Tableau chronologique des œuvres de Ronsard/01

Librairie Hachette et Cie (p. v-xi).


INTRODUCTION



Ce travail a paru pour la première fois en 1903, dans les nos de juillet et d’août des Annales Fléchoises, une vaillante revue locale, consacrée depuis bientôt huit ans à la vallée du Loir et largement ouverte à toute érudition comme à toute fantaisie ayant pour objet l’étude de cette « terre fortunée »[1]. Deux suppléments, composés d’additions et de corrections, vinrent l’améliorer dans le no  de novembre 1903 et dans celui d’avril 1904. Pourtant il restait encore imparfait, et c’est avec le sentiment très net de ses défectuosités que je priais les lecteurs de m’excuser en songeant qu’il m’avait fallu plus de quatre ans de recherches patientes dans les bibliothèques publiques de France et des pays voisins, sans parler des bibliothèques privées, avant de pouvoir livrer à l’impression ce Tableau chronologique des Œuvres de Ronsard, qui n’avait jamais été fait.

Mais le besoin s’en faisait tellement sentir que, même sous cette forme primitive, il ne laissa pas d’obtenir un certain succès auprès des seiziémistes et surtout des ronsardisants. Parmi les nombreux témoignages d’estime qui l’accueillirent, tant à l’étranger qu’en France, qu’on me permette de rappeler seulement celui de Ferdinand Brunetière, qui les résume[2]. Les susdits numéros des Annales Fléchoises et le tirage à part, réduit à 25 exemplaires non mis dans le commerce, furent très loin de suffire aux demandes des professeurs et des critiques, et je promis dès lors une deuxième édition à ceux de mes amis qui la sollicitèrent, en particulier à M. Henri Chamard, spécialiste du XVIe siècle en Sorbonne, dont les encouragements m’ont été d’un précieux secours.

C’est qu’on ne peut bien connaître et juger équitablement l’œuvre d’un écrivain que si on l’étudie en fonction de sa biographie, autrement dit si l’on en possède tous les éléments bio-bibliographiques. La chronologie des ouvrages de l’esprit rapprochée de la chronologie des autres actes de la vie est la base de toute étude littéraire sérieuse ; si cette base manque, les efforts du critique n’ont d’autre résultat qu’une appréciation dogmatique ou impressionniste, toujours sujette à caution. L’œuvre d’un écrivain, j’entends par la l’ensemble de ses œuvres, ne doit pas être considérée en bloc, comme s’il l’avait produite entièrement à une même date de son existence, et telle qu’elle apparaît dans l’édition ne varietur. Elle doit être considérée dans sa genèse et dans son développement, suivie d’étape en étape depuis son point de départ jusqu’à son point d’arrivée ; car, à côté de sa valeur absolue, dont l’importance est réelle mais secondaire, elle a surtout une valeur relative aux circonstances dont ses diverses parties ont subi l’influence, relative au temps de leur publication, relative même à l’année de leur composition.

Ceci me semble vrai d’une manière générale, mais plus particulièrement quand il s’agit d’un écrivain français du XVIe siècle, d’une époque où l’expression artistique de la pensée était en voie de formation et en continuel progrès ; à plus forte raison enfin s’il s’agit d’un écrivain comme Ronsard, qui a travaillé sans cesse à perfectionner son art, et dont la part personnelle est prédominante dans la création de notre langue littéraire et de notre poétique moderne.

Or il n’existe pas encore d’édition critique des Œuvres de Ronsard, c’est-à-dire une édition où chaque pièce soit accompagnée de la date de sa publication et des variantes que son texte a subies depuis l’édition originale jusqu’à la première édition posthume inclusivement. Prosper Blanchemain, de 1857 à 1867 (dans la Bibliothèque elzévirienne, chez Plon), Marty-Laveaux, de 1887 à 1893 (dans la collection de la Pléiade française, chez Lemerre), ont réédité les œuvres de Ronsard, mais sans les dater ou en les datant mal. Le premier, il est vrai, a donné dans le huitième volume de son édition une liste — d’ailleurs incomplète — des diverses éditions fragmentaires ou collectives du XVIe siècle avec leur date d’apparition, qu’il précise quelquefois par celle du privilège ou celle de l’achevé d’imprimer. Le second, de son côté, a reproduit ou décrit, dans les notes rejetées à la fin de chacun de ses volumes, le folio liminaire des recueils indiqués par Blanchemain, en y ajoutant quelques documents bibliographiques, qui ont eux-mêmes besoin d’être complétés ou rectifiés. Mais ni l’un ni l’autre n’en a indiqué le contenu détaillé, c’est-à-dire ce qui importait le plus.

Blanchemain, qui eut l’illusion de rééditer le texte de la première édition collective que Ronsard ait publiée (1560), s’est contenté de dater un très petit nombre de pièces réimprimées ou nouvellement imprimées en 1560, la plupart des pièces postérieures et celles qui furent retranchées par le poète. Mais, outre que les pièces non datées se trouvent en majorité, les autres sont le plus souvent très mal datées, à tel point que certains sonnets ou certaines odes ont paru cinq, dix, quinze, même trente ans plus tôt qu’il ne l’annonce. Marty-Laveaux, qui a vraiment réédité la dernière édition collective que Ronsard ait publiée lui-même (1584), a daté seulement les pièces, en somme peu nombreuses, que le poète jugea dignes de l’oubli et supprima radicalement. On les trouve reléguées au sixième tome de son édition, laquelle n’a été tirée qu’à deux cent cinquante exemplaires ; et, comme il s’est fié très souvent à celle de son prédécesseur Blanchemain, il en a reproduit les erreurs chronologiques, sans parler des autres.

Il en résulte que, si leurs éditions sont utiles à consulter et rendent de réels services à qui veut étudier telle ou telle pièce en elle-même, indépendamment des circonstances de temps et de lieu où elle a paru, elles ne permettent pas au commentateur ni à l’historien sans autre guide de porter un jugement exact sur l’évolution du génie de Ronsard. Elles risquent même de l’induire souvent en erreur, si elles ne sont complétées et rectifiées par une bonne chronologie.

Le présent Tableau a pour but de remédier à ce grave inconvénient. Il indique par l’incipit primitif, dans leur ordre d’apparition, toutes les œuvres de Ronsard — prose et vers — qui sont parvenues jusqu’à nous ; il les fait précéder de la date et du titre des plaquettes et des recueils où elles ont paru pour la première fois ; il les fait suivre de la double référence à l’édition Blanchemain et à l’édition Marty-Laveaux, où le lecteur pourra trouver un texte, sinon parfait du moins complet, de chaque pièce (sauf pour treize dont je vais reparler) ; enfin il signale dans les notes, aux travailleurs curieux de connaître le texte princeps, la cote des exemplaires des bibliothèques publiques où ils le trouveront, en attendant la publication intégrale de l’édition critique dont m’a chargé la Société des textes français modernes.

Au surplus, comme l’incipit primitif diffère assez souvent de celui que présentent l’édition de Blanchemain et celle de Marty-Laveaux, j’ai indiqué en notes, au fur et à mesure, les variantes de ces éditions ; et, pour qu’on puisse le trouver rapidement la date de la pièce qui sera étudiée, ainsi que le titre et le contenu du volume où elle parut tout d’abord, j’ai terminé cet opuscule par deux Tables alphabétiques, celle des incipit et celle de leurs variantes, qui renvoient le lecteur à la page désirée du Tableau chronologique.

Ainsi compris et disposé, il permettra de distinguer aisément les œuvres de la jeunesse de Ronsard, nécessairement imparfaites, de celles de sa maturité, prolongée jusqu’à soixante ans sans décadence ; de distinguer encore, durant cette longue période de maturité, les divers moments où il a donné toute sa mesure dans les genres poétiques les plus variés ; d’éviter les confusions qui ont été fréquemment faites entre les productions successives de Ronsard, par exemple entre les deux premiers Bocages et le Bocage royal, qui leur est de beaucoup postérieur ; de se rendre compte que les Amours de Cassandre[3] sont un mélange de pièces parues en dix fois, de 1552 à 1569, et que, par conséquent, nombre d’entre elles ne s’adressaient pas à Cassandre, délaissée du poète en 1555, — que les Amours de Marie[4] sont un autre mélange de pièces parues en huit fois, de 1553 à 1569, et que, par suite, nombre d’entre elles ne s’adressaient pas à Marie, aimée de Ronsard seulement de 1555 à 1560, — que les Odes, pour ne pas citer d’autres exemples, sont un troisième mélange, plus hétérogène encore que les précédents, puisqu’il se compose de pièces parues en dix-huit fois, de 1547 à 1584, et que l’ordre de leur apparition y est profondément bouleversé. Il permettra enfin de reviser et de redresser, en toute connaissance de cause, les jugements portés sur ce poète, l’un des plus grands que nous ayons eus avant V. Hugo, par les critiques du XVIIe et du XVIIIe siècle, et quelques-uns encore du XIXe, auxquels il manquait le sens historique, aussi nécessaire à l’historien de la littérature qu’à l’historien de la politique pour juger en toute justice les œuvres des hommes[5].

Encore quelques mots, pour éviter toute surprise.

J’ai restitué au poète Amadis Jamin quatre pièces (une élégie de 330 vers et trois sonnets), que les éditeurs Blanchemain et Marty-Laveaux ont mises de très bonne foi au compte de Ronsard, sans même se douter qu’elles pouvaient bien ne pas être de lui (pp. 48, note 2 ; 49, note 1 ; 78, note 3). — J’ai également supprimé de mon Tableau six pièces (quatre odes, une élégie et un sonnet), que ces mêmes éditeurs, trompés par la différence des incipit, ont fait figurer dans les œuvres de Ronsard comme des pièces distinctes, alors qu’elles ne sont que des variantes d’autres pièces, et je me suis contenté de les signaler comme variantes en note des incipit primitifs (pp. 2, note 3 ; 3, notes ; 31, note 9 ; 38, note 2 ; 41, note 7). — Par contre, j’ai signalé à leur rang d’apparition et reproduit intégralement dans un Appendice treize pièces de Ronsard, qu’on chercherait vainement dans les éditions, dites complètes, de Blanchemain et de Marty-Laveaux, car dix d’entre elles ont échappé à leurs recherches, et trois autres, par un sentiment de pudeur à mon avis excessif et inopportun, leur ont paru trop libres de pensée et d’expression (pp. 11, 12, 13, 23, 35, 41, 42, 50 et 64). — Enfin, j’ai rendu à Ronsard la paternité des Dithyrambes, écrits à l’occasion des premiers succès dramatiques de Jodelle (p. 12, note 3) ; en revanche, j’ai signalé comme d’une authenticité fort douteuse quelques pièces que certains éditeurs posthumes de Ronsard, y compris les deux derniers, lui avaient attribuées sans hésitation, notamment la chanson A ce malheur qui jour et nuict me poingt et le fragment d’une traduction du Plutus d’Aristophane, qui n’ont été insérés parmi les œuvres de Ronsard qu’a partir de 1617, plus de trente ans après sa mort (p. 76, notes 1 et 3).

Je n’ai énuméré que les œuvres de Ronsard, sans tenir compte des pièces signées par ses amis et admirateurs qui figurent en tête, à l’intérieur ou à la fin des recueils. — Dans la parenthèse qui suit chaque incipit, j’ai indiqué d’abord la référence à l’édition Blanchemain, tome et page, ensuite la référence à l’édition Marty-Laveaux, tome et page. Quand la pièce n’a été réimprimée que par Marty-Laveaux, ou quand elle ne l’a été ni par lui ni par son prédécesseur, j’ai donné en note toutes les références désirables. — J’ai signalé par des crochets les lettres ou les mots qui sont tombés à l’impression du texte princeps et furent rétablis dans les éditions postérieures. — Enfin, je me suis servi des abréviations suivantes :

Bl. = édition des Œuvres de Ronsard par Blanchemain.
M.-L. = édition des Œuvres de Ronsard par Marty-Laveaux.
B. N. = Bibliothèque Nationale.
Br. M. = British Muséum.
Cat. Roth. = Catalogue de la Bibliothèque J. Rothschild par E. Picot.
Rev. d’Hist. litt. = Revue d’Histoire littéraire de la France.
Rev. Renaiss. = Revue de la Renaissance.
Ann. Fléch. — Revue des Annales Fléchoises.

Poitiers, 1er Octobre 1910.
  1. Éditée à La Flèche, chez E. Besnier ; à Paris, chez H. Champion. Ce m’est un devoir très agréable de remercier ici son obligeant directeur, M. Paul Calendini.
  2. Cf. Revue des deux Mondes du 15 octobre 1904, p. 754, et Hist. de la Litt. fr. classique, Paris, Delagrave [1904], tome i, p. 327.
  3. Titre du Premier livre des Amours dans les dernières éditions collectives de Ronsard, celui que l’on trouve dans l’éd. Marty-Laveaux (t. I, p. 3).
  4. Titre de la première partie du Second Livre des Amours, dans les dernières éditions collectives de Ronsard, celui que l’on trouve dans l’éd. Blanchemain (t. I, p. 231, fin) et dans celle de Marty-Laveaux (t. I, p. 125 et 207).
  5. Pour le parti que l’on peut tirer de ce Tableau chronologique, voir ma thèse sur Ronsard poète lyrique et mon Édition critique de la vie de Ronsard de Cl. Binet (Paris, Hachette, 1909-1910).