîtraient les logis blancs, le ciel découpé par les stores qui s’abaissent, les escaliers noirs, les patios déserts sous l’ardent soleil.

Presque toutes les voies sont impraticables aux voitures. Elles se rétrécissent, aboutissent à des couloirs entre deux murailles, à des porches qui s’évasent un peu plus loin. La seule note moderne, je l’ai vue en haut, à l’Alcazar, ce pignon de Tolède, et c’étaient, au pied des murs de l’énorme bâtisse incendiée il y a quelques années, les élèves de l’école militaire espagnole, étudiant la théorie en pantalon rouge et veste grise. Ou monte jusque-là par un jardin en échelle, traversé de canaux de marbre. Le ravin du Tage tourne en bas, à une effrayante profondeur. D’un seul côté, la vue échappe au cercle des montagnes prochaines. Une vallée descend et s’élargit, route d’arrivée, route de départ aussi. Et je ne puis penser que je dois quitter Tolède dès demain. Et je m’enfuis, par des ruelles sans horizon, de peur de voir encore cette plaine qui m’emmènera. Heures délicieuses, courses pleines d’exclamations, de surprises, de retours, de regrets légers qui ravissent. Je me fais l’effet d’un de ces taons de printemps qui, devant une corbeille d’œillets, fanés ou vifs, ne savent où se poser, tentés par toutes les fleurs et retenus par chacune. Tout est joli : la place du Zocodover, petite, ayant au fond, dans une chambre du premier étage, un grand christ éclairé par des lampes ; l’humble maison où Cervantes écrivit « l’illustre Frégona », où deux mules dételées dorment en ce moment, la tête appuyée aux colonnes roses du patio ; le couvent de la Conception, avec ses coupoles de faïence arabe ; les treillis de vieux bois masquant les fenêtres basses ; les ferrures des portes, travaillées par les ouvriers maures, clous ronds à tête creuse et ciselée, qu’on appelle des « moitiés d’orange », larges torsades appliquées sur les planches de chêne ou d’olivier, fleurs de métal jaillissant à la hauteur des gonds, violettes, jasmins, pensées couleur de rouille ou d’argent mat. J’entre dans une remise : le plafond est à caissons sculptés ; des pans de pierre fouillée, dentelée, dorée d’un reste de peinture, rejoignent des lambris de plâtre où pendent des harnais. Mon guide me précède, dans une ruelle misérable, et se glisse entre les bal tans d’une porte entrouverte : nous sommes dans un jardin endormi, où il y a une fontaine et un figuier à droite, une poule, un chat et trois femmes de trois âges, à gauche, tous immobiles à l’ombre d’un grand mur, et, sans que personne ait bougé, nous visitons l’ancienne synagogue, qui n’a point de dehors, et qu’on dirait, à l’intérieur, taillée en plein ivoire. C’est l’heure de la sieste. Au-dessus des dallages, dans les cours des maisons riches, séparées de la rue par un couloir et une grille légère, les persiennes vertes sont fermées ; la lumière crue tombe d’en haut sur la moitié des murs immaculés, la moitié des colonnes de marbre, la moitié des pots de géraniums, de fusains et de lauriers disposés autour d’une vasque centrale. La ligne de l’ombre est presque bleue. Tout semble désert. Le bruit du jet d’eau tremblote comme la lueur d’une veilleuse. L’heure est propice pour parcourir à pas lents la cathédrale aux neuf portes, métropole de l’Espagne, qui porte dans les airs, au-dessous de ses galeries extérieures, le buste des gentilshommes et des grandes dames d’autrefois. L’immense vaisseau est entièrement vide de promeneurs ou de fidèles. Les verrières flambent en reflets sur les murs, et autour, il y a des réduits d’un clair-obscur reposant. Toribio, qui est un esprit sans lettres, mais pénétré par les traditions orales, confuses et légendaires de sa race, me raconte, à sa manière, l’histoire de la chapelle des rois nouveaux, reyes nuevos. « Tous les matins, ajoute-t-il, on y célèbre la messe pour Henri II, Henri III et don Juan, tandis qu’un massier, en dalmatique brodée, assiste debout, sa masse d’argent sur l’épaule.

— Pour quoi faire ?

— Il attend les ordres des rois, les ordres qui ne viendront jamais. Des phrases comme celle-là, plongeant à pic dans le mystère, et n’en sortant point, m’engagent à le laisser parler, sans donner le moindre signe d’incrédulité, comme font les chameliers assis en rond autour du marchand d’histoires. L’homme est décidément précieux. En passant devant la chapelle des comtes de Lima, il m’assure que le comte et sa femme sont encore là, dans un souterrain, cadavres desséchés, pliés en deux sur des chaises, vis-à-vis l’un de l’autre, ayant une table entre eux : souper éternel que trouble seul l’avènement d’un prince, car les rois d’Espagne, à leur première visite, doivent entrer dans le souterrain, saluer le vieux connétable, et s’en aller. Il a l’horreur, très populaire en Espagne, de notre Duguesclin, que l’on considère ici comme le type achevé de toutes les félonies. Il me montre, avec un plaisir évident, la chapelle mozarabe, et le cornet d’ivoire du muezzin de jadis, du temps où la cathédrale était encore mosquée. Il se tait en présence des bannières de Lépante, les sept bannières des vaisseaux chrétiens, bleu et or, si longues que du haut des galeries de l’église elles traînent sur les dalles, et la bannière musulmane triangulaire, plus petite, en toile écrue ornée de lettres rouges, trophées qu’on exhibe aux grandes fêtes, et que j’ai la chance d’apercevoir, au moment où un employé les roule, sur le plancher de la sacristie. Auprès d’une porte, je m’arrête devant une sorte de boîte ouverte, en bois, où, d’après l’inscription, les parens trop pauvres doivent déposer le corps de leurs enfans morts, que le chapitre fera inhumer à ses frais, par charité, et lui, m’entraîne pour me désigner, du doigt, une sainte Vierge aux hanches prononcées : « Vous voyez, me dit-il, c’est l’œuvre des ouvriers maures, captifs chez les chrétiens : ils paganisaient les Vierges. »

Il disait cela sans amertume, le pauvre garçon, et simplement comme une chose qui l’intéressait plus qu’une autre, sans qu’il sût bien pourquoi. Nous sortons. Le jour va s’éteindre dans une heure à peine. Nous avons le temps d’atteindre le Pas du Maure, en dehors de la ville, avant le coucher du soleil. En route ! Le guide va devant, ses bottines trouées faisant soufflet dans la poussière. Par les rues en pente raide, puis par des terrains vagues, nous gagnons le pont Saint-Martin, opposé à celui d’Alcantara et fortifié comme lui. Le fleuve roule, tout noir, au-dessous de nous. Quelques mules rentrent, chargées de fagots. Sur la droite, un reste de murs écroulés trouent de leurs pointes inégales l’eau qui tourne et se ride.

— Les bains de Florinde ! dit l’homme.

Et, tout de suite, voyant que je ne réponds pas :

— Vous qui n’êtes pas du pays, monsieur, vous n’avez pas entendu parler, peut-être, de Florinde. C’était la plus belle Espagnole de ce temps-là. Elle se baignait en cet endroit. Et, de l’autre bord, Rodrigue la regardait. Il la trouva belle, et il se baigna avec elle. Florinde s’en plaignit d’abord au comte, son père, qui dit : « Ma fille, il n’y a rien à faire, puisque c’est noire roi. » Et ils s’aimèrent illicitement. C’est pourquoi, en punition de leur péché, les Arabes eurent de Dieu la permission de s’emparer de l’Espagne…

Nous gravissons les collines pelées, ardues, couleur d’abricot mur sous l’averse de rayons du couchant. Derrière nous, la ville s’abaisse lentement, pale et devenue toute petite dans le grand paysage de feu. Les sentiers, tantôt poussiéreux, tantôt rudes au pied, sont bordés partout de plantes sèches, qui n’ont plus une feuille verte, mais qui embaument. Mon guide s’est misa marcher près de moi.

— J’ai compris, monsieur, que vous aimiez les histoires. Et j’en sais une qui se rapporte à ce lieu. Elle m’a été contée par un marchand de lait de Tolède. Sentez-vous le parfum ?

— Délicieux.

— Nulle part au monde les plantes n’ont un parfum pareil. C’est un trésor. Les Maures le savent bien, et encore aujourd’hui ils se rappellent ce lieu, qui se nomme, chez nous, la Vierge de la Vallée. Un jour, un habitant de la ville avait été condamné à mort pour avoir tué son adversaire dans une lutte. Il s’en alla dans le pays qu’habitent les Maures, et servit comme esclave. Le maître auquel il appartenait était puissant et généreux. Mais un grand mal l’avait frappé : il était aveugle. Et, comme il tenait son esclave en grande amitié pour les bons services qu’il en recevait, il lui dit : « Mon fils, j’ai une mission à te confier. Prépare-toi, et va dans la montagne de Tolède, au lieu qui est nommé la Vierge de la Vallée. Tes anciens amis n’ont jamais vu ta barbe, qui a poussé au soleil du pays des Maures. Ils ne te reconnaîtront pas. D’ailleurs, tu n’entreras pas dans la ville, tu parcourras seulement la montagne pendant trois jours, et tu cueilleras une fleur de chacune des espèces que tu rencontreras. Parmi elles, il en est une qui guérit les yeux. Si tu me la rapportes, je te donnerai ce que tu me demanderas, fut-ce la moitié de mes trésors, et je te ferai mon héritier, et je te marierai avec ma fille.

L’esclave partit, chaussé de bonnes sandales pour la route. C’était l’époque de l’année où, sur les collines, un chien ne trouve pas à poser sa patte sans écraser une fleur. Il ramassa, pendant trois jours, toutes les sortes de plantes qu’il aperçut, et, à mesure qu’il avait découvert une espèce nouvelle, il mettait l’herbe dans son sac.

Personne ne le reconnut. Il retourna dans le pays des Maures, et son maître, en l’entendant venir, poussa un cri de joie : « Ah ! mon cher fils, tu me rapportes la lumière du ciel. Donne ! donne vite les fleurs cueillies par toi sur les monts de Tolède ! » Et, tâtonnant avec ses mains, il prenait une à une, dans le sac, les tiges et les feuilles à demi sèches, et, lentement, les passait sur ses paupières mortes. Les yeux ne s’ouvraient pas. Quand il eut ainsi essayé la vertu de la dernière fleur, il dit tristement : « Mon fils, tu n’as pas rapporté la plante qui guérit les aveugles. » Et il pleurait amèrement. Et, au milieu des larmes, mû par une inspiration, il se pencha, détacha une des sandales de l’esclave, et, lentement, comme il avait fait déjà, la passa sur ses yeux. O merveille, la sandale avait foulé toutes les herbes de la montagne, elle avait touché l’herbe qui rend la vue, et le vieux maître s’écria : « Je vois ! je vois ! tes sandales m’ont guéri, mon fils bien-aimé ! »

— Quand cela s’est-il passé, Toribio ?

— Oh ! monsieur, il n’y a pas bien longtemps : du temps du Cid Campéador.

Je me mis à penser. Et moi aussi j’ai été envoyé au loin, pour rapporter des plantes étrangères. Je les cueille une à une, et j’envie l’esclave du seigneur arabe. Il avait trouvé l’herbe qui guérit les aveugles ; il en avait emporté la vertu, sans le savoir, dans la tresse de ses sandales. Hélas ! il faudrait plus de trois jours de recherches, aujourd’hui, pour la rencontrer. Mais peut-être, à défaut de ce remède puissant, peut-on ramasser encore l’herbe qui console, qui repose l’âme et la fait songer. Et, si cela était, je connais un voyageur qui, pour une fois, aurait atteint son rêve…

Nous nous taisions. Du haut de la roche où Toribio venait de grimper, Tolède apparaissait, élancée, guerrière, couronnée de vitres éclatantes, enveloppée de ses montagnes. L’image me venait à l’esprit d’une belle chasseresse assise parmi des fourrures de bêtes. Toutes les cloches sonnaient pour la nuit. Toutes les fleurs surchauffées craquaient, et, n’ayant plus de sève, ouvraient leurs veines parfumées. Un seul muletier, sorti par le pont Saint-Martin, tentait l’escalade tardive. Le bruit de son fouet, dans l’air infiniment doux, montait jusqu’au Pas du Maure, et devait aller bien au-delà, vers les cimes rousses où mourait le soleil.


RENE BAZIN.

  1. Voyez la Revue du 1er février et du 1er mars.
  2. Voici les premiers fragmens de ces chants populaires, que j’ai pu me procurer, manuscrits, bien entendu.
    « De casa de la tia Juana, — salimos ocho doncellas ; — asi entremos para et cielo, — cortando las azucenas.
    « Vamos, compañeras, vamos, — ne acobardarse ningunas, — Que las animas benditas — llevamos en nuestra ayuda.
    « Gracias a Dios que llegamos, — a las puertas de este templo, — a Dios pedimos licencia — para poder entrar dentro. »