Têtes et figures/Texte entier
Préface
Pourquoi donc ne publiez-vous pas un livre, un recueil de vos articles et chroniques qui paraissent sous votre signature dans les journaux ?
Voilà une question que l’on m’a posée assez souvent pour que je me sente à peu près justifiable de la regarder avec moins de défiance de moi-même.
À force de m’entendre répéter ce point d’interrogation, j’ai fini par mettre de côté des hésitations qui me semblent toujours bien légitimes, et, sous le titre de Têtes et Figures, je me présente aujourd’hui, sans fausse modestie, à mes bons amis et au public, avec une série de croquis dont plusieurs reproduisent des caractères, des physionomies, des états d’âme que j’ai bien connus personnellement dans les circonstances que je décris, circonstances qui ne sont autres que des incidents intimes de la vie sociale.
Au lecteur de juger de la mise en scène. Je compte sur la plus large mesure de son indulgence et de sa bienveillance.
Le Jour de l’An
L’année agonise… Bientôt elle aura râlé son dernier soupir…
Madame se meurt ! Madame est morte !
Mais, aux petites heures de la nouvelle, rumeurs dans tous les logis où il y a des enfants, de mouvements discrets, de pas à demi-étouffés, de pantoufles qui glissent, de pétulants petits pieds nus. Toute la maisonnée est debout, dans l’attente fébrile de surprises prévues, mais échappant à toute précision.
Seules la mère, l’aïeule et Julie, la cuisinière, la fille engagée, comme on dit au Canada, ont devancé ce réveil matinal du logis. Obligation imprescriptible, du reste. Ne faut-il pas mettre de l’ordre dans la grande chambre, où déjà le père Noël a passé en déposant discrètement derrière les rideaux un tas de choses merveilleuses, en rehausser la physionomie, la rendre digne enfin, à l’aube du nouvel an, du premier acte d’un chef de famille, la bénédiction paternelle, tradition qui malheureusement s’en va ?
La cuisinière Julie est à surveiller la cuisson, et il se répand dans la maison un parfum de rôti qui aiguillonne tous les appétits.
Le père est à faire sa toilette des grands jours.
La marmaille est bientôt prête. Tous endimanchés, les petits descendent de leur chambre, guidés par la mère qui leur donne ses instructions et les conduit à la grande chambre. Tous, sous l’impression qu’il va se passer quelque chose d’inusité, restent silencieux, et ne se dérangent que pour interroger tout bas aux oreilles l’aïeule et la mère, qui les rassurent en leur disant : soyez tranquilles, les enfants !
Enfin, tout ce petit monde se tient sur une réserve parfaite.
On attend le père.
Celui-ci vient de terminer sa toilette. Se donnant un dernier coup d’œil dans la grande glace de la chambre nuptiale, et rajustant le nœud de sa cravate, quelque peu ému, il se dirige vers la grande pièce de la maison. Au salon, léger tressaillement chez les vieux et les jeunes ; on a entendu ses pas. Attention maintenant, les petits, fait la mère, voici votre père qui vient !
La porte du salon s’ouvre. Le père fait gravement son entrée.
Aussitôt, les deux aînés se levant, se présentent devant lui et, au nom de la famille, lui demandent sa bénédiction. Petits et grands tombent à genoux.
Le père, de plus en plus ému, jette un regard sur toutes ces têtes inclinées, articule quelques paroles de bons souhaits que l’émotion gêne visiblement et, se redressant de toute sa taille :
— Soyez tous bénis, fait-il, et que la nouvelle année vous soit heureuse !
En même temps, il trace solennellement dans l’espace, au-dessus de tout son monde, l’auguste symbole de la Rédemption.
Çà et là, on éprouve une certaine émotion. La mère et l’aïeule essuient furtivement une larme. Julie, qui s’est glissée dans un coin de la pièce, derrière l’aïeule, se cache la tête dans son tablier. La pauvre fille pense aussi de son côté au père et à la mère dont elle se trouve séparée.
Tout pécheur, par suite de son infériorité native, que soit l’homme qui est appelé à donner cette bénédiction, l’Esprit saint descend dans ce noble geste qui symbolise le sublime sacrifice du Golgotha, l’acte de la rédemption universelle, le purifie et l’imprègne de toute vertu. Inspiration du Dieu d’éternel amour, il ne peut qu’avoir bienfaisante influence, radieuse réverbération sur tous ceux qui en sont l’objet, même ensoleiller leur existence, en autant qu’ils restent dignes de l’acte qui sanctifie la première minute du nouvel an.
Après avoir ainsi invoqué pour tous les siens, la miséricorde, les faveurs et la bénédiction divines après avoir répondu avec effusion aux témoignages d’affection de sa famille, et cédé sa place au bonhomme Noël, le père se retire, l’âme rassérénée comme celle d’un pénitent qui vient de recevoir l’absolution, et, dans son for intérieur, se sent plus grand et meilleur.
« Le Jour de l’an, » malgré le vague, l’imprécision de l’expression, n’en est pas moins devenu, avec l’usage, depuis un temps immémorial, un terme concret. Il est la désignation universellement reçue du premier jour de l’année… Mais ce terme concret a une portée plus étendue, plus qu’ordinaire, au double point de vue social et moral, portée qui dépasse de beaucoup le cercle familial.
Les petiots, fillettes et garçonnets, ont bien reçu force étrennes, mais l’ancienne tradition des cadeaux à cette époque fleurit toujours entre gens de tout âge, jeunes et vieux. Les uns en donnent, d’autres en reçoivent ; rares sont ceux qui n’en reçoivent et n’en donnent pas. Ce sont là des témoignages de bon vouloir, de sympathie, de gratitude ou d’affection. Les cadeaux sont de précieux agents du pacifisme dans la société.
Le jour de l’an met l’humanité entière en présence d’un sphynx, cet animal mystérieux de la mythologie grecque. La nouvelle année peut se métamorphoser en une boîte de Pandore d’où peuvent sortir tous les maux. Au 1er de l’an de 1914, l’humanité était loin de pouvoir prévoir l’assassinat de Sarajevo et l’affreux cataclysme qui s’en est suivi.
Se sentant à la merci des aléas d’une future période de trois cent soixante-cinq jours, les hommes se rapprochent et fraternisent. Entre gens depuis longtemps ou depuis la veille en froid, on n’a pas le courage de se refuser bon accueil, et que de brouilles, de colères, d’animosités et même de haines ne s’apaisent-elles pas dans une chaleureuse accolade accompagnée d’un bon souhait pour toute l’année. Les mains, et aussi bien des lèvres se joignent.
Au fond, on est sincère ; la meilleure partie de l’âme prend le dessus ; car, il n’est pas dans la nature de l’homme d’endurer indéfiniment l’état morbide de la mésintelligence avec ses semblables. N’éprouve-t-il pas dans sa conscience une satisfaction profonde de se sentir, d’esprit et d’action, en harmonie avec tous ceux qui l’entourent ; c’est déjà un petit coin de bonheur, d’un bonheur dont le secret gît dans la paix avec tous et avec sa conscience.
Autrefois, il y a bien aujourd’hui un bon demi-siècle, cette démonstration annuelle de fraternité générale, à Québec du moins, prenait, depuis le jour de l’an jusqu’aux Rois inclusivement, la forme de visites chez les parents, amis et connaissances de fréquentation régulière durant l’année. Ces visites revêtaient un certain cachet de solennité qui n’excluait pas la cordialité. Le mari et sa légitime, emmitouflés de leurs vêtements des dimanches et de leurs plus belles fourrures, partaient bras dessus bras dessous pour aller s’acquitter de ce devoir, et faisaient une ronde de visites qu’ils distribuaient sur chacun des premiers six jours de l’année. Chaque visite avait une durée qui indiquait qu’elle n’était pas simple affaire de forme.
La coutume se modifia peu à peu. Seuls les hommes finirent par faire des visites. Leurs carnets allaient se grossissant d’année en année, et la marge de six jours demeurait impitoyablement la même. Il leur en fallait égrener des chapelets de quarante, cinquante, soixante, jusqu’à quatre-vingts en une seule journée. Les visites des trois premiers jours produisaient chez les dames l’effet d’un compliment flatteur, mais, aux deux ou trois derniers jours, leur prestige se faisait pâlot comme certains couchers de soleil durant l’hiver. On vous trouvait bien en retard au salon de mainte élégante mondaine. Quelques mijaurées même poussaient la susceptibilité jusqu’à se froisser de visites vers la fin de la période convenue.
Pendant plusieurs années, le mouvement des visites du nouvel an affecta une désinvolture furibonde, mais moins flatteuse. Le prétexte apparent était l’ancien, mais le motif était tout autre ; on multipliait les visites dans le but de se faire inviter seul ou avec sa famille à quelque soirée, quelque grand bal en perspective et dont l’on chuchottait depuis bien des jours. C’était une randonnée, une chevauchée en règle de par les rues et à toutes les deux portes ; on entrait, le casque à la main — aujourd’hui, c’est la casquette démocratique fourrée ou non fourrée — on s’annonçait, s’il n’y avait pas de garçon de service, on saluait en esquissant une révérence selon la flexibilité des articulations, et en balbutiant un cliché vieux comme Noé : — Madame ou Mademoiselle, je vous la souhaite bonne et ureuse.
On s’asseyait du bout des lèvres, et l’on ergotait sur la température et ses pronostics. Arrivait un autre visiteur. La consigne étant de décamper, on décampait pour aller en faire autant à la maison voisine ou celle d’en face.
Tout lasse, tout casse, tout passe ! Cette mode devint une corvée aussi encombrante qu’exténuante. D’année en année, il s’opéra une baisse notable et constante dans le nombre de visites de la nouvelle année ; ce fut tant et si bien qu’aujourd’hui, en dehors des visites officielles, on en est revenu à l’ancienne coutume des visites aux parents et aux très intimes.
Maintenant les visites se font en forte partie par l’intermédiaire du facteur de la poste, et l’ancienne urbanité s’est enfuie. On s’américanise.
Tout de même, le petit carré de carton que l’on distribue aux quatre points cardinaux, a une signification sympathique. D’abord, il est pour le moins aussi flatteur, sinon plus, que la mode de faire visite d’il y a quelques années passées. Du reste, on peut justement se livrer à certaines réflexions au reçu d’une carte. On a pensé à vous ; on a cueilli une carte ; on l’a mise dans une enveloppe ; on a cherché votre adresse exacte, on l’a grossoyée et on est allé déposer le tout au bureau de poste ou dans une boîte postale. Ces six mouvements commandent bien une certaine considération pour la carte de visite.
Les visites dans une juste mesure, comme autrefois, ont certes, au point de vue social, un caractère de fraternité et de bonne compagnie, non seulement au nouvel an, mais aussi au cours de l’année, pour les raisons morales que j’ai déjà décrites.
Pour ressusciter un état de choses bien désirable et qui donne un poli notable à une société, les femmes ne devraient-elles pas se faire un devoir d’ouvrir largement et de cultiver hautement le salon, d’abord durant la première quinzaine et non la première huitaine de l’an, et ensuite, à loisir durant l’année, y recevoir le soir. L’art de la conversation y aurait chance de progresser et de se propager. Les jeunes gens bénéficieraient de la société des femmes, au lieu d’aller sempiternellement s’enfermer dans un club ou une salle de billard. Au salon, bien des qualités individuelles, des facultés, des talents, auraient chance de dépouiller l’incognito et de se faire valoir.
Je soumets, en toute humilité, la proposition à nos charmantes Québécoises, à tous ceux de notre monde qui désirent voir notre société franco-anglaise se donner le relief le plus radieux qui soit, le cachet de la plus haute distinction, dans tous les rangs dont elle se compose.
Pour peu que l’exemple parte de quelque part, caractérisé par cette aisance et cette simplicité qui sont l’apanage de toute véritable distinction, il se fera contagieux.
Fillettes et poupées
La poupée !……….……….……… Quel grave sujet !……….……….………
La poupée au chapeau Watteau ou Pompadour, coquettement campé sur l’oreille, à la capeline de soie ornée d’un grand paradis d’où ondule, en longues boucles, brunes ou blondes, une luxuriante chevelure encadrant deux prunelles de jais ou d’azur, un tout petit nez en l’air, deux pêches comme joues, deux cerises comme lèvres, bref le plus mutin des minois ; la poupée au corsage d’une générosité troublante, surmonté de merveilleuses ruches de tulle, à la robe de fine mousseline, chamarrée d’arabesques en filigrane or ou argent, festonnée de dentelles, au ceinturon rose s’épanouissant en un nœud savant et solennel, aux jupes frangées d’exquises broderies, aux mignons petons bleus, roses ou vermillon, et une multitude d’autres perfections.
Ce qu’il m’en a trotté de ces poupées-là dans mon âme paternelle, dans ma tête de parrain ou d’ami. Ce que je savourais d’avance les surprises enfantines, les naïfs et purs enthousiasmes, advenant la Noël ou le Jour de l’an ! Après tout, je ne faisais que distribuer bien des bonheurs ; comment donc s’en abstenir !
Que ne donnerait-on pas pour que tout ça fût d’éternelle durée ! Ce serait tout un paradis, tel que Victor Hugo l’a défini : les parents toujours jeunes et les enfants toujours petits.
Les poupées !… N’est-ce pas là le terme concret de la vie de la femme, depuis la naissance jusqu’à la tombe ?… Bambine, elle les dorlote ; femme, elle en crée ; aïeule, elle en donne.
À l’approche de la Noël ou du premier de l’an, alors que les fillettes font profondément dodo, après avoir promis et pris la résolution d’être bien sages, et que Toto, de son côté, qui a fait aussi la même promesse, rêve soldats, fusils, tambours, aïeule, mère et sœurs aînées se réunissent discrètement autour d’une grande table, pour mettre la dernière main à une poupée.
— Chut ! fait la mère, ne parlez pas si fort, vous autres, Jeanne pourrait se réveiller.
Mais l’aïeule, qui a de l’expérience, se méfie de ce garnement de Toto. Elle va s’assurer s’il ne s’est pas blotti quelque part dans un coin obscur de l’escalier, reluquant tout ce qui se passe dans la salle.
Peine inutile ! Tous les enfants dorment.
Les chiffons multicolores s’étalent ici et là ; on confronte les nuances, on les discute, et enfin on les assemble.
La poupée est là, étendue sur le dos, attendant patiemment qu’on finisse de la fagoter.
— Ce que Jeanne va être surprise et heureuse, murmure, entre deux enfilures, l’une des travailleuses.
Et les ciseaux de fonctionner, les fuseaux de se dévider et les aiguilles de courir dans les morceaux d’étoffe, sous l’impulsion d’un sentiment commun, cet incommensurable amour maternel que la bambine bégaie à sa première poupée, en attendant qu’il s’épanouisse dans toute son intensité dans l’œuvre de sa chair ou qu’il s’affirme sous une forme plus haute encore, envers les pauvres petits déshérités de père et mère…
Louisette en avait reçu une, elle aussi, une poupée, mais une poupée merveilleuse, haute comme ça, qui disait papa et maman, d’un ton suppliant, il est vrai, mais enfin, c’était son timbre à elle. Le fait est que lorsqu’on vient au monde, même dans le monde des poupées, d’instinct on subit l’impression d’un vide dans l’existence : au cours de celle-ci, il manquera toujours quelqu’un ou quelque chose ; alors on supplie. Comme quelqu’un l’a si heureusement dit quelque part : on entre, on crie ; on crie, on sort. Ne dépense-t-on pas, d’ailleurs, le temps en courses, en démarches souvent pas très avouables, en sollicitations de toute nature, depuis le plus haut huppé jusqu’à l’être le plus abject parmi les hommes ? Les poupées ont cependant cet avantage sur les êtres humains : c’est que leurs besoins sont presque nuls et qu’elles peuvent se passer des gouvernements.
La poupée de Louisette, grâce à un mécanisme bien simple, ouvrait aussi de grands yeux, et les refermait, tout comme le moindre député ministériel au moment d’un vote, de grands yeux bleus, pleins de cette franchise, de cette candeur naïve, de cette sérénité, reflets de bonne conscience qui se font plus rares que jamais aujourd’hui chez les bipèdes de toutes les classes, hommes et femmes, mais qu’il est absolument indispensable à tous de rattraper, coûte que coûte, avant de quitter cette vallée de larmes.
Ce cadeau, gratuit, comme disent bien des annonceurs, dans les journaux de Québec notamment, lui était venu de la part d’un ami de sa famille, dès la Noël dernière, au matin.
Dire la joie délirante de Louisette, lorsque la poupée fut extraite de son carton, raconter les jouissances ineffables qu’elle lui causa ce jour-là et les jours suivants, n’est guère possible. Inutile ! la plume s’y refuse, et je n’essaye pas.
D’abord, après la première explosion d’admiration, il fallut choisir un nom à Mademoiselle la poupée. On hésita pendant quelque temps entre plusieurs. Une voisine avait bien proposé le nom de Nymphodore, mais on opta finalement pour celui de Gabrielle, nom d’une petite sœur décédée deux ans auparavant.
Alors, ce fut Gabrielle par-ci, Gabrielle par-là. De par la maison et chez les voisins, on n’entendit plus parler que de Gabrielle.
On lui confectionna un ber touf capitonné. Mais, fichtre du ber ! Gabrielle y reposait à peine, que Louisette la reprenait, sous tous les prétextes, pour rajuster un ruban, une papillotte, un pli de la robe, pour la dorloter afin de l’endormir, la châtier un peu, doucement, parcequ’elle était « cruelle » ou, en fin de compte, la montrer à tout venant.
Elle causait avec elle tout comme avec une grande personne, lui posait mille questions, en faisant elle-même les réponses, puis recommençait à la cajoler en chantonnant un air quelconque ou en lui disant de ces mille riens qui constituent l’éloquence des nourrices et prépare, dès le berceau, celle des futurs tribuns et suffragettes.
— Mais, dis donc, ma chère Louisette, lui observa un jour sa mère, tu parais bien t’amuser avec ta poupée. Il ne faut pas cependant oublier que tu avances en âge et que tu as aujourd’hui treize ans, même, j’oserais dire, treize ans passés, depuis la Sainte-Catherine.
— Ah ! fit Louisette un peu interloquée ! oui !…… c’est vrai !…… treize ans !
Puis, restant un instant rêveuse, en se dandinant tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, toujours avec la poupée dans ses bras : Maman, repartit-elle, ça ne fait rien ; si vous saviez ce que je m’amuse……
— Oui ! Oui ! rétorqua la mère, je comprends, tu t’amuses ! Fort bien ! Cependant, les poupées, ça n’est plus de ton âge. Tu commences à être grande. Nous recevons des amis ce soir ; de grands messieurs vont venir. Il serait à propos que tu fusses avec moi au salon. Que diraient donc ces messieurs en voyant une grande fille comme toi jouer avec une poupée ?
La fillette, qui ne comprenait rien encore aux avis maternels, demeura ébahie et de plus en plus mélancoliquement rêveuse. Que lui importait la venue des grands messieurs !
— Je crois, ma petite Louisette, continua la mère, qu’il vaut mieux que tu te décides à abandonner ta poupée, au moins pour ce soir. Après cela, nous aviserons. C’est dommage, j’en conviens ! Elle est bien belle, ta poupée. Mais, tu sais, dans quelque temps, tu pourras en faire cadeau, hum !… disons…… à ta petite cousine, Blanche. Elle en serait très heureuse ; elle n’en a pas reçu, elle, cette année.
Louisette, faisant bien triste moue, partait à pas lents du côté de la porte de sortie, en emportant Gabrielle dans ses bras, puis, une fois dans le corridor, elle courut se réfugier dans la cuisine, auprès de la bonne, à qui elle raconta son chagrin.
— Maman ne veut plus que je joue avec ma poupée, articula-t-elle entre deux sanglots.
— Pourquoi ça, interrogea la bonne ?
— Elle dit que j’ai treize ans passés, et que je suis trop grande maintenant…… je ne suis pas aussi grande que ça, dis, bobonne ?
La brave fille tenta quelques vagues explications, puis enfin réussit à persuader Louisette, en guise de concession au désir maternel, de replacer la poupée dans sa boîte de carton, de la monter au grenier, où elle pourrait aller la reprendre quand elle le voudrait, en l’absence de sa mère.
Ah !……
Ce fut bien en rechignant que Louisette, se rendant au conseil de la bonne, alla remettre Gabrielle dans son étui.
— Pauvre Gabrielle, fit-elle avec un bien gros soupir ! Et elle lui raconta la formidable nouvelle, l’affreux décret de séparation.
La poupée demeura impassible, en fixant dans l’espace ses deux grands yeux bleus, reflétant la candeur la plus pure et les referma dès qu’elle fut sur le dos dans son carton.
Pour Louisette, ce fut un ensevelissement, presqu’une inhumation.
Elle ajusta le couvercle de la boîte, non sans avoir déposé plusieurs baisers sur le front de Gabrielle, et monta au grenier la poupée de ses rêves qui se trouva alors, quoique sous le comble de la maison, en compagnie d’une foule d’autres plus ou moins infirmes…
Le soir, les amis, les grands messieurs, vinrent. Louisette était au salon, mais toute la soirée, elle demeura triste, morose, absorbée dans la pensée de sa poupée. Les grands messieurs, qu’est-ce que ça pouvait bien lui dire ?
Une fois au lit, elle ne put clore l’œil.
— Gabrielle !… Cette pauvre Gabrielle. Elle a peut-être froid là-haut, se disait-elle à chaque instant.
Obsédée par cette pensée, soudain elle se dressa sur son séant ; doucement elle se laissa glisser de son lit et, sur la pointe des pieds, dans l’ombre, se dirigea du côté de l’escalier du grenier, en gravit les marches avec grandes précautions, alla droit où Gabrielle gisait toujours impassible, inconsciente dans son étui de carton. Prenant la poupée dans ses bras, elle redescendit à sa chambre, avec la même discrétion qu’elle l’avait quittée.
— Pauvre Gabrielle, fit-elle entre deux baisers à la poupée, en s’enfonçant dans les soyeuses couvertures de son lit, fais dodo maintenant ! C’est plus chaud ici !……
Le lendemain matin, par la porte entrebâillée de la chambre, la mère aperçut Louisette endormie avec Gabrielle dans les bras.
— Mais, ma pauvre Louisette, lui dit-elle plus tard d’une voix attendrie, au déjeuner, ma petite Louisette, il va pourtant falloir qu’un jour ou l’autre tu cesses de jouer à la poupée. Encore une fois, tu es trop grande maintenant. Tu vas être invitée à des bals, des thés, des réceptions, avec des jeunes garçons et des jeunes filles de ton âge. Il te faut faire ton début dans le monde, et ça n’est pas avec une poupée dans les bras que tu peux te présenter….….….….… À treize ans, tu devrais en avoir fini de la poupée……
Nouvelle moue de Louisette.
— Et les grandes dames, dit-elle enfin de l’air le plus contrarié, elles en ont bien, elles aussi, des poupées, des vraies !… Regarde donc……… notre voisine !
— Oui, oui ! En effet, répliqua la mère un peu embarrassée. Hum !……… Ceci n’est pas la même chose…… Ces poupées-là, tu ne sais pas encore d’où elles viennent ! Elles sont bien difficiles à obtenir, et ce qu’elles coûtent cher, on n’en a pas d’idée.
Morale :
« Laissons, aussi longtemps que possible, les poupées aux fillettes, comme les roses aux rosiers ! »
Le carnaval à Québec en 1996
(Écrit à distance d’un siècle, en février, 1896)
Nous en étions aux premiers jours de février de 1996.
Désireux depuis longtemps de faire le voyage d’Amérique et de visiter le Canada où, depuis plus de trois siècles, les plus nobles rejetons de la vieille Gaule, de générations en générations, faisaient si merveilleusement souche, je me décidais à quitter Paris, et je m’embarquais au Hâvre à bord du Québec, paquebot de la Compagnie des Messageries Maritimes du Canada, filant ses vingt-huit nœuds à l’heure, en partance pour Québec, où d’ailleurs se trouvaient les quartiers généraux de la compagnie.
Il y avait à bord un assez bon nombre de voyageurs dont plusieurs Canadiens qui s’en retournaient dans leurs familles, et qui, les uns et les autres, paraissaient se trouver bien à l’aise ensemble, Anglais du côté français, Français du côté anglais.
Parmi eux, j’avais remarqué, dès le premier jour du voyage, un vieillard de haute stature, à la démarche assez alerte encore, au maintien très digne et à l’air affable. Je finis par apprendre que c’était un grand industriel de Québec, retiré des affaires. Il parlait le français avec une pureté d’accent et une élégance de tournures qui ne laissèrent pas que de m’étonner un peu.
Un matin, au fumoir, nous nous trouvâmes un instant seuls. Il eut l’amabilité d’ouvrir la conversation.
— Vous êtes Français, Monsieur, je suppose, dit-il en secouant la cendre de son cigare ?
— Oui, Monsieur, fis-je en m’inclinant, j’habite Paris où d’ailleurs je suis né.
— Est-ce votre premier voyage au Canada ?
— Oui, Monsieur, et il me tarde d’arriver dans votre pays, afin de lier connaissance avec les descendants des hardis colons de l’ancienne Nouvelle-France. On m’assure que, dans certains coins de Québec, on se croirait à Paris, à Rouen, à Lyon, que l’on y parle le français avec une correction et une pureté étonnantes.
— Comment donc, Monsieur, le français ? Mais on le parle plus et mieux que jamais. À mon âge, moi, je puis vous en dire quelque chose. On peut bien y rencontrer çà et là des archaïsmes, mais cela prête un certain piquant au langage. Et s’il vous arrive d’en entendre vous vous prendrez peut-être à regretter de les avoir oubliés. En 1920, l’année de ma naissance, la population de Québec, ma ville natale, était devenue, d’après le recensement du temps, presqu’exclusivement française : c’est tout au plus si, dans la ville, il restait trois ou quatre mille personnes de langue anglaise.
La tendance de l’élément anglo-saxon dans le pays a été de graduellement gagner l’ouest canadien et l’ouest américain. Le Français, lui, tout en ayant le goût des aventures, des explorations, des voyages, revient ou pense toujours à revenir au sol natal : il y reste, toute sa vie, attaché de cœur.
Aujourd’hui, l’élément français au Canada ayant eu, comme tout autre, son mouvement d’expansion, s’est propagé du côté du Labrador, et jusqu’à la baie d’Hudson, surtout depuis les explorations du vaste territoire de l’Ungava qui fut annexé il y a bien des années à la province de Québec. Il a fait tache d’huile dans le Nouveau-Brunswick, a totalement absorbé les cantons de l’Est et les États de la Nouvelle Angleterre, et a envahi une bonne partie de la province d’Ontario ; le fait est qu’à Toronto et dans plusieurs autres centres de cette province, jadis presque complètement anglaise, il faut tenir compte du Français au point de vue du scrutin et des relations sociales et commerciales.
Dès 1882, à Toronto, les Canadiens-français avaient une société nationale dite Saint-Jean-Baptiste. C’était une société de secours mutuels, mais qui n’osait pas encore célébrer publiquement sa fête annuelle, le 21 juin de chaque année, pour éviter des désagréments de la part de quelques fanatiques, quelques têtes chaudes dans la population. La même expansion de l’élément canadien-français s’est produite du côté du Manitoba, la plus ancienne province de l’ouest canadien, et des vastes territoires de la prairie qui furent plus tard transformés en provinces. Cette progression ascendante n’a pas été, n’est pas le résultat d’aucun système politique organisé, mais simplement de l’expansion toute naturelle d’une race qui devient propriétaire du sol, s’y multiplie et s’y attache par des liens aussi puissants que nombreux.
— Comme développement, interrompis-je, c’est là quelque chose de merveilleux, assurément.
Oui, Monsieur, répondit le vieillard, c’est là un phénomène étonnant, de virilité ; il est vrai que « bon sang ne peut mentir » ; mais, tout de même, ce développement national est pour ainsi dire unique dans l’histoire des peuples. Il y a près de trois siècles et demi, on plantait un arbre dans le pays baigné par le Saint-Laurent ; aujourd’hui, autour de l’arbre, c’est la forêt immense sur un vaste continent dont le Canada occupe une surface énorme, une surface plus grande même que celle des États-Unis.
— Maintenant, voyons un peu où nous en sommes.
Braquant sa lunette marine sur l’horizon du côté du nord ;
— Bientôt, dit-il, nous serons en vue des côtes du Labrador.
— Permettez, Monsieur, mais, Labrador ! Ce nom sonne à mes oreilles comme un nom espagnol, portugais, basque ou catalan.
— En effet, répondit-il, Labrador signifie en langue espagnole, laboureur, cultivateur, paysan, etc. Le fait est que bien des endroits dans le bas Saint-Laurent, le golfe du même nom, et particulièrement Terreneuve, là-bas, derrière nous, portaient et portent encore des noms basques et français.
Terreneuve s’appelait autrefois « Bacalao », « Bacaillos », « Bacaleos », qui veut dire morue. L’orthographe du mot est « Bacalao ».
Dès 1504, les Basques, les Normands et les Bretons faisaient la chasse de la baleine et la pêche de la morue sur les bancs de Terreneuve. C’est du moins ce qu’un historien bien connu, L’Escarbot, affirme.
Le Labrador resta longtemps négligé, car on le croyait stérile, inhabitable ; on s’obstinait à juger de l’intérieur par les côtes. On le fréquentait simplement pour y faire la pêche qui y était et y est encore très abondante. Le hareng du Labrador a une réputation universelle.
Ce furent des explorateurs américains, plutôt touristes qu’explorateurs, qui commencèrent, durant la décade de, disons 1870 à 1880, à le faire connaître et révélèrent au monde géographique l’existence de plateaux fertiles, de rivières bien plus grandes que vos fleuves de France, et de cataractes grandioses à rendre la Niagara jalouse.
Il y avait un chemin de fer qui reliait Québec avec un endroit célèbre pour les pèlerinages, Ste-Anne de Beaupré, et plus loin Saint-Joachim, distance d’environ trente milles. Plus tard, ce chemin de fer eut comme auxiliaire un tramway électrique sur le même parcours. Ce double service dura bien près d’un quart de siècle. Puis on en prolongea le système le plus près possible de la côte. Au début, malgré la difficulté des communications, le commerce et l’industrie prirent un essor remarquable et engendrèrent de nombreux centres industriels sur la côte nord du Saint-Laurent, sur une étendue de plus de trois cents milles. L’île Anticosti même, ce cimetière des coques vieillies, mais bien assurées, était entrée dans le mouvement dès 1895. Achetée par un industriel français, M. Henri Menier, grand fabricant de chocolat, (mort en 1913 ou 1914), celui-ci, par suite, d’une administration qui n’avait pas l’expérience du pays, n’en put rien faire et ne réussit qu’à enfouir plusieurs millions de dollars dont il ne retira pas grand’chose. Avant sa mort, il se décida à affermer sinon l’île, du moins une grande étendue de l’île, à un syndicat américain pour l’exploitation du bois de pulpe.
Donc, la côte nord accusait un progrès notable. On songea sérieusement à la mettre, en toute saison, en communications régulières avec l’intérieur du pays. On prolongea la voie ferrée jusque sur les bords du Saguenay, qui se jette à angle droit dans le Saint-Laurent, et forme une grande baie, ou mieux, un magnifique port ouvert toute l’année à la navigation océanique. Ce port porte le nom de Tadousac, qui, en langue montagnaise, signifie « mamelon ». C’est dans cet endroit que les missionnaires Jésuites fondèrent la plus ancienne mission du Canada. La côte est émaillée de plusieurs stations balnéaires qui, depuis un temps immémorial, sont fréquentées par de nombreux touristes, et se nomment la Baie St-Paul, les Éboulements, Saint-Irénée, la Malbaie, Saint-Siméon, ainsi de suite jusqu’au delà de Tadousac.
D’étape en étape, le chemin de fer finit par se rendre jusqu’à la Pointe-aux-Esquimaux, qui fut pendant longtemps le siège d’une préfecture apostolique et est maintenant devenue le centre d’un diocèse.
De la Pointe-aux-Esquimaux, un bon matin, le sifflet de la locomotive fit résonner les échos de l’extrémité orientale du Labrador, où l’on avait enfin réussi à trouver un port ouvert toute l’année. De ce point là à Liverpool et au Havre, les steamers font aujourd’hui la traversée de l’Atlantique en trois ou quatre jours. Il faut vous dire que, depuis un siècle, les steamers ont décuplé et leur vitesse et leur tonnage. Ainsi en 1890, les steamers se contentaient de faire seize ou dix-sept nœuds à l’heure. Un peu plus tard, ils atteignirent dix-huit, vingt, vingt-deux nœuds ; aujourd’hui leur vitesse varie entre vingt-cinq et trente nœuds.
Comme je viens de vous le dire, la traversée de l’Atlantique entre la côte du Labrador et celle de l’Europe s’accomplit en trois ou quatre jours en moyenne ; cela dépend de l’humeur du temps. Et, si la cargaison de notre steamer n’était pas consignée directement à Québec, c’est au Labrador où celui-ci devrait aller accoster, et, dans les trente-six heures, vous et moi, nous arriverions à Québec par voie ferrée.
Vous verrez aussi le long de la côte nord et sur certaines îles toute une série de phares, sémaphores et autres signaux mécaniques qui servent à guider les steamers durant la saison d’hiver. Il y a un peu plus de soixante-dix ans que le problème de la navigation d’hiver du Saint-Laurent a été résolu. Je vous dirai bien ceci : c’est que, bien des années auparavant, des goélettes à voiles et à vapeur venaient du bas du fleuve à Québec ou partaient de leur mouillage dans le port de Québec pour descendre jusqu’à près de trois cents milles sur la côte nord, aux mois de février et de mars, et faisaient des voyages aller et retour.
Cependant, la navigation à vapeur du fleuve en hiver, n’avait pas beaucoup de partisans. On regardait sous ce rapport toute entreprise comme non exploitable, et les gens qui s’en faisaient les avocats, n’étaient pas loin de passer pour toqués, tout comme ceux qui, un jour, soutinrent que le service des communications entre Québec et Lévis pouvait se faire en bateau à vapeur. Ce fut alors un nommé Tibbits, qui seul, sans subvention publique ou particulière, entreprit un service de bateaux-passeurs à vapeur entre les deux rives. Son acte aventureux et énergique eut plein succès.
Aujourd’hui, à la suite de ces expériences partielles, on se demande comment il se fait que le problème de la navigation hivernale du Saint-Laurent, n’ait pas été réglé il y a plus d’un siècle. Vous verrez qu’au mois de février, on arrive en steamer à Québec, aussi facilement qu’au mois d’août.
La solution du problème par le gouvernement canadien a décuplé le bilan des affaires au Canada ; à Québec, il l’a centuplé. La navigation d’hiver et le chemin de fer de Québec au Labrador ont été des facteurs d’une portée incalculable dans le développement et la prospérité de ma ville natale et du pays en général. Mais, que de temps n’a-t-il pas fallu pour convertir l’opinion publique en faveur de ce progrès ! Tous les progrès éprouvent au début les mêmes difficultés, exigent des labeurs et des sacrifices. Au fond de tous les succès, on ne retrouve que des cendres. C’est le fertilisant obligé, paraît-il.
J’aperçus soudain, dans un endroit appelé la Malbaie, un convoi du « Québec et Labrador » et, au large, deux puissants bateaux à vapeur, se rencontrant, et faisant un service entre la rive sud et celle du nord, ayant pour ports d’attache, d’un côté la dite Malbaie, et de l’autre au sud, la Rivière-Ouelle ou Saint-Denis. En cet endroit, on compte environ vingt-et-un milles ou sept lieues de traversées.
— Ce service, me dit mon aimable compagnon, fut autrefois d’une bien grande utilité, lorsque la navigation d’hiver n’était pas régulièrement organisée. Malheureusement, le seul bateau d’alors qui en était chargé, n’avait pas toute la puissance d’action qu’il fallait ; il lui arrivait bien des fois, du côté de la rive sud, d’être fort empêché d’atterrir, par suite de l’encombrement des glaces fort épaisses qui, entraînées par les courants et poussées par les vents, ont tendance à serrer plus généralement et de plus près la rive sud du fleuve que la rive nord.
Aujourd’hui ce service est un perfectionnement fort apprécié de notre système de communications l’hiver par la voie du fleuve.
Pendant ce temps-là, notre bateau filait toujours prestement.
C’était merveille.
Mon cicerone improvisé m’indiqua une profonde échancrure de la côte qu’il me désigna sous le nom de Baie St-Paul. Superbe pays de mines, de fer titanique, me dit-il, et à part cela, en été un paysage digne des plus célèbres dont la Suisse se vante : grève de sable fin, offrant aux pieds des baigneurs un tapis de velours, au corps le contact réconfortant de l’eau de mer et les vivifiantes senteurs du varech et des algues marines.
— Bon Dieu ! me disais-je, quel fleuve, véritable fils aîné de l’Océan ! Quel paysage à la fois sévère, grandiose et délicat. C’est à n’en pas croire ses yeux.
Et tout ce pays, ici, là-bas, français !…
On a peine à s’en convaincre.
Ô Voltaire !… Et tes quelques arpents de neige !…
Nous filions, et, dame ! vous pouvez m’en croire, avec vingt-huit nœuds à l’heure, on ne flâne pas en route.
— Tiens, exclama mon compagnon, voici le Cap Tourmente.
— Qu’est-ce que c’est que le Cap Tourmente, hasardai-je ?
— Il n’offre rien de particulier, excepté que c’est le cap le plus élevé de la chaîne des Laurentides entre le Saguenay et Québec. On le gravit aujourd’hui par une route régulière. Sur le sommet il y a une chapelle catholique et un observatoire. Le point de vue que le tourisme commande à cette hauteur est vraiment enchanteur. Il embrasse à l’est, la plupart des îles du bas du fleuve, et, à l’ouest, l’île d’Orléans jusqu’à la ville de Québec.
À la hauteur du Cap Tourmente, je vis tout à coup un yatch à vapeur allant de-ci de-là.
— Ce bateau, me dit le vieillard, s’occupe ici de mettre en mouvement les glaces qui, entre l’île d’Orléans devant nous, et les îles que vous voyez là-bas au-dessous, tendent invariablement, sous l’influence des courants, à s’amonceler. C’est l’endroit le plus difficile de la navigation du fleuve en hiver du côté nord ; l’obstacle, comme vous le voyez, n’a rien de sérieux. Le même yatch a aussi pour mission de casser la glace qui peut se former entre les quais du port ; en sorte que l’accostage y est toujours facile.
— Tiens, fis-je en montrant du doigt une locomotive venant à toute vitesse, voici un autre train du « Quebec et Labrador ».
— Vous vous trompez, me dit le vieillard, ce que vous prenez pour la terre ferme est encore l’Île d’Orléans, et le train que vous voyez venir appartient au chemin de fer de ceinture de l’Île. Cette voie ferrée se relie à la terre ferme par un pont que l’on a jeté entre la pointe ouest de l’île, dite Sainte-Pétronille, baptisée ainsi par un ecclésiastique, l’abbé Verbist, prêtre belge, et la chûte Montmorency, sur la rive nord du bras nord du Saint-Laurent. Ce bras fut creusé il y a plusieurs années pour donner plus de facilité à la navigation océanique.
La nuit était venue. Mais depuis quelque temps, une clarté radieuse, que j’avais remarquée depuis notre passage au Cap-Tourmente, et qui enveloppait tout l’occident devant nous, se faisait de plus en plus intense.
— Nous approchons du port, m’observa le vieillard, et la clarté que vous avez dû remarquer et qui se propage jusqu’à quinze bons milles de la ville, n’est que le reflet du système d’éclairage électrique de la ville, du port, et de ses environs. Cependant, je dois vous dire que cet effet de lumière est plus accentué qu’à l’ordinaire, car, si j’ai bonne mémoire, Québec doit être, comme à l’ordinaire à cette date, en pleines fêtes carnavalesques : et, chaque soir, il y a illumination générale.
Nous arrivâmes bientôt à la pointe ouest de l’Île d’Orléans, dite communément, « le bout de l’Île », m’observa le vieillard.
Le spectacle qui s’offrit à mes regards me désorienta de tout point de comparaison. Je n’avais jamais rien vu de plus éblouissant, même dans les grandes féeries de Paris : ce vaste port, ce majestueux promontoire enguirlandés comme ils étaient de mille poires électriques. C’était comme un embrasement général des hauteurs et des rives. Au ras de l’eau, depuis l’île d’Orléans d’un côté, et un endroit en face qu’on me dit s’appeler l’Anse des Sauvages, coupé par deux immenses chantiers de marine, on eût dit un gigantesque ruban de lumière ondulant ici, se repliant là, se déroulant en droite ligne là-bas, se réfléchissant partout et au loin dans les eaux opaques du Saint-Laurent.
Dominant cette scintillante bordure, se dressait Québec, sur son promontoire, avec sa citadelle et ses édifices, présentant l’aspect d’un énorme diamant étincelant de milliers de feux. Au plan inférieur d’une vallée, sur les grandes jetées du port qui bordaient le fleuve depuis l’embouchure d’une rivière canalisée qu’on me dit s’appeler la Saint-Charles, jusqu’au pont reliant l’île d’Orléans à la terre ferme, et même au-delà, ce n’étaient que flots de lumières.
Ah ! que n’aurais-je pas donné pour avoir là, avec moi, le tout Paris, ennuyé, blasé, cherchant du nouveau, pour admirer cette mise en scène.
Au milieu de ce panorama lumineux, se faisaient valoir, en décrivant de brillantes paraboles sur le voile sombre de la nuit, des fusées, des girandoles, des chandelles romaines, enfin toutes les pièces de l’arsenal pyrotechnique. Tous ces feux d’artifice, lancés et de la citadelle, et des remparts, et de vaisseaux dans le port, et du sein de massifs d’habitations, à distance, sur les rives ou dans la vallée, sillonnaient l’atmosphère en fulgurantes randonnées.
— Ce spectacle est incomparable, m’écriai-je en serrant les mains du vieillard ; il vaut à lui seul la traversée de l’Atlantique. Parole d’honneur ! je n’ai jamais vu en Europe rien qui puisse approcher de cette féerie. C’est d’autant plus admirable que vous pouvez la recommencer tous les soirs, si vous le désirez, puisque cette illumination est partie intégrante de votre système régulier d’éclairage.
Nous fûmes bientôt au débarcadère, et, plus tard, lorsque je pris congé du charmant vieillard pour me rendre à un grand hôtel sur les hauteurs, il me promit d’être mon cicerone pendant mon séjour à Québec, et de venir me rejoindre à l’hôtel le lendemain matin, à bonne heure, pour faire une promenade de par la ville et dans les environs.
Je le remerciai cordialement de son extrême courtoisie, et nous nous séparâmes.
Le lendemain matin, sur les neuf heures, le vieillard était à l’hôtel avec une limousine.
Avant de partir, mon cicerone me conduisit sur la terrasse Dufferin, d’où je pus avoir une vue d’ensemble du port et d’une partie de la ville. J’aperçus en bas notre steamer ; on chargeait sa cargaison sur un convoi d’une longueur extraordinaire, en partance pour l’ouest.
Quel panorama grandiose que celui du port de Québec ! Je le crois unique. Il n’y a de par le monde que la baie de Naples qui s’en rapproche. Que l’on y supprime l’île d’Orléans, et l’on y aura la baie de Naples. Et quelle majestueuse envergure ! Vingt milles de circuit à eau profonde au ras des rives. On y pourrait loger à l’aise toutes les flottes du monde entier.
— Cette terrasse, me dit le vieillard, ne s’étendait pas plus loin que la citadelle, il y a bien des années. Vers la fin du siècle dernier, on la prolongea de beaucoup par une série d’escaliers et un large trottoir, bordé d’un garde-fou, serpentant en lisière du mur de la citadelle jusqu’à la hauteur d’un champ de manœuvres situé à l’arrière de notre École Militaire. Une fissure sérieuse que l’on découvrit dans le cap, fit condamner toute cette partie de la terrasse, que l’on crut devoir démolir. En septembre 1889, un éboulement épouvantable se produisit à l’ouest de la terrasse et fit une quarantaine de victimes. La fissure réparée, on finit par se décider à donner comme appui au cap un énorme mur de soutènement, à cause de certains éboulis que se produisaient de temps à autre. Le cap et la terrasse eurent de solides assises, et quelques années plus tard, on reconstruisait l’ancienne promenade autour de la base de la citadelle. De cette hauteur, le spectateur se sent involontairement dominé par la sublime grandeur du paysage. Si cela vous plaît, nous nous rendrons à l’autre extrémité de la terrasse, d’où nous pourrons voir au moins une culée et une partie du grand pont de chemin de fer qui relie les deux rives, et les rattache aux réseaux de voies ferrées du nord et du sud. Ce pont, l’une des constructions les plus hardies du genre qui avaient été entreprises jusqu’alors, de par le monde, a une longueur de 3,300 pieds, et près de 1,600 pieds d’ouverture. Au-dessus de la marée la plus forte, son tablier se trouve à 150 pieds de hauteur.
L’endroit où on l’a construit, s’appelle la Chaudière du côté sud et le Cap-Rouge du côté nord.
Ce nom du côté sud lui est venu d’une chute d’environ cent cinquante pieds que fait la rivière Etchemin. Au pied de la chute, la rivière reprend son cours, encaissée dans une gorge qui a dans ses grandes lignes la forme d’une très large cuve, et finit par se fondre dans le Saint-Laurent à titre de tributaire. C’est elle qui fournit l’éclairage à la ville de Lévis et un système de tramway.
Ce point-là du fleuve, en amont de Québec, fut choisi, — il l’avait été du reste cinquante ans auparavant par des ingénieurs entendus —, parce que c’était le plus étroit, le plus facile et le plus économique pour souder à demeure les deux rives. Un pont dans l’endroit, favorisait la formation à bonne heure d’un pont de glace qui lui, est inévitable entre la Chaudière ou disons le Cap-Rouge et tout le haut du fleuve, jusqu’à Montréal, depuis décembre jusqu’en avril. De plus, il est indispensable aux relations commerciales et sociales des riverains. Comme, dans cette partie du fleuve, il n’y a plus de navigation possible depuis fin de novembre jusqu’à fin d’avril, alors les habitants des deux rives s’en remettent pour la circulation et le transport des marchandises, qui, à des convois qui rasent la rive nord, qui, à un chemin de fer qui longe la rive sud presqu’au ras du fleuve, depuis la deuxième décade de ce siècle.
La formation, incontrôlable, du reste, d’un pont de glace en amont de Québec, immobilise immédiatement les glaces des battures sur place, et fait que le grand port de Québec est libre comme en été.
— Mais, dites-moi, le Saint-Laurent en été est-il navigable beaucoup plus loin ?
— Oui, monsieur, il est navigable jusqu’à Montréal, mais seulement pour les steamers et les barges à vapeur d’un certain tirant d’eau. Autrefois les steamers océaniques, vu leurs moindres proportions, remontaient le fleuve jusqu’à Montréal. C’était pour eux une navigation risquée ; le chenal était étroit et insuffisamment profond. On tenta de remédier à cet inconvénient par des travaux de creusage qui coûtèrent des milliers de piastres… Le résultat fut tout autre que celui qu’on espérait. Vous savez que, sur le moindre cours d’eau, si l’on pratique une tranchée, le débit de l’eau se fait plus rapidement, et, qu’à la tête du cours d’eau, l’eau devient moins profonde pour cette raison. Le volume d’un cours d’eau diminue à la tête en raison proportionnelle de la vitesse d’écoulement acquise. Voilà ce qui arriva pour la tête du fleuve à Montréal et sur quelques points d’un lac au-dessous que l’on nomme le lac Saint-Pierre ; ça n’est pas précisément un lac, mais un renflement du fleuve. On suspendit les travaux ; il était temps.
Avec cela, l’architecture navale progressait notablement au double point de vue de la rapidité des bateaux et de leurs capacités de chargement. En sorte que, de toutes parts, les grands steamers se virent forcés de ne plus aller plus loin que le port de Québec.
— Vous remarquerez, fit le vieillard, en pointant sa canne sur la rive opposée, que Québec n’est pas seul à se vanter d’avoir une terrasse. Lévis a aussi la sienne et s’en enorgueillit à bon droit. La terrasse de Lévis, beaucoup plus étendue que celle de Québec, offre une promenade des plus agréables et une série de délicieux points de vue, autres que ceux que la terrasse de Québec présente. Si majestueux qu’ils soient ici, à Lévis, ils ont le charme de la gracieuseté. Si je me rappelle bien, cette terrasse fut commencée entre 1920 et 1930. On en fit d’abord le plan général ; ce qui était de rigoureuse logique, et ensuite d’année en année, on en construisit une partie. Ce fut tant et si bien que personne ne s’aperçut de la dépense, et qu’un beau jour, il y a tout au plus vingt ans, on mettait la dernière pierre à la construction. Cette terrasse a complètement transformé aux environs, l’habitation à Lévis, qui, aujourd’hui, a depuis longtemps dépouillé sa mine villageoise et pris la physionomie d’une vraie ville.
Alors, bon Dieu ! il me semble qu’il y a bien longtemps ! à Lévis, d’aqueduc, de drainage, point ! Pour l’approvisionnement de l’eau, ni lac, ni rivière. Un de mes amis, architecte et ingénieur civil, me dit qu’il n’y avait qu’un seul moyen d’abreuver Lévis, c’était, par moyens mécaniques, de tirer l’eau du fond du fleuve à sa plus grande profondeur.
C’est le plan que l’on finit par adopter.
Il n’y avait pas d’éclairage, ni de transport électrique à Lévis, ni même à Québec. On utilisa plus tard la chute Montmorency et celle de la Chaudière pour la génération et la transmission du pouvoir électrique pour les fins de voiturage et d’éclairage.
— Et quelles sont donc ces constructions étranges que l’on aperçoit çà et là le long du cap à Lévis, comme à Québec, du reste ?
— Ces constructions, répondit le vieillard, sont tout simplement des ascenseurs pour les piétons et les voitures. On échappe à l’obligation de gravir les côtes très escarpées des deux rives. Ils constituent pour les charges et la circulation des gens une grosse économie de temps et de force physique. À part cela, nous avons les tramways électriques que les rampes de tout degré ne gênent nullement ; ils y circulent dans un sens ou dans l’autre, comme sur le terrain plat. Ces tramways ont contribué énormément à l’expansion de Québec et de Lévis. Le fait est qu’aujourd’hui, en bien des endroits dans les provinces du Canada, les communications se font par tramways électriques, non seulement pour le transport des voyageurs, mais aussi celui des marchandises. Ces tramways ne sont pas des concurrents des chemins de fer, comme on pourrait le croire de prime abord ; ils remplacent l’ancien voiturage par bœufs ou chevaux, et sont des tributaires des voies principales de communication, soit terrestres, soit fluviales.
Maintenant, permettez que nous nous mettions en route ; nous allons faire une reconnaissance du côté de l’endroit que nous appelons le Cap-Rouge. D’abord, ici à droite, l’édifice que vous voyez était le grand hôtel central des postes de la ville. Il remplaça en 1873 un vieil hôtel des postes qui avait son histoire. Au dessus de la porte principale d’entrée, sur la rue Buade, figurait un chien d’or avec cet exergue :
Je suis un chien qui ronge l’os ;
En le rongeant, je prends mon repos ;
Un temps viendra qui n’est pas venu,
Où je mordray qui m’aura mordu.
Lorsque l’on démolit le vieux bâtiment, on y trouva une pierre angulaire incrustée d’une croix de Saint-André, avec les lettres P. H. dans les jambages, et la date de 1735. De plus, on exhuma une plaque de plomb portant l’inscription suivante :
Nicolas Jacques, dit Philiber,
m’a posé le 26 août 1735.
Voici maintenant le mot de l’énigme.
Dans cette maison vivait dans le temps, un riche marchand du nom de Philibert, qui avait des griefs contre l’intendant Bigot, officier très puissant alors et peu scrupuleux. S’attaquer à lui, valait autant se mettre la corde au cou. Philibert qui ne goûtait pas l’administration corrompue et tyrannique de Bigot, qui même lui suscitait des embarras, crut devoir se venger de l’intendant en arborant l’enseigne du Chien d’or.
La situation s’envenima au point que Philibert se prit de querelle avec un M. de Repentigny, ami de cœur de Bigot, et qu’il y eut duel au cours duquel Philibert fut mortellement blessé. De Repentigny s’enfuit du côté de la Nouvelle-Écosse qui s’appelait alors l’Acadie. Quelque temps après, il était gracié par Louis XIV, roi de France, et retournait à Québec.
Mais voici la suite. Après le siège de Québec en 1759, de Repentigny passa en Europe et se rendit à Pondicherry. Il y rencontra le fils de Philibert qui le provoqua en duel et le tua.
C’était la rétribution.
La maison du « Chien d’Or » fut aussi le théâtre d’un événement historique très important dans l’histoire d’Angleterre. Un nommé Miles Prentice, venu au Canada en qualité de sergent au 78ième régiment dans l’armée du général Wolfe, ouvrit une auberge dans la maison. Cette auberge devint le rendez-vous de tous les viveurs à la mode. Parmi ces gens-là se trouvait en 1782, le capitaine Nelson, commandant l’Albermarle, vaisseau de guerre de Sa Majesté le roi d’Angleterre, portant vingt-six canons.
Miles Prentice avait une nièce, Melle Simpson, fille d’un nommé Sandy Simpson, dont l’exquise beauté séduisit le capitaine Nelson. Ce fut à tel point, que lorsque l’Albermarle quitta le port, le futur grand amiral Nelson n’était pas à bord ; il était secrètement retourné à terre avec la décision bien arrêtée d’épouser « la demoiselle de l’auberge ».
Ô Jeunesse ! Ô Amour ! Voilà de vos coups !
Ce fut un marchand de Québec, du nom d’Alexandre Davidson, qui intervint, et, avec l’aide de matelots de l’équipage dans une chaloupe, ramena le capitaine à bord. Cette intervention valut à l’Angleterre l’amiral Horace Nelson, qui gagna la bataille d’Aboukir et celle de Trafalgar.
L’hôtel des postes où se sont passés ces événements et bien d’autres dont le récit demanderait trop de temps, reconstruit à neuf, n’est plus aujourd’hui qu’une succursale dans le service postal de la ville ; le déplacement du centre des affaires a amené aussi un déplacement du bureau central qui se trouve là-bas dans la vallée Saint-Charles.
Un peu plus tard, après une longue course, entre des rangées de riches et gracieuses résidences, nous arrivions sur les hauteurs de la route que mon cicerone me dit s’appeler Sainte-Foye et, de plusieurs points, nous pouvions dominer toute une vallée que je connaissais de nom, du reste : la vallée Saint-Charles.
— Vous distinguez ce canal là-bas, interjeta le vieillard. Autrefois c’était une rivière. Je me rappelle, lorsque j’étais gamin, que les dernières maisons de la ville dépassaient à peine cette rivière, la Saint-Charles, qui autrefois fut bordée de nombreux chantiers de marine pour la construction de voiliers de tout tonnage. Vous pouvez constater vous-même quel changement s’est produit depuis dans les limites de la métropole.
D’abord, la ville commença par absorber de petits bourgs formés par des gens qui voulaient se soustraire aux taxes municipales de Québec. Le premier qui entra dans le giron, fut Saint-Sauveur. Limoilou Stadacona et Saint-Malo suivirent ; puis vint le tour de ce qu’on appelait ici les concessions du Gros-Pin et de la Canardière. Du moment que l’on commença à y ouvrir des rues et des avenues très larges, et à diviser les terrains en lots de ville, avec facilités de paiement, les gens vivant à l’étroit dans l’enceinte de la ville, ou n’y trouvant que de pauvres logements à des prix exorbitants, s’empressèrent d’émigrer de toutes parts dans ces parties de la vallée. Les tramways électriques y prolongèrent leurs réseaux, et grâce aux facilités d’achat et de communications, les habitations et les usines de toutes sortes surgirent de terre comme sous la baguette d’une fée.
Le mouvement prit un élan tel qu’un jour Charlesbourg et Beauport devinrent des quartiers, des paroisses de la ville de Québec.
Encore quelques années, Québec aura englobé avec Sainte-Foye, le Cap-Rouge et les deux Lorettes. Cet agrandissement n’a rien qui doive surprendre. Après tout, ces localités, à quelques milles près, étaient dans le voisinage de la ville. Leur intérêt était d’entrer dans le grand tout.
Nous descendîmes les coteaux de Sainte-Foye et nous nous mîmes à suivre la ligne de la rivière Saint-Charles ou plutôt du grand canal de ce nom qui, à l’ouest, suit le lit d’une ancienne rivière dite du Cap-Rouge et se jette dans le Saint-Laurent.
Ici et là, de chaque côté du canal, des trains en mouvement, des régimes de chars, des entrepôts, des bateaux en hivernage.
Nous filions grand train vers la ville, lorsqu’en un certain endroit, le vieillard me dit :
— Ici, autrefois, la rivière décrivait un long coude, charmant comme paysage, mais décrété inutile au point de vue économique. On le supprima en pratiquant une tranchée ici, au pied de cette rue qui s’appelle la rue de la Couronne, et, à la naissance de cette autre qui a nom Jacques-Cartier, juste en face de cette maison de pierre de taille que vous voyez de l’autre côté du canal et qui, paraît-il, servit pendant plusieurs années d’hôpital pour les marins.
Plus tard, l’hôpital fut abandonné et remplacé par un hospice dirigé par les religieuses du Bon Pasteur sous le titre d’hospice St-Charles.
À droite, vous pouvez voir un grand marché où les bateaux du haut et du bas du fleuve apportent les produits de toute nature. Autrefois les principaux marchés étaient sis sur le devant de la ville ; mais, en face de l’envahissement des steamers océaniques et des chemins de fer, il leur fallut déguerpir.
Durant l’été, le canal est bordé de barges qui viennent de l’intérieur et des grands lacs et peuvent aujourd’hui, sans transbordement de cargaison, chemin faisant, franchir les canaux canadiens qu’on a creusés à nouveau, atteindre le point le plus rapproché de l’Atlantique, c’est-à-dire Québec, et apporter aux steamers océaniques, des cargaisons de toutes sortes.
— Quels sont, demandai-je, ces grands bâtiments, ces rotondes, que j’aperçois là-bas ?
— Mon cher monsieur, ce sont là des remises, des ateliers de locomotives, des gares centrales de marchandises ; la gare centrale des voyageurs est ailleurs.
Remarquez qu’aujourd’hui, depuis la construction du pont sur le Saint-Laurent, à la Chaudière, nous recevons les convois des chemins de fer suivants :
1. Rive sud du fleuve : du Grand-Tronc ;
2. de l’Intercolonial, qui devrait s’appeler plus correctement l’Interprovincial ;
3. du Québec-Central ;
4. de celui du sud-est ;
5. du Transcanadien ou Transcontinental, à partir du Nouveau-Brunswick, qui fut d’abord préconisé sous le nom de Québec-Oriental ;
6. Rive nord du fleuve : du Canadien Pacifique ;
7. du Transcanadien ou Transcontinental ;
8. du Canadien-nord, de Québec à la baie d’Hudson ;
9. du Québec et Labrador.
Ces diverses voies ferrées mirent Québec en rapports directs avec le Labrador, Chicoutimi, la baie des Ha ! Ha ! et Tadousac au nord et à l’est ; entre la baie d’Hudson, le Témiscamingue et l’Abitibi au nord et à l’est ; et d’autre part, entre l’Atlantique et le Pacifique, c’est-à-dire entre l’Occident et l’Orient.
Vous pouvez donc vous expliquer le développement industriel et commercial du port de Québec.
Demain, si vous le désirez, nous irons faire visite à la chute Montmorency, à environ huit ou neuf milles d’ici. Cette catarracte donne la force motrice à tout le système de tramway et d’éclairage électrique de la ville de Québec et des environs.
La chute Montmorency n’est que la première au-dessous de Québec, d’une série de plusieurs dizaines d’autres chutes considérables jusqu’au Labrador, qui descendent de la chaîne des Laurentides et se jettent dans le Saint-Laurent.
— Mais, si je vous en crois, Québec se serait développé de prodigieuse façon depuis un peu plus d’un demi-siècle.
— Oui, Monsieur, et, à mon avis, ce progrès est dû au fait que l’on multiplie dans le pays les voies de communication de toutes sortes et que l’on a donné à l’école primaire la saine direction et le programme d’études qui lui faisaient absolument défaut, au point de vue de la vie pratique. On a appris aux enfants de ce pays à connaître, à apprécier et, partant, à utiliser dans leur plénitude les ressources de la province de Québec.
Juste à ce moment-là, nous débouchions dans une grande rue, très large, formée, me dit mon cicerone, de deux rues étroites. On avait abattu les maisons qui les séparaient. Il y avait foule dans cette rue.
Au loin, se faisaient entendre de joyeuses fanfares ; c’était la grande procession du carnaval qui s’organisait. Le cortège s’arrêta non loin de nous, devant un grand édifice que le vieillard me dit être le grand opéra de la ville.
Soudain, sous le péristyle apparut un personnage d’une stature imposante, portant une couronne et un diadème, et tout vêtu de pourpre lisérée d’hermine et chamarrée d’or. La foule fit entendre de bruyantes acclamations.
C’était le roi du carnaval. Sa Majesté s’installa sur son trône mobile, monté sur patins, et la procession se mit en marche, acclamée par les bravos de toute une cohue humaine.
Un violent coup de tambour, renforcé d’un éclat de cymbales, retentit à mes oreilles.
Je me réveillai en sursaut. Je venais tout simplement de faire un rêve.
Le Mardi-gras de la mère Adrien
C’était le soir du mardi-gras de l’an 185*.
Il faisait un froid de loup. Une forte bise du nord-ouest soulevait la neige en rafales ; sous la double action du froid et du vent, les grands arbres craquaient, se fendaient. Au firmament, de petits nuages échevelés filaient avec une vitesse effrénée. Çà et là cependant, on voyait scintiller des milliers de constellations, et, éblouissantes comme des jets de lumière électrique, les planètes de notre système avec leurs satellites.
Si le temps était dur, il y avait cependant dans l’air comme une note vibrante de gaieté. Au travers des carreaux engivrés, les chandelles répandaient plus de lumière que d’ordinaire.
De chaque côté de la rivière Chaudière, toute en glace à cette saison, l’illumination était générale, sur les coteaux, comme au ras de la rive ; l’écho apportait du lointain la joyeuse sonnerie des grelots des attelages. Les paysans étaient en liesse, et, oublieux de la bise et des rafales, fêtaient le dernier jour du carnaval.
S’il semblait que ce fût fête un peu partout, il n’en était pas de même chez la mère Adrien. On l’appelait la mère Adrien tout court, du nom de son mari dont elle était veuve depuis plusieurs années déjà ; son nom était Élizabeth.
Elle avait eu cinq filles et autant de garçons pour le moins ; les filles étaient mariées à la ville. Quant aux garçons, des gaillards de six pieds, ils étaient partis les uns après les autres à la recherche de la fortune, qui dans l’ouest américain, qui à la Rivière Rouge. Pas un d’eux n’était revenu au pays, et ne donnait de ses nouvelles, qu’à de bien rares intervalles.
La vieille maisonnette, sise sur le chemin du Roy, au sommet d’une côte et sur la lisière d’un escarpement prolongé de la rivière, était restée bien déserte et bien triste depuis.
Et la vie avait été dure pour la mère Adrien ; la terre donnait ses produits petite mesure ; grevée de redevances, elle était menacée d’un exploit d’huissier, un jour ou l’autre.
Pourtant, la mère Adrien était une bien brave femme. Que pouvait-elle avoir fait au bon Dieu pour subir si longue et rude épreuve ? D’une stature et d’une vigueur plus qu’ordinaires, c’était la bonté de cœur incarnée ; jamais plus noble caractère n’habita charpente humaine. Sa maison était ouverte à tous, aux voyageurs, aux pauvres, aux malades, aux traqués du sort, et ce n’était pas elle qui eut jamais songé à demander un liard pour une hospitalité dont elle s’était fait un devoir, une vertu.
Ce soir-là, la mère Adrien n’avait guère le cœur à la joie. Assise devant sa vieille cheminée où flambait une grosse bûche, les lunettes relevées sur le front, elle ruminait aux moyens de sortir de sa misère et de sauver la terre de ses aïeux.
Sur la route, entre Saint-Joseph et Sainte-Marie, dans le comté de Beauce, cheminait à cette heure-là une carriole tirée par un de ces petits chevaux canadiens, trapus, nerveux, tout en crinière, qui se font bien rares aujourd’hui au Canada. La carriole était occupée par un étranger tout de fourrures habillé et conduite par un paysan connu dans la contrée sous le nom de Charles-à-d’Jos-m’oncle Charlot, et qui sera désigné désormais sous le nom de Charlot. Ces dénominations de personnes ne sont pas rares à la campagne au Canada. Comme souvent les enfants portent le même nom de baptême, pour les distinguer, on dit Pierre à Jacques ou Pierre à François, Jacques et François indiquant le nom du père.
L’étranger s’en allait à Québec, et, par un pareil temps, il en avait pour au moins dix heures de course. Mais le voyage menaçait de durer plus longtemps encore, car, de temps à autre, Charlot était obligé de « ranger » son cheval à côté du chemin, par rapport aux rencontres.
Et les rencontres étaient plus fréquentes qu’à l’ordinaire ce soir-là, à tel point que l’étranger finit par maugréer pour de bon.
— Sapristi, dit-il, on se croirait un dimanche au sortir de la messe. De ce train-là, jamais je n’arriverai à la ville.
— C’est pas ben agréable, observa Charlot, de voyager à soir, mais que voulez-vous que j’y fasse ; c’est l’mardi-gras, s’pas, et chacun enterre le carnaval.
— Peste soit du mardi-gras ! répliqua l’étranger, je voudrais qu’il fût mort et enterré !
— Ah ! pour ça, monsieur, vous pouvez y compter ; quand nos gens l’enterrent, ça n’est pas pour rire. Et tenais, si vous étiez pas si pressé d’arriver à la ville, ma frine ! j’cré que y aurait moyen de s’amuser un brin. Je vous assure que c’est ben plaisant et qu’vous auriez du plaisir, à plein… Tous ces gens-là sont des veilleux, pas ! Y s’en vont veiller manquablement, et pis danser avec les criatures, j’vous l’dis. Ils ont un violon avec eux autres, un nommé Simard, de Québec. Il est descendu avant-hier ; y paraît que c’est un joueux comme rare. Mais un qui était pas aisé à batt’ dans son temps, c’était l’père Adrien : c’est ça qui jouait, du violon. J’en ai pas encore rencontré comme lui.
— Marche donc ! Vigoureux.
Vigoureux était le nom du petit cheval canadien.
— Oui. monsieur, on s’amuse ben par icite durant l’temps du carnaval… Mais le mardi-gras, à mainuit, crac ! c’est fini. On tombe dans l’carême, m’a dire comme on dit, dans la sainte quarantaine…
— Eh ! avance donc ! Vigoureux.
Si Charlot gourmandait un peu plus son cheval, c’est qu’alors le village de Sainte-Marie était proche et qu’il voulait y entrer faraud, comme les paysans canadiens, amateurs de chevaux, arrivent le dimanche pour la messe, à la porte de l’église.
Décidément, ce n’était plus des rencontres isolées que l’on faisait, mais des groupes de traîneaux de tous genres. À un certain moment, tout un cortège de sleighs et de carrioles se mit à défiler. Ce défilé avait un caractère tout particulier. Il semblait même avoir une certaine prétention.
— Bonsoir, Charlot, bonsoir ! cria-t-on de plusieurs carrioles au passage.
— Tiens, s’écria celui-ci, si j’me trompe pas, ça, ça doit êt’ la noce du p’tit Jean Bilodeau, p’tit Jean à Pierre, avec la p’tite Joson Perreault ; ils sont mariés il y a huit jours aujourd’hui.
— Comment, interrompit l’étranger, mariés depuis huit jours, et la noce dure encore ?
— Ah ! ben dame ! m’sieu, repartit Charlot, ici, vous savez, quand on s’marie, y a pas d’blague sus l’jeu ; ça dure trois, quatre et jusqu’à huit jours. D’abord, on va chez le père du marié ; ensuite chez les parents de la mariée ; puis chez les oncles, les tantes, les cousins tant d’un bord comme de l’aut’. On mange et on danse ; on danse et on mange. On met la table, on réveillonne ; je vous assure qu’il en passe des provisions, des tourtières, des pâtés à la viande ; par chez nous, on appelle ça des pâtés croches ; y a d’l’amusement à y avoir, vous l’croirais pas. C’est pas, comme de raison, comme chez les messieurs de la ville ; mais pour dire qu’on s’amuse pas, on s’amuse. Et pis, y a des beaux danseux, allez !… Sans m’vanter, y a quelques années, j’étais pas manchot, moi aussi, du côté de la danse. J’claquais l’reel ; y en avait de pires que moi. Et j’dis pas qu’au jour d’aujourd’hui encore, pour une gigue voleuse… hum !… hue donc ! Vigoureux, ça serait pas aisé de m’batt’. C’est ben dommage que vous soyiez si pressé ; on s’amus’rait un brin.
Et Charlot debout, sur le devant de la carriole, la tête tournée en arrière, regardait avec un air de regret la noce s’éloigner.
Rendu un peu bavard par la vue des maisons du village toutes illuminées, de chaque côté du chemin, Charlot renseignait l’étranger sur les habitations et leurs occupants, les gens à l’aise surtout.
— Ici, au nordais, demeurait France Bilodeau, un brave homme qui avait beaucoup voyagé dans les pays d’en haut parmi les sauvages. Là-bas, toujours au nordais, c’étaient les Duchesnay, les Taschereau, les Lindsay.
Plus loin, la maison de pension de Pierre Beloin, la meilleure à partir de la Pointe-Lévis ; aussi, tous les messieurs de la ville y logeaient, quand ils venaient à Sainte-Marie. Plus loin encore, c’était la résidence de M. de Léry, autrement dit le manoir. C’était un homme ben riche que monsieur de Léry… au sorrois, la maison de M. Forquier, le notaire.
— Ici finit le village, dit Charlot, en forme de péroraison, et les grands arbres que vous voyez là, de chaque côté du chemin, on appelle ça le domaine… mais, j’y pense, vous aurais p’têt aimé à arrêter chez Pierre Beloin ?
— Non, non, file, mon bon, articula l’étranger, je suis pressé, et vas-y au plus coupant !
Un coup de fouet mit des ailes aux jarrets de Vigoureux.
Quelque temps après avoir franchi le domaine, la carriole arriva au sommet d’une côte, non loin d’une impasse menant à un endroit de la grève, où en été, les voitures traversent la rivière Chaudière à gué. Vigoureux, qu’une bonne course avait essoufflé, s’arrêta de lui-même en face d’une vieille masure habitée par un irlandais du nom de Polly Murphy, et où l’administration militaire du Canada tenait un poste de soldats à l’intention des déserteurs de la garnison de Québec.
— Si nous arrêtions ici un instant, dit l’étranger qui, depuis qu’il voyageait sur le haut des coteaux, sentait le froid le gagner.
— Vous ferais ben comme vous voudrais, dit Charlot, mais j’vous garantis pas que c’est propr’ici ; c’est plein de soldats là-dedans. Si vous vouliez prendre mon conseil, on irait à l’autre maison en haut de la côte, chez la mère Adrien, comme on l’appelle par ici. C’est pas de ce que c’est ben riche, mais on y sera ben reçu, j’vous en réponds.
— Va pour la mère Adrien, répliqua l’étranger.
Et Vigoureux, aiguillonné d’un coup de fouet, descendit la côte à fond de train pour remonter au galop la pente opposée, comme, du reste, font les chevaux canadiens dans les parties montagneuses du pays.
La maison de la mère Adrien n’avait guère meilleure mine que celle de Polly Murphy. Elle émergeait, un peu penchée en arrière, du sein d’une collection de bancs de neige, auxquels la bise, ayant beau jeu à ce niveau comparativement élevé, avait donné les formes les plus bizarres. Derrière les vitres, qu’une épaisse couche de givre recouvrait, on pouvait distinguer les reflets de l’unique lumière qu’il y avait dans la maison.
— Demandes donc, Charlot, si l’on peut entrer, dit l’étranger.
— Ah ! pour ça, mon cher monsieur, vous pouvez compter là-dessus ; la mère Adrien veille encore.
Charlot, tenant encore les guides, alla frapper à la porte.
La lumière de l’intérieur s’agita, puis la porte s’entrouvrit, et la silhouette de la mère Adrien se dessina, la main au-dessus des yeux, et, interrogeant l’obscurité.
— Excusez, la mère, dit Charlot en faisant des manières, on n’est pas venu pour vous troubler.
— Tiens, tiens, mais c’est ben Charles-à-d’Jos-m’oncle-Charlot, dit la bonne femme. D’où c’que tu d’viens, par un temps pareil ? Tu fêtes le mardi-gras, gageons !
— Non, non, la mère, répondit Charlot, j’m’en vas à la ville m’ner c’monsieur-là. Si c’était un effet de vot’ bonté, on se chaufferait un peu et j’donnerais à boire à mon cheval.
— Comme de raison, fit la mère Adrien ; mais, entre donc ! tu fais geler la maison ! Puis s’adressant à l’étranger : Entrez donc, monsieur… Vous êtes ici chez des habitants. On n’est pas logé comme à la ville ; mais vous prendrez ce qui y aura ; c’est d’bon cœur.
Charlot entra, en secouant ses bottes sauvages, suivi de l’étranger qui salua, et passa dans la pièce de droite. Puis il ressortit pour aller mettre Vigoureux à l’étable et lui donner du foin et de l’eau.
L’étranger n’eut rien de plus pressé que de faire sauter ses fourrures et de s’installer près du feu de cheminée. L’onglée avait déjà commencé à le saisir aux pieds et aux mains.
À la lueur du foyer, il lui fut facile de s’apercevoir qu’il n’était pas entré dans un palais. C’était propre, mais bien vieux. Dans la meilleure pièce, à côté, une croix noire en bois, quelques images coloriées de saints, ne réussissaient même pas, sur les murs enfumés et décrépits, à créer pour l’œil une diversion satisfaisante ; elles étaient aussi fanées que le reste.
Quand l’étranger parut commencer à se dégourdir un peu :
— Vous me direz que j’sus beu curieuse, interrogea la mère Adrien, mais vous venez manquablement de ben loin ?
— Je reviens justement de Saint-François, madame, et je m’en retourne à la ville ce soir même, si c’est possible.
— Ben sûr que vous devez avoir mangé depuis longtemps, et que vous prendriez une bouchée de n’importe quoi, dit la mère Adrien, en se dirigeant du côté de la huche.
Et, sans attendre la réponse de l’étranger, elle alla installer une petite table vermoulue au milieu de la pièce des grands jours du logis, y étendit un drap blanc en guise de nappe, alluma un poêle à deux ponts qui ne tarda pas à jeter une réconfortante chaleur dans la chambre, infusa du petit thé de savane, le servit bien chaud avec du pain de ménage cuit de la journée même, du lait, de la crème et une vaste tourtière.
— Ça n’est pas grand’chose, dit-elle, mais ça vous réchauffera et vous mettra d’aplomb pour le reste du voyage ; car, Sainte-Anne bénite, vous n’êtes pas rendu.
Pendant ce temps-là, Charlot était revenu de la grange, et, connaissant les aires, était rentré par la porte de derrière de la maison. En voyant la table mise, Charlot, qui se sentait une fringale, ne se fit pas prier pour s’y installer.
Quant à l’étranger, il s’était rarement assis à une table avec un appétit plus féroce. Il n’est pas de meilleur apéritif qu’une course de quelques lieues en carriole. Il s’empressa d’ajouter au menu une petite bouteille de rhum qui mit tout le monde en bonne humeur.
Tout en donnant un vigoureux coup de dent à la tourtière, l’étranger, qui se sentait pour de bon ranimé, causait avec entrain, lorsque tout à coup ses yeux tombèrent sur un violon accroché à la muraille.
— Madame, hasarda-t-il, on fait de la musique ici : vous avez quelqu’un qui joue du violon ?
— Pardon, mon cher Monsieur, répliqua la mère Adrien, y a personne qui joue du violon ici. Ce violon appartenait à mon défunt mari.
Depuis qu’il est mort, il est toujours resté accroché là, et je l’ai tenu aussi en ordre que possible, en souvenir de ce pauvre défunt… Il y a ben des années de ça. Ce pauvre Adrien était un homme de plaisir, allez ! Il n’y avait pas de fête sans lui. Depuis ce temps-là, j’ai ben entendu des joueurs en renommée, mais, vrai comme je vous l’dis, j’en ai pas trouvé qui jouaient à mon goût comme mon pauvre homme.
— Ah ! pour ça, c’est vrai c’que vous dites-là, mère Adrien, appuya Charlot, ça jouait c’t’homme-là, c’était comme eune invention.
L’étranger, simple mouvement de curiosité, se leva, et alla passer le pouce sur les quatre cordes de l’instrument. Il tressaillit ; le son qui venait de se produire indiquait un excellent violon, malgré que les cordes ne fussent pas beaucoup d’accord.
— Me permettez-vous de l’examiner, demanda-t-il ?
— Certainement, Monsieur, dit la vieille, vous connaissez peut-être ça, vous. Espérez donc, j’vais vous le donner !
L’étranger, en effet, était un amateur et connaisseur, mais n’en fit rien voir. Il palpa le violon en tous sens, en sonda toutes les parties. Puis, s’approchant de l’unique lumière de la pièce, il se mit à scruter l’intérieur de l’instrument. Quelle ne fut pas sa surprise de lire à travers la poussière du fond le nom de Antoine Stradivarius.
— Mais comment, diable, se dit-il, pareil instrument se trouve-t-il dans ces parages ? Par quel hasard est-il tombé entre les mains d’un villageois qui ne s’est probablement jamais douté du trésor qu’il possédait ?
Alors, affectant la plus parfaite indifférence :
— J’aime beaucoup les instruments de musique, dit-il, et je n’aurais pas d’objection, madame, à vous acheter ce violon.
— Que dites-vous là, exclama la mère Adrien ! Jamais je me séparerai de ce souvenir de mon pauvre mari ! Quand même vous m’en offririez dix louis !…
Dix louis, c’était alors une bien grosse somme d’argent à la campagne !…
— Je comprends, madame, mais si je vous en donnais cinq fois autant.
La mère Adrien recula, de plusieurs pas, de surprise ; ses lunettes faillirent en tomber.
— Comment ça, monsieur, mais vous voulez vous moquer, balbutia-t-elle, vous comprenez… ça ne vaut pas, ça ne peut pas valoir tant que ça.
— Madame, répliqua l’étranger, je suis sérieux, c’est à prendre ou à laisser, et, comme il se fait tard, et que je suis pressé, il me faut repartir. Allons ! Charlot, vite, attèle !
Charlot, aussi stupéfait que la mère Adrien, s’habilla et sortit sans dire un mot.
Vigoureux fut vite attelé.
Lorsqu’il revint à la maison, l’étranger tenait sous le bras une boîte de bois grossier ; le violon s’y trouvait, et les cinquante louis étaient sur la table.
— Bonsoir, madame, dit l’étranger, qui sortit et alla s’installer dans la carriole.
Charlot était resté comme figé près de la table ; les cinquante pièces d’un louis l’avaient comme hypnotisé ; il n’avait jamais vu autant d’argent à la fois.
— Charlot ! lui cria du dehors l’étranger.
— Oui, oui, monsieur, on y va, j’allume !
— Ben ! la mère, finit-il par articuler entre deux touches et en bourrant sa pipe du pouce, j’veux que le diable m’exerce pour faire un trotteur, si c’est pas comme ça que les miracles se font. Mais, qu’en pensez-vous, mère Adrien ? J’sus pas sûr si c’t’homme-là, si c’est du monde, ou ben le Mardi-Gras. Ayeu donc, la mère !
Et Charlot sortit en courant.
On l’entendit gourmander Vigoureux, et ya donc ! par ci, et hue donc ! par là, et la carriole partit.
Charlot, l’âme remplie d’une crainte superstitieuse, n’osa pas adresser la parole à l’étranger le reste du voyage. Il était convaincu que s’il ne transportait pas le diable, c’était quelqu’un qui lui avait déjà parlé, qui avait tué la poule noire et découvert un coffre-fort.
Quant à la mère Adrien, les lunettes toujours sur son front encadré de cheveux blancs, elle était restée comme rivée au plancher de la pièce, se demandant vraiment si elle ne faisait pas un rêve.
Des larmes perlaient au bord de ses paupières. Le violon n’était plus là, c’est vrai, mais le bien paternel était sauvé.
La mère Adrien avait fini par fêter, elle aussi, le mardi-gras.
Ange et Démon
Là-bas, dans les lointains de radieuse lumière, où trône la Majesté divine, s’ouvre, entre les célestes portiques et la terre, une vallée étrange, mystérieuse, qui se déroule enveloppée d’une pénombre. Les rayons de la lumière divine, et les harmonies de l’Empyrée, y pénètrent rarement.
On nomme cette vallée, la vallée, des Anges ; ces esprits bienheureux y sont légions. Cependant, tout y est silence, et c’est à peine si l’on y entend le plus léger bruissement d’ailes.
C’est là, aux confins de la terre et au seuil de l’éternel séjour, que les séraphiques créatures, penchées avec sollicitude sur le monde terrestre, prêtent l’oreille, essayent, dans la navrante clameur des plaintes, des gémissements, des cris de désespoir, des supplications de toutes sortes, s’exhalant du sein des cohues humaines, de distinguer, saisir au vol, un désir pur, une prière vraie, pour aller les déposer aux pieds du Saint des saints, là où toute supplique de foi et d’amour, non entachée d’égoïsme, est toujours entendue.
Comme la plus subtile impression impure n’est pas admise dans le royaume des cieux, voilà pourquoi les anges sont souvent, très-souvent, obligés d’attendre bien longtemps, avant de pouvoir porter devant le trône de l’Éternel, les suppliques des humains.
Mais ces esprits purs ont la patience inépuisable ; ils ne se lassent pas d’attendre ; leur sollicitude pour les pauvres humains est de tous les instants, et le moindre élan vrai, d’une âme vers la Divinité, leur est une satisfaction plénière pour de bien longues attentes.
Un jour, au sein des foules grouillantes d’orgueil et de convoitises, une voix traversant l’espace, arriva jusqu’aux phalanges angéliques. C’était la voix d’une âme souffrant elle-même, et souffrant pour les autres.
— Veuillez, disait la voix, me donner le pouvoir d’aider mes frères, d’adoucir leurs misères et de sécher leurs larmes ! Permettez que je consacre mon existence à secourir et consoler tous les malheurs ! Pour moi, je ne demande rien ; je ne désire que travailler à faire aimer la vérité et pratiquer le bien.
« Mais, ô mon Dieu ! dans quel monde hypocrite, menteur et pervers vis-je ! Je m’y dirige en aveugle, rien moins. Il est des instants où les ténèbres autour de moi sont tellement opaques, que, vraiment, j’ai peine à distinguer entre le vrai et le faux, le mensonge et la vérité. Je me prends à réfléchir là sérieusement, à bravement lutter, et, cependant, je finis par tomber dans des erreurs étranges, des fautes incompréhensibles, et par me laisser absorber par les frivolités les plus bizarres.
« Voilà, ô mon Dieu, voilà ce qui m’arrive, m’arrête en route, me rend perplexe et m’empêche vraiment de faire tout le bien que je désire.
« Ah ! que ne donnerais-je pas pour retrouver le véritable chemin du bien, et voir d’en haut ma prière écoutée et exaucée !
« Que ne ferais-je pas pour avoir un ange, messager de vérité, qui me mettrait en garde contre des faux pas, me guiderait à chaque instant, ange dont la volonté en tout et partout serait mienne !
« Assurément, parmi toutes ces créatures séraphiques, il devrait en exister une qui pourrait me venir en aide » !
Il se produisit alors grande émotion sous toutes les fouillées de cette allée sombre et silencieuse. Les anges se penchèrent de plus en plus vers la terre, pour écouter la voix mélodieuse et vibrante qui leur faisait entendre, enfin, une prière immaculée, l’offre d’un sacrifice pur.
L’un d’eux, parmi les plus resplendissants, se détacha des groupes, et, déployant ses ailes majestueuses, s’envola du côté des portiques célestes. Se prosternant, devant le Saint des saints, il redit, sur le ton de la plus ineffable tendresse, la supplique venue de la terre, puis, restant prosterné, attendit.
Il se fit grand silence dans la céleste demeure.
Du trône de l’Éternel, pas une parole.
Et l’ange, toujours prosterné, fut saisi d’une profonde anxiété.
Finalement, relevant la tête, il jeta un regard suppliant du côté du Tout-Puissant, et attendit encore.
Tout à coup, la voix du Grand-Maître des choses visibles et invisibles, dictateur suprême des lois d’amour et de justice, rompit le silence :
— Ange, créature de mon cœur, dit-elle, toi qui ne connais ni le péché de désobéissance, ni la corruption du monde terrestre, la prière que tu apportes vient d’une âme qui n’a pas encore été éprouvée, n’a pas eu à combattre la tentation. Sa prière est un acte d’impulsion et non de foi. Cependant, qu’il soit fait, suivant ton désir ! Tu porteras toi-même la réponse.
« Tu descendras sur la terre et tu seras pour cette âme l’ange conducteur, l’ange de vérité, dans ce monde d’orgueil et de mensonge. Si elle te fait bon accueil et t’obéit implicitement, alors, ce sera bien pour elle ; mais si elle t’offense, ne serait-ce que par une seule pensée, alors, je te le dis, ange de mon cœur, en vérité, ce sera bien mal pour elle. Celui qui méprise l’Éternel, dans ses créatures et ses œuvres, est aussi méprisé de l’Éternel.
« J’ai dit. Va, maintenant, et que ta mission soit heureuse !
L’ange repartit. Les célestes portiques se refermèrent sur l’étincelante lumière de la demeure divine. Ailes déployées, il retraversa les légions des autres anges toujours penchés vers la terre, écoutant, interrogeant l’espace, et d’un vol rapide, descendit dans notre vallée de larmes.
Un soir, l’être humain qui avait formulé si fervente prière, eut, soudain, à ses côtés, une apparition extraordinaire. C’était un jeune homme resplendissant comme un astre.
Surpris, ému, ébloui tout à la fois, il se mit à contempler cette apparition d’une beauté incomparable, et allait lui adresser la parole, lorsqu’il s’entendit doucement et tendrement murmurer à l’oreille :
— Dieu m’a envoyé ici pour acquiescer à ta supplique et, dans la mesure de tes désirs désintéressés, t’aider à rendre les autres heureux. Telle est ta récompense. Cependant, voici ! Je suis un ange, l’ange de tes désirs, l’ange de ta vie. Je suis invisible au monde, mais tu sais ma présence. Je suis toujours près de toi, prêt à te conseiller et à t’aider, à t’apprendre tout ce que tu as besoin de connaître, à te prémunir contre tout danger, à t’indiquer la différence qu’il y a entre le vrai et le faux.
« Aussi longtemps que, de ton propre mouvement, et de ta propre volonté, tu désireras que je te suive, je demeurerai ton fidèle serviteur et gardien, au nom du Dieu Tout-puissant et pour la plus grande gloire du Divin Crucifié.
L’ange se tut. Dans un moment de joie extatique, l’homme tomba à genoux et, embrassant le pan du vêtement du messager céleste :
— Grâces soient rendues à Dieu, s’écria-t-il, pour cette ineffable faveur envers moi, son indigne serviteur !
« C’est donc maintenant que je vais réaliser les désirs de mon âme, que je vais être en mesure d’aider mes frères. Arrière, les fautes et les erreurs déjà commises ! Car, j’ai à côté de moi un esprit de lumière et de vérité pour me guider à travers le désert du doute et du péché.
« Ô céleste compagnon de ma vie, si jamais je te désobéis, je veux que mon âme soit maudite ! Si jamais j’offense ta présence angélique par un seul acte, même en pensée, je veux être anéanti ! Si jamais je me rends indigne de l’amour de Dieu pour sa créature, je veux que le feu éternel me consume, car je sais que tu es mon guide et mon gardien, que tu me protégeras contre tout danger, et surtout contre moi-même ! »
Telles furent ses paroles, toujours prosterné aux pieds de l’ange ; et, celui-ci, les mains tendues au-dessus de lui, lui dit sur le ton d’une inexprimable affection :
— C’est bien ! Puisse-t-il en être ainsi ! Tu viens de prononcer de terribles serments. Cependant, rappelle-toi bien que tu n’as pas encore été tenté et que tes pires ennemis ne se trouvent pas parmi les humains, mais bien chez toi-même. Bien séduisantes, mais aussi bien trompeuses sont les passions ; elles te porteront à faire fausse route, et, peut-être, à un moment donné, trouveras-tu plus agréable de suivre leurs dictées que mes conseils.
« Tout de même, aie bon courage ! Va droit ton chemin de par le monde ! Remplis fidèlement tes devoirs, et je serai toujours là pour te dire si ce que tu fais est bien ou mal.
Et l’homme, se relevant, se redressa de toute sa taille, rempli de l’esprit de Dieu, des plus nobles pensées, et de projets nouveaux et grandioses, pour le secours, la consolation et le service de la pauvre humanité. Il se mit aussitôt à les transcrire comme sous le souffle de l’inspiration divine. L’ange, qui le regardait faire, finalement lui dit, du ton le plus caressant : — C’est bien !
Mais, du moment que cet homme se mit en route, prêchant de parole, d’écrits et d’exemples, et donnant, de par le monde, plein et brillant essor à ses idées, les hommes se liguèrent et se mirent à l’accueillir avec des sarcasmes et des moqueries.
— Quel est celui-là, qui est cet individu, clamèrent-ils ? D’où vient-il ? Que nous chante-t-il là ? De quoi se mêle-t-il ? C’est probablement une sorte d’utopiste, d’illuminé. Qu’est-ce qu’il lui a pris de venir nous raconter des vieilleries, des doctrines surannées, des théories démodées, tout un bagage de principes qui sont allés où vont les vieilles lunes ? Toutefois, comme il peut faire des prosélytes, attendu qu’il n’est pas d’imbécile qui ne trouve pas appui chez plus imbécile que lui, tournons-le en ridicule, et faisons-le passer pour un maniaque, un fou, et dans ses discours et dans ses écrits !
Et les hommes firent comme ils disaient, et celui d’entre eux qui s’était donné une mission toute de désintéressement et d’abnégation, se vit lui-même, avec ses enseignements, couvert de ridicule et d’opprobres.
Se tournant vers l’ange :
— Est-ce là ma récompense ? lui dit-il, d’un air de reproche. Toi, l’ange de ma vie, ne vois-tu pas quelle est ma souffrance ? Ne m’as-tu pas dit que mon travail était bon ?
— En vérité, répliqua le messager céleste, je l’ai dit. Mais, là sérieusement, est-ce que toutes ces clameurs hostiles, tous ces grincements de dents, doivent avoir pour toi plus d’importance que le vent qui s’acharne au chêne robuste, au roc solide, ayant chacun défié les âges ? Que peuvent donc valoir pour toi les opinions des hommes, pendant que tu consacres ta vie à les servir ? Que t’importe le mal que l’on pense et l’on dit de toi, si tu fais le bien !
L’homme resta silencieux et absorbé dans une mélancolie profonde ; sa confiance dans l’ange graduellement s’évanouissait. L’injustice et la méchanceté du monde le désorientaient, et l’esprit divin qui l’animait n’était plus assez fort pour lutter contre cette torture sans trêve ni merci. Il se sentit las ; le découragement s’empara de son âme ; sa mission finit par lui paraître insensée, par lui donner l’impression d’une lubie dont il fallait à tout prix se débarrasser.
Et l’ange, témoin de toute cette faiblesse, et sachant bien que la tentation est nécessaire à l’homme pour qu’il donne sa mesure, poussa un profond soupir, et se prit à trembler de tout son être pour l’avenir de cette âme en désarroi. Cependant, il se renferma dans le silence, et continua de remplir son rôle de gardien patient et fidèle.
L’esprit de Dieu qui soutenait l’homme, prit finalement son vol ; et, à sa place, les passions de toutes sortes s’emparèrent de lui : ambitions mondaines, soif d’or, de pouvoir et de renommée, orgueil suprême. Son éloquence, sa plume, il les consacra, non au bien de l’humanité, mais à sa propre glorification.
Et de toutes parts, il fut applaudi. Et ceux qui, naguère, l’accablaient de sarcasmes, de calomnies, d’opprobres, s’écrièrent :
— Enfin, il est devenu comme l’un d’entre nous ; il s’est rangé du côté des idées modernes ; il est sorti des vieilles légendes et s’est débarrassé de toute sa friperie philosophique et morale !
Et, derechef, ces gens-là l’adulaient, l’encensaient et le fêtaient de toutes manières, en remplissant l’air d’acclamations enthousiastes, en son honneur.
Et le malheureux, grisé, étourdi, ébloui, devint bouffi de suffisance et d’orgueil ; son arrogance ne connut plus de mesure.
— Enfin, se dit-il, je suis arrivé au sommet de la gloire.
Mais l’ange, à ses côtés, le considérant avec tristesse :
— Hélas ! lui murmura-t-il, ce qui arrive est mal.
Lui, à la voix de l’ange, fit la sourde oreille, et, tournant le dos au messager divin, donna tête baissée dans tous les désordres, vices et folies du moment, oubliant tous ses serments, excepté les impulsions de sa nature mauvaise ; n’ayant plus souci d’autrui, il ne chercha plus que la satisfaction de ses propres convoitises.
Une femme, une gourgandine comme il y en a trop, appartenant au monde entier, toujours en quête de nouvelles séductions, se trouva sur son chemin. Fasciné par sa beauté diabolique, il devint son esclave.
— À quoi bon toute ta science, lui dit-elle, lorsque tu ne connais pas encore le mystère de l’amour ? À quoi servent tous ces travaux ? Viens plutôt avec moi, jouir de l’existence ! L’amour, vois-tu, il n’y a rien au dessus de ça. C’est le paradis sur la terre.
En même temps, se laissant à moitié choir sur sa poitrine, elle l’enveloppa d’un regard plein de séduisante langueur.
Cependant, lui, un peu ému et troublé, lui dit, un doigt sur les lèvres :
— Chut ! Prends garde ! Ne vois-tu pas l’ange auprès de moi ? Ne vois-tu pas un être aux traits célestes, resplendissant comme un rayon de soleil, et environné comme d’un nimbe d’or ? Ne vois-tu pas qu’il me fait signe de m’éloigner de toi ?
— Un ange, s’écria la courtisane, tu rêves, je crois ! Un ange ? mais ça n’existe pas ! En a-t-on jamais vu d’autre qu’une femme dans toute sa beauté ? Allons donc ! Un ange ? Je suis le tien, sois heureux !
Et elle l’enlaça de ses deux bras en se laissant tomber la tête sur la poitrine de l’infortuné.
L’ange se rapprocha de lui.
— Cette femme, lui murmura-t-il d’une voix émue, cette femme, c’est ton mauvais génie. Veilles bien ! Car, autrement, tu tomberas dans des ténèbres pires encore que celles de la mort ! Si tu la suis, tu prépares ta ruine. Son amour n’est que mensonge ; ses sourires et ses caresses, elle les partage entre bien des hommes. Ses gestes ne sont que perfidie. Le plus grand des malheurs t’attend. Loin de toi cette malédiction, avant qu’il ne soit trop tard !
Mais lui, enivré, aveuglé par la passion, fut subitement pris d’une violente colère. Il se mit à jurer, à blasphémer Dieu et tout ce que naguère il regardait comme sacré. Puis, se tournant du côté de l’ange :
— Désormais, s’écria-t-il, je ne veux plus t’entendre. Pour moi, cette femme m’est bien plus que toi ; au moins elle est de chair et d’os, et, d’ailleurs, elle est de ce monde. Quant à toi, tu n’es rien de plus qu’une créature de mon imagination, une chimère, un cauchemar. Qu’ai-je à faire avec une apparition que j’ai eu la fantaisie de prendre pour un ange ? Ange ? Il n’y a pas d’anges ! Toi ! tu n’es pas une réalité, tu n’es qu’un mensonge !
Il avait à peine prononcé ces odieuses paroles que l’ange avait disparu. Le malheureux se trouva plongé dans l’obscurité et la solitude les plus profondes. À cette âme qui venait de rejeter le ciel, le ciel fermait ses portes.
Bien des années s’écoulèrent, années de pauvreté, de misère et de douleurs.
Celui qui, un jour, avait eu un ange pour guide dans le sentier de la vérité, avait continué à chercher la vérité, mais ne l’avait pas trouvée.
La femme qu’il avait aimée, l’avait trahi et déserté ; ses amis l’avaient fui ; la fortune lui avait échappé. L’ancien zèle qui l’animait pour le bonheur de l’humanité ne brûlait plus dans son âme ; il était éteint. Le spectre de la faim lui apparut ; la maladie mina son corps. Affolé par le désespoir, il se mit à maudire son sort, sans s’apercevoir que lui-même, seul, était l’auteur de sa propre déchéance.
Drapé dans son égoïsme et son arrogance, il se mit à accuser Dieu d’injustice ; quant à lui-même, il ne se trouvait pas coupable.
Une nuit, défiant Dieu et son salut éternel, il eut la couardise d’abréger son existence, avec la conviction que, lorsque l’on est mort, on l’est pour longtemps, et que la mort, c’est la fin de tous les maux.
Sa dépouille mortelle resta glacée, rigide, dans l’endroit où elle était tombée.
Personne n’y vint déposer une fleur ou dire une prière.
Son âme souillée, flétrie, repartit tremblante, en constatant qu’elle avait encore conscience d’elle-même, qu’elle revivait, mais d’une vie nouvelle, vie de souvenirs douloureux, vie pleine de désirs intenses et de remords cuisants et qu’elle s’en allait, où ? Dans les espaces sans fin où naissent et meurent des myriades de mondes.
Aux confins de la terre et au seuil de l’éternel séjour, les anges sont toujours là, penchés, veillant, écoutant, attendant.
L’une de ces pures créatures se tient toujours agenouillée sur le seuil même de la grande porte qui s’ouvre sur la longue allée ombreuse et silencieuse, dans l’attitude d’une triste et douloureuse expectative. Ses regards scrutent avec sollicitude les espaces immenses entre la terre et les autres mondes, pour découvrir les âmes de ces infortunés qui, dans leur orgueil, se sont parjurés, ont menti à leurs plus nobles instincts, âmes vagabondes, errant d’étoile en étoile, souffrant des tortures indicibles, à la poursuite, un peu en retard, de la paix de Dieu que, sur la terre, de leur libre arbitre, elles négligeaient, refusaient ou méprisaient.
L’ange semble être particulièrement en quête d’une âme qui, sur la terre, lui avait été confiée, et lui avait échappé.
Dans les brumes profondes de l’immensité, soudain, l’ange aperçoit une âme connue. C’est elle, se dit-il ; elle fut bonne et pure. Ô Tout-Puissant, Esprit suprême de ce qui fut, est et sera, voici venir, à travers l’éternité, une âme qui fut bonne, mais qui s’égara dans les lieux bas, toujours à la recherche de la vérité et de la justice ! Ramenez-la au bercail, attirez-la encore à vous, pour qu’elle puisse mériter d’être admise au céleste séjour ! Veuillez écouter ma supplique, vous, Créateur de toutes choses, et étendez jusqu’à elle votre miséricorde infinie ! Il est vrai qu’elle m’a repoussé, parce qu’elle m’a méconnu, et, cependant, j’implore en sa faveur votre inépuisable mansuétude.
L’âme perdue entend la voix de l’ange, comme une note mélodieuse venant du royaume des bienheureux, et, malgré les brumes et les nuages de l’atmosphère, finit par distinguer la figure radieuse de l’ange méprisé. Mais, tous ses efforts pour l’atteindre restent vains ; elle a entrevu, un peu tard, sous la forme du messager angélique, la vérité divine, et ne peut y arriver, car, entre la vérité et le mensonge, il existe un abîme infranchissable, malgré toutes les supplications des anges et des séraphins.
Et Dieu a dit : Quiconque me méprise, je le mépriserai.
C’est l’éternelle, l’inexorable justice, qui doit suivre son cours.
Cependant, l’âme réprouvée, qui a entrevu la vérité, continue toujours sa course vagabonde à la recherche de l’ange méprisé d’antan, dont elle distingue toujours la radieuse phosphorescence dans les lointains ombreux.
Il peut ainsi s’écouler des siècles, des milliards d’années, et la distance parcourue peut encore être relativement bien courte.
Mais, aux confins de la terre et au seuil de l’éternel séjour, l’ange attend toujours…
Vendredi-Saint
Le firmament était d’un gris lourd ; la neige, une neige humide, pleureuse, tombait en flocons épais et désordonnés, et la bise, par rafales, fouettait les vitres. La nature même semblait vouloir s’associer au grand deuil de l’humanité.
Le temps morose, des tristesses récentes, le lugubre étalage quotidien des injustices et des convoitises humaines, me plongeaient plus que d’ordinaire dans une mélancolie noire et profonde.
Je me sentais l’âme lourdement encrêpée. À demi couché sur une sorte de divan dans ma chambrette, après le repas de midi, mon imagination se balançait de souvenirs en souvenirs plus ou moins sombres.
Ce fut au point que je finis par clore les paupières et tomber dans un assoupissement léthargique.
Je sommeillais ainsi, depuis combien de temps ? Je l’ignore, lorsqu’il me sembla entendre une voix, à la fois tendre et vibrante, murmurer ces paroles :
— « Infortuné habitant de l’astre des douleurs, pourquoi laisser les noirs soucis envahir ton esprit et ton âme, et n’en pas tirer la leçon qu’ils comportent ? Tu souffres ? N’est-ce pas là un indice de la faiblesse, de ta nature ? Cependant, ce qui t’arrive est bien. C’est la souffrance, et, comme l’a dit l’un des vôtres, la bonne souffrance. Par elle la rédemption du genre humain s’est opérée ; c’est aussi par elle que l’homme doit arriver aux plus hautes cimes de la perfection. Au lieu de regimber contre elle, bénis-la » ! . . . . . .
En cherchant du regard l’être qui me tenait ce langage, je distinguai une forme semi-lumineuse, quasi aérienne, qui se tenait tendrement penchée au dessus de moi.
— Je suis l’ange de tes rêves, repartit l’apparition qui sembla deviner ma pensée, l’âme de ton âme, qui, depuis longtemps déjà, aux célestes parvis où tout est pur amour, attend le jour de ta glorification suprême dans le sein de la Divinité, pour la consécration de son union éternelle avec la tienne. Je suis venue te prier de me suivre ; j’ai obtenu du Très Haut la permission de lever pour toi un coin du voile qui cache aux humains d’ineffables splendeurs.
Ce disant, la radieuse créature me prit doucement la main, et, d’un vol rapide, s’éleva avec moi dans l’espace.
Dans cette envolée majestueuse vers les régions sidérales, j’éprouvai une sensation de légèreté extraordinaire. Nouveau papillon, j’avais dépouillé ma chrysalide terrestre ; il me semblait être devenu esprit ; mes sens avaient acquis soudain une sensibilité inouïe, une puissance inexprimable de perception.
Nous traversions des atmosphères d’éclatante lumière, et nous montions toujours, toujours, vers l’infini.
— « Ton nom ? m’écriai-je tout-à-coup.
— Je n’en ai pas, répondit l’apparition. Nous ne portons pas de noms dans les régions où j’habite, comme vous vous en donnez dans votre monde. Nous nous reconnaissons instantanément les uns les autres par un magnétisme dont tu ne comprendrais pas la subtilité. Mais, ô fils de la Terre, pour venir en aide à tes facultés terrestres, je prendrai un nom. Tu m’appelleras Speranza.
Malgré la sublime grandeur du spectacle, je n’éprouvais aucune surprise ; il me semblait que toute cette splendeur m’était familière, que c’était un milieu déjà vu.
— Regarde derrière toi, me dit Speranza.
Je regardai… Là-bas, j’aperçus la Terre qui paraissait descendre graduellement dans le gouffre béant de l’espace. Je pus observer que les hommes s’agitaient de ça et de là, comme dans une minuscule fourmilière. J’entrevis même ma chambrette et, sur un divan, ma forme indécise, ayant l’apparence d’un mannequin de plâtre, tout frais sorti d’un moule et laissé inachevé. C’était ma chrysalide, ma forme terrestre, toujours endormie.
— Est-il Dieu ! possible, m’écriai-je tout consterné, que c’est là, dans cette momie, que mon esprit habitait il y a quelques moments !. . . . . . . .
Je ressentis à l’instant la plus profonde humiliation à la vue de ce corps débile, chétif, inerte, que je savais si bien en proie à mille besoins, exposé à toutes sortes d’infirmités.
Le soleil, à ce moment-là, n’avait plus que la taille d’une grosse étoile, et la Voie Lactée dessinait à peine, au firmament, une traînée phosphorescente.
Et, nous nous élevions sans cesse, à travers les constellations les plus extraordinaires, nouveaux systèmes planétaires.
Soudain, je vis, comme dans une buée immense, des myriades de créatures, en apparence, de forme humaine.
— Quels sont ces esprits, demandai-je ?
— Ces esprits, me répondit Speranza, sont les gardiens des habitants de la Terre. Ils sont chargés d’une mission d’expiation et d’amour. Ce sont eux qui, incessamment, s’efforcent d’attirer les âmes vers le Très-Haut : inspirations, conseils, supplications et prières, tels sont leurs moyens d’action. Comme toi, ils furent mortels ; mais, comme rien d’impur n’entre dans le royaume des cieux, ils expient leurs fautes, en travaillant au salut de ceux qui furent leurs semblables et leurs compagnons de chaîne sur la Terre. Ils se rapprochent du ciel dans la mesure qu’ils gagnent des âmes à Dieu. Leur peine consiste dans le désir intense, mais trop souvent inassouvi, qu’ils éprouvent de ramener au bercail céleste les brebis égarées, et d’atteindre eux-mêmes, par ce moyen, la perfection suprême.
« Tout acte de faiblesse, d’ingratitude, d’égoïsme, d’impureté et de convoitise de la part des hommes, retarde d’autant leur acheminement et leur arrivée définitive au séjour de la paix et du bonheur éternels.
« Mesure, maintenant, si tu peux, l’étendue des souffrances que les hommes leur infligent.
« Leur séjour est un purgatoire.
« Montons encore, montons toujours », me dit Speranza !
Et, sur notre passage, au milieu de flots d’étincelantes lumières, tournoyaient d’innombrables sphères nouvelles, avec leurs satellites, leurs soleils, de fulgurantes comètes produisant l’effet de gigantesques torches embrasées, toutes emportées dans l’espace avec une vitesse vertigineuse.
— Mais, hasardai-je brusquement, en jetant un regard du côté où naguère encore on distinguait la Terre, comment se fait-il, ô Speranza, qu’au milieu de tous ces mondes admirables, la Terre soit le seul astre qui ait démérité, et qui, cependant, ait été jugé digne d’un aussi grand sacrifice que celui du Calvaire ?
— Ton esprit est enclin à une grande curiosité, répliqua Speranza, mais il est droit et pur. Aussi sauras-tu bientôt ce que tu désires connaître. Vois-tu, là-bas, là-bas, cette grande étoile ? Eh bien ! on la nomme Saturne, chez vous. Nous y descendrons.
Bientôt, en effet, nous arrivions en face de Saturne, de ses gigantesques anneaux et de ses huit satellites. Pourquoi donc un monde de cette forme ? me demandai-je à part moi. Pourquoi ces anneaux ? Pourquoi huit satellites à cette planète, tandis que celle-là n’en a que quatre, et cette autre n’en a que deux ? Pourquoi cette grande diversité dans les dimensions, les conditions atmosphériques, et les mouvements des sphères ?
Ah ! voilà bien la sempiternelle question qui se pose depuis le commencement des temps. L’homme restera bien des siècles encore bouche bée devant des « pourquoi » qui demeureront impitoyablement sans réponse !… . . . . . . . . .
Sur Saturne, nous descendîmes dans une vaste plaine, présentant les paysages les plus gracieux : bosquets verdoyants, fleurs aux corolles saphir, grenat, turquoise, émeraude ; arbres fruitiers ployant sous le poids de luxuriantes grappes de fruits savoureux ; forêts altières et ombreuses ; rivières majestueuses ; prairies tapissées de gazon tendre, aux reflets de velours.
Çà et là, dans ces paysages enchanteurs, circulaient des êtres de forme mi-humaine, mi-angélique, qui s’empressèrent d’accourir et de nous accueillir avec la plus affectueuse cordialité, en nous couvrant de fruits et de fleurs.
— Ces créatures, me dit Speranza, ont la
faculté de se transporter à des distances infinies
et de converser avec les esprits de l’air. Elles
ne connaissent ni les maladies, ni la vieillesse,
et la mort pour elles, n’est qu’un doux sommeil.
Quant aux arts et aux sciences, elles les connaissent
tous, mais à un degré bien plus élevé que les habitants de la Terre. Chez ces êtres, pas de gouvernement, chacun se gouverne parfaitement lui-même ; le mariage, comme vous l’entendez, n’existe pas, car, en vertu de la loi d’attraction mutuelle des sexes et d’une puissante affinité spirituelle, ils s’unissent dans une fidélité inviolable. Ils ont la foi implicite dans le Créateur des choses visibles et invisibles, et personne, parmi eux, ne s’est encore avisé de mettre en doute l’existence du Dieu tout-puissant.
En quittant Saturne, nous franchîmes l’atmosphère des grands anneaux de la planète, et nous atteignîmes Vénus. Dans ce monde-ci, nous trouvâmes l’amour de la nature uni à l’art ; à ce qu’il me sembla, c’était la formule la plus parfaite de la civilisation. Ça n’est pas à l’artiste, mais bien à l’art lui-même que l’on y rendait hommage.
Entre ces êtres, union exclusivement spirituelle. Et partout, dans ce monde-là, croyance implicite à l’existence de l’Être Suprême.
Même état d’esprit sur les sphères grandioses appelées sur terre Neptune, Uranus, Jupiter ; toutes les créatures de ces mondes gigantesques croyant à la Divinité et l’adorant.
Cependant, malgré leur condition de perfection relative, les créatures de ces mondes sidéraux me parurent chercher encore quelque chose qui leur manquait, quelque chose comme un monde meilleur, expression d’une paix et d’un bonheur plus complets, le séjour de l’ultime perfection, l’union complète avec le grand Maître de la vie.
— C’est étrange, me dis-je, moi, je me contenterais facilement de leur bonheur.
J’allais communiquer mes réflexions à Speranza, lorsque mon guide aérien m’interrompit.
— Ô esprit de la Terre, fit-il, as-tu bien observé ? Es-tu parvenu enfin à te dégager de tes notions terrestres pour pouvoir saisir le sens et la raison de ce que tu viens de voir ? As-tu été bien frappé du fait que, dans toute cette immensité étoilée, il n’est pas un monde où l’on ne croie pas à l’existence d’un Dieu souverain, et où l’on ne se prosterne pas en adoration devant sa toute puissance et ses perfections infinies ? Seule, la Terre, ton malheureux séjour, fait entendre, dans ce concert presque unanime, une note discordante.
« Cependant, qu’est donc la Terre devant toutes les magnificences de la création qu’il t’a été permis d’admirer ? Une chétive étoile peuplée par des nains, embryons physiques et intellectuels, par des créatures ayant en partage une étincelle de la flamme divine, et qui, malgré cela, retournant à la bête, se laissent aller à tous les débordements de l’orgueil, de la concupiscence et de la convoitise. Un monde, où tous les sentiments les plus nobles sont travestis ; où l’amour n’est que mensonge, hypocrisie, et n’existe plus que comme inscription au Décalogue ; où le talent, la vertu, le génie sont supplantés à tous les degrés par l’ignorance et la fatuité dorées, et relégués dans l’obscurité, quand ils ne sont pas exploités sans vergogne ni mesure ; où l’or est le grand dieu ; où la foi religieuse est tournée en ridicule, quand elle n’est pas ouvertement ou hypocritement persécutée, et où l’athéisme a ses coudées franches ; monde pharisaïque, divisé en peuples conspirant les uns contre les autres, sous prétexte de morale et de civilisation, et se disputant, qui un lambeau de pays, qui un roc quelconque, qui quelques grains d’or, une bribe d’influence, des honneurs aussi creux que puérils, qui le gouvernement d’un pays ; monde de perversion, d’anarchie, où le serviteur s’insurge contre le maître, où le vol, l’usure, la rapine, sous de multiples formes, sont prises, sinon comme des actes de vertu, des exploits glorieux, du moins comme des brevets d’intelligence et d’habileté, des facultés maîtresses, et trouvent dans des feuilles publiques la plus coupable des complaisances.
— Force m’est bien d’en convenir, fis-je en m’inclinant ; mais, puisqu’il en est ainsi, encore une fois, peux-tu, ô Speranza, m’expliquer l’acte sublime du Fils de Dieu descendant sur la Terre et se laissant crucifier entre deux larrons, pour le rachat d’êtres aussi misérables ?
— Ô créature de l’astre du Péché et de la Douleur, répondit Speranza, qui veut sonder le secret de toutes choses, comment peux-tu me demander de te définir le Dieu de l’éternel amour ? Penses-tu, en vérité, qu’il puisse être en mon pouvoir de te décrire ses perfections infinies et les secrets de la Providence ?
Le messager angélique s’arrêta tout à coup dans une immobilité complète. Nous planions tous deux dans l’espace, par une force mystérieuse.
— Voyons un peu, reprit-il. Je suppose pour un instant que le pouvoir de créer te soit dévolu, et, qu’à la faveur de cette puissance créatrice, ton imagination enfante un pays d’incomparable beauté, comme devait l’être le paradis terrestre, un pays aux coteaux toujours verts, aux vallées toujours riantes, aux moissons toujours renaissantes, aux bosquets de riches verdures sous lesquels gazouillent ici et là des ruisseaux d’eau fraîche et pure, aux majestueuses nappes d’eau limpide, baignant des rives enchanteresses, aux brises parfumées, aux bois ombreux, aux odorantes feuillées où des myriades d’êtres ailés aux plumages multicolores, prendraient leurs ébats et feraient entendre des notes mélodieuses, des trilles éblouissants, au soleil toujours resplendissant, animant et vivifiant cette généreuse et ravissante nature.
Supposons que, seul à jouir de cette merveilleuse création, le désir intense de voir ton bonheur partagé, te pousserait à peupler cette terre délicieuse, d’êtres comme toi ; et que, ton désir accompli, ces êtres de ta création finiraient par rendre hommage à la créature plutôt qu’au Créateur, par oublier tout ce qu’ils doivent à leur auteur, et même par étouffer chez eux, toute notion de l’existence d’une puissance supérieure à laquelle ils seraient redevables de tous leurs biens.
Supposons que, dans leur aveuglement et leur malice, ils ne tiendraient nul compte des avertissements qui leur seraient donnés et qu’ils attireraient sur leurs têtes les maux et les châtiments les plus terribles.
Mettons qu’au lieu de s’amender et se purifier, ces créatures, dans leur course affolée après les faux bonheurs, iraient plutôt se livrant à toutes les convoitises, se vautrant dans toutes les concupiscences inhérentes à leur nature, n’obéiraient plus qu’aux instincts de la bête, et, foulant aux pieds toute dignité personnelle, tout honneur, tout amour d’autrui, tout respect pour l’éternelle justice, se diviseraient en groupes divers, au fond tous acharnés les uns contre les autres, qui, tout en prônant bruyamment, d’un côté la liberté, l’égalité, la fraternité, en réclamant des prétendus droits au mépris des plus simples devoirs, se prendraient sans cesse de querelles, commettraient les injustices les plus criantes, les plus abominables forfaits, pousseraient la méchanceté jusqu’à s’égorger sans merci pour un méprisable colifichet, que ferais-tu alors, ô habitant du globe obscur, devant cet épouvantable chaos ? Crois-tu qu’il ne vaudrait pas mieux tout anéantir ?
— Tout anéantir, balbutiai-je !… Anéantir ces malheureuses créatures, dévoyées, il est vrai, mais pas toutes, et dans chacune d’elles sentir une parcelle de mon être ?… Ah !… vraiment, ô Speranza, je… je ne le pourrais pas ! N’en resterait-il pas au moins quelques-unes dignes de sympathie, à cause de leur foi et de leur inébranlable fidélité ?… Tout anéantir ?… Non !…Je n’en serais pas capable… Je m’efforcerais, je crois, d’étendre ma miséricorde aux coupables, en faveur des innocents. J’essaierais de les ramener à nouveau du chemin des ténèbres, dans les sentiers de lumière, de justice et de pureté où ils auraient été d’abord conduits.
— Mais, interrompit Speranza, si ces malheureux persistaient à se livrer à leurs débordements, à n’user de leur intelligence que pour éteindre la flamme du pur amour qui pouvait les distinguer de l’animal. S’ils continuaient à rester l’opprobre de leur création, un outrage à l’Éternelle Lumière, encore une fois, que ferais-tu ?
Loin d’avoir été dictée par un mouvement de fantaisie, cette création, ô Speranza, si j’en avais été capable, aurait été une œuvre d’amour, un acte d’hommage envers l’Éternelle Beauté. Je garderais l’espoir, tant que du sein de cette multitude infortunée, du fond de cet abîme de ténèbres opaques, se manifesterait une prière vraie, un acte d’adoration pure, envers le Saint des saints. Quant à tout détruire, eh bien !… non, en vérité, je ne le pourrais pas. Plutôt souffrir toutes les ignominies comme expiation pour tous, pour l’amour d’une seule, rien que d’une seule créature fidèle, que de tout vouer au néant ! Je compterais toujours que ces créatures finiraient par s’orienter dans le droit chemin. Je travaillerais à leur donner l’intelligence des âpres et saines jouissances de l’abnégation et du renoncement.
Je leur apprendrais les satisfactions inexprimables de la sagesse, le bonheur de la pureté, les extases de la foi dans l’immortalité de l’âme.
Et s’il le fallait…
— Irais-tu, interrompit Speranza, jusqu’au sacrifice de ta vie ?
— Il y a déjà eu sur la terre, dis-je, des créatures qui ont versé leur sang pour le Christ ; il en est encore qui sont prêtes à accepter le martyre…
Speranza se redressa de toute sa taille ; ses traits s’animèrent d’une expression plus radieuse, et la céleste phosphorescence de sa personne se fit plus lumineuse.
— Voyageur errant, mortel de la Terre, dit mon cicerone céleste, tu as bien parlé. Si toi, être formé du limon de la Terre, être imparfait, être tellement borné, que tu ne peux dépasser certaines limites sans perdre l’équilibre physique et intellectuel, fragilité et poussière tout ensemble dans l’immensité de la création, si, toi, tu pleurais sur les méfaits du genre humain, et, malgré l’ingratitude, les méfaits, les outrages et les crimes de tes semblables, de ceux que tu aurais eu la faculté de créer, tu leur gardais toujours ta sollicitude, ton dévouement, ton amour, que penses-tu donc de ce que peut accomplir le Dieu de tout amour, de toute justice, de toute miséricorde, le Dieu Immanent, l’Alpha et l’Omega de tout ce qui fut, est, et sera, l’Infiniment parfait ?…
Comprends-tu maintenant le Christ, la Rédemption ?… Comprends-tu le Calvaire, ce phare lumineux qui se dresse depuis deux mille ans aux confins des mondes et domine l’humanité entière ?…
La vision disparut.
Dans l’effort désespéré que je fis pour m’attacher à ce qui me paraissait être les plis flottants de son vêtement, je me réveillai en sursaut. Il était trois heures de la journée, justement l’heure à laquelle, dans maint temple de la chrétienté, du haut de la chaire sacrée, on retraçait en termes émus, la navrante agonie du jardin de Gethsémani, les dernières phases du lugubre et sublime drame du Golgotha…
J’étais à demi couché sur le divan dans ma chambrette, toujours emprisonné dans ma chrysalide de grossière argile…
Au dehors, le firmament était encore d’un gris lourd ; la neige, une neige humide, pleureuse, tombait en flocons épais et désordonnés, et la bise, par rafales, fouettait les vitres…
J’entends toujours, vibrant à travers les régions éthérées ces paroles suprêmes du séraphique messager :
— Comprends-tu maintenant le Christ, le Rédempteur ?…
Comprends-tu le Calvaire ?…
Mater Amabilis
Le sanctuaire se pare de fleurs ; un petit autel, succédant à la niche rose et d’or de l’Enfant Jésus, se dresse en avant de l’hémicycle sacré.
Une statue drapée dans un manteau d’azur, les mains tendues miséricordieusement vers l’humanité, en occupe le centre ; tout autour de la statue, une guirlande de roses ; au pied, des gerbes de fleurs, primeurs de la saison nouvelle, dont les frais calices se tournent vers la Madone, comme pour lui offrir le parfum suprême d’une vie prématurément tranchée.
Dans la famille, on vient de terminer le repas du soir.
Du beffroi s’exhale l’harmonie connue de l’Angelus, éloquente invitation à la prière.
La foule arrive, circule sur le parvis sacré et s’agenouille pieusement.
L’orgue prélude ; les candélabres scintillent dans la pénombre ; et l’homme de la prière monte, revêtu de son blanc surplis, dans la chaire de vérité.
C’est l’heure solennelle où la catholicité toute entière se prosterne aux pieds de la mère de Dieu.
Le premier jour de mai, en tout endroit de la terre, ramène au cœur tout un monde d’espérances et de poésie.
Et le mois, lui-même, peut-il avoir une dédicace plus élevée, plus salutaire, une consécration plus digne qu’à celle que l’on nomme en tous lieux, mater amabilis, stella matulina, causa nostrae laetitiae, dans l’admirable oraison jaculatoire que l’on va réciter et chanter chaque jour du mois dans tous les temples catholiques.
Et, Marie ! Quel nom gracieux ! C’est, disait naguère un journaliste distingué, le nom choisi entre tous pour le poser sur la tête des filles de notre patrie et aussi du Canada français.
Toutes ou presque toutes, ajoutait-il, elles s’appellent Marie, depuis la bonne vieille assise à son rouet, jusqu’à la grande dame du castel.
Quand le berceau a reçu la petite voyageuse, venue du ciel, la mère attache ce nom à son front pour appeler sur cette petite fragilité, un rayon d’étoile.
« Je vous salue, Marie, pleine de grâces. » a dit l’ange, et le poète s’est écrié : Date lilia ! Apportez à pleines mains les roses, les lys de la vallée ! Tressez-lui une couronne ! Jonchez pour elle de fleurs le chemin de la vie ! Date lilia !
De l’orient à l’occident, à travers les siècles, que de femmes ont porté de radieuse façon ce nom de grâce et de lumière !
Quand on évoque leur souvenir, elles apparaissent dans la légende et dans l’histoire comme des bouquets d’astres, des gerbes de roses éternellement vivantes.
Ainsi que le disait tout récemment un écrivain, pour me parler que des plus illustres, dont les noms surgissent instantanément à la mémoire, Marie de l’Incarnation, Marie Alacoque, Marie de la Ferre ne sont-elles pas des modèles d’abnégation, de dévouement et de sainteté ; Marie de la Ferre, l’illustre collaborateur de M. de la Dauversière dans l’institution d’une congrégation d’Hospitalières dans l’île de Montréal, au Canada ? Marie Stuart n’est-elle point la beauté faite femme ? Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, le charme frondeur ? Marie de Rabutin, marquise de Sévigné, l’esprit ? Marie-Thérèse d’Autriche, le courage et la force ? Marie Leckzinska, la bonté ? Marie-Antoinette, la grâce suprême et la suprême infortune ? Marie d’Orléans, le doux génie féminin ?
En Bretagne, les hommes sont filleuls de la Vierge ; c’est, par respect pour cette coutume que le nom de Marie fait partie de leurs noms de baptême.
Au Canada, la coutume apportée par nos ancêtres, s’est transmise et conservée depuis.
On la retrouve surtout dans les familles ouvrières où la dévotion, moins fardée, moins enjolivée qu’ailleurs, se traduit avec franchise, modestie et sincérité.
Ouvriers, qui revenez le soir, courbés sous le poids du labeur, n’oubliez pas, en passant auprès du sanctuaire de la Vierge, d’y entrer, et, déposant dans un coin du temple les outils de votre rude journée, de réciter l’Ave Maria. La Vierge, Mater Christi, vous bénira.
Vous tous qui souffrez dans votre âme et dans votre corps, qui succombez presque à la peine, n’oubliez pas, durant le mois de mai, d’entrer aussi dans le sanctuaire de la Vierge, à l’heure où l’Angelus sonne, et d’y réciter l’Ave Maria. La Vierge, Consolatrix afflictorum, séchera vos larmes !
Vous tous qui traînez encore au pied le boulet d’une passion dégradante, entrez aussi dans le sanctuaire de la Vierge, pour dire l’Ave Maria. La Vierge, Refugium peccatorum, vous délivrera de vos chaînes.
Que tous marquent leur dévotion à la Reine des Anges ! Que ce soit, dans son sanctuaire, brassées de lilas, pluies de roses, avalanches de lys, sourires, chants, larmes joyeuses, promesses et souvenirs ! une ville, un village, transportant des fleurs ! des bouquets partout ! depuis la mansarde jusqu’au salon, depuis l’humble cabane jusqu’au balcon doré !
Et sur cette gaieté épanouie, le beau ciel bleu de la saison nouvelle déploiera son royal azur.
La nuit du 16 mai 1889
Le soleil était descendu radieux derrière la crête des Laurentides, laissant derrière lui une traînée d’or et de pourpre ; mais, à peine le reflet de son dernier rayon s’était-il éteint, que la nature se troubla, et bientôt revêtit un voile sombre.
L’île d’Orléans, les falaises de Lévis, le Cap Diamant, et la vallée Saint-Charles s’enveloppèrent de ténèbres épaisses.
D’azur et tout de lumière qu’il resplendissait, le ciel était devenu noir, comme dans un temple, un jour de fête, aux candélabres étincelants des autels et de la nef, succèdent les tentures funéraires pour une messe de requiem, le lendemain.
Dans l’ancienne ville de Champlain, tout était silence ; à part quelques bourgeois attardés, tout le monde était rentré au logis.
C’était à l’heure du premier sommeil, à l’heure où tous les mauvais génies de l’empire de Béelzébuth, lâchés par l’Esprit du Mal, envahissent l’éther, s’agitent, horribles meutes, en fantastiques paraboles, en sarabandes infernales, au-dessus des hameaux paisibles, à chaque chevet.
Cette nuit-là, ils étaient légion.
Que se passait-il donc dans ce monde d’esprits diaboliques ?
Y ourdissait-on quelque funèbre complot ? Y organisait-on quelque lugubre exploit contre le repos des vivants ?
Sur terre, l’homme de peine, revenant tard de la corvée, au moment d’entrer dans son humble maisonnette, jetait un regard au firmament.
Il y a quelque chose dans l’air, se disait-il, en hochant la tête avec un vague sentiment d’inquiétude.
Et il verrouillait à double tour l’huis de sa pauvre demeure.
Du côté de l’Orient, soudain, on entendit comme une vague rumeur, comme un vaste bruissement de grandes ailes, dans l’espace.
Et la nuit sembla s’obscurcir de plus en plus.
À l’endroit où les Laurentides, à l’œil du citadin, paraissent se confondre avec l’île d’Orléans, on vit émerger, d’un vol oblique et saccadé, des apparitions aux formes indécises, comme d’étranges nébuleuses. Elles se rapprochèrent rapidement de la cité, non sans planer ici et là, avec des mouvements de chauves-souris, au dessus de certains endroits, jadis théâtres de grandes catastrophes, le long du bras septentrional du fleuve.
Bientôt leurs silhouettes se dessinèrent plus nettement, ainsi que de sinistres phosphorescences, sur le ciel opaque.
Des serpents dans leurs longs cheveux épars ; pour tout vêtement, une sorte de linceul ; comme ceinture, des reptiles enlacés ; pour armes, des poignards de feu, des torches incendiaires. Leurs yeux hagards et menaçants projetaient des lueurs fauves ; leurs traits de furies grimaçaient un rire satanique ; d’une main brandissant leurs poignards, leurs torches de malheur, de l’autre elles indiquaient un point sur terre.
Des monstres horribles leur formaient cortège. C’étaient les Centaures, les Gorgones, les Harpies, les Chimères, Briarée aux cent bras, Géryon au triple corps, l’Hydre de Lerne, les Chagrins, la Crainte, la Faim, mauvaise conseillère, le Désespoir, les pâles Maladies, les Remords vengeurs, et la Discorde avec sa chevelure de vipères.
Telles apparurent cette nuit-là, les Euménides, hideux spectres qui hantent le monde depuis le commencement des temps.
Mégère, Alecto, Tisiphone, tristes messagères du dieu qui tourmente et châtie les humains, du dieu qui commande le feu et la mort, qui êtes-vous venu frapper sur ce coin de terre déjà si souvent et si cruellement éprouvé ? La colère et la vengeance célestes veulent-elles encore des satisfactions ? Faut-il d’autres ruines, de nouvelles victimes, en expiation ? Ou êtes-vous simplement en tournée de malheur et de crimes ?
Non !
Les trois Furies n’étaient pas seulement de passage.
À la hauteur des faubourgs de la vieille cité, elles suspendirent un instant leur vol, scrutant de leurs regards de louves affamées les rues tranquilles, les quartiers endormis, et cherchant où frapper.
— Ici ! hurla Mégère ! en indiquant de son doigt effilé et crochu, ici Montcalm !
Mais, tout aussitôt, deux dates lugubres se dressèrent, en chiffres de feu et de sang, devant ses yeux : 1875 et 1881.……
— Passons outre, grommela la Furie !……
— Là-bas ! hurla de nouveau la voix rauque de Mégère.
Et soudain, une main invisible écrivit au firmament en traits de sang et de feu : 1845, 1866 et 1870……
Eh bien ; c’est bon !……
— Passons outre encore, rugit Mégère ! Allons plus loin ! Chacun son tour !
Et le trio de vampires fit entendre un ricanement d’enfer au souvenir d’affreuses calamités.
Ici, à gauche, cria derechef Mégère ! Voici qui me paraît neuf, et ta torche, ô Tisiphone, va avoir besogne facile en ces lieux !
Regarde un peu !…… Du bois partout, et…… pas d’eau !
Et les Furies descendirent d’un coup d’aile dans les profondeurs de la vallée, se concertèrent un instant, puis s’élevèrent, hideux volatiles, dans les airs.
Tisiphone secoua sa torche ; un tison s’en détacha, et, sillonnant l’espace, alla s’attacher à la toiture de pin résineux d’une maisonnette. La flèche de la fusée lumineuse est moins rapide dans sa descente, le trait lancé par le Peau-Rouge est plus lent à atteindre le but, que ne le fût ce sinistre brandon.
Au feu ! tonna une voix dans la rue.
Au feu ! crièrent d’autres voix.
Et le cri d’alarme se répercuta aux quatre coins du faubourg, comme les vibrations d’un vaste et puissant écho.
Déjà hanté dans son sommeil par de funèbres visions, le faubourg se réveilla en sursaut et descendit dans la rue……
Ce fut un grand tumulte……
Le feu, un feu subtil, qu’on eût dit animé dans chaque flamme par des esprits diaboliques, grandit terrible, sans entraves, dévorant tout, chemin faisant, comme une trombe qu’on eut dite lancée de l’enfer ; les brandons, emportés pour ainsi dire sur les ailes d’intelligences infernales, sautaient de toiture en toiture, s’insinuaient dans les interstices et les embrasures ; l’instant d’après, poutres et soliveaux se tordaient dans les étreintes de la pieuvre aux cent tentacules ; huis et fenêtres craquaient sous l’intensité du foyer ardent ; et la flamme pénétrante, traversant tout-à-coup ces faibles barrières de pin et de verre, s’élançait au dehors en formidables spirales, éclairant de lueurs épouvantables, des scènes d’effroi et de désolation.
Maisons après maisons, cernées dans un cercle rouge de flammes crépitantes, s’affaissaient, en croulant les unes sur les autres, laissaient derrière elles à peine un tronçon de cheminée, triste mausolée d’un foyer tout à l’heure paisible et heureux.
Au beffroi de l’église paroissiale, la cloche retentissait de la saisissante mélodie du tocsin, plus triste que le glas ; ailleurs, de par la ville, la sonnerie mesurée des églises faisait écho à ses navrants appels.
De la cité, du haut et du bas, des cohortes vaillantes arrivèrent au pas de course, pour prêter main-forte.
Mais, hélas ! Déjà, que de maisons croulées, que de ruines fumantes !
Que de vieillards, que de femmes, que d’enfants, que d’infirmités n’ayant plus pour tout abri que la voûte du ciel noir !
Aux bastions de l’antique citadelle, les sentinelles, comme à l’ordinaire, montaient la garde.
L’officier de service, faisant sa tournée, entendit comme une grande rumeur lointaine. Un instant, il prêta l’oreille ; la rumeur augmenta d’intensité.
Vite il retourna aux quartiers.
— Commandant, dit-il, une rumeur confuse, mais puissante, montant du bas de la ville, indique qu’il s’y passe quelque chose d’extraordinaire.
Tous deux sortirent, et, du bastion voisin, interrogèrent de l’oreille et de l’œil, l’espace et l’horizon.
Le couchant venait de se colorer d’une teinte rougeâtre, puis l’horizon sembla tout à coup vomir la flamme.
— On a besoin de nous — là-bas, dit le commandant.
Tout le monde sur le carré ! cria-t-il d’une voix stentoréenne.
La citadelle endormie se réveilla, comme sous un choc électrique.
Les clairons retentirent.
En un clin d’œil, la colonne se forma.
— Amis, dit le brave officier, il y a du malheur là-bas, dans la ville, et nos bras n’y seront pas de trop… En avant… arche !
Il dit, et d’une allure légère et résolue, il prit la tête de la troupe.
Au pied de la côte, un chien hurla : un soldat le mit en fuite d’un coup de botte.
— Mauvais signe ! grommela un sergent sans desserrer les dents.
Le commandant et ses soldats s’avancèrent d’un pas rapide dans les rues étroites et tortueuses des faubourgs, traversèrent des décombres fumants et allèrent se poster au cœur même du sinistre.
— Amis, cria le jeune officier au milieu de la foule qui le pressait, des myriades d’étincelles qui l’assaillaient, et des tourbillons de fumée qui l’aveuglaient, le moment est venu pour vous de montrer votre courage et votre valeur ! Voyez l’infortune de ce peuple. Mettez un frein à la fureur de l’élément destructeur ! Empêchez de nouvelles ruines ! Mais redoutez une lenteur fatale ! Hâtez-vous !
Il dit ; et les soldats, comme des lions mis en liberté dans l’arène, s’élancent sur les foyers incandescents, frappent les portes, et les arrachent de leurs gonds. Les échelles contre les cloisons se dressent ; aux pans des murs des câbles puissants s’accrochent ; les béliers s’acharnent, faisant de larges trouées ; les mains arrachent au fléau les ais fumants ; les bâtiments s’effondrent sous les barils de poudre ; poutres, murs et lambris s’écroulent, et les flammes ne rencontrant plus sur leur passage d’aliment facile, s’éteignent dans leurs propres cendres.
Ivres de pillage et de crime, les immondes Furies remontèrent un instant dans l’espace, et, dissimulées dans la nuit profonde, contemplèrent, avec des ricanements affreux, leur œuvre de destruction.
Le casque d’un guerrier brilla à leurs yeux surpris.
C’était celui du jeune officier qui, à la tête d’une poignée de braves, luttait avec vigueur et intrépidité contre les envahissements de la flamme.
— Quel est, fit Alecto, ce jeune téméraire, qui tente de contrecarrer les secrets desseins des dieux, et rendre inutile notre œuvre ? Il me tarde de lui apprendre que l’on ne s’oppose pas impunément aux décrets de Jupiter. Si vos torches incendiaires ont commis tant d’exploits cette nuit, il ne sera pas dit, foi d’Alecto, que ma puissance restera oisive.
Ayant ainsi parlé, Alecto descendit près du guerrier pour lui inspirer des desseins hardis, mais imprudents.
Le jeune, officier, à cet instant, se retournant brusquement du côté d’un sien ami :
— Dans un moment, dit-il, de cette maison que vous voyez sise là-bas, il ne restera rien debout !
À peine avait-il prononcé ces mots que, suivi d’un fidèle sergent, il se dirigea vers la maison et y entra……
Un fracas épouvantable se fit aussitôt entendre ; la terre en éprouva au loin un violent ébranlement.
On vit la maison s’élever à quelques pieds du sol, puis retomber et s’écraser sur elle-même, masse informe de débris de toute nature, au sein de laquelle le feu s’alluma……
Ce fut, de toutes parts, une clameur immense, terrible, exhalée de mille poitrines.
Ainsi qu’une meute lancée après un sanglier, la cohorte de soldats se rua sur ces monceaux de planches fendues, de portes éventrées, de poutres rompues, à travers lesquelles le feu se livrait déjà passage.
Ils étaient deux, là, sous ces décombres.
Respiraient-ils encore ? Ou leurs âmes violemment arrachées de leurs corps mutilés, erraient-elles déjà dans le pays des Ombres, sur les rives du fleuve de la mort ?
Morts ou vivants, il fallait au moins disputer, au brasier qui s’allumait, leurs pauvres dépouilles.
Atterrés, la douleur dans l’âme, les soldats fouillèrent fiévreusement les décombres, les mains brûlées, ensanglantées.
Soudain, à quelques pas de là, un gémissement se fait entendre.
On accourt.
C’est le fidèle sergent qui, à demi enseveli sous des débris, respire encore ; il a un bras et une jambe à l’état de charpie ; ses traits sont horriblement défigurés.
Un drap est transformé en civière ; on l’y dépose doucement, et on l’emporte du côté de l’hôpital.
Mais l’autre, le jeune officier, qu’était-il devenu ? Avait-il été victime d’un pire destin ? Comment douter de son triste sort, lorsqu’un brasier ardent couvrait déjà l’endroit où il était tombé !
Quand un puissant jet d’eau eut éteint les flammes et refroidi les cendres, tout à coup, ô spectacle affreux ! une forme humaine, maculée, noircie, déchiquetée, apparut aux regards des soldats terrifiés.
De l’élégant et brave guerrier de tout à l’heure, il ne restait plus qu’un tronc informe auquel manquaient une main et les deux jambes.
Plus tard, dans les cendres et les pierres calcinées d’une maison voisine, on retrouva la main absente, encore ornée d’un anneau d’or, les jambes perdues, encore chaussées de bottes longues aux éperons d’argent.
Les soldats recueillirent précieusement ces tristes restes, et, consternés et sanglotant, reprirent le chemin de la citadelle.
Sans plus tarder, les Furies déployèrent leurs ailes, et s’enfuirent.
Cela suffit pour cette nuit, glapirent-elles en jetant en arrière un regard de haine et de vengeance satisfaites.
Et toutes trois s’envolèrent au couchant. Elles disparurent bientôt à l’horizon, en quête d’autres endroits de la terre à désoler, d’autres humains à immoler.
Scène d’abomination et de désespoir !……
Qui pourra jamais décrire ce fouillis de ruines ?
Qui pourra peindre les horreurs de cette nuit lamentable ?……
Les infortunés, chassés du logis par le fléau, se réfugiaient pêle-mêle dans les champs d’alentour, sans vêtements, et à la merci d’une température inclémente.
Femmes, enfants, vieillards grelottaient, ô dérision ! en face de l’incendie, autour de quelques pauvres meubles sauvés à grand’peine.
Et, fait à peine croyable, parfois des monstres, sortes de vautours, venus on ne sait d’où, rôdaient autour des femmes seules, des vieillards débiles, et, malgré leurs cris et supplications, les dépouillaient des quelques effets, leur seul avoir, qu’ils avaient pu arracher à la destruction.
Les animaux domestiques, chevaux, chiens et bestiaux, affolés de terreur dans ce tumulte indescriptible, se précipitaient au milieu du tohu-bohu, qui hurlant, qui beuglant, qui hennissant, en quête d’un refuge.
Les enfants de tout âge, en chemise et pieds nus dans l’herbe humide, blottis dans les plis des vêtements de nuit de la mère, se plaignaient du froid et demandaient du pain.
Et, lorsqu’un peu plus tard, l’aurore se leva sur cette scène de ruines et de deuil, au milieu d’un brouillard lourd et gris, le ciel lui même pleurait.
Floraisons printanières
On était à la mi-juin.
Ce jour-là, quelle resplendissante matinée printanière !
Le blond Phébus saturait de lumière jardins, bosquets et vallons. Sous ses ardents rayons, la nature entière vibrait en se fécondant. Arbres, plantes et fleurs, se sentant revivre, dressaient vers lui leur feuillage épanoui, leurs corolles ouvertes, connue pour rendre hommage à sa puissance créatrice, en lui offrant les prémisses de leurs plus suaves parfums.
Devant pareille éclatante résurrection universelle, l’homme reste sous le coup d’une admiration muette. Elle lui suffit même à peine ; gêné qu’il est par les freins imposés à sa faculté de jouissance, comme, du reste, à ses autres facultés, il se prend à regretter de ne pouvoir se plonger tout entier dans les ondulations de ces flots de lumière, faire partie intégrante de cette atmosphère divinement embaumée.
Cependant, hypnotisé pour ainsi dire par le charme pénétrant de cette virile floraison, le voilà bercé dans de multiples rêveries auxquelles son imagination ne tarde pas à associer une apparition féminine, femme ou fillette, qu’il pare instantanément d’un mignon chapeau-bergère, d’une luxuriante chevelure, de prunelles de jais ou d’azur, d’un blanc corsage, de toutes petites chevilles, le tout enjolivé d’une désinvolture de gazelle.
Il lui semble la voir glissant comme une sylphide sur la grande route, ou bien émergeant d’ombreuses feuillées, ou encore paraissant dans l’angle d’un jardinet ou à la fenêtre d’une chaumière, et, enguirlandant cette belle nature d’une auréole de grâce et de séduction, dénouer le premier écheveau d’une ravissante idylle.
La dame blanche vous regarde,
Cet état d’âme, Paul était destiné à l’éprouver bien à son insu dans la vie réelle.
Paul était un gamin bien découplé, très robuste et de fort bonne taille pour son âge ; il dépassait de plusieurs mois sa treizième année. Deux grands yeux noirs, vifs, intelligents, c’était tout ce que l’on pouvait d’ordinaire distinguer dans sa physionomie. Véritable diablotin, suant la vie par tous les pores, espiègle, alerte, très habile à tous les jeux de son âge, il ne se connaissait pas de rival parmi tous les camarades avec lesquels il s’amusait durant les loisirs que lui laissait l’école du village.
La tenue de cet infatigable boute-en-train s’en ressentait notablement. Mais, la tenue ! Comme il s’en battait l’œil. Le fait est qu’il ne s’en occupait pas le moins du monde.
Invariablement jambes et pieds nus, la tignasse ébouriffée, recouverte seulement du fond d’une vieille casquette, une chemise déchirée dont maint lambeau resté accroché à un clou ou à une clôture, une culotte effilochée, percée en bien des endroits, et ne tenant que par une simple bretelle, pataugeant dans la boue d’une mare, ou se roulant dans la poussière du chemin, barbouillé jusqu’aux yeux, voilà dans quel état il gambadait à cœur de jour et finissait par réintégrer le logis paternel.
Bref, c’était, des pieds à la tête, tout ce qu’il y avait de plus gamin.
Bien inutilement sa mère, dégoûtée, le grondait sévèrement parfois, en le menaçant de tout dire à son père : naturellement, elle n’en faisait rien.
Le lendemain, c’était la même histoire.
Tout de même, malgré son caractère turbulent et sans-souci, Paul avait une petite amie qui demeurait porte voisine. Son nom était Irma, et elle avait à peu près l’âge de Paul. En dépit de tout, celui-ci avait toujours éprouvé une certaine considération pour Irma, joli brin de fillette, aux yeux bleus, à la chevelure châtaine, à la taille svelte, qui se développait admirablement.
Irma avait bien, autrefois, quelque peu partagé les jeux de Paul, mais, tout à coup, un jour, on la vit se tenir à l’écart, et ne faire que regarder les gamins s’amuser. Puis, elle prit des allures plus composées, des manières plus réservées. Était-ce instinct prémonitoire de pudeur, ou velléité de coquetterie naissante ? Qui saura jamais le fonds et le tréfonds d’un cœur de femme ?
Ce changement de venue n’avait pas toutefois complètement échappé à l’attention de Paul. Aussi avait-il essayé de la gouailler un peu, mais sans succès. Aussi, retourna-t-il aux camarades, et se laissa-t-il aller comme d’habitude à sa folâtre et tapageuse nature de gamin endiablé, sans se préoccuper davantage de ce qu’il appelait un caprice d’Irma.
Au cours de cette radieuse matinée de printemps, Paul, un peu las peut-être, se tenait nonchalamment debout, les mains dans les poches de son pantalon, adossé à la porte du fournil de la maison paternelle. Les amis étaient venus, mais il avait refusé de les suivre. D’un œil distrait, il regardait d’ici et de là. Rien ne lui disait quoi que ce fût. Il se sentait langoureux, en quête de quelque chose qu’il ne pouvait définir, et restait ennuyé, songeur, sans goût pour la moindre des choses.
Sur les entrefaites, Irma vint à passer et, se détournant à demi, aperçut son ami d’enfance.
— Bonjour, Paul, fit-elle…
Et comme Paul tardait à lui répondre :
— Il fait bien beau temps, n’est-ce pas, ajouta-t-elle ?
Paul se contenta de sourire en opinant d’un léger mouvement de tête.
Irma continua son chemin.
Elle était bien gentiment mise, cette matinée-là, Irma. Coiffée d’une toque de velours noir, de laquelle s’échappait une large tresse de cheveux châtains ornées d’un nœud de soie noire lisérée de blanc, vêtue d’un élégant boléro de couleur sombre, d’une robe de linon crême, mi-longue, en plissé fin, portant une paire de demi-guêtres, moulant adorablement son pied, elle avait bien gracieuse mine.
L’apparition soudaine d’Irma sembla impressionner profondément Paul, qui ne put s’empêcher de l’envelopper d’un regard mêlé à la fois de regret et d’admiration.
— C’est bien là Irma, balbutia-t-il, avec certain embarras, comme, s’il eût fait une découverte.
Il descendit machinalement la petite allée qui conduisait à la grande route, et, du coin de la clôture du jardin, à l’abri d’un pieu, il regarda Irma aller jusqu’au moment où elle entra dans une maison du voisinage.
Alors, il retourna à pas comptés reprendre sa place à la porte du fournil. Décidément, il était devenu rêveur. Foule d’impressions, de sentiments à demi-éclos, obsédaient son âme d’adolescent.
L’image d’Irma, pimpante dans ses beaux atours, lui trottait obstinément dans le cerveau.
Il finit par se regarder de la tête aux pieds, et, toujours pensant à Irma si élégamment vêtue, il eut là sincèrement honte de lui-même. Jamais il n’avait trouvé Irma aussi belle, et jamais non plus, en se comparant, il ne s’était vu aussi dégoûtant et comme tenue et comme propreté. Du coup, il se jugea absolument indigne même de lever les yeux sur sa jeune amie.
Il en était là de son retour sur lui-même, ayant toujours devant les yeux l’image d’Irma cheminant lestement dans la grande route, avec sa toque de velours, sa longue tresse de cheveux châtains, les joues légèrement colorées par la chaleur du jour, son petit boléro, et sa jupe de linon flottant au vent, lorsqu’il lui vint à l’idée qu’elle devait bientôt revenir, et, qu’elle le retrouverait dans son misérable accoutrement.
Vite, il s’enfuit et rentra au logis, d’où, dissimulé derrière les rideaux d’une fenêtre, il guetta le retour de la fillette qui, en effet, repassa quelques instants après, non sans jeter un coup d’œil dans l’endroit où elle avait vu Paul.
La seule apparition d’Irma avait été chez lui le signal d’une transformation complète qu’il n’aurait pu expliquer, du reste. À l’âge où il était arrivé, entre chien et loup, elle avait déterminé dans tout son être une crise décisive ; tel à l’aube, un paysage se dessine d’abord embrumé, confus, puis se montre peu à peu à la lumière solaire qui gravit l’horizon, et tout à coup se révèle tout entier sous l’éblouissante splendeur du premier rayon solaire qui franchit l’espace.
Pour la première fois, Paul trouva qu’Irma n’était plus elle et que lui-même n’était plus lui.
Ce jour-là, abandonnant pour de bon ses camarades, Paul n’osa pas dépasser les alentours de la maison paternelle.
Ce que voyant, sa mère, quelque peu ahurie, lui demanda s’il avait eu querelle avec quelqu’un de ses amis, ou s’il se sentait indisposé.
Paul hocha négativement la tête.
Le lendemain, debout de grand matin, on aurait pu le voir procéder minutieusement à sa toilette, et revêtir un costume décent. Durant la journée, il passa deux fois devant la maison d’Irma, mais celle-ci demeura invisible.
Le surlendemain, mêmes soins de toilette, même manège.
Sa mère, totalement abasourdie, ne comprenait rien à ce changement à vue. Il doit pourtant y avoir anguille sous roche, se disait-elle parfois.
Quant aux camarades, ils n’étaient, ni plus ni moins qu’esbrouffés.
Paul ne fut pas plus heureux que la veille : Irma persistait à ne pas reparaître. C’était simplement fortuit. Mais Paul n’était pas garçon à se laisser décontenancer par ces déconvenues.
Le lendemain était un dimanche. Paul se fit une toilette des grands jours. Il mit en réquisition les plus beaux habits de sa garde-robe. Il avait vraiment fière allure, ce gaillard de près de quatorze ans.
Quand il se mit en route pour l’église paroissiale, une blanche marguerite se pavanait, même à la boutonnière de son veston.
Il avait à peine fait quelques pas, que, heureux hasard, il se coudoya à Irma qui, elle aussi, s’en allait à la messe.
La jeune fille recula de stupéfaction.
Mais, c’est toi, Paul, s’écria-t-elle, c’est bien toi ! Est-ce bien possible ? Comme tu es bien mis. Vraiment on ne te reconnaît plus.
Paul se contenta de sourire d’un petit air triomphateur.
Irma, toute radieuse, qui n’avait jamais pensé que Paul pût se faire aussi élégant, s’empara de son bras avec sa naïve candeur d’antan, et voilà les deux jeunes gens partis cheminant du côté de l’église.
Sur le perron du temple, lorsqu’ils parurent, ce fut un feu roulant de chuchotements, surtout parmi les femmes.
— Tiens, firent d’aucunes, mais c’est ce diable de Paul bras dessus bras dessous avec Irma, la fille à Pierre-Jacques !… Sont-ils endimanchés un peu !…
Deux amoureux, gageons !…
— Déjà ? interrompirent d’autres.
— Il y a un commencement partout, observa un grand élingué.
Inutile de dire que Paul et Irma se rencontrèrent assez souvent, par hasard, dans la suite…
Et voilà comment il se fit que, quelque cinq ans plus tard, Paul et Irma reprenaient ensemble à nouveau le chemin de l’église paroissiale, pour assister à la messe, une messe particulière, qui consacrait leur union. Ce n’était plus un dimanche, mais bien un jour de semaine.
Tel fut le dénouement d’une apparition féminine, bien fortuite, par une éblouissante matinée printanière, au milieu d’une nature exubérante de virilité, vibrante de radieuses floraisons, et invitant l’âme ravie à donner généreusement son concours à la sublime harmonie de la création.
Oubliée
Un feu de grille brûlait dans la pièce, un petit salon, et projetait sur les tentures une demi-clarté blafarde et vacillante. Des flammeroles bleues gorge-de-pigeon, s’en échappaient, pour aussitôt s’évanouir dans la cheminée. Tout était silence dans la pièce ; on n’entendait que le tic-tac cadencé et monotone d’une horloge posée sur une console.
Cependant, il y avait deux existences humaines dans ce petit salon ; elle d’un côté, lui de l’autre. Elle s’était pelotonnée dans un vaste fauteuil de velours d’Utrecht, lutinant légèrement, du bout d’une mule exquise, le grillage en cuivre doré du foyer. Lui s’était nonchalamment étendu sur un divan, bâillant, le front soucieux comme sous le poids d’une inquiétude ou l’obsession d’une grosse affaire.
L’atmosphère de la pièce semblait chargée et lourde ; on y respirait quelque chose comme les avant-coureurs d’un orage.
Et le petit feu de grille brûlait toujours, lançant des flammeroles bleuâtres dans la cheminée.
Et l’horloge, sur la console, faisait toujours tic-tac.
Soudain, la forme féminine, pelotonnée dans le vaste fauteuil de velours d’Utrecht, se dépelotonna en se redressant de toute sa hauteur. Une voix brève le tira lui, brusquement, de sa méditation. C’était la voix féminine qui rompait le silence.
— J’espère, dit-elle lentement et en scandant ses paroles, que c’est fait, et qu’elle est bien et duement partie…
En même temps, à travers les clartés blafardes et vacillantes, elle darda sur lui deux yeux qui semblèrent lui farfouiller l’âme jusque dans ses plus intimes replis ; deux yeux dans lesquels brillait un fulgurant point d’interrogation. Lui, s’était remis sur son séant, la physionomie ahurie, le regard perdu dans le vide, scrutant distraitement les arabesques du tapis, et n’osant affronter les deux yeux qu’il sentait braqués sur lui comme des armes à feu.
Qu’allait-il donc répondre ?
Et le petit feu de grille brûlait toujours, lançant des flammeroles bleuâtres dans la cheminée.
Et l’horloge sur la console faisait toujours tic-tac.
Encore une fois, qu’allait-il donc répondre ? Il commençait à se sentir faiblir sous le feu de ces deux prunelles noires, menaçantes, pleines d’éclairs, et de plus en plus obstinément rivées sur lui. Il se voyait enclavé dans un terrible dilemme. Il arrive comme cela dans la vie d’un homme un moment, où, en une seconde, il peut, pour toujours, perdre la confiance et l’affection d’une femme, de la sienne surtout, ce qui est encore plus grave. Il en était là, et se rendait parfaitement compte de la situation. Dire la vérité, c’était pour le moins provoquer toute une scène, qui aurait pu tourner au drame. Ne pas la dire n’était assurément pas honnête, mais laissait toujours une porte ouverte à des explications ultérieures et… au repentir final.
Il lui fallait cependant, coûte que coûte, prendre un parti. On est homme après tout, se dit-il. Alors, à la grâce ! Et il se décida à répondre.
— Mais oui, fit-il, avec une contrainte mal déguisée, certainement qu’elle est partie. Elle a dû prendre le train de minuit hier ; elle doit être déjà loin à l’heure qu’il est. Tonnerre de Dieu ! où donc s’égarent tes soupçons ? Jusqu’ici, ne t’ai-je pas prodigué, et dans ma conduite, et dans mes attentions, l’affection la plus tendre ?… Elle est partie, bien partie…
D’ailleurs, comment donc as-tu craint que je pouvais, même un instant, te manquer de parole ? Ma foi ! c’est honteux !
Et le petit feu de grille brûlait toujours, lançant des flammeroles bleuâtres dans la cheminée.
Et l’horloge sur la console faisait toujours tic-tac.
Elle, n’avait plus bougé d’un doigt. Seulement, en l’écoutant, son regard avait pris une expression dédaigneuse de doute, de souveraine méfiance ; c’était l’instinct qui parlait, comme chez la plupart des femmes, du reste.
Disait-il toute la vérité, rien que la vérité ?
Négligemment, elle se mit à jouer avec la châtelaine qui ornait son corsage. Que d’hypothèses plus ou moins vraisemblables caracolaient dans sa cervelle ! Ah ! c’était bien dommage que les rayons X ne fussent pas applicables au moral comme au physique ; ce qu’elle eut vite su à quoi s’en tenir ! Force lui fut, en fin de compte, de se contenter pour le moment de la réponse de son seigneur et maître.
Et le petit feu de grille brûlait toujours, lançant des flammeroles bleuâtres dans la cheminée.
Et l’horloge sur la console faisait toujours tic-tac.
Il n’avait pas dit la vérité ; le courage lui avait fait faux bond au dernier moment.
Mais, comment cela va-t-il finir, se murmurait-il ? Si elle savait… Si elle venait à découvrir que je la trompe, là, de honteuse façon… Mais non ! elle n’en saura rien… Il faut à tout prix qu’elle ignore… Soyons prudent, surveillons-nous et… surveillons-la !
La tête basse, la conscience agitée, honteux de lui-même, de la malhonnêteté qu’il avait commise, il se laissa choir sur le divan, comme épuisé par la tension nerveuse qu’il venait de subir.
Et le petit feu de grille brûlait toujours, lançant des flammeroles bleuâtres dans la cheminée.
Et l’horloge sur la console faisait toujours tic-tac.
Tard, bien tard dans la soirée, l’intéressante jeune femme était encore là, assise dans le vaste fauteuil de velours d’Utrecht, immobile, indéchiffrable comme le sphynx. Lui avait disparu depuis quelque temps déjà.
Soudain, elle se redressa de toute sa taille, se leva, jeta un coup d’œil autour d’elle, s’en alla droit à l’horloge pour s’assurer de l’heure, puis, tournant sur les talons, fit mine de quitter la pièce, mais, elle s’arrêta tout aussitôt, le regard fixe, un doigt sur les lèvres. J’en aurai le cœur net, fit-elle avec un mouvement, énergique, et, à son tour, elle disparut.
Le petit feu de grille ne lançait plus de flammeroles bleuâtres dans la cheminée.
Mais l’horloge, sur la console, faisait toujours tic-tac.
Le timbre du parlement venait de sonner mélancoliquement deux heures du matin. Déjà un soupçon d’aube faisait pâlir l’orient. Juste à ce moment-là, une ombre légère, vaporeuse comme un sylphe, effleurait à peine du bout des pieds l’escalier principal de la maison ; elle ne descendit pas, elle glissa plutôt jusqu’en bas de la rampe. Cette ombre était celle de la jeune femme qui avait passé une grande partie de la soirée dans le vaste fauteuil de velours d’Utrecht, devant le petit feu de grille aux flammeroles bleuâtres.
Un instant, elle s’arrêta dans le couloir d’entrée, indécise, semblant chercher quelque chose. Bientôt, elle reparut dans le petit salon d’à côté, tenant dans ses deux mains un long paletot dont elle se mit à interroger fébrilement les goussets…
Et l’horloge sur la console faisait toujours tic-tac.
Rien !… Rien de rien dans cet habit ?… Très étrange tout de même !!! Me serais-je méprise sur son compte, balbutia-t-elle ?
L’aube blanchissait un peu plus le firmament. Elle s’approcha d’une fenêtre aux volets entr’ouverts, porta à la hauteur de ses yeux et en demi-clarté le long vêtement qu’elle avait décroché de la patère dans le couloir, et se mit à le palper en tous sens.
Rien !… Rien encore !!!
Elle allait abandonner la partie, lorsqu’elle sentit sous ses doigts comme un corps élastique contenu dans une petite poche qui, jusque-là, avait échappé à ses perquisitions. D’un mouvement nerveux elle y plongea la main, et en retira un pli dont elle scruta l’adresse à la clarté encore indécise de l’aube naissante.
— Ah ! fit-elle, sous le coup de la plus grande agitation. Les deux bras lui tombèrent et l’habit glissa sur le parquet. Il y eut quelques secondes d’un silence morne.
L’horloge même, sur la console, ne faisait plus tic-tac.. . . . . . . .
C’était la lettre qu’elle l’avait chargé, deux jours avant, de mettre à la poste. . . . . . .
Elle n’était pas partie.
Le petit Jules
— Je vais sortir cet après-midi, dit la grand’mère. Je vais aller au parc et j’emmènerai Jules avec moi.
— Bon ! s’écria la mère. Ma vieille, vous allez me soulager un peu. Je vais pouvoir me reposer. Vous savez, avec cet enfant-là, il n’y a pas moyen. Mais prenez garde aux voitures, aux autos. Vous savez comme c’est dangereux, les autos surtout.
— Ne craignez rien, fit l’aïeule, je vais prendre les chars ici, au coin de la rue.
Le petit Jules, qui avait tout entendu, ne se tenait plus de joie. Une promenade au parc, et, par dessus le marché, dans les chars… Le grand air, la liberté…
Mais, il lui fallait se tenir, comme on dit dans les familles, bien sage, ne pas faire de bruit qui éveillerait sa petite sœur au berceau, ne pas agacer le chien, ou tirer la queue du chat.
C’était difficile, mais enfin la récompense valait le sacrifice.
L’épreuve psychologique passée, Jules se laissa faire sa toilette des dimanches, non sans babiller, formuler multiples questions et réflexions, dansant tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, fourrant ses doigts dans les yeux ou la chevelure de sa mère qui, impatientée, ne cessait de dire :
— Voyez-moi ça ! Est-il tannant un peu ? P’tit insouffrable ! Va ! si tu peux me débarrasser une fois !…
Tout fut assez tôt prêt, et la grand’mère se mit en route, en tenant bien Jules par la main.
L’omnibus du tramway se fit attendre, mais on l’aborda enfin.
Naturellement, le premier mouvement de Jules fut de grimper sur une banquette, et, à genoux, de se mettre à regarder, par le guichet ouvert, ce qui se passait dans la rue.
Que de nouveautés ! Que de choses intéressantes ! Que de jouissances ! D’ailleurs, faut-il l’univers pour amuser les enfants ?
La journée était belle, radieuse, ravissante, comme quelques-unes de ces journées fin de juin, alors que le soleil, à son zénith, dans ce coin de l’hémisphère boréal, imprime une vigueur extraordinaire à la végétation, la met singulièrement en relief, en lui distribuant généreusement et lumière et chaleur, avant de graduellement redescendre vers un autre solstice, moins clément celui-là.
Au parc, rencontre d’un grand monsieur d’élégante tenue, un des amis de la famille.
— Ah ! bonjour, madame, fit celui-ci en s’inclinant du côté de l’aïeule.
— Bonjour, Monsieur, répondit l’aïeule en se levant de la banquette qu’elle occupait.
— Je vous en prie, Madame, repartit le monsieur, reprenez votre siège. Et, comment vous portez-vous ?
— Assez bien, merci, dit la vieille.
— Quel temps magnifique, continua-t-il ! Et ce petit bonhomme, comment s’appelle-t-il ?
— Monsieur, c’est le fils, l’enfant, gâté de votre ami, Monsieur L…, Je comprends. Il ne vous est pas facile de le reconnaître. Quand vous venez à la maison, le soir, il est toujours au lit. Vous savez, les enfants, on les couche toujours à bonne heure.
— Comment t’appelles-tu, mon petit, fit le monsieur en se tournant du côté de l’enfant ?
— Il se nomme Jules, intervint l’aïeule. C’est un grand homme à présent, il va à l’école… Ça n’est pas pour rien dire de trop, mais, ce qu’il est dissipé… Voyons ! Jules… Monsieur demande ton nom… Réponds-lui… Sois poli, au moins ! Donne-lui ton nom !
Et Jules, faisant une moue, tendit simplement sa menotte, sans dire un mot.
L’incident se trouva clos, et, avec un profond salut, le monsieur se retira.
Bonne partie de l’après-midi se passa sans autre incident. On fit le tour du parc, on prit place sur des banquettes en différents endroits, l’aïeule tricotant de temps à autre, et le petit Jules se frappant les deux mains et criant chaque fois qu’un omnibus du tramway passait, humant le grand air que parfumaient certaines fleurs printanières, courant après un papillon, folâtrant ici et là, respectant à peine les vertes pelouses, interdites par les pancartes municipales, malgré que l’aïeule eut eu le soin de les expliquer à l’enfant.
On repartit, non sans regret. À cette période de l’année, le soleil était encore haut. Le fait est que, fin de juin et commencement de juillet, c’est à peine si, entre sa disparition de l’horizon et sa réapparition, il y a un écart de quatre ou cinq heures.
Chemin faisant, en allant reprendre le tramway à certaine distance du parc, l’aïeule s’arrêta tout à coup en contemplation devant un étalage, accusant certaine importance, de photographies, de grandes images et de cadres dorés. Il lui vint soudain une idée. Elle entra sans dire mot dans le magasin qui donnait à l’arrière sur un vaste atelier à la Disdéri. Satisfaite, l’aïeule n’en ressortit qu’au bout d’une demi-heure. Le petit Jules s’était bien conformé à la demande qu’on lui avait faite de se tenir un moment tranquille, sans bouger, mais n’avait pas songé à aller jusqu’aux explications.
Une fois dans la rue, il eut beau questionner l’aïeule, celle-ci ne donnait que des réponses évasives.
— Je suis entrée là, finit-elle par dire, simplement pour voir les grandes images… j’aime beaucoup ça, moi, les grandes images…
— Mais, l’homme, là, au fond, il m’a dit de me tenir tranquille. Pourquoi ça ?
— C’est tout simplement parce qu’il avait besoin que tu le fusses, répondit l’aïeule. Tu sais, mon pauvre petit Jules, tu es pas mal dissipé par temps, mais tu n’as pas besoin de parler de la chose à la maison. Tu n’en parleras pas, me le promets-tu ?
Jules, tout en gambadant, promit.
On finit par réintégrer, en bon ordre, le logis paternel.
Ah ! ce que Jules extasié en raconta de sa promenade à son père, à sa mère, et à la ménagère, ça n’est rien que de le dire. Il avait vu ci, vu ça… Bref, ce fut à n’en plus finir. Il y mit tant d’enthousiasme qu’à un certain moment, il eut un lapsus linguae et faillit manquer à sa promesse.
Voyant tout à coup l’aïeule le regarder et se mettre un doigt sur les lèvres, il s’arrêta tout court. Puis, allant trouver la vieille, il lui dit tout fort à l’oreille.
— Je l’ai pas dit… je le dirai pas.
Le secret se trouvant ainsi parfaitement assuré, l’incident ne provoqua heureusement aucune demande d’explications, et le petit reprit chaleureusement son récit.
L’enfant dépassait d’à peine quelques semaines la quatrième année de son âge. Très éveillé, comme on a dû le constater, n’appartenant pas à la catégorie des enfants sages, ainsi que l’avait dit l’aïeule au monsieur du parc, il allait à l’école, une petite école du voisinage, située à une encoignure de rues. Le magister n’était pas précisément ce que l’on appelle un savant, un puits de science pédagogique, ce qu’il aurait dû être pour logiquement diriger les petits bonshommes de son école. Il n’était pas même un vieux routier de l’existence. Célibataire bien avancé en âge, il ne pouvait donc avoir acquis l’expérience de l’enfance dans la famille. Affublé d’une longue houppelande à ramages pittoresques, il portait une prétentieuse férule dont il ne privait pas les marmots sous sa direction… C’était, suivant lui, le meilleur moyen à employer pour faire entrer la science dans la caboche des tout-petits. Sa science n’avait pas grande envergure, elle commençait au b-a-ba et n’allait pas plus loin que le Devoir du Chrétien.
Qu’importe, le petit Jules, avec toute son espièglerie, son intelligence prime-sautière, était déjà très avancé pour son âge ; il était non-seulement dans le b-a-ba, mais aussi assez familier avec le tracé des lignes droites, obliques et courbes et même dans la juxtaposition des lettres et l’alignement des mots pour que, à la reprise de la classe, après la vacance, le magister le jugea assez fort pour le faire monter jusqu’au Devoir du Chrétien.
Lire dans le Devoir à l’école du vieux L…, à cette époque, c’était grosse affaire ; il fallait être un enfant de grands talents.
Aussi, le petit Jules était-il fier d’annoncer à tout venant à la maison qu’après la vacance le maître lui avait dit qu’il lirait dans le Devoir.
Si l’humanité en faisait autant…
Dire tout simplement que le père était épris de son petit Jules, quelle indigence d’expression, en face de la réalité ! Il l’adorait ni plus ni moins, sans aveuglement cependant. Et, le petit Jules, avec toute l’exubérance de sa nature et une confiance sans bornes, lui rendait bien richement ce sentiment.
Aussi était-ce toujours grande fête à l’arrivée du père, retour de sa besogne. Jules accourait au devant, se jetait dans ses jambes, s’accrochant à une, lui grimpant sur les genoux, lorsqu’il s’asseyait, lui tirant délicatement la moustache, lui ébouriffant les cheveux, tripotant la chaîne de sa montre, tirant celle-ci de son gousset, pour en écouter le tic-tac et parfois lui faire courir plus d’une aventure en voulant savoir ce qu’il y avait dedans.
— Son père ! son père ! questionnait-il, montre-moi donc ça ?
Et, « son père », victime de toutes ces cajoleries enfantines, jouissait tout de même en se contentant de dire :
— Tranquille, mon petit Jules ! sois tranquille. Tu veux tout savoir, je te le dirai ! Attends un peu ! Tu me fatigues.
Et il embrassait la tête blonde et la tendre margoulette du petit.
À table, Jules était à la droite de son père ; c’était entendu. Il prenait cette place de droit. Personne n’aurait osé la lui disputer.
Le repas fini : « Son père », disait Jules, fais-moi donc des images comme l’autre jour.
Et, alors, le père, pour se tirer d’affaire, allait chercher un grand in-folio illustré, pour lui en faire voir et expliquer les gravures.
— J’aime pas ça, ces images-là, protestait Jules, je les ai vues déjà. Fais-moi-z’en d’autres, là, avec du papier !
Alors le père se résignait, s’armait d’un crayon et prenait du papier. Jules, les deux coudes sur la table, suivait de près les lignes du dessin. De ces impromptus au crayon, naissaient une maison de campagne, un gros arbre, un oiseau, un poisson, un chien, un cheval, un navire, qui appartenaient aux variétés les plus fantaisistes du monde. Le petit Jules en était ébahi, ravi, et tout naturellement exigeait une, deux, trois copies du premier exemplaire.
Parfois, le père, donnant libre cours à son talent, s’aventurait jusqu’à portraiturer la mère, l’aïeule ou la ménagère.
Alors, Jules, nanti de portraits, parcourait la maison en les montrant avec l’assurance d’un exposant du prix de Rome.
— Tiens, s’écriait-il, c’est ton portrait.
Et tout en minaudant, il se frappait les deux mains.
— Mais non, lui disait-on, ça n’est pas mon portrait.
— Oui, oui, rétorquait-il, « son père » l’a dit ; c’est lui qui l’a fait, là, avec son crayon, là-bas, sur la table.
« Son père » l’a dit ! Il n’y avait pas à discuter ; « Son père » l’avait dit.
Le mot de portrait avait un jour donné à réfléchir au père. Ce serait bien à propos, se dit-il, si nous avions un portrait du petit Jules.
Il en conféra avec le personnel de la maison.
— Ça bien du bon sens, observa la mère. Il est d’âge. On ne sait pas ce qui peut arriver. J’enverrai la vieille avec lui chez le photographe.
Mais, comme c’est assez souvent le cas, pour une raison ou pour une autre, on tarda de donner suite au projet.
Un jour, le petit Jules revint de l’école, pas enjoué comme d’habitude. En arrivant, il s’étendit dans un grand fauteuil, puis, quelque temps après, alla se coucher sur un canapé.
— Le petit a quelque chose, dit la grand’mère.
Le petit Jules resta ainsi couché une partie de la journée. Finalement on jugea à propos de le mettre dans son lit, en lui administrant une potion chaude, car il commençait à se faire un peu frileux.
Et, quand le soir, le père arriva, Jules n’était pas là. Grande fut sa surprise.
— Où est mon petit Jules, s’enquit-il ?
— Il ne semble pas bien, lui fut-il répondu. On a cru devoir le mettre au lit.
— A-t-il attrapé un coup ? Que peut-il avoir ? se demanda le père. Allons ! Voyons !
Et il se rendit à la chambrette de l’enfant.
— Qu’as-tu, mon petit Jules ? fit le père. De quoi souffres-tu ?
L’enfant, à demi somnolent, se réveilla aussitôt à la voix de son père, et se mettant sur son séant :
— Bobo, là, à la tête, dit-il en portant une main au front.
De suite, le père fit mander le médecin de la famille.
— Ça n’est pas grand’chose, dit celui-ci, après auscultation. L’enfant aura attrapé un rhume de cerveau. Il est très enchifrené. Mais ça se passera comme c’est venu, et il écrivit une prescription.
Quelques jours s’écoulèrent. L’état du petit ne paraissait pas s’améliorer ; au fond, il s’aggravait.
Au comble d’une inquiétude qui touchait à l’angoisse, le père fit redemander le médecin.
Le cas est devenu sérieux, remarqua celui-ci. Le petit souffre d’une grosse fièvre et se plaint toujours d’un gros mal de tête.
Pour l’acquit de sa conscience, il recommanda un traitement et repartit. Au moment où il franchissait la porte de la maison :
— Mon cher ami, dit-il au père, je ne vous le cacherai pas plus longtemps, c’est un cas de méningite aiguë. La science n’y peut rien faire. Il faudrait un miracle. Mais, n’en dites rien aux vôtres ! Ils l’apprendront assez tôt.
Le père, le désespoir dans l’âme, remonta comme il put l’escalier et se rendit auprès du lit du petit malade qui ne cessait de porter la main à la tête en disant d’une voix de plus en plus faible :
— « Son père » ! Bobo là… Bobo… à la tête
Quis est homo qui non fleret
Natum suum si videret
In tanto supplicio !
Le père, s’abîmant dans sa douleur, ne quitta pas de la nuit le chevet de l’enfant. Il était seul. Sa femme se reposait. Quant à la grand’mère elle s’était blottie, au fond de la cuisine, dans un grand fauteuil.
Vers l’aube, le petit Jules tomba dans un état semi-comateux. Il ne put murmurer à son père qui lui demandait : « Me reconnais-tu, mon petit Jules » ? qu’un oui et esquisser un faible signe.
Ce fut la suprême manifestation de son intelligence.
Les lèvres se contractèrent légèrement ; les narines se pincèrent et la figure prit une teinte cadavérique.
Il venait d’expirer.
Tout était fini pour le petit Jules en ce monde.
Son âme s’était envolée dans le mystérieux au-delà…
Inutile ici d’essayer de décrire certaines douleurs.
Ceux qui ont subi pareil coup en comprendront la blessure ; large, profonde, cruelle comme elle l’est, elle ne se referme pas……
— Ah si, au moins, nous avions son portrait, gémissait « son père » en se tenant la tête à deux mains, en désespéré, au retour des funérailles.
La grand’mère, disparue un instant, revint tout aussitôt.
— Le voilà, fit-elle entre deux sanglots, et, d’une grande enveloppe, elle tira… le portrait du petit Jules… Vous l’aviez oublié, mais j’y ai pensé, moi, lors de notre promenade au parc Victoria. C’était entendu : il devait vous le présenter, lorsqu’il aurait eu cinq ans. Mais… Et la vieille éclata de nouveau en sanglots.
Le portrait du petit Jules occupe la place d’honneur au salon.
Il y a de cela cinquante ans, me dit le narrateur. Mais n’empêche que depuis, je le revois encore dans mes rêves, comme s’il était en chair et en os, je le berce, je le dorlote toujours ; je le fais sauter sur mes genoux ; il me tire les moustaches, m’ébouriffe les cheveux, je lui dessine des chevaux, des chiens, des oiseaux, et je lui répète, comme à l’accoutumée, des airs connus ou improvisés.
Et quand, à mon réveil, je me retrouve face à face avec la navrante réalité, eh bien… Il prit un mouchoir, essuya deux grosses larmes.
— Hum ! eh bien ! fis-je machinalement en toussant bruyamment pour dissimuler une émotion, quelque chose qui me serrait la gorge.
— Eh bien ! articula-t-il d’une voix à demi étouffée… Excusez-moi… Vous voyez… je le pleure encore…
La Terrasse de Québec
C’était quelque part vers 1907–1908, aux deux tiers de l’année, par une après-midi ensoleillée de mi-septembre.
Un médecin de mes amis était arrivé le matin même de San-Francisco avec sa jeune femme, et était monté au Château-Frontenac.
Déjà prévenu de leur arrivée, j’allai leur présenter mes hommages et mes souhaits de bienvenue. Ils n’étaient pas à l’hôtel. Je finis par les trouver sur la terrasse, tous deux en contemplation muette ; la jeune femme surtout paraissait comme hypnotisée par le paysage.
Je dus finalement rompre le charme, et indiquer ma présence aussi délicatement que possible.
Après les salutations et les compliments d’usage, la conversation roula sur des sujets divers, comme entre anciennes connaissances.
À nouveau j’exprimai mes regrets d’être intervenu dans une contemplation qui m’avait paru absorbante.
— Oubliez donc vos regrets, interrompit vivement la jeune femme, nous pouvons nous reprendre.
« Mon mari, qui est Canadien, m’avait bien souvent parlé du majestueux promontoire de Québec et de la terrasse qui le décore. Mais, je vous confesse que mon imagination est restée bien en deçà de la réalité. Cette vue est simplement ravissante, c’est le plus beau spectacle que j’aie encore eu de ma vie. J’ai vu le Bosphore, la baie de Naples, le pays de Cordoue, les paysages du Rhin, mais rien de semblable au monde. Que de grandeur dans cet ensemble et que de délicatesse dans cette grandeur ! Il me semble que rien ne puisse jamais venir atténuer le caractère imposant de cette nature ; qu’en changeant d’aspect, suivant la saison, elle n’en doit pas moins rester captivante sous le soleil, sublime dans la tempête. »
J’allais confirmer les impressions de l’aimable San-Franciscaine, lorsque son mari se chargea de la réponse :
— Oui, fit-il, j’ai beaucoup voyagé dans le vieux monde. Ses plus beaux points de vue me sont même familiers, en Turquie, en Italie, en Allemagne et en Suisse. Celui de la terrasse m’est parfaitement connu, puisque je suis Canadien, né dans les environs de Québec, et que j’ai habité la vieille capitale pendant bien des années. Eh bien ! mon cher ami, permettez-moi de vous le dire en toute sincérité, ce point de vue est incomparable ; il est unique, entendez-vous, unique.
— C’est ce que je pensais, fis-je en m’inclinant, comme si j’eusse été l’auteur, le propriétaire, ou tout au moins le locataire à bail emphytéotique de toute cette nature, et la palme que vous venez de décerner, avec autant d’autorité que d’enthousiasme, à la terrasse de Québec et à ses environnements, porte dans mon âme la conviction que nous avons chez nous une merveille à nulle autre pareille.
À ce moment-là, le jour baissait ; le soleil, se glissant de derrière un nuage bleu sombre, inonda d’une radieuse clarté les hauteurs de Lévis, la pointe de l’île d’Orléans et la côte de Beaupré. Ses rayons, tombant obliquement sur tout cet ensemble, distribuaient ici et là l’ombre et la lumière, contrastes charmants qui faisaient ressortir d’admirable façon, bois, collines et prairies.
Du côté de Lévis, jusqu’à la pointe Saint-Joseph, et sur quelques points de la côte de Beaupré, c’était un éblouissant scintillement de toitures ; tel le miroitement d’une rivière de diamants sur les épaules d’une jolie femme.
Le Château-Frontenac participait aussi à cette illumination féerique. À droite, la citadelle campée sur le promontoire géant, estompait de sa masse imposante le ciel bleu. À gauche, les Laurentides, offrant toutes les nuances de l’émeraude, décrivaient sur la voûte azurée leurs crêtes paraboliques, en allant se fondre, à la limite de l’horizon, dans les flancs du Cap Tourmente.
En bas, entre les deux rives, le grand fleuve roulait paisiblement ses eaux profondes, se déployant comme un large ruban nuancé d’azur et d’argent, baignant toute la grève de Beauport jusqu’à la chute Montmorency, et allant de ses deux bras donner comme une étreinte amoureuse à l’île de Bacchus.
Tout-à-coup, une carène énorme parut au tournant de la pointe Saint-Joseph ; c’était celle d’un vaisseau océanique, véritable léviathan, qui entrait dans le port.
Les promeneurs avaient déjà depuis quelque temps cessé de faire les cents pas, et, pour la plupart, accoudés à la balustrade, ou occupant des banquettes, étaient tombés en admiration devant le spectacle. L’apparition du vaisseau provoqua une diversion dans les groupes.
Le soleil descendait toujours. Bientôt, il plongea à demi sous la ligne de l’horizon, avec, comme escorte, un groupe de petits nuages folâtres, dorés et empourprés. Deux ou trois toitures, à Lévis, reflétèrent les derniers rayons de l’astre du jour.
Et le crépuscule se fit.
Lentement d’abord, comme indécise devant les derniers effluves solaires, l’ombre enveloppa le fleuve, qui prit une teinte mordorée, sur laquelle se détachèrent plus nettement les coques blanches des bateaux-passeurs, et çà et là la voilure d’un yacht. La citadelle s’assombrit ; le Château-Frontenac s’illumina à tous les étages. Sur les hauteurs de Lévis, depuis Saint-Romuald jusqu’à la pointe Saint-Joseph, au pied des falaises, deux franges de lampes électriques étincelèrent, et la belle veilleuse des nuits projeta sa lumière à l’orient.
— Je vous le répète, fit mon ami, ce spectacle est unique. Mais, rentrons, et faites-nous le plaisir de dîner avec nous. Nous reprendrons ensuite notre promenade sur la terrasse.
Nous fûmes bientôt à table.
— Y a-t-il longtemps que votre terrasse est construite, interrogea la jeune femme, et quelle étendue peut-elle avoir ?
— Elle fut construite, lui répondis-je, sous un ancien gouverneur du Canada, Lord Durham, qui lui donna son nom. D’après la chronique, elle mesurait alors cent soixante pieds. Quelques années après, en 1854, on la prolongea, jusqu’à deux cent soixante-dix pieds. Un quart de siècle plus tard, en 1879, grâce à l’initiative de l’un des gouverneurs les plus distingués et les plus populaires que le Canada ait jamais eus, elle fut portée jusque sous les murs de la citadelle, Aujourd’hui, elle couvre bien quatorze cents pieds. De Durham qu’elle s’appelait, elle prit, alors le nom de Dufferin.
Les cinq kiosques qui la décorent portent chacun un nom historique : ceux de Plessis, Frontenac, Lorne et Louise, Dufferin et Victoria. Un jour, il y a environ une quinzaine d’années, un ouragan emporta la toiture du dernier kiosque et transporta, comme une plume, sur le glacis d’en face, cette masse qui pesait bien plusieurs tonneaux.
Autrefois, entre le Château-Frontenac et le kiosque de la musique, on avait érigé un pavillon pour l’utiliser comme café. Les restaurants du voisinage, en voyant ce nouveau concurrent, qui, à la vérité était fort achalandé, le prirent en grippe. On fit tant et si bien qu’un jour le ministère de la guerre, au Canada, s’émut de la chose, et finit par découvrir que le kiosque se trouvait juste dans la ligne de feu de la citadelle. Il en fallait moins pour faire crier : Haro sur le baudet ! Aussi, ne fut-on pas lent à décréter sa suppression. Le malheureux était loin de se douter qu’il aurait pu gêner le tir de la citadelle, dans le cas d’une guerre et d’un siège. Il échappa à la démolition et fut vendu aux enchères ; l’acquéreur le fit transporter au coin des rues des Commissaires et de la Couronne. Il y est encore et sert de logement.
En ce moment, on est à démolir l’extrémité ouest de la terrasse, parce que des fissures s’étant produites dans le cap, et des éboulis se faisant de temps à autre dans cette partie là, on redoute quelque catastrophe. On va donner aux assises de la terrasse toute la solidité désirable. La terrasse est à une hauteur de deux cents pieds au-dessus du fleuve, et, vous comprenez, une dégringolade de pareille hauteur n’est certes pas recommandable, ni pour les gens d’en haut, ni pour ceux d’en bas.
Le Cap-Diamant, dans le voisinage, a eu plusieurs sinistres fantaisies du genre. Ainsi, en 1841, le 17 mai, un éboulis démolit huit maisons et tua trente personnes au pied du cap. En 1852, un fragment de rocher s’en détacha et fit sept victimes. En 1872, une avalanche de neige ensevelissait une maison et huit personnes. Le 19 septembre 1889, après une pluie de plusieurs jours, un éboulis se produisit à 8.15 heures du soir, détruisit sept maisons, écrasa à mort quarante-huit personnes et en blessa grièvement plus de trente autres.
Ici, à quelques pas de l’hôtel, sur la déclivité du talus qui descend à la Place d’Armes, on avait construit un manège qui fut dans la suite transformé en théâtre. Ce théâtre brûla accidentellement en juin 1846, et quarante-cinq personnes périrent dans cet incendie.
Vous voyez que la terrasse a aussi une chronique sinistre : plus de 93 victimes d’éboulis et 45 victimes des flammes.
Je m’arrête, car mes souvenirs m’entraîneraient trop loin.
Mes aimables hôtes protestèrent et me prièrent instamment de continuer.
Associez maintenant, repris-je, à cette radieuse beauté de nature, l’intérêt d’une chronique historique des plus attachantes, sans sortir de la terrasse et de son cadre merveilleux. Il n’est pas une maison, une rue, une ruelle, une dépression de terrain, un monticule, qui n’ait son histoire, qui n’ait été le théâtre d’une événement dramatique, héroïque. Ce coin de terre est grouillant de souvenirs de toutes sortes.
Puisque vous me priez très courtoisement de continuer, vais-je vous parler du Jardin du Fort, et ne serai-je pas obligé de vous dire quelques mots du « monument de Wolfe et Montcalm », symbole de l’enterrement de la hache de guerre entre deux nations diamétralement opposées et de caractères et de voies et moyens ? N’aurais-je pas à ajouter quelques notes sur ce rendez-vous de la société québécoise qu’égayaient il y a bien des années déjà, jusqu’à 1869 inclusivement, l’après-midi, le soir, les excellentes musiques des régiments anglais en garnison à Québec ?
Voulez-vous que je vous parle de cet hôtel, le Château Frontenac ? Eh bien, il me faudrait remonter jusqu’aux premiers temps de la colonie, pour vous dire que Champlain fit construire le Château Saint-Louis en 1620, qu’il fut occupé par tous les gouverneurs français jusqu’en 1759, et par tous les gouverneurs anglais jusqu’en 1834, alors que le feu le détruisit. C’était sous Lord Aylmer.
Pourrais-je vous causer de l’hôtel des postes sans vous redire la légende du chien d’or ; de la Place d’Armes, ici au-dessous du Château, autrefois la Grande Place sous les gouverneurs de la Nouvelle-France, sans essayer de vous décrire les fêtes civiques, les parades militaires, les assemblées solennelles de tribus sauvages dont elle fut le théâtre ?
Au sortir de là, voici la cathédrale anglaise, érigée en 1804. Oublierais-je de vous rappeler qu’elle occupe le site de l’ancienne église et du couvent des Récollets, que le feu rasa en 1796 ? À l’angle nord-est de l’église, se dressait autrefois un orme de haute stature, qui eut son histoire ? En effet, ce fut à l’ombre de cet arbre que Jacques-Cartier et les gens de sa suite tinrent conseil à leur arrivée dans la colonie. Le vieil orme tomba le 6 septembre 1845.
Comment donc passerais-je outre à la maison occupée aujourd’hui par les Messieurs Morgan, drapiers-tailleurs, à l’encoignure des rues du Fort et Sainte-Anne, sans rappeler qu’elle est sise sur l’emplacement de la demeure de Monsieur d’Aillebout, gouverneur de la Nouvelle-France, que cette même maison fut le buen-retiro d’un club appelé le « Club des 21 barons », club littéraire et gastronomique, dont Québec eut une reproduction, sans barons, en 1878, 1879 et 1880, sous le nom de « Club des 21 », fondé par le comte de Premio-Réal, alors consul général d’Espagne au Canada ; qu’elle servit d’hôtel, et, enfin, qu’elle logea le « Journal de Québec » et ses ateliers d’imprimerie ?
Et la Basilique, avec sa tour qui domine là-bas, et le Séminaire dont nous distinguons les toitures, et l’Université-Laval, le gracieux petit parc Frontenac, site de l’ancien Parlement, et les monuments historiques groupés aux environs, celui de Wolfe et de Montcalm, celui de Samuel de Champlain, la statue de Mgr François de Laval, et le bureau de poste central remodelé, n’ont-ils pas chacun une histoire de grande envergure et de profond intérêt ? Tout cela se rencontre dans le cadre de la terrasse.
Et vous m’excuserez facilement, du moins je l’espère, de ne pas pouvoir en causer plus longtemps.
D’ailleurs, je crois qu’il est temps pour nous de descendre sur la terrasse.
C’était soir de musique.
Les promeneurs affluaient de tous côtés. Déjà la place regorgeait de monde ; sur les banquettes, triples et quadruples rangs de spectateurs ; à l’arrière, en haut, le long du mur de retenue de la rue des Carrières, suites d’équipages, défilés de promeneurs, là et plus loin, dans les allées tantôt ombreuses, tantôt brillamment éclairées du Jardin du Fort, sur les flancs du glacis aux vertes pelouses, des groupes de deux, quatre et davantage, plutôt de deux, en train de causer, pour le bon motif, s’entend, tout en jetant un coup d’œil distrait et rêveur sur tout le panorama.
Au-dessous, les allées et venues de la foule en robes blanches, roses, bleu-ciel, depuis les plus jolies soieries jusqu’à la plus humble batiste, toutes portées avec autant d’élégance que de séduction, empruntant grand relief aux habits noirs les accompagnant ou les suivant ; des groupes nombreux s’arrêtant au kiosque ou au café, pour savourer les délicieuses mélodies de la musique de la garnison ou de l’orchestre du Château. Sur cette foule bourdonnant comme un essaim d’abeilles dans la ruche, la lune répandait comme une buée de lumière, et sa douce clarté, agrémentée çà et là par des faisceaux isolés de lumière électrique, distribuait à toute cette scène le cachet le plus enchanteur.
Bientôt, tout ce monde à la mise soignée et on ne peut plus gracieuse, commença à quitter la terrasse pour rentrer au logis. La musique exécuta l’hymne national, inspiration de Routhier et Lavallée, et la place devint comparativement déserte. Quelques promeneurs seulement s’attardèrent au café.
Nous descendions la terrasse.
Lévis était encore enrubanné de bougies électriques qui, en lui faisant ceinture, soulignaient pour ainsi dire sa future terrasse. De temps à autre, au ras de la rive, ou sur les hauteurs, on distinguait une lumière mobile, voltigeant pour disparaître et reparaître, sorte de luciole ou de feu follet. C’était tout simplement un omnibus du tramway.
Un silence profond enveloppa toute cette nature. Les coupoles, les clochers, les toitures à angles brisés, les tours des églises voisines, les kiosques, imposant leurs courbes et leurs arêtes sur l’azur du firmament, prêtaient un cachet oriental au panorama. Au dôme céleste radieusement constellé, la Grande Ourse brillait de tout l’éclat de ses sept étoiles ; l’étoile polaire était de toute splendeur ; la Voie lactée déployait largement sa tenture d’opale ; au loin, les Trois Rois, dans la constellation d’Orion, annonçaient discrètement leur prochaine venue dans notre ciel ; Mars poursuivait sa course vertigineuse, et, sur toute la circonférence de la voûte stellaire, de petites étoiles, lointains soleils, semblaient faire coquettement de l’œil à la terrasse.
Qui sait si les habitants de ces corps célestes, dont la lumière met parfois des centaines d’années à nous parvenir, ne suivaient pas alors d’un regard curieux, une audience donnée par Frontenac sur la galerie du vieux château, à d’Iberville, Nicolas Perrot, ou Dollier de Casson, à quelque chef huron, une soirée chez Madame de Péan avec l’intendant Bigot comme principal commensal, ou les élégants officiers et les femmes gracieuses qui assistaient au bal donné par le gouverneur Sir Guy Carleton, le 31 décembre 1775, au Château Saint-Louis, lors de l’assaut donné à Québec par Montgomery du côté des Foulons, et Arnold du côté de la rivière Saint-Charles ?
Drame intime
Je commence à me faire vieux. Je suis déjà à quelques lustres de l’âge fiévreux, alors que les passions se pressent en foule dans le cœur de l’homme, l’agitent en tous sens, le font ou tomber ou grandir. Je revois encore dans la foule de mes souvenirs, cet âge où le sourire, la voix d’une femme aimée, vaut le monde entier.
Elle m’aimait bien sincèrement, cependant, et, pour nous deux, la vie semblait prendre une teinte de vrai bonheur ; pas un nuage à l’horizon, un ciel serein, l’azur du firmament limpide, une atmosphère des Champs Élysées.
Et, cependant, comment se fait-il qu’aujourd’hui, je sois seul, abandonné, et que je ploie le dos, comme sous le poids d’un écrasant fardeau, pendant qu’elle dort là-bas sous les cyprès du cimetière ? Ah ! c’est que la vie a de ces coups terribles qui, s’ils ne tuent pas instantanément, conduisent lentement leur victime à la tombe. Les cicatrices qu’ils laissent sont profondes et restent béantes.
Je suis solitaire en ce monde, et je vais vous dire pourquoi.
Par une belle matinée de juin, je venais de faire ma ronde ordinaire chez des malades. Nonchalamment étendu sur une ottomane dans mon bureau, je fumais tout en lisant le journal du matin. Soudain, mon domestique vint m’annoncer qu’une dame requérait mes services sans délai, pour son enfant qu’elle croyait dangereusement malade.
Le temps de revêtir mon pardessus, de crayonner à la hâte l’adresse de cette dame et de sauter dans un coupé, j’étais en route.
Bientôt, j’arrivai à la porte d’une maison d’extérieur bien modeste, dans une petite rue d’un quartier populeux de la ville.
On avait probablement entendu le bruit de la voiture, car, à peine avais-je touché le timbre, que la porte s’ouvrit toute grande et qu’une voix bien douce de femme me dit d’un ton ému :
— Vous êtes le médecin, monsieur, n’est-ce pas ?
Je m’inclinai en signe d’affirmation.
— Alors, monsieur, ajouta-t-elle avec des sanglots dans la voix, venez voir mon enfant. Vous le sauverez, n’est-ce pas ? Venez de ce côté-ci, fit-elle en prenant les devants et en m’introduisant dans une chambrette élégamment meublée. Tenez, regardez, docteur, ce pauvre petit front brûlant, ces lèvres desséchées par la fièvre ! Dites-moi ce que vous en pensez !
C’était un chérubin de quatre ans, aux grandes boucles blondes éparpillées sur l’oreiller de duvet. Le petiot avait les yeux grands ouverts, brillants de fièvre, mais entourés d’un cercle bleuâtre. Ses joues présentaient une légère coloration empruntée à la fièvre qui le dévorait.
Du premier coup d’œil, je vis que le mal était sans remède. Néanmoins, je fis les auscultations ordinaires, pour me donner le temps de trouver le moyen d’annoncer la sinistre nouvelle à l’infortunée jeune femme. Un médecin a souvent des devoirs bien pénibles à remplir ; et rien n’est plus accablant pour lui que d’avoir à formuler une sentence de mort.
— Mon Dieu, docteur, intervint-elle, tâchez de le réchapper ! Rien ne me coûtera à faire pour assurer sa guérison.
Je ne répondis rien. Je continuai à faire l’auscultation du petit malade, tout en m’indignant de mon mutisme, et de ma pusillanimité.
Enfin, il me fallut bien agir. Je relevai la tête et me dressai droit debout près du lit, comme pour me donner un aplomb que je n’avais pas du tout.
— Eh bien ! docteur, hasarda-t-elle nerveusement, qu’en pensez-vous ?
À ce moment-là, j’aurais donné beaucoup pour pouvoir lui répondre : Je vais le sauver. Mais, c’eût été mentir, et je décidai de m’en tenir à la triste vérité.
— Je ferai mon possible pour le sauver, madame, répondis-je tranquillement, mais je ne crois pas que mes soins puissent sensiblement améliorer son état.
— Comment, docteur ! ! ! Non ! ça n’est pas possible ! Voulez-vous dire qu’il va mourir ? articula-t-elle avec une expression saisissante d’anxiété et de douleur ?
— Mon Dieu, madame, j’adoucirai ses derniers moments, fis-je en baissant la voix.
— Oh ! non ! docteur, c’est impossible ! Il ne mourra pas. Mon Dieu ! Sauvez mon petit enfant ! Épargnez-moi la douleur atroce de le perdre ! Ah ! Je n’ai que lui ! Que vais-je faire ?
Et avec un cri déchirant, elle enveloppa de ses deux bras le pauvre petit être qui, déjà, râlait.
J’essayai, mais avec toutes les peines du monde, de délivrer l’enfant de l’étreinte maternelle.
La malheureuse jeune femme fut transportée sans connaissance sur un lit, dans une chambre voisine. Je lui donnai les premiers soins nécessaires, et je retournai près du lit de l’enfant.
Le chérubin rendait le dernier soupir. Une convulsion légère, une longue aspiration, et avec le dernier souffle, l’ange était retourné aux cieux…
La jeune femme demeura sans connaissance plusieurs jours durant.
Lorsqu’on mit le petit cadavre dans la bière et que l’on fit la procession funèbre, elle n’en eut pas le moindre soupçon. Après sa crise de nerfs, elle était demeurée comme un corps sans âme.
Je compris qu’il n’y avait pas à négliger son état, et je lui prodiguai mes soins.
La première fois qu’elle recouvra l’usage de sa raison, j’étais assis à ses côtés.
— Pourquoi, me dit-elle d’une voix mourante et en pleurant, m’avez-vous ramenée à la vie, lorsque vous n’avez pu sauver ce qui me rendait heureuse ?…
Quand, au bout de quelques jours, elle eut repris du calme et des forces, elle me remercia pour les soins dont je l’avais entourée, avec tant de douceur dans la voix que j’en fus troublé jusqu’au fond de l’âme. J’aurais préféré qu’elle m’eût adressé des reproches.
Six mois s’étaient déjà écoulés depuis la mort de son enfant.
Je continuais régulièrement mes visites.
C’est alors que je m’aperçus de mon état d’esprit et d’âme.
Un jour que j’arrivai chez elle comme d’habitude, je remarquai un certain embarras dans sa contenance. Au moment où j’allais m’enquérir s’il ne lui était pas survenu quelque désagrément dans la journée :
— Docteur, me dit-elle, vous ne m’avez pas encore envoyé votre note.
— C’est vrai, fis-je gravement, et je crois que le compte est assez élevé.
— Peu importe, répliqua-t-elle, je puis bien ne pas avoir à ma disposition toute la somme qu’il vous faut, car je ne suis pas riche ; mais, avec un peu de temps, je vous promets d’acquitter intégralement vos honoraires.
— Il me faut être payé de suite, dis-je. C’est le tout que je réclame.
Elle pâlit.
— Le tout ? balbutia-t-elle.
Incapable de garder plus longtemps le masque :
— Oui, ma chère amie, répondis-je, c’est ainsi que je désire être payé de mes services professionnels. Vous m’avez dit que vous regardiez votre vie comme inutile au monde : Je l’ai sauvée. Dites-moi, aujourd’hui, voulez-vous me la donner ?
— Docteur, dit-elle, mais vous ne savez rien de ma vie, et vous ne vous en êtes jamais enquis.
— Ma chère amie, je n’en veux rien savoir ; je vous aime, et je ne veux rien autre chose que votre amour.
— Comme vous êtes bon et généreux ! murmura-t-elle.
Et ses deux mains se glissèrent doucement dans les miennes.
Dans cette réponse muette, je devinai tout ce que je désirais.
Ce cœur de mère désolée, ayant besoin d’affection, s’était déjà depuis longtemps tourné vers moi, comme le naufragé se cramponne à l’épave qui le portera au rivage…
La date de notre mariage fut fixée et, de part et d’autre, nous fîmes les préparatifs nécessaires pour notre union. Il fut bien arrêté que la cérémonie serait modeste et tranquille. Pas de tapage, pas de décorations, pas d’avis dans les journaux. Est-ce que vraiment le bonheur a besoin de tant de démonstrations qui sentent le parvenu à cent lieues ? Pourquoi donc mettre tout un public dans la confidence ?
Mais si, à l’extérieur, il était bien convenu que nous ne ferions pas d’ostentation, à l’intérieur de notre futur logis commun, je préparais le nid avec une coquetterie même raffinée, au grand ébahissement de ma vieille ménagère qui ne m’avait jamais vu aussi délicat, ni aussi minutieux au chapitre de mon économie domestique.
Mes visites chez Antoinette — c’était son nom — se multipliaient, et, entre deux patients à soigner, je trouvais le moyen d’aller sous tout prétexte chez ma fiancée.
Un soir que, comme à l’ordinaire, je me disposais à me rendre chez elle, j’entendis des coups précipités à la porte de mon bureau.
J’allais ouvrir, mais la porte roula d’elle-même sur ses gonds, et Antoinette, pâle, tremblante, les yeux hagards, parut sur le seuil.
— Mon Dieu ! cher ange, qu’est-il arrivé, m’écriai-je en me précipitant vers elle ? Qu’est-ce qui vous amène ici ? Pour Dieu ! vite, parlez !
— Je viens vous annoncer, dit-elle d’un ton froid comme l’acier, que je ne serai peut-être jamais votre femme !
— Et pourquoi ?
— Parce qu’il est revenu — il est ici — et me réclame.
Et, avec un gémissement sourd, elle s’affaissa sur le parquet.
Je la pris dans mes bras, je la déposai sur l’ottomane et je parvins à lui faire reprendre ses sens.
Alors, elle me raconta sa lamentable histoire.
Elle avait épousé, alors qu’elle n’avait que dix-huit ans, un homme absolument indigne d’elle. Un jour, ce malheureux l’abandonna dans un moment où elle avait le plus besoin de ses soins et de son travail.
Quelques mois après, elle donnait le jour à un enfant. Grâce à son travail, à son industrie et à quelques lambeaux d’une fortune autrefois considérable, elle avait pu vivre modestement. L’enfant avait à peine un an, lorsque Dame Rumeur vint lui apprendre la mort accidentelle de son mari…
Cet après-midi, balbutia-t-elle, au moment où mes pensées s’envolaient vers vous et que je rêvais à notre vie future, quelqu’un frappa à la porte. J’allai ouvrir, croyant que c’était vous… C’était lui… mon mari…
Il revenait repentant, joyeux et tout heureux à l’idée qu’il pouvait avoir quelques jours de bonheur au logis. Il se jeta à mes genoux en me demandant de lui pardonner sa lâche désertion.
Son apparition, inutile de vous le dire, m’avait transformée en une statue de marbre. Je restai muette et sans mouvement, jusqu’au moment où l’idée que vous pouviez venir me tira de ma léthargie.
Je suis venue…
Ce coup d’assommoir me fit sur l’heure perdre tout sentiment de raison.
Arpentant la pièce comme un insensé, je lui demandai ce que valaient les droits de cet homme comparés aux miens. Je l’adjurai par tout ce qu’elle avait de plus sacré, d’être à moi et à nul autre, comme déjà, devant le ciel, elle devait être ma femme…
Grâces à Dieu !
Antoinette, je puis le dire encore, resta fidèle à elle-même, à moi, à la mémoire du petit chérubin mort, et au mari repentant qui lui était revenu…
Mais, l’ouragan qui passe ne laisse pas plus de ruines derrière lui que ce coup de foudre n’infligea de meurtrissures à nos âmes.
Quand nous nous séparâmes ce soir-là, nous savions que c’était pour toujours.
Je ne l’ai jamais revue.
Cinq années durant, elle vécut en épouse fidèle à l’homme qui, un jour, l’avait désertée, et qui fit — mais en vain — tout en son pouvoir pour lui faire oublier son crime, et sa douleur, ou plutôt un malheureux passé.
Un jour, je reçus un petit billet.
Il venait d’elle.
Sur son lit de mort, avant de rendre le dernier soupir, elle avait écrit sur un fragment de papier.
« Là-haut, Dieu ne nous séparera pas ».
Pas un mot de plus, pas une parole d’amour.
Mais ce billet versa dans mon âme un baume salutaire et vivifiant.
Je le lis et relis, le matin, le soir, le soir et le matin ; je le lis pour y puiser un nouveau courage, en attendant le moment béni de notre réunion là-haut.
Rivaux
En 1857, la fièvre de l’émigration aux États-Unis échauffait sérieusement les cerveaux au Canada. Cette fièvre avait eu comme cause déterminante l’exode en grand nombre de Canadiens et surtout de Canadiens-français du côté des placers de la Californie. Il en restait encore beaucoup au pays qui convoitaient les régions aurifères du sud ; et les bénéfices notables réalisés dans les spéculations tentées au sein de la république américaine, exerçaient aussi une attraction très vive sur l’imagination des Canadiens de tout métier, de toute profession.
Ce drainage régulier de la population, surtout de la population canadienne-française, drainage qui, quoique bien moins intense, se continue encore aujourd’hui avec l’espoir de faire fortune, n’a pas été sans exercer un effet sensible sur l’influence française au Canada, état de choses qui peut s’aggraver, si ceux qui ont charge des intérêts nationaux n’interviennent pas, en faisant notre pays plus confortable, mieux équipé, plus intéressant et, par conséquent, plus digne d’envie.
Charles Bertrand fit comme beaucoup d’autres : il émigra. Ouvrier-mécanicien de son métier, garçon fort intelligent et fort habile, comme il n’y avait à Québec aucune école d’arts et métiers, il avait dû se former lui-même au petit bonheur dans plusieurs boutiques.
Haut de stature, bien découplé, plutôt brun que blond, il portait sa barbe toute entière, ce qui donnait à sa physionomie le caractère de l’âge mur, alors qu’il dépassait à peine vingt-quatre ans. Son front large, aux angles adoucis, couronné d’une chevelure épaisse, sa figure éclairée de deux grands yeux noirs, tout, dans sa personne, inspirait de prime abord une confiance absolue. Timide tout de même, s’il n’avait pas la promptitude et l’énergie de décision, il possédait cette ténacité de résolution qui soutient imperturbablement la lutte et finalement triomphe des obstacles.
Charles, qui avait perdu tous les membres de sa famille, ne laissait derrière lui aucun sujet particulier d’affection. Un jour, donc, il se décida à filer sur New-York ; c’était sa première aventure hors du pays. Lorsque d’abord il foula les pavés de Broadway et d’autres rues de la métropole américaine, il demeura un instant ébloui du faste des édifices et des étalages, tout comme le fut un jour cet Iroquois nommé Berger, amené de Québec au Havre en 1650 par un père jésuite.
Quand il se remit de son éblouissement, il se prit à penser qu’il lui importait de ne pas s’attarder à la recherche d’un emploi ; ses ressources étaient limitées, et, dans une ville comme New-York, la monnaie fond aussi vite que la neige au soleil.
Il entra dans un restaurant du Bowery, et, à la colonne des annonces du premier journal qui lui tomba sous la main, il lut : « Engineer wanted. Good salary. Apply to Samuel Hickey Broadway, 208. »
— Voici probablement mon affaire, se dit Charles qui comprenait un peu l’anglais ; pourvu que je n’arrive pas trop tard.
Emportant le journal avec lui, il se mit à arpenter Broadway, et finalement arriva à l’adresse susdite.
Monsieur Samuel Hickey était à son bureau. Frisant la quarantaine, la figure réjouie et satisfaite, il inspirait de suite une certaine cordialité. Cependant, pour un physionomiste, les deux petits yeux gris qui décoraient sa figure bonhomme, toujours en mouvement et ne se fixant nulle part, n’auraient rien dit de bon. Charles n’était pas physionomiste ; cependant le regard un peu mobile de Samuel Hickey ne lui causa pas d’impression favorable. Tout de même, il déclina ses nom et prénom et, après quelques pourparlers, il fut agréé comme ingénieur-mécanicien par le patron de l’usine.
Samuel Hickey était propriétaire d’une grande fabrique de tissus.
Charles Bertrand prit la besogne dès le lendemain matin. Quoiqu’il ne fût pas exactement conducteur de machinerie, il se mit en peu de temps au courant non seulement des travaux, mais aussi du fonctionnement de toute l’usine.
Samuel Hickey employait un grand nombre d’ouvriers des deux sexes. Dans ses allées et venues à travers les ateliers, Charles Bertrand se croisait souvent avec des ouvrières. Celles-ci le désignaient sous le titre de « Young Frenchman ». Quelques-unes essayaient bien d’attirer son attention au passage, mais Charles, tout entier qu’il était à son ouvrage, demeurait indifférent à leur manège, et passait outre en répondant froidement, mais poliment, aux œillades. Il faut dire aussi que la plupart de ces ouvrières, au teint plus ou moins flétri, à la taille déformée, aux allures vulgaires et effrontées, ne pouvaient certes provoquer chez lui le moindre intérêt.
Seule, cependant, l’une d’elles lui avait inspiré une certaine sympathie. D’une taille dépassant la moyenne, le travail ardu et constant auquel il lui fallait se livrer, semblait miner sensiblement une constitution qui paraissait délicate. Son teint pâle et mat, ses joues à peine colorées trahissaient une souffrance physique ; mais deux yeux illuminaient sa figure intelligente et avenante, à laquelle un petit nez délicat et légèrement retroussé, prêtait un charme piquant. Sa chevelure blonde s’enroulait sans prétention au sommet de la tête où une simple broche la fixait.
Bessie Turner, tel était son nom, avait perdu son père et travaillait pour soutenir sa mère malade et une jeune sœur.
Bertrand ne connaissait pas âme qui vive dans New-York, à l’exception du patron, Samuel Hickey. Il ne pouvait certes vivre indéfiniment en ermite ; sa nature généreuse et affectueuse avait tout naturellement besoin d’expansion.
Non seulement il se contenta de répondre poliment, à l’occasion, à Bessie, mais il alla même jusqu’à lui faire des offres de service qu’elle eut le bon esprit de ne pas refuser. De sorte que l’amitié entre le mécanicien et l’ouvrière ne tarda pas à prendre racine.
Bessie raconta à Charles sa position. Son père était aussi mécanicien très habile et gagnait beaucoup d’argent. Il vivait alors avec sa famille dans un joli cottage, élégamment meublé. Un jour, il tomba gravement malade ; le médecin fut appelé et déclara le mal sans remède. Un soir, Bessie, la mère et la petite sœur sanglotaient à genoux des prières auprès d’un cadavre, celui du père.
La mère tomba malade ; les quelques ressources qui leur avaient été laissées, s’épuisèrent. Il fallut donc se mettre en quête d’emploi pour éloigner du logis le spectre de la famine.
— C’est ainsi que je me trouve dans cette maison, ajouta Bessie d’une voix tremblante, et je gagne bien juste de quoi nous empêcher de crever de faim.
Vivement touché de ce récit tout simple, Charles Bertrand ouvrit dès ce moment sa bourse pour venir en aide à la pauvre veuve, à Bessie et à sa jeune sœur. Il éprouvait une extrême jouissance à pouvoir faire des économies de temps à autre et à les glisser dans la main de Bessie, le soir, à la sortie de l’atelier. Il ne s’apercevait pas non plus de la place notable que l’orpheline prenait insensiblement dans sa vie. Il ne se rendait pas compte que lui, si assidu, si consciencieux au travail, concentrait maintenant toute son attention sur un point : finir son travail pour six heures du soir, afin de pouvoir escorter Bessie chez elle ; il s’était même tout naïvement mis en tête qu’il était devenu nécessaire à la jeune fille. C’est bien mélancoliquement qu’il reprenait le chemin de sa pension, lorsque la besogne l’avait retenu plus tard que d’habitude à l’usine, et que, par conséquent, il avait été empêché de reconduire Bessie à domicile.
Bertrand poussa plus loin ses attentions. Il conduisit la jeune fille au théâtre. Jamais un mot de galanterie ou d’affection de sa part ; de son côté, Bessie s’était accoutumée à le regarder comme un bon ami, presqu’un parent.
Il en aurait fallu bien moins pour débrider toutes les langues. On en glosa fort dans toutes les parties de l’usine. Les commérages exécutèrent toute une farandole. On fit litière du caractère de Bessie et de celui de Bertrand. Ce fut au point que Samuel Hickey lui-même s’en trouva assez intrigué.
Il manda le jeune mécanicien à son bureau, lui fit un accueil plutôt amical que sympathique, en le priant de lui dire ce qui en était des racontars des ateliers, racontars qui avaient fini par arriver à ses oreilles.
Charles, un tant soit peu interloqué, expliqua tout ingénument l’incident, dans tous ses détails, mais s’abstint toutefois de donner le nom de la jeune ouvrière.
— Très bien ! mon cher ami, fit Samuel Hickey. J’ai toute confiance en vous et je comprends la situation. Je vous souhaite de mener à bon terme cette liaison absolument fortuite, de mettre le sceau final à votre conquête. Tout m’a l’air de bien marcher. Seulement, vous avez oublié de me confier le nom de votre dulcinée. Serait-ce trop vous demander de me le dire ?
— Non monsieur, répliqua ouvertement Charles. Après le bienveillant accueil dont vous m’avez honoré, je ne saurais vous taire plus longtemps le nom de la jeune fille à votre emploi. Elle s’appelle Bessie Turner.
— Bessie Turner ! articula Samuel Hickey en serrant nerveusement les deux bras de son fauteuil et en dardant sur Charles Bertrand ses deux yeux gris qui reflétèrent l’expression plutôt d’un fauve que d’un être humain.
Il resta un moment silencieux.
Charles comprit de suite qu’il se passait quelque chose d’étrange, de mauvais augure. Si l’humeur du patron avait subi un aussi brusque revirement, c’est qu’il s’était senti profondément atteint personnellement. Il portait donc lui aussi certain intérêt à Bessie. Dans les circonvolutions de son cerveau, il se prit à penser qu’il avait déterminé une jalousie, rencontré en quelque sorte un rival.
N’attendant plus de réponse du patron, il le salua et se retira.
Samuel Hickey avait pris la jeune fille à son service, parce que, dès le premier moment, elle lui avait plu. De cette première impression, il avait successivement passé de la sympathie à l’affection, et de l’affection à la passion. Alors il ne rêva plus que d’une chose : faire de Bessie sa maîtresse. Quand une passion de ce genre s’allume chez un individu de quarante ou cinquante ans, elle devient brasier, brasier intense, envahisseur, feu dévorant se faisant chez un être un aliment de toutes ses facultés.
Samuel Hickey était arrivé au paroxysme d’une passion contenue jusque là, mais qui ne connut plus ni retenue, ni contrôle. Il voulait à tout prix l’objet de sa convoitise, et lorsqu’il avait fait venir Charles à son bureau, il en était à deviser des moyens à prendre pour arriver à son but. La révélation soudaine que Charles venait de lui faire, l’avait d’abord stupéfié ; à la stupéfaction avaient succédé une jalousie et une rage indicibles.
Ce fut alors le signal d’une ère de persécutions raffinées, incessantes, pour Charles et Bessie. Au moindre prétexte, Samuel Hickey essayait de trouver les deux jeunes gens en faute, leur cherchait noise, et allait même jusqu’à confisquer une partie de leurs gages. S’imaginant qu’il gênerait ou ferait manquer leurs rencontres dans l’établissement, il leur assigna des postes tout à fait écartés l’un de l’autre, mais, à la sortie, un soir ou un autre, Charles et Bessie se voyaient, et Charles ne manquait jamais d’escorter celle-ci à son domicile.
Parfois, du haut d’une fenêtre, Hickey, dévoré par la jalousie, les regardait cheminer tous deux. En route, Charles et Bessie se racontaient les misères que le patron leur infligeait. Comme il arrive invariablement en pareils cas, cette persécution ne fit qu’attiser la flamme naissante de leur amour mutuel. Tous deux retrouvaient dans leurs confidences réciproques le courage de supporter une situation qui, autrement, eut été intolérable.
Cependant, un jour, changement subit et complet d’attitude chez le patron. D’implacable persécuteur qu’il s’était montré jusque là, il se fit agneau, devint prodigue d’attentions et de prévenances pour les deux jeunes gens qui purent alors jouir d’une existence relativement satisfaisante. Bessie, ne s’expliquant pas bien cette métamorphose instantanée, en était heureuse et pour Charles et pour elle-même. Quant à Charles, lui, il avait son idée de derrière la tête. Ce revirement d’humeur lui causa plutôt une certaine inquiétude. Il soupçonna anguille sous roche.
— Mais, bah ! se disait-il, après tout, ce qui est pris est pris. Attendons la suite !
Un jour de demi-chomage dans l’usine, Samuel Hickey rencontrant Bessie, lui dit :
— Ah ! c’est vous ! Très bien ! Entrez donc dans mon bureau. J’ai à causer privément avec vous.
Bessie entra dans le bureau et attendit. Le patron reparut bientôt, et fermant la porte derrière lui :
— Vous êtes une bien jolie fille, dit-il à Bessie, en la priant de s’asseoir et, en même temps, essaya de lui dérober un baiser !
Bessie échappa à cette caresse inattendue et fit un mouvement pour se retirer.
— Non, fit Samuel Hickey. S’il vous plaît, restez ici… Vous me paraissez grande amie de Charles Bertrand…
— Grande amie, Monsieur Hickey. En effet, c’est assez vrai. Je vous avouerai que, de tous les employés, c’est le seul qui m’ait jusqu’ici manifesté du respect et de l’intérêt. Connaissant notre état de gêne, il a poussé la générosité jusqu’à nous ouvrir sa bourse. Je serais bien ingrate de ne pas lui tenir compte de tout cela. Que feriez-vous à ma place ?
— Et vous le récompensez, j’en suis sûr, hasarda cyniquement Hickey !
— Monsieur, fit Bessie, qu’entendez-vous par le récompenser ?
— Ah ! ma fille, repartit Hickey, vous êtes trop intelligente pour ne pas comprendre à mi-mot. D’ailleurs, ici, dans la maison et au dehors, on cause beaucoup de votre intimité avec Charles Bertrand.
— Monsieur le patron, interjeta Bessie, rien de plus difficile que d’arrêter la médisance. Même, en ce moment, pourquoi ne m’accuserait-on pas d’avoir un rendez-vous avec vous dans ce bureau ?
Pendant tout ce temps-là, Hickey s’était rapproché de la jeune fille, et, au moment où il essayait de la prendre par la taille, en lui disant :
— Je vous aime, Je vous adore, celle-ci s’était brusquement dégagée, levée et avait entrebâillé la porte.
Hickey se leva aussi et, lui tapant légèrement la joue :
— Ma fille, dit-il, nous nous reverrons.
Bessie disparut et alla reprendre sa besogne.
Le soir, en sortant de l’atelier, elle trouva Charles qui, comme d’habitude, l’attendait. Chemin faisant, elle crut devoir lui conter dans les grandes lignes son aventure.
Charles, les dents convulsivement serrées et les poings crispés, s’arrêta net, comme s’il eut été soudé au sol, stupéfait de l’audace du satyre qui avait tenté de toucher à tout ce qu’il avait de plus précieux au monde. Se rendant sur le champ compte de l’intensité et de la profondeur du sentiment qui l’attachait à Bessie, il se croisa les bras et, sans penser un instant qu’il se trouvait en pleine rue :
— Bessie, dit-il d’une voix émue. Je n’ai jamais pensé que nous puissions être jamais séparés. Vous m’êtes devenue nécessaire comme l’air et la lumière du bon Dieu. Je vous demanderais bien de ne plus retourner à l’atelier, mais je n’ai pas assez d’économies pour vous supporter, vous et votre mère. D’autre part, il vous faut gagner de l’argent pour subvenir au pain quotidien. Je vous aime, Bessie, je vous aime de toute mon âme. Mon rêve est que vous deveniez un jour ma femme. Consentez-vous ?
La jeune fille baissa la tête, mais, l’instant d’après, le regard indéfinissable dont elle l’enveloppa, suffit.
Charles avait compris.
— Très bien ! fit-il, en reprenant sa marche. Si vous constatez que l’un de ces jours je suis disparu, n’en prenez pas le moindre souci. Je serai en quête de la fortune pour nous deux.
À la porte de la maison, l’étreinte de main qu’elle lui donna, scella le pacte.
Charles regagna sa chambrette.
Le lendemain et bien des jours suivants, il retourna à l’atelier et travailla avec plus d’ardeur que jamais. Il thésaurisait. Ce fut tant et si bien, qu’un certain soir, il annonça à Bessie son départ le lendemain pour la Californie.
Ce fut une bien vive douleur pour Bessie. Elle ne put retenir ses larmes, mais ne suscita aucune objection, car elle connaissait le caractère décidé de Charles.
— Bon voyage, murmura-t-elle en sanglotant, et prompt retour !
Le lendemain, Charles quittait le service du patron Hickey et se mettait en route pour la Californie, non sans avoir laissé une somme rondelette entre les mains de Bessie.
En ces temps-là, le service des malles était loin d’être développé comme aujourd’hui ; le réseau des voies ferrées était relativement peu étendu ; on s’en remettait à la diligence qui, fréquemment, était attaquée et pillée par les sauvages et les bandits.
Les mois, douze, dix-huit, mois se succédèrent, et Bessie n’avait pas eu la moindre nouvelle de Charles.
Des gens étaient bien revenus des pays aurifères, mais pas un d’eux n’avait apporté des nouvelles de Charles Bertrand. Naturellement, la pauvre Bessie n’avait pu s’empêcher d’en arriver aux plus décourageantes conjectures. Elle n’avait pas cessé d’aller à l’atelier, mais son humeur avait tourné à la mélancolie. Sa mère était tombée de plus en plus gravement malade, et son temps était partagé entre l’atelier et son miséreux logis.
À l’atelier, elle était constamment en butte à toutes les plus alléchantes tentatives de séduction de la part de Samuel Hickey. Celui-ci se montrait d’autant plus opiniâtre, qu’il rencontrait de la résistance. Sa passion côtoyait pour ainsi dire le délire.
Une après-midi, décidé d’en arriver à ses fins, il fit venir encore une fois la jeune fille à son bureau. Ne pouvant plus brider sa passion insensée, il voulut user de violence. Au moment où épuisée elle se laissait choir sur un fauteuil, on frappa.
Samuel Hickey, très surpris et bien contrarié, alla entrebâiller la porte. Il se trouva en présence d’un grand gaillard dont la présence l’ahurit vivement.
— Que désirez-vous, fit-il ?
— Je désirerais voir Melle Bessie Turner ! On vient de me dire qu’elle était dans ce bureau.
Au moment où Samuel Hickey allait balbutier une réponse quelconque :
— C’est moi, s’écria Bessie, c’est moi, Bessie Turner !
Et d’un bond de gazelle, toute épuisée qu’elle se sentait, elle franchit la porte.
Toisant l’étranger des pieds à la tête, soudain elle fit un saut en arrière.
— Charles, s’écria-t-elle ! Mon Charles !…
En effet, c’était bien Charles en chair et en os, au teint plus brun, à la barbe plus longue.
Inutile de dire la joie que ce fut.
Ou se rendit à la maison maternelle, et, après les premiers échanges d’affection, Charles Bertrand raconta ses aventures et ses tribulations dans le pays de l’or. Il avait écrit plusieurs fois, mais ses lettres n’étaient jamais parvenues à destination.
Un jour, après bien des difficultés, il avait eu la chance de tomber sur un placer assez riche ; après une laborieuse exploitation, il revenait au pays avec un magot assez cossu pour lui permettre de vivre à l’aise le reste de ses jours…
Au No 130, rue F, à New-York, on peut voir un cottage aussi élégant que spacieux, habité par un ménage heureux. Trois enfants sont venus bénir le mariage de Charles Bertrand et de Bessie Turner, un garçon et deux grandes filles.
La vieille mère de Bessie est morte, et la petite sœur fait partie de la famille.
Quant à Samuel Hickey, il avait succombé à une apoplexie foudroyante durant la nuit qui avait suivi l’apparition subite de Charles Bertrand.
Au cimetière
Je cheminais tranquillement le long de la route qui conduit au cimetière Saint-Charles, près de la place Sans-Bruit, humant l’air frais, l’atmosphère tiède et ensoleillée d’une après-midi d’octobre.
Je me rendais au champ des morts, l’âme pénétrée de bonnes pensées et faisant des vœux ardents pour quelques-uns des miens et ceux de mes amis qui ont, depuis quelques années déjà, pris leur feuille de route pour un pays d’où l’on ne revient pas souvent.
Pauvres miens, pauvres amis ! Il me semble les voir là, encore tout vivants, gais causeurs, francs rieurs, et faisant, à votre intention, de leur intérieur domestique, le rendez-vous le plus agréable du monde. Hélas ! tout cela, comme c’est déjà loin ! Ils sont passés, nous passerons, chacun son tour. À la ronde, messieurs, ne vous pressez pas ! Ça ira !
Dans le moment, tout était silence autour de moi, et je m’étais laissé choir dans les pensées les plus mélancoliques ; ce fut au point que je dépassai, sans la voir, la route transversale qui côtoie la rive septentrionale de la rivière Saint-Charles, et que je m’engageai sous les massifs ombreux qui bordent l’avenue du cimetière, sans réaliser pleinement le fait que j’étais aussi prêt du but de ma promenade funèbre.
Des bruits de pas me tirèrent soudain de ma rêverie de l’autre monde ; je levai la tête et interrogeai le paysage.
Un homme, à la tenue assez correcte, gravissait la rampe qui conduit au cimetière. Sa démarche étant lourde et pénible, je n’eus pas de peine à le rejoindre au moment où il entrait dans l’enclos de la mort, par la petite porte qu’il laissa entrebâillée, du reste, en voyant que je me dirigeais du même côté.
Je m’inclinai en signe de remerciement. La figure de l’individu m’était absolument inconnue. J’observai qu’il avait non seulement la démarche lourde, mais les traits fatigués de quelqu’un qui a cruellement souffert, sous l’empire d’une douleur profonde et peut-être incurable.
J’éprouvai de suite pour lui une vive sympathie. J’étais convaincu qu’il venait s’agenouiller sur la tombe, une tombe toute fraîche peut-être, d’une mère, ou d’un enfant, quelque chérubin de quatre ou cinq ans. Son air de souffrance me faisait vraiment mal ; je sentais se réveiller chez moi d’anciennes douleurs.
J’aurais voulu avoir le courage d’aborder le malheureux, et de lui exprimer les sentiments de sincère commisération qu’il m’inspirait. Mais je n’osai pas même lever les yeux sur lui, lorsque, se tournant à demi de mon côté, sa figure refléta une véritable souffrance. Je respectai un état d’âme qui pouvait cacher tout un drame.
L’inconnu se mit à suivre l’allée principale, en s’arrêtant presqu’à chaque pas, pour lire un nom, probablement ; de temps à autre, il regardait par dessus les grillages de fer, pour interroger la disposition des terrains et s’orienter, à ce que je présumais. Cependant, il me devint évident peu après qu’il cherchait une tombe. Peut-être, dans ce fouillis de monuments funéraires, seule, une simple croix de bois marquait-elle la demeure dernière de l’être aimé ? Comment la retrouver dans cette lugubre collection ? Ah ! on ne peut que difficilement se figurer combien vite change d’aspect un tout petit coin de cimetière. Aujourd’hui s’y dresse une modeste tombe ; demain, dix lui feront cortège.
L’impitoyable Faucheuse va vite en besogne au champ de la mort. Que l’on interroge le registre du fossoyeur depuis 1854, alors que le premier cercueil franchit la porte principale du cimetière Saint-Charles. Aujourd’hui il y a là une nécropole de près de cent mille âmes, et la population de la ville de Québec est de près de cent-vingt quatre mille habitants. (1920).
Je suivais machinalement le même chemin que l’inconnu, lorsque, tout à coup, je le vis s’arrêter, puis disparaître au tournant d’un petit sentier serpentant à travers les épitaphes jusqu’à la ligne des écores de la rivière.
— Il a peut-être trouvé ce qu’il cherche, me dis-je en prenant un pas plus régulier.
J’avais un peu oublié, pour le moment, le but de ma visite. L’inconnu, comme c’est chose étrange que ce mystérieux magnétisme de la douleur, m’intéressait et m’attirait tout à la fois. Arrivé à la hauteur du sentier, je m’arrêtai. J’aperçus le malheureux assis sur le socle d’un monument de granit, et la tête cachée dans ses deux mains ; une de ses jambes reposait à demi ployée sur l’un des degrés du mausolée.
Décidément, il me parut abîmé dans une de ces douleurs qui ne se disent pas, ne se consolent pas et tuent lentement, mais aussi sûrement qu’un poison, leur victime.
Ne pouvant plus résister à un entraînement inconscient vers l’inconnu, je descendis le sentier.
L’inconnu ne parut pas s’apercevoir de ma présence.
Je m’excusai de mon mieux, et je lui assurai que la sympathie vraie qu’il m’inspirait, pouvait seule me faire pardonner mon intervention indiscrète. Je ne lui demandai pas de me dire le nom de la personne qu’il pleurait, mais de me faire connaître seulement combien elle lui était proche par le sang.
Il persistait à rester la figure cachée dans ses deux mains.
Je regrettais déjà ma démarche, et je songeais à me retirer, lorsque je me hasardai à entrer dans le vif de la situation.
— Est-ce un enfant que vous avez perdu ? demandai-je en hésitant.
Cette fois, l’inconnu leva la tête et, me regardant d’un air navrant :
— Non, Monsieur, dit-il, ça n’est pas ça.
— Alors, il s’agit d’un deuil de famille ?
— Non, Monsieur !
— Mais alors ?
— J’vas vous dire ça. C’est des cors que j’ai aux pieds, et, comme j’pouvais plus les endurer, j’suis entré ici pour me reposer un peu.
Lise
Quelle soirée, bon Dieu !
Une soirée de décembre, obscure, désolante comme un caveau de cimetière, enveloppant la métropole comme d’un vaste crêpe, une soirée de brume dense, rampant à ras terre, se condensant de temps à autre en une pluie fine, pénétrante, qui vous tombait dessus goutte à goutte, comme à regret, glacée comme une eau de caverne.
Dans les rues, les gens circulaient avec des allures de fantômes, émergeant un instant du sein de la brume dans la lueur des réverbères, pour disparaître aussitôt, comme s’ils se fussent dissous dans cette atmosphère de vapeurs opaques.
Au bruit assourdi et discordant de leurs sifflets, les trains de chemins de fer rentraient d’ici de là, déversant aux différentes gares des troupes de voyageurs.
Tout ce monde-là, en se trémoussant, toussait, grelottait.
Pas mal agacés par cette température, les employés de service rudoyaient les arrivants, et se montraient parfois grossiers. Les cochers d’omnibus, mis en mauvaise humeur comme les autres, pour la même raison, rivalisaient d’insolences à tout propos.
Mêmes manières chez les boutiquiers de toutes couleurs qui semblaient se soucier du client comme d’une guigne.
D’autre part, les cochers de fiacre, dès qu’ils avaient touché le prix d’une course, fichaient le camp en vociférant leur vocabulaire de jurons et d’injures. Bref, c’était un détraquement général, excepté chez quelques-uns de ces bons Rogers-bon-temps qui gouaillent tout, sans miséricorde, même le temps le plus maussade.
Tout le long de la route Cromwell, dans Kensington, la brume prenait librement ses ébats, étouffante, aveuglante comme la fumée d’un incendie, et pénétrait par toutes les interstices des maisons, sans excepter même les plus somptueuses habitations où bien des gens, confortablement installés dans des fauteuils mollement capitonnés, auprès d’un bon feu de cheminée, oublient trop facilement, ne se doutent même pas que de navrantes misères courent la rue, n’ayant d’autre gîte, par un pareil temps, qu’une misérable mansarde.
À la porte d’une de ces somptueuses résidences, aux portiques prétentieux, aux vitraux coloriés, attifée comme une cocotte de trottoir, dont la toilette est généralement l’enseigne, piaffaient deux chevaux de haute encolure, attelés à un brougham. Un cocher, à l’air assez distingué, occupait l’impériale. Un valet de pied, à la tenue correcte, attendait sur le trottoir, une main appuyée sur la poignée de cuivre doré de la portière. Tous deux se tenaient immobiles et raides comme des statues ; à les voir, on eût dit qu’ils étaient dans l’attente de quelqu’Excellence. Le fait est que ces deux graves personnages venaient justement de se mettre un morceau sous la dent, au buffet de la cuisine de la maison, et, qu’avant de se renfermer dans le silence et la dignité professionnels, ils avaient sérieusement discuté entre eux quel plat ils allaient ordonner pour souper. Le cocher, lui, s’était prononcé en faveur de côtelettes de mouton, comme étant de digestion plus légère ; quant au valet de pied, il avait carrément proclamé la supériorité du bifsteck à l’oignon, et avait fini par l’emporter. Cette grave question réglée, ils s’étaient laissés aller chacun à leurs rêveries sur les jouissances du métier, surtout sur l’excellence de la boustifaille, aux dépens d’autrui.
Dans un coin de l’escalier de pierre de la résidence, on pouvait distinguer un petit paquet blanc qui avait dû nécessairement échapper aux regards de gens aussi importants que les deux cochers.
Soudain, la porte d’entrée, aux vitres de couleur, s’ouvrit. Un jet de lumière vint éclairer et le trottoir et la rue pleine de brume. Une dame d’un certain âge, richement vêtue, à la chevelure argentée et parsemée de diamants, parut. Elle descendit sur le trottoir en répandant autour d’elle une forte odeur de violette et de patchouli. Elle était suivie d’une jeune fille au nez retroussé, à la désinvolture d’une soubrette. Relevant ses jupes, elle se mit à regarder le trottoir d’un air dégoûté, paraissant fort contrariée d’avoir à mettre le pied sur autre chose qu’un gobelin.
Au moment où ces dames s’approchaient de la voiture, le petit paquet blotti dans l’angle de l’escalier, donna signe de vie, et une femme aux cheveux en désordre et aux yeux hagards, sortit de l’obscurité.
— Milady, gémit-elle d’une voix tremblante en s’avançant vers la dame aux cheveux grisonnants, milady, quelque chose, s’il vous plaît, pour l’amour de Dieu…
Milady se détourna et se mit à toiser la mendiante d’un air hautain ; puis, haussant les épaules, elle ramassa ses jupes et disparut dans l’intérieur du brougham, non sans répandre encore derrière elle un parfum de violette et de patchouli. La mendiante se tourna alors du côté de la jeune fille :
— Pitié, dit-elle, ayez pitié de moi ! Donnez-moi la moindre chose, un rien, et Dieu vous bénira ! Vous êtes riche et heureuse, et moi je n’ai pas même de quoi manger. Rien qu’un penny, s’il vous plaît, pour bébé, ce pauvre bébé.
Ce disant, elle fit un mouvement pour entr’ouvrir son châle et montrer la petite créature qu’elle tenait dans ses bras ; mais l’air dur et glacial de la jeune fille la cloua sur place.
— Allez-vous-en, lui répliqua brutalement celle-ci ! Laissez-moi cet escalier ; vous n’avez pas d’affaire ici !… Vite ! filez de suite, autrement, je vais dire au domestique d’appeler la police !
Et comme elle s’installait dans le brougham à côté de sa mère — car cette vieille dame était sa mère — :
— Howard, s’écria-t-elle avec mauvaise humeur, pourquoi laissez-vous ces sales mendiantes s’approcher de la voiture ? Je voudrais bien savoir pourquoi l’on vous paie. Vous avez vraiment une conduite honteuse pour la maison.
— Mademoiselle, répliqua gravement le valet de pied, je regrette beaucoup ce qui arrive, mais je ne fais que de voir cette femme-là.
Sur ce, il referma la portière, puis se tournant d’un air solennel du côté de la mendiante qui était restée sur le trottoir :
— Vous avez entendu, dit-il, en faisant de la main un geste impérieux, eh bien ! veuillez filer !…
Cet ordre exécuté, le valet monta sur l’impériale, prit place auprès du cocher, se croisa les bras, et l’équipage partit grand train ; la lumière des fanaux du brougham se perdit bientôt dans les tourbillons de brume.
Seule sur le trottoir, la pauvre abandonnée qui venait de se faire refuser l’aumône et impitoyablement chasser par des gens qui ne connaissent pas ce que c’est que la charité ou ne l’exercent qu’à grands sons de trompe, leva les yeux au ciel d’un air de désespoir. On eût dit un moment qu’elle allait lancer une imprécation contre la Providence, lorsque tout-à-coup un faible gémissement se fit entendre dans les replis du châle.
Un instant, elle se mit à penser, puis partit à grands pas sans trop savoir où elle allait. Elle marcha comme cela jusqu’au moment où elle se trouva en face d’une église catholique. La façade de l’édifice n’était pas encore terminée. Cependant l’église était ouverte au culte.
La mendiante se prit à regarder les entrées et sorties silencieuses des gens. Le temple était illuminé. Elle se décida à y entrer, gravit les marches, jeta un coup d’œil dans l’intérieur et finalement s’aventura dans la nef. Çà et là, des gens étaient agenouillés en prière. Dans un angle, se dressait une chapelle, celle de la Vierge ; l’autel resplendissait de lumières. La mendiante ne paraissait pas comprendre grand-chose à ce qui se passait là. Tout de même, elle se dirigea vers l’autel, et se laissa choir tout épuisée sur une chaise. L’illumination fut ce qui attira principalement son attention ; elle se sentit comme soudainement transportée dans une atmosphère de douce quiétude.
Elle paraissait jeune encore ; sa figure, amaigrie sans doute par de longues et cruelles privations, portait cependant quelques traces d’une beauté bien fanée, et ses yeux, pleins d’anxiété, étaient grands, noirs et brillants. La bouche seule, cette révélatrice d’habitudes bonnes ou vicieuses, accusait une conduite qui n’était pas sans reproche ; les lignes en étaient dures ; l’arc de la lèvre supérieure avait une expression vindicative, décelait l’orgueil, le fol orgueil heurté, et aussi une certaine sensualité insouciante.
Pendant une minute ou deux, elle resta immobile ; puis, avec beaucoup de soin et un air de profonde sollicitude, elle entr’ouvrit un à un les plis de son châle, une vieille loque, en contemplant avec tendresse l’objet qu’il recouvrait.
C’était tout simplement un bébé, un tout petit être, pâlot, frêle, si frêle qu’il semblait qu’au moindre toucher, il se serait volatilisé comme un flocon de neige aux rayons d’un soleil d’avril. Au moment où les plis du châle s’écartèrent, il ouvrit tout grands deux yeux bleus qui se fixèrent d’étrange et d’anxieuse façon sur la figure de la jeune femme. Il resta là tranquille, sans faire entendre un seul vagissement, pauvre miniature d’humanité, portant déjà sur ses traits délabrés l’empreinte de la souffrance. Il tendit une petite main, comme pour faire une caresse à sa protectrice, tout en esquissant un petit sourire. On lui rendit sa caresse et son sourire avec des transports de tendresse ; on le pressa affectueusement sur la poitrine, en le couvrant de baisers et l’on se mit à le dodeliner en lui disant mille tendres riens.
— Mon petit ange, murmurait tout bas, bien bas, la jeune femme ; mon petit chéri, oui ! oui ! Je sais ce qu’il y a. On est bien fatigué, n’est-ce pas ? On a froid, on a faim. Qu’importe, mon tout petit, nous allons rester ici encore un peu ; puis nous nous remettrons à chanter pour gagner quelques sous avant de retourner à la maison. Fais encore un peu dodo, mon ange. Là !… Bien !… il fait bon comme ça ; on a chaud, n’est-ce pas ? marmottait-elle en rajustant le châle et l’épinglant plus étroitement.
Pendant qu’elle était occupée à emmaillotter ainsi l’enfant, une dame en grand deuil passa près d’elle, se rendit à la balustrade, et, s’agenouillant sur les marches, s’inclina, la tête cachée dans les deux mains. La curiosité de la pauvresse se trouva piquée. Elle s’arrêta à toiser d’un regard à la fois surpris et mélancolique cette personne agenouillée, à examiner sa riche toilette de soie et crêpe, aux plis lourds et châtoyants. Puis, de là, tout machinalement, elle leva les yeux plus haut, et, en regardant ici et là, elle finit par apercevoir, souriante, sereine, radieuse, l’image en marbre de la Vierge et de l’Enfant-Jésus. Elle demeura longtemps immobile, étonnée, ne sachant quoi penser, en contemplation devant la statue.
Tout-à-coup, elle quitta sa place pour s’approcher de la balustrade, tout près de l’autel, et se mit à considérer d’un œil vague un panier de fleurs blanches exhalant un suave parfum, hommage sans doute de quelque pieux fidèle. Puis elle jeta un regard fugitif sur la lampe d’argent du sanctuaire, sur les cierges allumés, en respirant l’atmosphère du lieu, toute imprégnée d’un parfum étrange, comme si quelqu’un y fut justement passé avec une corbeille de violettes et d’asphodèles.
De là, ses yeux toujours en mouvement se reportèrent sur la dame en deuil, restée agenouillée non loin d’elle. Alors, elle se sentit à la gorge comme un serrement et, involontairement, ses paupières s’humectèrent. Elle tenta de refouler ce moment d’émotion nerveuse, en affectant un sourire d’ironie.
— Dieu de Dieu ! murmura-t-elle, mais qu’est-ce que cet endroit où l’on s’agenouille devant une femme et un enfant ?
Juste à ce moment, la dame en deuil se leva. Elle paraissait jeune ; elle était belle ; ses traits indiquaient la fierté, mais aussi l’abattement. Son regard s’abaissa sur la pauvresse si misérablement vêtue. Elle s’arrêta, toute émue. La mendiante en profita pour implorer vivement à voix basse la charité. La dame tira sa bourse, puis, hésita, un instant, en regardant avec un intérêt marqué le paquet qui se dissimulait sous le châle.
— C’est un enfant que vous avez là, interrogea-t-elle d’une voix affectueuse ? Puis-je le voir ?
— Oui, madame, lui répondit-on, en écartant les plis du châle suffisamment pour découvrir la petite figure pâle du petiot, plus intéressant que jamais, profondément endormi qu’il était.
— J’ai perdu le mien il y a une semaine, fit tout simplement la dame, en regardant l’enfant. C’était tout ce que j’avais de plus cher au monde. Sa voix se fit tremblante. Elle ouvrit sa bourse et mit une demi-couronne dans la main de la pauvresse stupéfaite.
— Vous êtes plus heureuse que moi, continua-t-elle. Peut-être voudrez-vous prier pour moi ; car je me sens bien malheureuse.
Elle laissa retomber un voile de crêpe qui lui cacha toute la figure, s’inclina et s’éloigna sans bruit. La jeune fille la suivit du regard jusqu’au moment où elle disparut dans l’obscurité de la grande nef, puis se retourna distraitement du côté de l’autel.
— Prier pour elle, se mit-elle à penser. Moi ? Comme si je pouvais prier !
Et un sourire amer se dessina sur ses lèvres.
Derechef, elle se mit à contempler la statue de marbre sur l’autel. Pour elle, ça n’avait aucun sens. Elle n’avait jamais entendu parler de religion chrétienne, excepté par une brochure dont le titre très encourageant était : « Arrêtez ! vous allez en enfer ! »
Dans le milieu où le sort l’avait condamnée à vivre, on faisait fi de toute religion ; le nom du Christ servait de juron ordinaire, par conséquent l’image douce, souriante, affectueusement invitante de la Vierge et de l’Enfant-Jésus dans le temple, n’avait pu rien dire à son imagination.
— Comme si je pouvais prier, marmotta-t-elle de nouveau, d’un ton sardonique.
Elle examina attentivement la pièce d’argent qu’on lui avait donnée, puis le bébé qui dormait toujours profondément dans ses bras.
Soudain, cédant à une impulsion irrésistible, elle tomba à genoux.
— Qui que vous soyez, murmura-t-elle en s’adressant à la statue de marbre, il semble que vous avez aussi un enfant. Peut-être pouvez-vous m’aider à avoir soin de celui-ci. Il n’est pas à moi ; je voudrais bien tout de même qu’il le fût. Quoi qu’il en soit, il m’est bien plus cher qu’il ne l’est à sa mère. Je pense bien que vous n’écoutez pas les gens de mon espèce, mais si je pouvais trouver le bon Dieu quelque part par ici, je lui demanderais bien de bénir cette brave dame qui a perdu son enfant. Du fond du cœur, je la bénis, mais ma bénédiction ne vaut pas grand’chose. Ah ! et, à nouveau, elle se mit à contempler la Vierge dans sa sereine et radieuse attitude, ça me fait l’effet comme si vous m’aviez comprise, mais je n’y crois pas. Peu importe, je vous ai dit tout de même tout ce que je voulais vous dire pour le moment. »
Son étrange supplique ou plutôt son étrange apostrophe terminée, elle repartit. Les lourdes portes de l’église roulèrent sur leurs gonds, en se refermant bruyamment derrière elle, au moment où elle franchissait le seuil et redescendait dans la boue de la rue.
La pluie tombait toujours, fine, froide, pénétrante.
Mais la pièce d’argent qu’elle possédait maintenant, constituait un talisman contre les intempéries du dehors ; elle continua de cheminer jusqu’au moment où elle arriva à un débit de lait d’apparence assez propre ; pour quatre sous elle put faire remplir de lait le biberon déjà depuis longtemps à sec ; mais, pour elle-même, elle n’acheta rien. Elle n’avait pas pris une bouchée de la journée et elle ne se sentait pas le courage de manger quoi que ce fût.
L’instant d’après, elle montait dans un omnibus qui la conduisait à Charing Cross. Elle descendit à la grande gare toute étincelante de lumières électriques, et se mit à arpenter le trottoir de long en large, en accostant ici et là un passant pour solliciter une aumône. Quelqu’un lui donna un penny ; un autre, jeune et joli garçon, à la figure rubiconde, déjà un petit crevé, mit la main dans son gousset, en retira toute la menue monnaie qui s’y trouvait, tout au plus trois pennies et un vieux sou, et, en les lui laissant tomber dans la main, lui dit mi-gaiement, mi-effrontément : —
— Hum ! avec des yeux comme les tiens, il y aurait moyen de faire mieux que ça.
Elle fit un pas en arrière tout interloquée.
Le quidam partit d’un grand éclat de rire en continuant son chemin.
Sans bouger de là, elle parut pendant quelque temps comme perdue dans des rêveries plus ou moins avouables ; les pleurs du bébé le rappelèrent à la réalité.
— Oui, oui, chéri, murmura-t-elle en le dorlotant doucement, il fait bien trop humide et froid pour toi ; vaut mieux s’en aller.,
Et, passant de l’idée au fait, elle héla un autre omnibus, cette fois pour Tottenham Court Road. Après avoir été bien durement cahotée, elle arriva enfin à destination, dans une sale ruelle traversant la pire partie des « Seven Dials ».
À peine y eut-elle mis le pied, que des hommes et des femmes, à mines repoussantes, groupés en cercle dans un cabaret borgne, l’accueillirent avec force quolibets et éclats de rire.
— V’là Lise, cria l’un d’eux ! V’là Lise avec l’marmot ! Bon ! Arrive ! Aboule ! Combien qu’tas ramassé, Lise ? Paye une ronde !
Lise passa tout droit sans détourner la tête. La courbe vindicative de sa lèvre supérieure s’accentua ; ses yeux eurent une lueur de dédain, mais elle ne dit pas un mot. Son silence exaspéra une fillette paraissant environ dix-sept ans, à la tignasse fort mêlée, aux yeux de chat, qui, plus qu’à demi ivre, se balançait nonchalamment, accroupie à terre, les mains croisées sur les genoux.
— Eh ! la mère Mawks ! glapit-elle. Mère Mawks ! on a besoin de vous par ici ! V’là Lise avec vot’mioche !
C’est comme si ces paroles avaient eu l’effet magique d’une incantation à l’adresse de quelque esprit diabolique. La porte d’un taudis s’ouvrit toute grande, et une femme d’une corpulence énorme, au corsage débraillé, à la figure bouffie, ecchymosée et écœurante, en sortit comme une trombe, en se précipitant sur Lise et, la secouant violemment par un bras :
— Mon argent, hurla-t-elle, où est mon argent, et pis l’gin ? Allons ! Aboule ! Plus vite que ça, le chelin et mes quatre pences. Pas d’tes blagues avec moi ! Eune affaire, c’est eune affaire, n’import’où ! Tu ramasses des coppes avec mon bébé, hein ! Fais pas l’ignorante ! Ça te paie ben mieux que c’que tu f’sais… Dis pas non ! Tu l’sais… T’aurais pas ailleurs un enfant comme c’ti-là pour faire de l’argent. C’est les enfants chétis qui crèvent le cœur à ces belles dames et à ces bons messieurs.
Ce disant, la virago eut un geste moqueur qui provoqua les rires et les applaudissements des auditeurs.
— Tu l’as eu bon marché, l’bébé, continua-t-elle, j’te dis qu’ça ; et si t’aboules pas là, correct, y en a d’aut’ qui prendront ta chance, et, par d’sus l’marché, qui s’ront ben contents d’la prendre.
Elle se tut, car elle suffoquait.
— C’est bon, mère Mawks, répliqua tranquillement Lise, en s’efforçant de sourire. Voici le chelin et les quatres pences pour le gin. Je ne vous dois plus rien pour l’enfant maintenant. Mais… Elle s’interrompit hésitante, en enveloppant d’un regard de tendresse la frêle créature endormie dans ses bras.
— Il dort bien maintenant, reprit-elle d’un ton ému et presque suppliant. Est-ce que je pourrais l’emporter avec moi pour la nuit ?
La femme Mawks qui, pendant ce temps-là, mordait férocement de ses larges dents jaunes les pièces de monnaie que Lise lui avait remises, pour s’assurer de leur valeur, partit d’un violent éclat de rire.
— Comment, mugit-elle, l’emporter avec toi, lui, l’marmot. Eh ! ben ! j’voudrais ben voir ça. Non, mais, faut’y être effrontée ! Emporter l’bébé ?
Elle se campa sur les hanches, et, croisant sur sa vaste corpulence deux bras couleur homard cuit :
— Comme tu voudras, grinça-t-elle, en grimaçant un sourire, si tu veux abouler d’eune demi-couronne, eh ben ! tu pourras l’avoir pour le tripoter à ton goût.
Un grand éclat de rire chez les spectateurs de cette scène, salua cette saillie, et la fillette toujours accroupie et les bras toujours croisés sur les genoux, quitta cette position pour applaudir bruyamment des deux mains.
— Ben tapé, la mère, s’écria-t-elle. Ça peut y s’faire qu’on lâche comme ça pour rien un bébé pour eune nuitte. Ça vaut ben plus que pour eune journée.
Lisa pâlit, et sa figure se contracta.
— Vous savez bien, articula-t-elle lentement, que je ne peux pas vous donner tant d’argent que ça. Je n’ai rien mangé de la journée. Il faut pourtant que je vive, quoique ça ne vaille guère la peine. L’enfant… et involontairement sa voix trahit de l’émotion… dort profondément. ; ce serait bien cruel que de le réveiller. Voilà tout. Il va pleurer et être agité toute la nuit, et, si vous vouliez me le laisser, je le coucherais bien chaudement, et j’en aurais bien soin.
Et, levant deux yeux où se reflétaient à la fois la crainte et l’espoir :
— Voulez-vous, mère Mawks, dit-elle ?
La mère Mawks avait évidemment un tempérament des plus rageurs. Cette simple supplique suffit à la mettre hors d’elle-même. Sa voix prit le ton de la fauve. S’empoignant violemment les deux mains, deux mains crasseuses, dans sa chevelure plus crasseuse encore, comme si elle n’eut pas pu trouver de geste plus énergique pour appuyer ce qu’elle allait dire.
— Si je l’veux, rugit-elle ! Si je l’veux ! Moi, que j’lâche mon propre enfant pour rien, pour eune nuitte ! Si je l’veux ! Ah !… Eh ben ! non !… Je l’veux pas. J’veux que l’diable me pende tout d’suite, si tu l’as. Nom d’un chien ! En prend-t-elle un peu des airs, m’am’zelle. Ah ! l’bébé s’ra tranquille avec toi ? Vraiment ! Tu m’dis pas ça ! Et il va pleurer et être agité avec sa mère ? T’as qu’à voir !
Et à chaque vocifération, la mère Mawks, écumant de plus en plus de rage, se rapprochait de Lise.
— Gueuse que t’es, hurla-t-elle ! Ah ! tu t’es mis dans l’coco que j’vas t’laisser mon enfant même une heure, sans qu’tu payes c’te coppe ? Y a assez que tu l’as déjà eu pour pas grand’chose. J’sus eune honnête femme. J’travaille pour vivre. J’peux ben prendre un coup, mais j’en prends pas deux. J’sus pas comme toi et d’eune bougrée, avec tes grands airs ! Une belle garce, oui, vraiment ! Allons ! Aboule l’enfant, t’as pas affaire à l’garder eune minute de plus !
Et la mégère s’élança sur le châle qui protégeait le bébé dans les bras de Lise.
— Ne lui faites pas mal, supplia Lise toute tremblante, Ce pauvre petit… Faut pas lui faire mal…
Les yeux de la mère Mawks eurent des reflets de tigresse, s’injectèrent de sang ; on eut dit qu’ils sortaient de leurs orbites.
— Lui faire mal ?… Moi ! Est-ce que j’ai pas le droit de faire c’que j’veux avec mon enfant ? — Lui faire mal ?… A-t-on jamais vu ça ! Et se tournant du côté des voisins attroupés :
— Non, mais… en v’la-ti eune effrontée !… Ça s’met-i un peu au d’ssus d’la loi ! La v’là maint’nant qui veut enlever à eune mère son propre enfant…
Ce disant, elle s’élança sur le bébé et réussit à l’arracher des bras de Lise. Le pauvre petit être, réveillé d’une façon aussi brutale, fit entendre une voix plaintive. C’eut l’effet d’attiser davantage la fureur de la mère Mawks ; elle se mit à secouer si violemment le bébé qu’il en faillit rendre l’âme.
— Chien d’enfant, vociféra-t-elle ! Pourquoi est-ce que ça crève pas ? et qu’ça soit fini !
Et sans se soucier des protestations énergiques de Lise terrifiée, elle lança le bébé au bout de ses bras, comme si c’eut été une loque quelconque, par la porte ouverte de la pièce d’entrée ; l’enfant alla retomber sur un amas de linge sale où il resta sans mouvement ; on ne l’entendit plus geindre.
— Bébé ! pauvre bébé ! s’écria Lise au comble de la désolation. Ah !… vous l’avez tué, bien sûr !… Mon Dieu ! faut-il donc être aussi barbare et sans cœur !… Pauvre bébé !…
Et elle éclata en sanglots déchirants. La fripouille des environs resta là, bouche muette, à contempler la scène.
La mère Mawks ramassa ses jupes en désordre, avec un air de défi et en reniflant de ses deux narines, comme pour dire : Qu’on vienne donc se mêler de mes affaires, si on veut être bien reçu !
Il se fit un moment de silence.
Tout à coup, un individu émergea en titubant d’un tripot, et en s’essuyant les lèvres du revers de la main. C’était un être à la charpente massive ; mine de brute, tignasse rousse, yeux en trous de vrille, regard de furet. Il se mit d’abord à toiser d’un air hébété, Lise toute en larmes ; ses regards se portèrent ensuite sur la mère Mawks, puis sur chacun des voyous groupés.
— Y a du grabuge, articula-t-il la langue épaisse ? Quoi c’que y a ? Allons ! faut pas fafiner ! Qu’on parle ! Joe Mawks est là pour voir à c’que tout marche correct. Allez-y, mes p’tits cœurs, allez-y !
Et il se prit à ricaner d’un air stupide en plongeant une main dans la poche de son pantalon de velours rapiécé d’où il tira un brûle-gueule qu’il se mit à charger lentement de tabac dans un vieux sac tout graisseux, en éparpillant le tabac de tous côtés de ses doigts lourds et mal assurés.
— Quoi c’que y a, grogna-t-il d’un ton plus éraillé, plus alourdi que la première fois, en allumant sa pipe ? Allons ! qu’on y aille carré !
— C’est rapport à vot’mioche, Joe, intervint la fillette accroupie, en se levant avec tant de précipitation que toute sa chevelure lui retomba, sur sa figure et les épaules, comme une épaisse frange noire, au travers de laquelle on pouvait distinguer ses traits fanés sur lesquels se reflétait un air vindicatif. Lise a perdu la boule. A veut avoir vot’mioche pour l’dodicher”.
Sur ce, elle se mit à se tordre de rire.
— Non, mais, c’est-y croyable, ça veut avoir un môme à tripoter.
Joe, d’un air abruti, cligna lourdement les yeux et continua de savourer son brûle-gueule. Puis, soudain, comme s’il eut profondément réfléchi sur le point en litige, il retira de ses lèvres le brûle-gueule, ses amours.
— Pourquoi pas, dit-il ? A veut l’enfant pour l’dodicher ?… C’est bon ! Qu’elle l’aye ! Pourquoi c’qu’elle l’arait pas ?…
En entendant ces paroles, Lise leva sur Joe ses yeux aveuglés par les larmes ; un rayon d’espoir brilla sur sa figure. Mais, la mère Mawks, écumant de rage, ne fit qu’un bond en avant du côté de son homme.
— Sale ivrogne, vociféra-t-elle dans la figure de son abruti de mari ; tu devrais avoir honte ! Comment ! Prêter ton enfant pour toute eune nuitte, pour rien ! C’est ben heureux que j’aye encore toute ma cervelle ! Eh ben ! moé, j’dis que Lise l’aura pas. Là !…
Joe se mit à la regarder en plein dans les yeux. Sa hideuse figure se contracta sous l’empire d’une décision bien arrêtée. Son bras lourd se redressa ; un poing qui se crispa, alla s’abattre sur la figure de sa rageuse moitié en infligeant à celle-ci, dans à peine le temps de le dire, un superbe œil au beurre noir.
— Et moé, vociféra-t-il, j’dis qu’a va l’avoir. Là ! ça y est-y ?
La mère Mawks aurait peut-être pu riposter : « Oui, ça y est », car tout aussitôt elle se mit à rendre à son homme le coup, capital et intérêt tout ensemble. L’instant d’après, l’heureux couple se livrait à une partie de boxe, sous les yeux de tous les habitants de la ruelle, pâmés d’admiration et d’enthousiasme. Toute cette fripouille se bousculait à qui mieux mieux pour voir les combattants, et applaudir aux jurons et blasphèmes qui émaillaient ce pugilat conjugal.
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Pendant que les époux se talochaient de belle manière, un vieux, au dos voûté, accroupi non loin de là, sur le seuil de sa porte, triant des chiffons dans un panier, fit un signe à Lise. Le tapage du voisinage n’avait pas paru le déranger.
— Prends l’marmot de suite, lui souffla-t-il, personne ne s’en apercevra. J’verrai à c’qui t’cherchent pas.
Lise le remercia du regard, et, se glissant furtivement dans la maison où l’enfant gisait toujours sans mouvement sur le paquet de linge sale, elle le prit et décampa du côté de son misérable garni, à l’autre bout de la ruelle. L’enfant s’était trouvé étourdi par la violence du choc, mais, une fois dans les bras de Lise, sous l’influence de douces et chaudes caresses, il se remit bientôt, quoique ses deux yeux bleus, comme ceux d’une pauvre colombe blessée, trahissaient l’anxiété et la souffrance.
— Mon chéri, mon pauvre petit chéri, ne cessait de murmurer Lise en couvrant de baisers sa figure pâle, et ses petites mains, ce que je donnerais pour être ta mère, oui, Dieu le sait ! Je n’ai que toi. Et tu m’aimes bien, mon tout petit, n’est-ce pas, dis ! Tu m’aimes bien, là, un petit peu, un tout petit peu !
Et comme elle se remettait à le couvrir de baisers et de caresses, la frêle créature, aux traits maladifs, comme pour exprimer une sensation de satisfaction, répondit à ses caresses et baisers par un léger bégaiement que Lise trouva plus délicieux que la plus délicieuse musique ; sa figure s’illumina d’un sourire, ses yeux noirs brillèrent d’une vive émotion ; pour un instant, elle se fit presque belle. Tenant l’enfant bien serré sur sa poitrine, elle se hasarda à regarder par l’unique fenêtre de la pièce, et constata que le duel conjugal était fini. À en juger par les éclats de rire et les vociférations enthousiastes, il n’y avait pas à s’y tromper, c’était Joe Mawks qui avait eu le dessus.
L’ange de sa vie avait disparu de la scène.
Lise vit l’attroupement se disperser, et la plupart des gens gagner un débit de gin voisin. Bientôt, la ruelle se trouva comparativement déserte et tranquille.
Le moment d’après, une voix sourde se mit à l’appeler par son nom :
Lise !… Lise !…
Elle regarda en bas et aperçut le vieux qui lui avait promis de la protéger au cas où la mère Mawks aurait voulu se mettre à sa poursuite.
— C’est vous, Jim, demanda Lise ? Montez donc, ça vaudra mieux que de jaser là.
Le bonhomme obéit, et, une fois en haut, resta planté debout devant la jeune fille ; d’un air un peu intrigué, il se mit à les contempler tour à tour, elle et le bébé. C’était un homme sec, à la mine rébarbative que Jim Duds ; c’est ainsi qu’on l’appelait familièrement ; son véritable nom, bien aristocratique, il est vrai, mais aussi bien mal porté, était James Douglas. Il y avait plus de l’animal que de l’homme chez lui : cheveux en désordre, barbe rousse en brosse, dents longues et pointues, sortant comme des crocs de dessous la lèvre supérieure ; son métier, qu’il tenait d’ailleurs pour passablement respectable, était celui de cambrioleur d’arrondissement.
— La mère Mawks l’a eue bonne, c’te fois cite, dit-il avec un petit ricanement qui ressemblait plutôt à un grognement. La moutarde avait monté au nez de Joe, et il a simplement mis la vieille en compote. A va t’laisser tranquille, à c’t’heure ; tant qu’tu la paieras correct, Joe s’ra d’ton bord. Mais si ça t’arrive eune fois de pas ramasser c’te coppe, eh ben ! t’as pas besoin de te r’montrer.
— Je le sais, dit Lise, mais elle a toujours eu son argent pour l’enfant, et, bien sûr, ça n’était pas trop que de lui demander de garder le bébé chaudement par la nuit de chien qu’il fait.
Jim Duds, un instant, parut pensif.
— Quoi c’que t’as à t’occuper comme ça de c’t’enfant-là, interrogea-t-il ? C’est pas à toi !
Lise poussa un soupir.
— Non, répliqua-t-elle avec tristesse. C’est : vrai, il n’est pas à moi ; mais au moins, c’est toujours quelqu’un auquel on s’attache. Et puis, quelle vie donc que j’ai menée jusqu’aujourd’hui ?
Elle s’arrêta soudain, et sa figure pâle se colora vivement.
— Lorsque j’étais toute seule, je n’avais que la rue, rien que la rue, toujours la rue, triste, froide. Je n’étais rien de plus qu’une sorte de bout de guenille sur le pavé, jeté ci, lancé là, et, à la fin des fins, allant chuter dans le ruisseau. Pas de chance, pas d’espoir, tout en noir ! Imaginez-vous, Jim, en se prenant à sourire, que je n’ai jamais été à la campagne.
— Ni moi non plus, interrompit Jim en mâchouillant distraitement un brin de paille. Ça doit être bigrement beau ; rien qu’des arbres tout verts, et des fleurs partout ; mais, y a pas grand’chose à faire dans l’métier, à c’quon dit.
Sans s’occuper des réflexions de Jim, Lise reprit :
— Pour moi, le bébé, c’est comme il me semble que la campagne doit être : bonne, douce et paisible. Quand j’ai le bébé dans les bras, eh bien ! là ! je ne sais pas pourquoi, mais je me sens le cœur content.
Derechef, Jim devint tout pensif. Retirant le brin de paille de ses dents :
— T’as eu ben d’l’expérience, Lise, dit-il, avec un geste qu’il essaya de rendre expressif. Mais t’as donc pas jamais rencontré un homme comme t’aurais voulu ?
Lise sursauta, et ses prunelles s’allumèrent.
— Un homme ! exclama-t-elle avec une expression de souverain mépris, un homme ! Je n’ai jamais rencontré d’hommes ; mais, des brutes, oui !
Jim ouvrit de grands yeux, et resta muet ; la réplique ne lui venait pas.
Lise repartit tout aussitôt d’une voix qui se fit plus douce :
— Savez-vous, Jim, que je suis entrée dans une grande église aujourd’hui ?
— Ça, c’est d’la malchance, grommela Jim sentencieusement. L’église, hum ! ça n’est pas d’grand service, autant que j’peux voir.
— Il y avait là, Jim, reprit vivement Lise, une statue, une statue de femme qui portait un bébé, et des gens qui se mettaient à genoux devant. Qu’est-ce que vous pensez que ça pouvait être ?
— Peux pas dire, articula Jim interloqué. Es-tu ben sûre que c’était une église ? C’était p’tête ben un musée.
— Non, non, rétorqua Lise, c’était une église, une vraie église, avec des gens qui priaient.
— Oui, oui, dit Jim d’un ton revêche. Eh ben, grand bien leur fasse ! Pour dire que j’suis un prieux, j’sus pas un prieux. Eune femme, tu dis, pis un bébé ? T’as la berlue, ma pauvre Lise ! Des femmes et des bébés, c’est assez commun, y en a même trop, et d’un grand bout ; et, des prières, par dessus l’marché ?…
Et Jim, pris d’un ahurissement et d’un dégoût qu’il ne put exprimer, tourna le dos à Lise, en lui souhaitant sèchement le bonsoir.
— Bonsoir, Jim, lui dit doucement Lise, et, longtemps après le départ du vieux, elle resta assise, silencieuse, pensive, toujours pensive, avec le bébé dans ses bras, en écoutant distraitement le bruit de la pluie qui tombait toujours dense comme du sable sur une cercueil.
Lise n’avait pas tout à fait bon caractère ; loin de là. Le motif qui lui avait fait louer l’enfant tant par jour, n’était pas très recommandable. Elle voulait tout simplement gagner de l’argent, à l’aide d’une supercherie, en provoquant une pitié qu’on ne lui aurait certes pas accordée, si elle eut été seule à mendier, sans l’enfant. Elle était d’abord partie en tournée ; le bébé n’était pour elle qu’un truc de métier ; mais, au contact journalier de la pauvre petite créature, de cette innocente fragilité, son cœur avait fini par s’attendrir et elle s’était prise à l’aimer d’une affection étrange, intense, au point qu’elle eut fait volontiers le sacrifice de sa vie pour le petit être. Elle savait que ses père et mère n’en avaient nul souci, excepté au point de vue de la recette qu’il leur procurait.
Souventes fois, des projets chimériques trottaient dans sa pauvre tête fatiguée, des plans de fuite de la cité fiévreuse, dévorante, vers quelque hameau modeste et solitaire, où elle aurait trouvé de l’ouvrage et se serait dévouée au bonheur de l’enfant.
Pauvre Lise ! Pauvre dévoyée ! Pauvre abandonnée !
Tout misérable paria de Londres qu’elle fût, cependant, au fond de cette âme désolée et souillée, une petite fleur s’était épanouie, la fleur d’un pur amour pour l’un de ces petits êtres au sujet desquels une Divinité, éternellement miséricordieuse, qu’elle ne connaissait pas, a dit un jour :
« Laissez venir à moi les petits enfants, ne les en empêchez pas, car le royaume des cieux est à eux ! »
Les longues et mornes journées d’hiver suivirent.
On était aux environs de Noël.
Les résidants des rues aboutissant au « Strand » étaient devenus habitués à entendre le soir, une voix mélancolique de jeune femme leur chanter, d’étrange et pathétique façon, les vieilles chansons et ballades connues, mais toujours chères au cœur de tout Anglais, comme par exemple : The Banks of Allan Water, The Bailiff’s Daughter, Sally in our Alley, The Last Rose of Summer.
Elle chantait toutes ces vieilleries, les unes à la suite des autres, dans le même ordre. Sa voix n’était ni forte ni pure, mais elle avait des accents qu’on sentait vrais et souvent émus, plus particulièrement lorsqu’elle chantait cette mélodie, vieille comme les chemins, mais toujours si populaire : « Home ! Sweet Home » ! Alors, les fenêtres s’ouvraient, et les pennies pleuvaient sur la chanteuse des rues et le pauvre bébé, compagnon constant de ses tournées, dont elle ne cessait de prendre le soin le plus tendre. Parfois aussi, par des journées glaciales, on pouvait la voir cheminer dans la boue, la figure fouettée par le vent d’est, et, malgré cela, débiter courageusement son répertoire. Des mères de famille, au sortir des grands magasins, des boutiques aux brillants étalages, où elles étaient allées acheter des étrennes pour leurs enfants, s’arrêtaient en passant pour jeter un regard sur les traits pâles et émaciés de l’enfant, et disaient en glissant dans la main de Lise les quelques pennies qui pouvaient leur rester :
— Pauvre petit ! Il est bien malade, n’est-ce pas ?
Sur ce, Lise, toute tremblante d’émotion, s’écriait vivement :
— Ah ! non ! Non ! Il est toujours pâle comme ça ; il est un petit peu faible ; mais c’est tout.
Et les compatissantes questionneuses, émues elles-mêmes en voyant l’expression de douloureuse anxiété de ses deux yeux noirs, s’éloignaient en silence, sans insister davantage.
Noël, l’anniversaire de la naissance de l’Enfant-Dieu, fête dont la grandiose signification échappait complètement à Lise, Noël parut. Noël pour Lise n’était rien autre chose qu’une sorte de fête publique, grande, mais bien morne, alors que tout Londres allait aux églises et se gorgeait de rosbif et de plumpudding. Pourquoi ? Voilà ce qu’elle ne pouvait s’expliquer. Cependant, cette veille de Noël, malgré l’état de tristesse et d’aigreur de son âme, elle se sentait plus alerte, elle était même presque gaie. En effet, en se privant un peu plus que d’habitude, n’avait-elle pas réussi à acheter un superbe oiseau pourpre et or, un oiseau qui se dandinait gracieusement au bout d’un fil de caoutchouc ! Et bébé, en apercevant le joujou, n’avait-il pas bégayé un rire, un petit rire étrange, le premier rire intelligent de son existence ?
Et Lise aussi avait ri, ri de bien bon cœur en voyant le plaisir de bébé ! L’oiseau était du coup devenu un sujet de grand amusement pour eux deux.
Noël était venu et reparti. Les derniers jours de l’année moribonde s’enfuyaient, lourds, tristes, les uns après les autres, lorsque la physionomie pâle, chétive, amaigrie du bébé prit une expression étrange de fatigue, d’épuisement, celle d’un être prématurément surmené. Ses deux yeux bleus eurent des regards fixes, ternes. Peu après, le petiot parut absolument indifférent à tout ce qui se passait autour de lui. Il restait complètement immobile, presqu’insensible dans les bras de Lise. Plus un pleur, plus d’impatiences. Il semblait écouter avec une passive complaisance les chansons de sa protectrice, le long des rues tristes et monotones qu’elle parcourait bravement et le jour et le soir. Même l’oiseau, le superbe oiseau pourpre et or, n’eut plus le don de l’intéresser ; il le regardait fixement, sans bouger, d’un certain air de supériorité, comme s’il eût eu conscience de ce que sont les vrais oiseaux, et qu’il eût tenu à marquer qu’il ne voulait pas s’en faire imposer par une aussi pauvre imitation.
Lise devint en proie à une grande inquiétude, mais à qui donc pouvait-elle se confier ? Elle n’avait personne. Jusque-là elle avait régulièrement payé la mère Mawks, et cette mégère, tenue en respect par son bouledogue de mari, avait fini par être très satisfaite de lui laisser l’enfant.
Lise savait très bien qu’il n’y avait personne dans la misérable ruelle qu’elle habitait, qui eût le moindre souci du bébé, qu’il fût malade ou non. On lui aurait répondu tout simplement :
— Eh ben ! tant mieux ! si le mioche a l’air d’être malade ! Ça rapportera à l’équipollent.
À part ça, elle aimait l’enfant d’une affection jalouse : elle ne pouvait se faire à l’idée qu’une autre qu’elle-même en eût pu avoir soin. Elle se faisait des réflexions. Les enfants, pensait-elle, ont comme ça souvent des malaises subits : mais, sans l’aide de drogues d’apothicaire, rien qu’en laissant faire la nature, ils se remettent beaucoup plus promptement qu’ils se font malades.
Tout en essayant de calmer de la sorte ses terreurs intimes, elle entourait la petite créature de plus de soins que jamais, en s’imaginant qu’elle pouvait, à elle seule, la ranimer. Néanmoins l’enfant parut de moins en moins se soucier de soins et de caresses ; il ne faisait que prendre machinalement et, parfois, avec une répugnance passive, la nourriture qu’on lui offrait.
Et le grand sablier du Temps continua de fonctionner, lentement, il est vrai, mais, aussi, sans trêve ni merci.
On était à la veille du jour de l’an.
Lise avait erré de rue en rue, toute la journée, égrenant toujours son petit répertoire de vieilles ballades, en dépit de la neige et d’un vent glacial, glacial au point que bien des gens, au cœur sensible et se dévouant d’ailleurs à toutes les charités, avaient dû fermer portes et fenêtres ; la voix de Lise n’était pas même arrivée jusqu’à eux. Le passage de la vieille à la nouvelle année, avait donc été pour elle lugubre, désolant ; c’est à peine si elle avait pu ramasser six pennies. Comment pouvait-elle reparaître devant la mère Mawks, affronter la mégère avec aussi maigre recette ? Haletante, harassée qu’elle était, comme la nuit, du gris était passée au noir opaque, elle quitta machinalement le Strand pour se diriger du côté de la chaussée. À quelque distance de là, elle se laissa choir dans un coin obscur, tout près de l’aiguille de Cléopâtre, ce fier obélisque qui, impassible, semble contempler ironiquement les chutes des empires et bien d’autres chutes, en ayant l’air de dire : — « Passez, viles générations ! Moi, simple bloc de pierre sculpté, je vous survivrai longtemps » !
Pour la première fois, Lise trouva que le petit fardeau qu’elle portait lui pesait. Écartant les plis du châle, elle se mit à contempler le petiot avec tendresse ; le bébé dormait profondément ; un léger sourire éclairait sa figure bleuie, ses traits émaciés. Dans l’état d’épuisement complet où elle se trouvait elle-même, Lise s’appuya la tête sur la pierre froide en arrière d’elle et s’endormit de ce sommeil de plomb, invincible, qui suit les grandes prostrations physiques.
Grave et solennelle, la nuit obscure poursuivait son cours ; lorsque la vieille année agonisait, il n’y avait pas la moindre étoile au firmament. Parmi tous les passants qui réintégraient le logis, à la hâte, pas un ne vit la pauvrette épuisée dormant dans l’angle obscur.
Elle gisait là depuis quelque temps, sans avoir été dérangée. Soudain, une lumière aveuglante vint brutalement la frapper en pleine figure. Instantanément, elle fut sur les deux pieds, à moitié endormie, mais gardant toujours instinctivement l’enfant serré dans ses deux bras.
La silhouette sombre d’un individu à la redingote boutonnée jusqu’au menton, tenant d’une main une lanterne sourde, se dressa devant elle.
— Allons, dit le personnage, venez-vous-en ! Ceci est contre les règles… Faut circuler…
Lise esquissa un sourire tout en cherchant à s’excuser.
— Très bien, répondit-elle, en essayant de prendre un air dégagé, et en levant les yeux sur le sergent-de-ville. Il lui parut être un brave homme.
— Je n’avais pas assurément l’idée de venir dormir ici, continua-t-elle. Je ne sais vraiment pas comment ça se fait. Comme de raison, il me faut rentrer à la maison.
— Certes oui, dit le sergent-de-ville un peu adouci par le ton d’évidente sincérité de la jeune femme et touché aussi malgré lui par son regard pathétique. Braquant à nouveau sa lanterne en plein sur elle :
— Est-ce un enfant que vous avez là, interrogea-t-il ?
— Oui, se hâta de répondre Lise d’un ton mêlé de fierté et de tendresse. Pauvre cher petit ! Il a été bien malade ; mais je pense que maintenant, il est beaucoup mieux qu’il était.
En même temps, encouragée par l’attitude bienveillante de l’agent de police, elle entrouvrit le châle pour lui faire voir le bébé, son trésor. Le brave gardien de la paix dut rapprocher sa lanterne et se pencha pour examiner de plus près la petite créature. Il eut à peine jeté les yeux sur l’enfant, qu’il fit un bond en arrière :
— Dieu me pardonne ! exclama-t-il, mais il est mort !…
— Mort ! s’écria Lise haletante d’angoisse et d’épouvante… Ah ! non !… Non !… Il n’est pas mort !… Ne dites pas ça !… Ah ! non ! Non !… ne dites pas ça ! Dieu de Dieu !… ça n’est pas possible ! Vous n’avez pas voulu dire ça ! Pour l’amour de Dieu, dites que ça n’est pas ce que vous avez voulu dire ! Non, il n’est pas mort !… il ne peut pas être mort, là, vraiment mort… Ah ! Ça n’est pas possible ! Oh ! mon bébé ! mon tout petit bébé, tu n’es pas mort !… dis, mon bébé, mon ange ! Pas mort, hein !…
Et, respirant à peine, les yeux effarés, elle tâtait les mains, les pieds, la figure du petit être, le couvrait de baisers, en l’appelant de mille petits noms de tendresse…
Hélas ! c’était en vain.
Le corps du pauvre petit commençait déjà à prendre la rigidité de la mort. Depuis plus de deux heures déjà, il était cadavre.
L’agent de police, pris d’un accès de toux nerveuse, du revers de son gant s’essuya les yeux. Il était bien, il est vrai, émissaire de la justice, mais il était homme de cœur avant tout. Il pensa à sa jeune épouse à la maison, et au bébé aux joues roses pendu à son cou, au bébé qui l’accueillait avec tant de transports de joie, chaque fois qu’il le revoyait.
— Écoutez-moi, dit-il, du ton le plus sympathique en mettant la main sur l’épaule de la jeune femme, au moment où celle-ci, tremblante, affolée, se laissait choir sur la dalle en jetant un regard de désespoir sur la figure mate et blanche comme la cire de l’enfant, inutile de se désespérer comme ça !
Il s’arrêta. Il sentait quelque chose qui lui montait à la gorge, et il se reprit à tousser bruyamment pour s’en débarrasser.
— La pauvre petite créature est partie, continua-t-il, il n’y a pas de remède à ça. L’autre monde, vous savez, ça vaut bien mieux que celui-ci… Il fit une nouvelle pause…
— Là ! Là ! faut pas s’émouvoir tant que ça, fit-il, en entendant Lise affaissée, désolée, pousser des gémissements tellement navrants que son cœur d’honnête homme en fut tout bouleversé. Il constata alors, qu’il était inutile d’essayer de la consoler. Mais, il avait son devoir à remplir. Prenant un ton qu’il eut toutes les peines du monde à rendre plus ferme :
— Allons, dit-il, comme une brave jeune femme que vous paraissez être, il faut maintenant déloger d’ici et rentrer chez vous. Si je vous permets de rester ici un peu, me promettez-vous de retourner droit chez vous ? Je ne dois pas vous retrouver ici au retour de ma ronde, vous comprenez ?
Lise fit signe que oui.
— C’est bien, articula-t-il d’un ton plus léger, je vous donne dix minutes — Retournez-vous-en à la maison !
Et, avec un bonsoir qu’il tâcha de faire sympathique et réconfortant, il tourna les talons et se remit à arpenter la rue ; le bruit de ses pas résonna d’abord lourdement sur le pavé, se fit de plus en plus faible, puis se perdit dans le lointain au moment où son imposante silhouette se fondit dans l’obscurité profonde de la nuit.
Se voyant seule, laissée à elle-même, Lise se redressa et se mit à dodeliner le petit cadavre. Elle paraissait sourire maintenant.
— Retourner tout droit à la maison, à mon « home », se prit-elle à murmurer à mi-voix !… « Home, sweet Home » ! Oui, bébé, oui, mon chéri, nous allons ensemble retourner chez nous !…
Et, se glissant avec précaution dans les ombres de la nuit, elle arriva sur le haut d’un escalier de pierre qui conduisait au bord de l’eau. Elle en descendit lentement les degrés. L’eau y clapotait lourdement, bien lourdement ; la marée battait son plein. Elle fit une pause. Au même instant, un son d’airain, imposant, retentit dans l’espace, en jetant dans la nuit opaque une note vibrante et solennelle. C’était le bourdon de Saint-Paul qui sonnait minuit.
La vieille année était morte.
— Droit à la maison, se répétait-elle machinalement ! … Dans son regard étrange, ses yeux ahuris, fatigués, se reflétait cependant comme un rayon d’espoir.
— Mon pauvre chéri ! Oui, en effet, tous deux nous sommes bien épuisés ; nous allons retourner chez nous, à notre « home », « Home’sweet Home » ! Oui, eh bien !… allons-y !
Serrant convulsivement le bébé, dans ses bras et déposant sur sa figure glacée un baiser suprême, elle s’élança, avec lui, dans l’espace.
Le flot, soudain heurté, jaillit avec un bruit mat et sinistre.
Il se fit un léger clapotement dont la rumeur se fondit tout aussitôt dans le silence de la nuit.
Ce fut tout.
L’eau se remit, comme avant, à battre nonchalamment les dalles de l’escalier.
L’agent de police repassa et constata, avec satisfaction, que la rue était libre.
À travers le voile presqu’impénétrable de la nuit, une étoile, pourtant, se montra, scintilla un instant, puis disparut.
Un carillon sonore réveilla les échos endormis. Ici et là, une fenêtre s’ouvrit ; des gens vinrent prêter l’oreille au balcon. On carillonnait tout simplement l’arrivée du Nouvel An, la fête de l’Espérance.
Mais, à quoi donc pouvait servir ce carillon d’allégresse, à l’infortunée dont la dépouille mortelle s’en allait au fil de l’eau, tenant étroitement embrassée dans l’étreinte de la mort, une autre dépouille mortelle, celle du bébé ?
Que pouvait donc ce pauvre être, emporté silencieusement à la dérive, n’ayant jamais rien connu, excepté l’amour d’un tout petit enfant, et échappant, de cette dramatique façon, à l’attention, à la commisération de tous ceux qui saluaient dans la venue d’un Nouvel An, tout un monde d’aspirations diverses, un renouvellement de bail avec l’existence !
Lise n’était plus.
Elle était partie pour se réconcilier avec Dieu, tout probablement, par l’intermédiaire de son bébé d’emprunt, la pure et innocente créature dans lequel tout son amour pour l’humanité s’était concentré ; partie pour ce « home », sujet de nos rêves et de nos supplications, où les pauvres exilés de cette terre trouveront le plus cordial des accueils, et le repos de leurs fatigues et de leurs angoisses ; partie pour ce monde glorieux où le Divin Maître règne et dont les paroles, dominant toujours les fracas des hordes humaines, enseignent ceci :
« Ne méprisez pas ces petits enfants, car, je vous le dis en vérité, leurs anges contemplent toujours la face de mon Père dans le Ciel ! »
De la coupe aux lèvres
Il vous arrive parfois dans la vie des coïncidences étranges. Et quand la guigne vous empoigne par le collet, elle ne vous lâche pas de sitôt.
Oyez ! Oyez ce qui m’advint un jour ! C’est ainsi qu’un soir, vers la Saint-Michel, entre la poire et le fromage, un vieil ami à moi débutait dans le récit d’une des plus amères désillusions de sa vie……….……….……….……….……….………
C’était la veille de Noël, dit-il. Je venais de mettre à la poste plusieurs centaines de cartes de tous formats, de toutes les couleurs, après triage, suivant destination ; ce qui n’est pas mince affaire.
— Oui, en effet, fis-je, moi-même j’en sais quelque chose.
— Je ne vous parle pas des boîtes de bonbons, des éventails, des chevaux de carton ou de bois, tout l’assortiment enfin ; j’avais mis toutes les messageries sur les dents. C’était invraisemblable.
— Je vous en crois, interjetai-je.
Ahuri, éreinté, je m’en fus m’échouer au restaurant du Château Frontenac pour me remonter un peu le corps et l’âme. J’y trouvai mon ami Bob. Vous savez, Bob, ce grand garçon à la moustache toujours en crocs, que nous rencontrions et que je vous présentais l’été dernier sur la terrasse ?
— Oui, oui, en effet, je crois me remettre.
— Bob et moi, nous étions des inséparables. Comme amis, Castor et Pollux ne nous auraient pas tenu la chandelle.
— Tu sais, Bob, lui dis-je en l’abordant et en lui tapant sur l’épaule, demain, jour de Noël, nous dînons ensemble.
— Mon cher, me dit-il en hésitant un peu, tous mes regrets, je ne le pourrai pas. Je serai absent de la ville.
— Morbleu ! encore un désappointement ! Moi qui comptais sur toi pour manger l’oie traditionnelle et déguster le petit verre………… Mais, alors, où vas-tu comme ça ?…………………………………………
— Chut ! mon cher, fit Bob, l’index sur sa moustache en crocs. Ne m’en demande pas davantage. D’ailleurs, tu en sauras quelque chose bientôt, à mon retour peut-être.
Et il me quitta.
Assez ennuyé d’avoir à dîner en tête à tête avec moi-même le jour de Noël, je pris le parti, moi aussi, d’aller passer la fête à la campagne, chez des amis. Et dès le lendemain, je prenais le train pour Montmagny.
Peu de monde dans le wagon-salon. Mollement étendu sur le velours d’un siège double, les jambes allongées à l’américaine, je songeais, en regardant distraitement par le carreau, lorsque, soudain, la porte du char s’ouvrit. Une jeune femme entra un peu en coup de vent et vint s’asseoir sur une banquette, juste à côté de celle que j’occupais.
D’un tour d’œil, — moi, vous savez, ça ne me prend pas grand temps pour voir ces choses-là — j’avais constaté qu’elle avait un minois exquis, adorable. J’eus de suite l’impression intime qu’elle était veuve. Comment ça, me direz-vous ? Ne m’en demandez pas davantage. Est-il plus difficile de distinguer une jeune veuve d’une femme qui ne l’est pas, qu’entre de la crème fraîche et de la crème fouettée ? D’ailleurs, je me flatte d’un petit talent de physionomiste qui n’est pas commun. J’étais donc à peu près sûr qu’elle était veuve. Du reste, je l’appris plus tard.
Ses deux mains gantées de noir disparaissaient dans un petit manchon d’astracan. Je me pris à envier le manchon et les petites menottes à l’intérieur. Et quelle séduisante gracieuseté dans tous les mouvements de la sémillante jeune femme ! Parlez-moi à votre aise des beautés célèbres, si vous le voulez, mais pour moi, dans le moment, ça ne pouvait être que de la saint-Jean auprès de celle-ci.
D’ailleurs, les grandes beautés, je vous dirai bien, moi, que j’en suis tout à fait revenu. Ça commence bien, mais on ne sait pas comment ça se termine. Souvent « Desinit in piscem mulier formosa superné » — Vous comprenez le latin, je suppose ?
— Oui, surtout quand dans les mots il brave l’honnêteté. Mais, allez-y !
— Très bien ! je continue. Ça n’est pas pour dire, mais j’ai de l’œil. Aussi, dois-je vous déclarer qu’après une première enquête, j’avais relevé deux joues délicatement rosées et agrémentées de deux fossettes, oui, deux petites fossettes, là… toutes petites, juste pour dire que c’en était……… ; une nuque étourdissante, des lèvres rouges comme des cerises, des yeux bruns brillant de lueurs fugitives, et frangés de cils de même couleur, un petit nez qu’on eût dit ciselé dans du carrare et retroussé d’agaçante façon, une luxuriante chevelure enroulée sans prétention. Bref, mon inventaire terminé, je me trouvais là en face d’un fruit savoureux, d’une pêche aux contours veloutés, tout fraîchement ravie au pêcher.
Les femmes n’ont vraiment pas le droit d’être belles comme ça, et d’exciter la gourmandise des hommes qui, la plupart du temps, n’ont ni le temps ni la force de se mettre en défense.
Ça n’est pas juste.
Tout à coup, voilà bien le petit manchon qui dégringole et roule à terre. Pur accident…… Du moins, je le suppose.
Ai-je besoin de vous dire que la seconde d’après, j’étais à quatre pattes, l’arrière-train beaucoup plus haut que la tête, les genoux dans la poussière, furetant d’ici et de là d’une main sous la banquette, et frôlant du nez la jupe d’une robe. Je finis par saisir le petit manchon dodu, et j’eus la faiblesse d’introduire une main dans sa doublure encore toute chaude. — Voyez-vous ça un peu ? L’insidieuse tentation ! Ce qu’elle en prend des formes. Naturellement, comme tous les novices en vertu, qui courent au martyre et défient la tentation, je me croyais à l’abri.
Je me relevai de là, la chevelure un peu avariée, mais, pour ce qui m’en reste, le dommage ne fut pas grand, et je n’eus pas de difficulté à rétablir la raie savamment tracée par mon coiffeur, le matin même. Ces détails peuvent vous paraître puériles, mais, croyez m’en, ils ont leur importance, surtout en pareils cas ; on ne sait pas jusqu’où peut aller dans l’existence d’un homme, l’influence, même, sur une jolie femme, mettez même un diplomate, d’une raie mal faite ou tant soit peu chiffonnée.
Je lui remis le manchon, non sans l’avoir secoué un peu, en imprimant à mon échine une courbe d’au moins quarante-cinq degrés de rayon, comme du reste, on n’en fait plus, excepté à la cour d’Angleterre, devant les archevêques, les grands vicaires, ou encore les ministres canadiens.
— Merci, monsieur, fit la jeune veuve en minaudant. Vous êtes bien bon de vous être dérangé.
— Mon Dieu ! madame, répliquai-je en esquissant la pose à la fois la plus élégante et la plus distinguée, trop heureux d’avoir eu cette occasion de vous adresser la parole ; je ne demanderais pas mieux que de vous être encore de toutes façons, utile et agréable.
— C’est tout-à-fait galant de votre part………… Pourriez-vous me dire à quelle heure nous arrivons à Montmagny ?
— À Montmagny ! m’écriai-je. Vous allez à Montmagny ? Comme ça arrive ; c’est aussi ma destination. Nous y serons………… hum !……… dans une heure et quart. L’Intercolonial, comme à l’ordinaire, est un peu en retard.
Je lui demandai la permission de m’asseoir sur la banquette en face.
— Mon Dieu, monsieur, si cela vous fait plaisir, faites ! D’autant plus que, la banquette une fois occupée, je ne serai pas exposée à voir un ennuyeux ou quelque malotru venir s’installer près de moi.
— Je pris le siège pour……… lui rendre un nouveau service.
Savez-vous ce que c’est que l’on appelle le coup de foudre ? C’était à moi qu’il posait cette question.
— Oui, répondis-je négligemment, il m’a déjà brûlé trois fois. Le fait est qu’il est peu de gens qui ne l’attrapent pas. C’est comme pour les enfants, la rougeole.
— Eh bien, ! tel que vous me voyez, le coup de foudre m’avait enfilé comme le plus simple paratonnerre. Un coup de foudre de cette intensité sur la tête d’un célibataire de quarante printemps, ne peut exactement se décrire. En un moment, j’étais devenu incandescent, ignescent, ignifère, ignivome, ignivore, ignare que j’étais.
— Peste ! l’interrompis-je, vous y alliez !
— Oui, en effet, j’y allais. Mais, pour piquer au plus court, je vous confesserai que j’étais, là, tout en feu.
Je m’arrête ……….……….……….……….……….……….……….……….……….……… Si vous croyez que je m’en vais tout vous dire…………… allez donc là-bas, dans la rue, voir si j’y suis !……………
Mon ami toussa, se moucha, en allumant un cigare, et reprit son récit :
Mon imagination détalait, telle une belle cavale aux naseaux brûlants, frémissante, fougueuse, hennissante, caracolant dans quelque plaine de l’Arabie heureuse. Ce qu’elle — mon imagination, cela va sans dire, — m’en fit construire en un instant des châteaux dans le pays des hidalgos, des senoritas et des torreadors, inutile de vous raconter ça au long. La fable de « Perrette et du Pot au Lait » de ce bon et naïf Lafontaine, n’est que……………
De la saint-Jean, glissai-je de suite ?
— Oui, comme vous dites, de la saint-Jean, en comparaison. Je me vis dans un cottage bien élégant, bien confortable, avec, comme épouse, tout naturellement, une radieuse petite femme, joyau et joie de la maison. Je me figurai avec elle au bras, à la promenade, dans la rue, au théâtre, à l’église, enfin partout.
Et je l’entendais me dire d’une voix mielleuse :
— Thomas, mon cher Thomas, que préfères-tu comme menu pour ce soir ou pour demain ? — Tu sais, ton habit, il va falloir le rafraîchir un peu. J’y verrai, car la bonne ne s’y entend pas : d’ailleurs les bonnes d’aujourd’hui………… on sait ce que ça vaut………………
En rentrant, le soir, discrètement, elle nous préparait un généreux toddy chaud. Je lui serrais les mains avec effusion, histoire de la remercier de toutes ces attentions « ad rem » Vous comprenez ?………………
— Le latin, je suppose ?………………
— Oui, toujours, mon vieux !…… continuez………………
— Tenez, comme le loup de la fable, je me forgeais déjà une félicité qui me faisait presque pleurer de tendresse. Puis, d’autre part, je me représentais Bob. — Eh bien ! mon pauvre ami Bob, pensais-je, que me dirais-tu de tout ça ? Ça te couperait le sifflet, hein ! vieille miche encroûtée dans le célibat. Si tu me voyais, là un peu, à distance, où en serais-tu de tes imperturbables théories sur les embêtements du conjungo ?
Ce que j’aurais voulu le voir là, dans le moment……… En eut-il fait une tête, lui qui se croit bien plus fort que moi, avec trois ou quatre ans plus jeune ; comme si, au milieu de la vie, trois ou quatre ans de plus ou de moins font une grande différence. En est-on plus mort ou moins vivant ?
— C’est assez vrai, ce que vous dites là, dis-je, tout en sirotant mon verre………………
Comment donc ?………………
Nous causâmes de tout ; d’abord, pour commencer, de la température ; c’est obligé. Et ensuite tous les potins du jour y passèrent. Elle parlait de tout avec une volubilité et une originalité tellement exquises, que j’en étais à peu près pâmé d’admiration.
Elle m’avoua qu’elle préférait le séjour de la ville à celui de la campagne ; comme moi, du reste. Elle raffolait de l’opéra ; moi aussi. Elle censura vertement le mouvement féministe moderne. J’opinai du bonnet, mais avec des semblants de restrictions ; il faut être prudent et se ménager des portes de sortie. À son avis, le domaine de la jeune femme, c’était le foyer domestique ; son rôle, celui de ministre de l’intérieur.
Vous croyez peut-être que je lui dis qu’elle exagérait ? Détrompez-vous ! Bref ! nous étions d’accord sur tous les points, et il me semblait que nos deux âmes vibraient admirablement à l’unisson. Quel délicieux duo nous chantions, du moins, de mon côté. Je faisais ma partie, je vous en réponds. J’étais tout simplement devenu virtuose.
— Eh bien ! me disais-je, mon vieux Bob, pour du bonheur, vas-y-voir, j’en ai à te revendre. — Mon Dieu ! mon Dieu ! comme les choses arrivent !……… Dire là, qu’aujourd’hui, si tu ne t’étais pas absenté, je serais en tête-à-tête avec toi, avec la perspective d’une oie ou d’une dinde, et non la réalité d’une femme ravissante comme celle-ci ! Eh bien ! arranges-toi, mon bon ! Ballades-toi tant que tu voudras en omnibus, en carriole, chez des amis, au diable, etc., moi, je suis parfaitement satisfait de mon sort en ce moment.
Et je me redressai de toute ma taille, toisant d’un air vainqueur, en imagination, Bob de la tête aux pieds, et lui présentant ma conquête.
J’eus un léger accès de toux, rien qu’à me repeindre les visions enchanteresses que tout cela provoquait dans ma boîte crânienne.
— Vous souffrez d’un rhume, dit la jeune veuve de sa voix la plus tendrement sympathique ? — Tenez ! Prenez donc une de ces pastilles, elles sont bien bonnes, je vous l’assure. Essayez-en une ! Comme j’hésitais : —……… — Allons, Monsieur, au moins une, insista-t-elle. J’en cueillis une, en effet, mais, j’eus bien soin de la garder et l’introduire dans ma poche de côté de mon paletot, près du cœur, sans faire semblant de rien, naturellement.
— Madame, fis-je d’un ton dégagé, un vieux garçon comme moi est exposé, comme tous ses pareils, du reste, à s’enrhumer souvent, et à prendre facilement la coqueluche, surtout dans le voisinage d’une jolie femme.
— Vieux garçon, dites-vous, vous êtes vieux garçon ? Moi qui, je ne sais pourquoi, vous pensais marié……………
— Malheureusement, madame, je ne le suis pas encore.
— Mais, alors, vous savez qu’on peut s’amender tout âge.
— C’est ce qui me rassure et me console, répondis-je du ton le plus galant que je pus prendre.
— Croyez-moi, Monsieur, reprit-elle avec un soupir attendrissant, et un regard qui semblait plonger dans le passé, il n’y a encore rien de mieux que la vie conjugale.
Ses paupières, modestement, se baissèrent, en recouvrant à demi l’orbe de ses yeux limpides.
Puis, se reprenant :
— À quoi bon, dit-elle, vous dire ces choses-là ? Vous ne pouvez guère les apprécier.
— Je crois, madame, que je suis en état de comprendre tout ce à quoi vous faites allusion.
— Vous devriez pouvoir de suite vous trouver une femme jeune et gentille, articula-t-elle en déployant un tout petit mouchoir, traîtreusement parfumé, enguirlandé, ajouré d’une large et fine dentelle, et dans lequel il restait juste assez de batiste pour un petit nez mutin comme le sien. Quelle vie pouvez-vous mener ainsi seul, la moitié de vous-même……………
Cela ne doit pas être drôle, à la fin des fins. Mon Dieu ! combien plus heureux ne seriez-vous pas, si vous aviez là, près de vous, une âme sœur de la vôtre ! ! !
Je fus subito pris d’un battement de cœur que, d’une main, j’essayai de comprimer.
— Madame, répliquai-je en hésitant un peu, je me mets en campagne, à la poursuite de cet idéal. Je me suis déjà fait un tableau de l’existence à laquelle vous donnez un si ravissant coloris.
— Vraiment, dit-elle en me fixant de ses deux séduisantes prunelles. Alors, contez-moi un peu ça.
— Sérieusement, désireriez-vous en savoir quelque chose ?
— Assurément, si ça n’est pas trop vous demander.
Tonnerre de Dieu ! Ça marche, me dis-je in petto, c’est plus facile que je pensais de devenir amoureux, que de bâcler une affaire. Mon pauvre Bob, avec tous tes tours et détours de vert-galant, tu es dans le trente-sixième dessous. Je te dame décidément le pion.
— Est-elle brune ou blonde ? demanda-t-elle d’un air imprégné d’une suave sollicitude.
— Ni brune ni blonde, madame, elle a à peu près votre teint.
— Eh bien ! fit la jeune femme en riant, est-elle jeune au moins ?
— Oui, madame, elle paraît avoir, hum !……… à peu près votre âge.
— Est-elle jolie ?
— Elle est plus que jolie, j’oserai dire qu’elle est tout simplement délicieuse.
La jeune veuve, fronçant légèrement les sourcils :
— Monsieur, fit-elle, il me semble que vous devriez devenir un modèle de mari. À quand le mariage ?
— Dès que je pourrai la décider elle-même à fixer la date de la cérémonie.
— C’est juste, observa-t-elle, mais n’oubliez pas de lui faire comprendre que, le plus tôt, le mieux.
— Mon Dieu, madame, soupirai-je…… je le sais fort bien moi-même.
— Me permettrez-vous, une fois à Montmagny, d’aller vous présenter mes hommages ?
— Comment donc, monsieur, mais certainement, pourvu toutefois, vous savez, que cette dame n’y ait pas d’objection.
— Elle n’en aura pas la moindre, prenez-en ma parole ! Pendant que j’y pense, veuillez donc me dire où vous descendez à Montmagny.
— Je me rends chez Madame A…… Avez-vous beaucoup de connaissances dans l’endroit, s’enquit-elle ?……
— Quelques-unes fis-je nonchalamment. Je vais à Montmagny, histoire de me payer une distraction ; et, à part cela, je vais profiter du voyage pour m’occuper d’une affaire dans l’intérêt d’un client.
— Connaissez-vous Monsieur Robert C., frère de Madame A…… interrogea la jeune veuve ?
— Mais oui, madame, Robert C…… articulai-je, l’air un peu étonné, l’humeur un peu refroidie, Robert C…… c’est le nom d’un de mes meilleurs amis. Entre nous, dans l’intimité, nous l’appelons Bob. Mais, assurément, si je le connais…… je le voyais encore hier soir au café. Excellent garçon, Bob, cœur d’or ! Il n’a pas toujours l’humeur égale…… vous savez…… un vieux garçon……
— Tiens, fit-elle, je ne savais pas qu’il avait des caprices d’humeur. Je suppose que vous êtes sûr de ce que vous dites.
— Assurément, madame,……
— Je suppose que malgré cela, vous êtes tous deux en bons termes.
— Parfaitement, madame, parfaitement. Nous sommes de vieilles connaissances…… Un cœur d’or, Bob…… Vous savez, ne prenez pas en mal ce que je vous disais tantôt de son humeur inégale…… Moi, j’ai fini par m’y faire. Rien de bien grave tout de même.
— Cependant, monsieur, je trouve moi que ça doit finir par être un peu ennuyeux, surtout en ménage.
— Oui, en effet, vous avez peut-être raison. Mais, c’est un vert galant que mon ami Bob. Et chez sa sœur où vous allez, s’il s’y trouvait, il serait capable de vous faire une déclaration d’amour. Très entreprenant, l’ami Bob.
— Une déclaration d’amour, dites-vous……
— Mais oui, madame, une de plus ou de moins…… Ça lui est indifférent…… Naturellement ! avec lui, une jolie femme doit être toujours un peu sur ses gardes……
— Est-ce possible ? murmura la jeune femme.
— C’est comme je vous le dis.
— Alors je vous remercie du conseil. Une femme avertie en vaut plusieurs.
Pensez-vous que j’éprouvais le moindre remords de cette perfidie ? Bien au contraire, je rayonnais. J’en étais là de mes réflexions lorsque le conducteur cria : Montmagny ! Montmagny !
Nous étions arrivés.
Je me mis aussitôt en quatre pour rassembler les effets de ma charmante compagne de voyage, cartons, châles, sacoches, et de m’en charger, comme bien vous pensez.
Nous descendîmes en bon ordre sur le parapet de la station. J’y avais à peine mis le pied que, qu’est-ce qui m’arrive ? ? ? ? ?
Devinez……………
Bob, lui-même, en chair et en os.
Vous comprenez mon ébahissement………
— Hallo ! Tom, me dit-il en me serrant la main. Comment ça ? Toi ici à Montmagny ! J’eus à peine le temps de lui répondre, qu’il me planta là et se précipita du côté de ma compagne.
— Que vois-je ? C’est vous, Joséphine, ma chère Joséphine, s’écria-t-il en lui saisissant les deux mains ! Ma sœur et moi nous ne vous attendions que par le train de midi.
— Mon cher Robert, répliqua-t-elle en rougissant, en effet, c’était convenu, mais j’ai changé d’idée et…… me voilà. En route, j’ai rencontré ce monsieur-ci qui s’est montré on ne peut plus charmant pour moi.
— Eh bien ! il n’aurait plus manqué que ça, interrompit le scélérat, s’il se fût conduit autrement. Merci, excellent Thomas ! C’est bien aimable de ta part. Attends un peu que je te débarrasse de ces paquets…… Ma voiture est là.
Et Bob de tout emporter.
Je le laissai faire, vu que j’étais resté comme médusé sur place.
— Vous me semblez assez bien vous connaître, murmurai-je un peu nerveusement.
Elle allait répondre……
Ce fut Bob qui lui coupa la parole.
— Mais, je te crois, mon bon, que nous nous connaissons bien. Tellement bien, que nous nous marions le dix janvier prochain…… Je te présente donc ma fiancée…… Et, tu sais, tu seras de la noce, cela va sans dire…… Nous comptons sur ta visite chez ma sœur, dans le courant de la journée.
Je sais que je balbutiai quelques mots, mais vraiment je ne me rappelle pas ce qu’alors je dis……….……….……….……….……….……….……….……….……….……….……….……….……….……….………
Je repris pour Québec le premier train qui passa…… le premier, vous entendez !…… Quant à la noce…… bonjour !…… Et Bob ?…… Bob ? je ne l’ai pas revu depuis…… Vous savez,…… la vie…… parfois. C’est dégoûtant… Ça ne vaut pas…
— De la saint-Jean, interrompis-je……
— Oui, en effet, de la saint-Jean, comme vous dites.
Fragilité des tuyaux de pipe
Tel est le sujet que m’invita à traiter, un bon matin, un mien soi-disant ami, journaliste de profession. Était-il aux abois en fait de copie, en détresse d’imagination, ou bien en veine de gouaillerie ?
— Vous savez bien vous-même, lui dis-je, à quoi vous en tenir sur la fragilité des tuyaux de pipe : Voyons ! Prenez la vôtre ! Donnez-en de l’extrémité du tuyau sur le mur, et vous verrez ce qui s’en suivra !
Un tant soit peu piqué, mon ami s’exécuta :
Le manche lui resta intact dans la main, mais ce fut la tête qui sauta.
— Vous m’avez joué un tour, fit-il d’un air ahuri. Est-ce toujours le cas ? Je frappe sur un bout, et c’est l’autre qui dégringole !
— Invariablement, lui répondis-je. Simple phénomène de physique que je n’ai pas le temps d’expliquer. Vous en avez d’ailleurs des équivalents, dans l’ordre social, chez la femme, par exemple. Si vous voulez lui faire perdre la tête, jetez-vous à ses pieds !
Cette facétie mit mon plumitif en gaieté.
— Oui, continuai-je, vous avez voulu me plaisanter. Eh bien ! à mon tour, maintenant ! je vous prends au mot.
Mon excellent bon, la pipe, avec toutes les vicissitudes auxquelles elle est exposée, comme son propriétaire, du reste, est tout un symbole……… Fragile ?……………… Si elle l’est ?…… Comment pouvez-vous en douter ? Vous démontrer le fait ? mais c’est l’abécé de la rhétorique, l’enfance de l’art. Pétrie qu’elle est par la main de l’homme, cette autre fragilité, comment voulez-vous qu’il en soit autrement ?
Avez-vous jamais songé un instant à la faible nuance qui distingue sa contenance de celle de l’homme ? Quand une pipe tombe, elle se casse, n’est-ce pas ? L’homme, lui, quand il tombe, c’est qu’il est déjà cassé.
Casser sa pipe, n’est-ce pas chose aussi fortuite que facile, et d’occurrence à peu près journalière ?
Figurez-vous un moment ce fumeur en tête-à-tête, chambre ou rue, peu importe l’endroit, avec une sienne connaissance. Il cause, et tantôt gesticule, tantôt sourit. La conversation est intéressante, absorbante même. La pipe du fumeur s’éteint ; il en secoue les cendres, la recharge et, au moment de la rallumer, elle lui échappe, ou encore, au moment d’articuler un mot, elle lui glisse des dents ou des doigts et va se heurter au trottoir ou plancher, asphalte, bois ou béton, peu importe !
Inutile de décrire la tête qu’il fait. Laissons-le pour le moment à digérer sa mortification !
Regardez-moi cet autre fumeur nonchalamment étendu sur une sorte de divan. De ses lèvres émerge une bonne vieille et tendre pipe, compagne inséparable de son labeur quotidien, et de ses loisirs, quotidiens aussi, s’il est fonctionnaire public. Avec amour et tendresse, il la tient d’une main, entre le chaud fourneau où elle opère, et le frais tuyau au travers duquel il la déguste, en gourmet et avec une muette satisfaction.
Le cendrier est là, tout près, à portée, de même que l’ustensile autour duquel généralement on s’évertue à faire mouche avec des succès variables. Il fume, fume, et, de temps à autre, du revers du pouce bourre et rebourre sa dulcinée, la dorlote en la culottant, ou la culotte en la dorlotant, avec béate sollicitude et savoureuse délectation. Il se montrerait, au besoin, aussi délicatement et profondément affectueux envers la compagne de sa vie ; mais, vous le savez, il faut compter parfois avec une belle-mère ; les pipes, elles, n’en ont pas ; ce qui serait, paraît-il, considéré comme un avantage, quelquefois.
Du fourneau de sa pipe il aspire et expire en spirales bleuâtre, denses ou diaphanes, une fumée qui, en allant se façonner en flocons, en cônes, en cercles plus ou moins réguliers, finit par s’épancher, au centre et aux encoignures de la pièce, en un voile ténu, comme un tissu de fine tulle ondulant aux plus légères vibrations de l’atmosphère.
Le fumeur, en état de somnolente contemplation, rend machinalement la bride à la folle du logis, glisse graduellement vers un monde de douces mais indécises visions, puis clôt à demi les deux paupières.
Soudain, ô fatal destin ! la pipe se sentant manquer d’attention, glisse, s’échappe de la commissure des lèvres tombe sur le parquet et se rompt en plusieurs fragments.
Quelle autre conduite peut donc tenir une pipe, en pareille circonstance ? Elle ne fait qu’obéir à une simple loi de physique. Se trouvant tout à coup libre de tout point d’appui, entraînée qu’elle est par son propre poids, elle démontre sans réplique l’exactitude du problème de la gravité des corps, résolu par feu Isaac Newton, entre nous, un garçon plus savant et mieux connu que vous et moi, et, dans sa chute, verticale naturellement, rencontrant un plan perpendiculaire, résistant, ses molécules se désagrègent et s’éparpillent en débris multiformes, à son détriment, au détritus de son propriétaire, comme aurait dit autrefois P’tit Quienne Blais, que probablement vous connûtes intimement, je n’en serais pas surpris, un garçon d’esprit comme il s’en fait peu, mais que celui qu’il absorbait amenait fréquemment devant la correctionnelle.
Passons outre tout de même ! Quelle contenance peut donc exhiber le spectateur de pareilles mésaventures ? Son premier mouvement est un simulacre de regret, puis il a toutes les peines du monde à se retenir de pouffer de rire, sans y mettre l’ombre d’une malice.
Il est en présence d’un désastre, d’une mine absolument déconfite, reflétant d’un côté un état d’anéantissement complet, de l’autre, une sourde et intense colère qui se traduit sur le champ par le grognement de certaines interjections que les dictionnaires désignent sous le nom d’onomatopées, mais qui sont plutôt connues vulgairement sous le vocable de jurons. Instantané phonétisme de l’état désordonné d’une âme irritée !
À cette première manifestation psychologique, accompagnée d’un souverain mépris de l’existence, succède une sorte de réveil comme d’un cauchemar et de semi-résignation.
Dans ce cas-ci, comme dans le premier, l’infortuné se décide en fin de compte à se courber pour recueillir les lugubres tronçons de sa vénérable pipe, sans trop savoir cependant ce qu’il va en faire. Il en examine bien les cassures ; il essaiera même, machinalement, de les rajuster, tout convaincu qu’il soit de la stérilité de la tentative ; il ne fait que subir une impulsion instinctive : revoir l’image de la défunte.
Le dénouement du drame, on le devine, c’est le milieu de la rue, la poussière du chemin, tombeau de toutes les décadences et ruines de ce monde, notamment dans la société des pipes.
— C’te pipe (historique), disait un jour un solennel fonctionnaire de la Chambre des députés, à Québec, en réponse à une adresse accompagnée d’une pipe, que nos membres lui avaient présentée, fin d’une session, c’te pipe……………… Il s’arrêta, rendu qu’il était au bout de sa ficelle…… c’te pipe, messieurs,…… Il toussa ; c’te pipe, reprit-il enfin d’un ton aussi embarrassé qu’ému……………… c’est le plus beau jour de ma vie !
Ce fut tout. Le brave homme avait à l’œil une larme qui valait bien des flots d’éloquence et mieux que les discours de maint député.
Les historiettes de pipes ne manquent pas. Je vous en conterai peu d’autres ; elles m’exposeraient à des embardées qui m’entraîneraient loin du titre de cet impromptu.
Il y a tout de même pipes et pipes, comme il y a tabacs et tabacs. Les pipes, pour si cassables qu’elles soient, sont, en revanche, d’une complaisance sans bornes pour les tabacs de toutes sortes, même ceux qui en sont à peine. Elles poussent même l’obligeance jusqu’à leur prêter parfois un arôme spécial, mais dont l’honnêteté n’est pas parfaite. À preuve, l’aventure suivante dont je garantis l’authenticité. Permettez-moi de lui ouvrir une parenthèse.
L’été dernier, plusieurs amis de Québec, membres d’un club de chasse et de pêche, faisaient une excursion de pêche, excursion bien et duement autorisée, cela va sans dire, par les puissances du jour, dans le parc des Laurentides.
Fin d’après-midi, à l’heure du retour au camp du club et à la ville, réunion générale des excursionnistes sur les bords d’un lac alors devenu veuf de quelques truites. Après le tribut ordinaire et obligé dévotement rendu au dieu Bacchus, toutes les pipes s’allumèrent et la conversation s’engagea sur les mérites et qualités des divers tabacs en vogue. Il arriva, ce qui ne vous surprendra pas le moins du monde, que tous les tabacs présents se trouvèrent proclamés supérieurs, chacun réclamant la palme pour le sien.
Un seul membre de la bande s’était abstenu de prendre part au débat. C’était un garçon trapu, à la charpente osseuse, à la barbe longue et ébouriffée, à la moustache épaisse et en broussailles, à la tignasse à demi dissimulée sous un large sombrero. Il écoutait silencieusement en fumant comme deux Turcs, tenant de toutes ses molaires et incisives une pipe qui se rapprochait plutôt d’un brûle-gueule et qu’il appelait Virginie. Pourquoi Virginie ? On n’en avait jamais rien su. Du reste, ça n’offusquait personne. Virginie, pipe en apparence de bonnes mœurs, était bien convenablement culottée. On y était, d’ailleurs, habitué, car on ne lui avait jamais vu d’autre parure.
Tout à coup, notre homme, rompant le silence, prétendit que son tabac était de si bonne qualité, qu’il ne craignait pas de parier une bouteille qu’il se rendrait au camp, à deux milles de là, avec une seule pipée. Étonnement des excursionnistes, tous Canadiens-français.
— That’s all right ! Let us go ! ne manquèrent-ils pas de s’écrier en chœur, dans la langue de Shakespeare et de l’évêque Fallon !
Le pari accepté, toutes les pipes furent chargées de frais. Quelqu’un vérifia le contenu de chacune. On ralluma, et l’on partit, par couple, à la queue-leu-leu. Si, chemin faisant, les excursionnistes usèrent de discrétion à l’endroit des touches, le parieur, lui, fuma comme à l’ordinaire, en bourrant Virginie de temps à autre de deux phalanges larges comme des spatules.
Lorsque la smalah atteignit le camp, toutes les pipes étaient déjà éteintes, mais notre parieur fumait encore en bourrant plus que jamais Virginie. Décidément il avait gagné le pari.
On se disposait à le féliciter, lorsqu’un loustic de la bande s’avisa de lui crier :
— Mais, lâchez donc Virginie !
Au moment où le parieur ôta son brûle-gueule, ce fut un éclat de rire à réveiller tous les échos des environs.
Le héros s’était fumé la moitié de sa moustache.
Morale : se défier d’une foi aveugle et d’une imagination vive ; car, moustache à part, il arrive assez souvent que l’on fume toute autre chose que du tabac.
Voilà pour la fragilité des tuyaux de pipe, côté physique, digne de considération, sans doute, mais baissant pavillon devant l’aspect moral de la dite fragilité. Après tout, une pipe, une pipe disloquée, qu’est-ce ? Plus souvent un modeste morceau de plâtre ou de bois qui, peu à peu, se sature de nicotine et se carbonise, de silicate ou magnésite, autrement dit d’écume de mer. Prière de ne pas prendre ce vocable au pied de la lettre, comme ce quidam qui, un jour, sur les bords de l’Adriatique, rêveusement contemplant la mer qui déferlait en flots d’écume sur les galets, émit cette profonde réflexion :
— Dire que c’est avec ça qu’on fait des pipes.
Loin de moi l’intention de disputer à ce bonhomme le brevet de sa découverte, si tant est qu’il en ait pris un. Je le laisse plutôt à se débrouiller avec Herr Kummer, ci-devant, peut-être, honorable Allemand, inventeur et fabricant des pipes de ce nom travesti en écume de mer.
Au moral, quelles utiles et graves leçons ne pouvons-nous pas tirer de la fragilité des tuyaux de pipe ? Une pipe cassée, je le répète, ne représente-t-elle pas tout un éloquent symbole ? Qu’est-ce donc que la vie ? À quoi se résume-t-elle en somme ? À une course le long d’un sentier jonché de bouts de pipe dont les mieux en forme sont des brûle-gueule, sentier tortueux qui traverse une vallée de désenchantements d’alarmes et de larmes, où le célèbre Pont des Soupirs de Venise a de multiples éditions, où enfin
Tout n’est que vanité,
Mensonge et fragilité.
Casser sa pipe, n’est-ce pas généralement le propre de l’homme, une obligation inévitable de l’existence ? Quels sont donc les gens qui échappent à cette règle implacable ?
Est-ce ce jeune adolescent quittant l’atmosphère de tendre, affectueuse et chaude sollicitude de la maison paternelle, pour entrer dans une maison d’éducation quelconque où il s’attend à respirer, dans la régie et l’enseignement, des effluves de la même atmosphère et qui n’y rencontre parfois que froideur, aridité, sécheresse et mines rébarbatives qui le rebutent et en font souvent un fruit sec ? Première pipe cassée !
Sont-ce ces jeunes gens qui s’aiment comme on s’aime à vingt ans, d’un amour, le premier, qui frange d’or tous les nuages, ensoleille toute la nature et l’existence, mais qui, inflexibilité du sort, restant sans la sanction ardemment souhaitée, revêt un lugubre et lourd linceuil. Mirage décevant, profonde blessure dont l’âme, jusqu’au dernier jour même, porte une cicatrice ineffaçable, éternel demi-deuil, démolition de la plus tendre des pipes !
Sont-ce ces gens qui prennent pour de l’amour pur, ce qui n’en est, parfois à leur insu, qu’une trompeuse contrefaçon, et qui se retrouvent un jour, face à face, indifférents, refroidis, blasés, lassés, à la poursuite, chacun de son côté, du paradis manqué, ou de paradis imaginaires ?
Est-ce l’homme qui, se laissant choir dans les filets d’une jolie fille d’Ève, au fond rien autre chose qu’une enivrante séductrice, à qui il donne foi, amour, dévouement, enfin le meilleur de son être et de ses ressources, et qui finit par découvrir qu’il n’a joué qu’un rôle de dupe, qu’il a été exploité, dépouillé et volé comme en plein bois ?
Est-ce ce monsieur convaincu qu’il a épousé une femme de qualités transcendantes et qui réalise peu après le fait qu’il est lié à une poupée ou une mégère, ou encore cette brave jeune femme, sûre d’avoir donné son cœur et sa main à ce qu’en pleine et entière confiance elle croyait être un homme, et qui découvre en fin de compte qu’elle n’a comme roi, seigneur ou partenaire qu’une mazette ou un chevalier d’industrie ?
Serait-ce ce godelureau constamment à la chasse aux dots, en quête d’héritages, qui réussit finalement à donner aux gens l’occasion de lui dire qu’il a fait un maître coup en arrivant à épouser Mlle X…, unique héritière d’un père riche fondé, qui se pavane, fait de l’esbrouffe, reçoit comme Lucullus, dépense comme Crésus, vrai coq en pâte, escomptant la future fortune de sa femme, et, naturellement, devient l’ornement indispensable et choyé de ce que l’on convient d’appeler la meilleure société, lorsqu’un bon matin il apprend que son beau-père est ruiné ?
Est-ce le neveu qui, d’avance, se taille une jolie bavette dans les écus d’un oncle d’Amérique ou d’ailleurs, et qui, à l’ouverture du testament avonculaire, constate qu’il n’y est pas question de lui ?
Est-ce ce politicien à tous crins, absolument convaincu que le parti qu’il soutient est par excellence le dépositaire de l’honnêteté et de la sagesse, l’incarnation véritable de toutes les vertus, civiques, héroïques, théologales et autres, croit, comme texte d’Évangile, toutes les balivernes soi-disant économiques et patriotiques que débitent la plupart du temps des hâbleurs de tréteaux politiques, vieux comme jeunes, plutôt occupés de leurs propres intérêts que de ceux du parti dont ils se réclament, et qui finalement assiste à l’effondrement dudit parti un jour de scrutin ?
Est-ce ce partisan politique qui, ayant sacrifié temps et argent pour le candidat de son choix, fonde le plus vif espoir sur la reconnaissance de ce candidat qu’il a puissamment contribué à faire élire, pour l’obtention, à l’occasion, courtoisies ordinaires à part, d’une faveur, d’un service, d’un emploi, d’un poste, sinon, pour lui-même, du moins pour l’un des siens ou un ami ?
Serait-ce le fonctionnaire dont un ministre a promis de récompenser les services et le dévouement par une augmentation de salaire ou une promotion et qui, plusieurs années après, se retrouve encore dans la même situation que la femme de Barbe bleue demandant à sa sœur Anne, au plus haut de la tour, si elle ne voit rien venir ?
Est-ce celui qui, pourvu d’un certain bagout qu’il prend pour de l’éloquence, se lance, tête baissée, dans l’arène de la vie publique à laquelle il se croit prédestiné, ambitionne un mandat, celui d’échevin ou de député, et arrive à peine à l’imposante altitude d’une commission de juge de paix ; tout comme cet autre qui concentre, sa vie durant, ses pas, démarches, soucis et travaux sur l’obtention de titres qu’on ne trouve plus guère aujourd’hui en dehors de deux ou trois pays monarchiques, et qui meurt tout simplement écuyer, s’il est du Canada, bien entendu, et pas d’ailleurs ?
Sont-ce les naïfs qui ont la faiblesse de croire fermement à la rectitude de jugement et à la justesse d’appréciation des journaux, surtout ceux de partis, soufflant à la fois le chaud et le froid, concernant les gouvernements et les pouvoirs publics qui leur distribuent, le picotin, et tombant impitoyablement ceux qui leur tiennent la dragée haute, qui croient au mérite et à la valeur des hommes auxquels les feuilles publiques décernent de pompeuses réclames relevées de grandes images ?
Est-ce le pauvre garçon qui compte sur la remise promise à date convenue d’une petite somme, pour, à son tour, solder une dette, et qui s’entend dire : — Ah ! mon cher monsieur, Désolé ! je vous ai oublié !…… Repassez donc après demain…… je vous dirai quand revenir ?………………
Est-ce ce patriote, plein de droiture et de sollicitude pour son pays, qui, en toute sincérité et bravoure, se met dans la tête de dire la vérité, rien autre chose que la vérité, aux gens, comptant, bien légitimement, par là, être honoré de la considération, du respect, de la confiance, et même des faveurs de tous ses concitoyens, de tous ses compatriotes ? S’il n’est pas forcé de se réfugier quelque part pour échapper au ressentiment populaire, il devra s’estimer heureux de n’en être que pour la perte de son latin, ou pour une réception dans le genre de celle qui fut faite à un certain bon chanteur, tenor débutant. À son entrée en scène dans un théâtre de Paris, il se mit à chanter d’une voix qui n’eut pas le don de plaire,
Arrivé depuis ce matin
Dans cette ville immense,
— Ah ! mon bon, lui cria de suite du paradis un titi aux jambes pendantes, eh bien ! tu n’y resteras pas longtemps !
Sont-ce les individus qui, au lieu de consacrer leur avoir à la culture, à une industrie, à un commerce légitime, se livrent entre les mains d’agioteurs, jouent à la Bourse d’où ils reviennent la plupart du temps échaudés, plumés, brûlés ?
Je clos ici ma nomenclature. Impossible d’épuiser la liste des rêves évanouis, des illusions perdues, bref, des pipes cassées.
Je me suis laissé attarder dans une analyse assez longue, toute incomplète qu’elle soit. Une simple revue, à vol d’oiseau, d’une année, d’une seule, celle qui vient de prendre la route des vieilles lunes, eut suffi.
Quand j’aperçois les milliers d’individus qui, au cours de ces trois cent soixante-cinq jours, ont, d’une façon ou d’une autre, cassé leur pipe, je me prends à regretter de ne pouvoir faire un peu de plastique pour rajuster les tronçons de toutes ces pauvres décollées, sans oublier toutefois l’importante leçon de morale qui s’en détache, quitte, à mon tour, à casser ma pipe.
Simple souhait philanthropique de ma part, honorable, si vous le voulez, mais affligé d’un platonisme qui le réduit à néant. Il ne me serait pas plus facile de rassembler tous ces débris que pour les trépassés, au jour du jugement dernier, dans la vallée de Josaphat, de réarticuler leurs tibias et omoplates, sans méprises ; car il pourra fort bien arriver qu’une belle-mère prenne la tête de son gendre pour la sienne, et qu’un gendre, à son tour, ait les pieds de sa belle-mère.
Lorsqu’aujourd’hui, à l’âge mûr que j’ai réussi à atteindre, âge de discrétion dont je suis loin d’avoir à me plaindre, d’un coup d’œil circulaire, je revois tous les mouvements qui s’exécutent et qui me sont familièrement connus, et que je distingue dans les foules ceux qui sont au début de leur carrière, enfants hier passés adolescents, physionomie ouverte, pleine de foi, désinvolture hardie, démarche assurée, moustaches en crocs les uns, bouches en cœur les autres, les hommes à la poursuite d’une affaire à exploiter, d’une intrigue à nouer, d’honneurs et de titres à enlever, les femmes toujours minaudant et coquettant, les sexagénaires qui ne veulent pas abdiquer, enfin toute la tourbe humaine en veine d’incessantes concessions, sous maint prétexte, aux sept appétits primordiaux de l’esprit et de la chair, surtout en actes d’adoration perpétuelle devant le veau d’Israël, je ne puis m’empêcher de me dire :
— Voilà donc que ça recommence, que nos propres erreurs et faiblesses se répètent !
Je le regrette sincèrement, je voudrais pouvoir glisser à l’oreille de chacun : Vous vous trompez ; vous allez casser votre pipe. Tout de même, si vous commettez des erreurs, des fautes, je vous en prie, faites comme moi ! Ne recommencez jamais la même !
Néanmoins, tout bien considéré, n’êtes-vous pas d’avis que cette fragilité des tuyaux de pipe est une frappante illustration d’une expérience voulue, nécessaire, inévitable et salutaire de l’existence ? Qu’a donc appris celui qui n’a pas, au moins une fois dans sa vie, cassé sa pipe ? Que sait-il ?
Je ne vous en dis pas plus long. Vous m’avez plaisanté, provoqué, j’ai cru devoir relever le gant. Et si maintenant, par vengeance, je vous mettais par écrit toute cette kyrielle de réflexions, vous en auriez une jolie tartine.
— C’est fait, me répondit brusquement, le journaliste.
— Comment, c’est fait, lui dis-je ?
— Oui, assurément, c’est fait ! répliqua-t-il. N’avez-vous donc pas remarqué ce scribe là-bas, dans le coin ? C’est notre sténographe. Il a écrit tout ce que vous venez de me dire. Et je ne crois pas qu’il ait manqué son coup, autrement dit, cassé sa pipe.
— Eh bien, lui dis-je d’un air que j’essayai de faire résigné, puisqu’il en est ainsi, permettez-moi de conclure.
Au cours des années, à mesure que l’âge avance, si la vue physique diminue de portée, la vue spirituelle, délivrée de bien des bandeaux, perd entièrement sa myopie, distingue bien mieux ses environnements jusqu’au lointain horizon et acquiert la faculté de lire couramment le grand livre de la science du bien et du mal.
C’est alors que le spectacle sans cesse se renouvelant des misères et infirmités humaines, devient d’une navrante réalité. La vue quotidienne des mille et une malhonnêtetés qui se commettent, depuis ce que l’on appelle restrictions mentales, et se développent en turpitudes de toutes sortes, avachissements, hypocrisies, mensonges, canailleries, tartufferies, tous parfaitement localisables et montrables du doigt, jusqu’au crime, cette vue, dis-je, chavire l’âme, sa foi en la vertu et sa confiance en autrui, quand elle ne démolit pas l’une et l’autre.
Quelle rude épreuve que cet assaut de scepticisme pour une foi même vigoureuse ! Comme une exquise et tendre fleur brisée ou tranchée sur sa tige, n’est-elle pas exposée à replier ses corolles, se faner et dépérir ? Comme cet infortuné papillon, aux ailes qu’un léger toucher a dépouillé de leur pollen, n’est-elle pas flétrie à mort ?
Désireux de rester dans la note du titre de cet impromptu, j’ajouterai que c’est là l’une des plus douloureuses pipes à casser dans l’existence. Pour parer, partiellement, bien entendu, à pareille catastrophe, permettez-moi de vous exprimer, à vous, aux vôtres, à vos proches et à vos amis, le souhait suivant : c’est qu’au milieu de tous les hauts et bas de la vie, tous s’avancent pour regarder faire les autres et apprendre comment ils cassent leurs pipes.
Si le souhait ou plutôt ce conseil ne leur convient pas, eh bien ! j’aurai tout simplement cassé la mienne.
TABLE DES MATIÈRES