CHAPITRE DCXXXVI.

Ouvriers en bâtimens.


Mais celui qui veut bâtir, en achètera le plaisir bien cher. Les ouvriers dévorent le citoyen qui veut être logé chez lui. Le voilà environné d’architectes, de maçons, de charpentiers, de serruriers, de menuisiers, de couvreurs, de carreleurs ; & puis surviendront les jurés-experts, qui ont leur marche oblique.

Vainement aura-t-il fait un devis avec un seul homme, pour que celui-ci lui livre la maison, les clefs à la main. Des loix bizarres proscrivent ce marché, pour la bonne ville de Paris ; elles y défendent les marchés en gros ; il faut en faire un pour chaque sorte d’ouvrage.

Un seul homme se contenteroit d’un profit honnête ; mais il faut être mangé par plusieurs artisans, chacun dans son métier.

Il faut donc appeller deux entrepreneurs, l’un pour la maçonnerie, l’autre pour la charpente. Il faut traiter séparément avec eux ; mais le maçon & le charpentier s’entendent d’abord entr’eux, ensuite avec les autres ouvriers, pour cacher respectivement leurs fautes & leurs malversations. Cette multitude de petits protégés que l’architecte encourage sous main à multiplier les frais, se liguent pour accabler le propriétaire. Si celui-ci découvre quelque fraude par un usage antique & verbal, ils sont unis pour se répondre des événemens, & pour partager la perte, si contre toute attente leur manœuvre est dévoilée.

Le prononcé des jurés-experts est préparé d’avance ; ils sont d’intelligence avec les ouvriers en bâtimens ; ils partagent entr’eux tout ce qu’ils appellent le bénéfice. Le propriétaire une fois livré à ces hommes de plâtre ne sortira point du dédale où il se trouve enfermé. Chaque ouvrier, sa toise en main, viendra lui demander le double ; le procès-verbal du juré-expert diminuera quelque chose pour la forme, & la besogne, fût-elle mauvaise, sera payée, parce que les jurés-experts sont les juges de tous ceux qui refusent d’être ruinés à l’amiable.

Les ouvriers en bâtimens sont plus rusés & encore plus heureux que les procureurs dans ce qu’ils piratent ; car ils ont eu l’art jusqu’ici de conserver leur réputation.

Un procureur, lorsqu’il manque à la probité, est obligé, pour s’enrichir, de travailler sur deux cents affaires courantes. Il ne le fait pas impunément ; car ses adversaires & ses cliens deviennent ses antagonistes & ne lui épargnent pas les épithetes. Plusieurs voix le dénoncent, & exhibent tout le papier marqué qu’il a employé de trop. Mais l’architecte, l’ouvrier en bâtimens ne ruinent ordinairement chaque année qu’un citoyen, qu’un pere de famille. Ne voilà donc qu’une voix qui s’élève, & la bâtisse d’une maison rend plus que dix procès.

L’architecte ne manque jamais de prétexte à changer de plan, & à demander des augmentations. Le moindre embellissement doublera la somme.

Tel devis ne monte sur le papier qu’à trois ou quatre cents mille livres ; l’architecte a donné sa parole d’honneur que la dépense n’ira point au-delà. On commence la construction, l’édifice à moitié achevé, coûte déjà sept cents mille livres, parce que le propriétaire a eu une petite fantaisie ; c’est la tache du péché originel. Le propriétaire est dégoûté ; il ne peut ni vendre ni continuer ; il faut qu’il se ruine ; il l’est méthodiquement, l’architecte le lui prouvera avec son plan. Le propriétaire n’a ni terrein ni hôtel ; il a des pierres & des terrasses qui attendent leur toiture.

C’est l’architecte qui a inspiré lui-même au bâtisseur l’idée de quelques changemens. Dès que celui-ci a donné dans le piege, le marché devient nul, & les jurés-experts accourus en foule, dévoués aux ouvriers presque toujours leurs confreres, soutiennent leurs prétentions déréglées.