Système national d’économie politique/Nouvelle Préface du Traducteur


NOUVELLE PRÉFACE DU TRADUCTEUR

(POUR LA SECONDE ÉDITION.)




Lorsque, il y a quelques années, j’ai publié pour la première fois la traduction du Système national, une préface de quelque étendue était nécessaire pour préparer mes compatriotes à la lecture d’un ouvrage étranger. Aujourd’hui que cet ouvrage a déjà acquis droit de bourgeoisie parmi nous, la seconde édition semble n’avoir pas besoin d’un introducteur. Je me bornerai donc ici à quelques courtes observations.

Les circonstances dans lesquelles paraît cette seconde édition sont bien différentes de celles dans lesquelles a paru la première. En 1851, la question du commerce international ne présentait guère, dans ce pays-ci, qu’un intérêt théorique ; d’autres questions, beaucoup plus graves, l’avaient refoulée sur l’arrière-plan. Aujourd’hui elle a repris toute son importance ; en présence de l’éventualité de changements considérables dans la législation des douanes, elle préoccupe un grand nombre d’esprits.

Un tel moment n’est peut-être pas inopportun pour une nouvelle édition de l’ouvrage le plus remarquable de notre siècle sur cette grande question du commerce international.

Le Système national d’économie politique est, dans son ensemble, la théorie de la vraie liberté du commerce en même temps que celle de la protection utile.

La protection y est sans doute plus accusée que la liberté. Lorsque, de l’autre côté du détroit, le libre échange allait se produire avec le double prestige du talent et du succès, il convenait qu’une protestation énergique contre son exagération révolutionnaire éclatât sur le continent. Mais, en dernière analyse, le Système national n’a rien d’exclusif ; c’est une doctrine de conciliation, qui fait la part de l’un et de l’autre principe, qui condamne seulement la domination absolue d’un principe unique.

Le Système national a fait de la théorie d’Adam Smith, théorie qui n’est autre chose que la négation de la protection douanière, une réfutation péremptoire et définitive. Il établit sur des bases rationnelles le système protecteur, que la force des choses et le bon sens public avaient soutenu, mais auquel avait manqué jusque-là une suffisante élaboration scientifique. Il en restreint, d’ailleurs, plutôt qu’il n’en élargit le domaine ; et loin de le perpétuer, il assigne un terme à son existence, en promettant son héritage à la liberté.

Il n’enseigne point une doctrine illibérale et rétrograde. Il fournit des arguments à de sages réformes tout aussi bien qu’aux résistances que doivent provoquer d’imprudentes innovations. Tous les grands faits de la réforme commerciale de l’Angleterre ont été annoncés et justifiés d’avance dans le Système national ; et ce sont ses principes qui ont présidé à celle de l’Autriche. Ceux qui liront ce livre avec fruit ne cesseront d’avoir devant les yeux la liberté comme un grand but ; seulement ils ne partageront pas l’engouement impatient et aveugle de certains partisans de la liberté, et, l’esprit libre de préjugés, ils n’emprunteront leur opinion sur la politique commerciale de leur pays qu’à l’étude attentive de ses besoins et de ses intérêts.

Le Système national a, depuis sa publication, acquis une nouvelle autorité par la justesse des prévisions qu’il contient. Non-seulement, comme nous le disions tout à l’heure, les principales mesures de la réforme commerciale anglaise s’y trouvent annoncées, mais les résultats considérables de ces mesures y sont aussi prédits clairement. Sur beaucoup d’autres faits abondent des pressentiments, dont la réalisation atteste l’exactitude de la doctrine autant que la sagacité de l’auteur.

On se ferait, du reste, de cet ouvrage une idée imparfaite, si l’on n’y voyait qu’une monographie, une large monographie d’un vaste sujet. Les titres de Frédéric List, comme économiste, ne consistent pas uniquement à avoir détruit les fondements de la liberté illimitée du commerce. Il a touché plus ou moins à diverses parties de la science, laissant partout sa forte empreinte. À l’occasion de la question du commerce international, d’autres questions se sont offertes à son esprit, et il les a traitées avec force et originalité. Quelques libre-échangistes, obligés de reconnaître, dans le domaine de la pratique, les rares services de cet homme actif et dévoué, ont contesté son mérite sur le terrain de la théorie. Il importe donc de signaler ici brièvement ses titres scientifiques, indépendamment de la vérité de sa doctrine commerciale.

List a mis en relief l’idée de nationalité, qui avait été, non pas seulement négligée, mais écartée par ses prédécesseurs, accoutumés à spéculer sur un genre humain idéal, et non sur le genre humain tel qu’il existe avec les nations inégalement avancées qui le composent. Un progrès notable a été ainsi acquis à la science positive de l’économie politique.

List a fait ressortir l’étroite connexité qui rattache les phénomènes économiques aux phénomènes politiques, et, par suite, rapproché, sans les confondre, deux sciences entre lesquelles un excès d’abstraction avait placé un abîme.

List, en justifiant la protection douanière comme assurant à la nation qui s’en sert avec discernement un accroissement permanent de ses forces productives au prix d’un sacrifice temporaire de valeurs échangeables, a démontré que la véritable richesse des nations consiste moins dans la masse de ces valeurs échangeables que dans le degré de développement des forces productives, et en particulier des forces morales.

List, reprenant le grand principe de la division du travail, ou, comme il le définit plus exactement, de l’association dans le travail, l’a étendu de la sphère étroite d’une fabrique à l’ensemble des industries d’une nation, et a retracé d’une manière saisissante la solidarité qui unit les unes aux autres, sur un même territoire, les occupations les plus diverses, ainsi que l’équilibre qui doit exister entre elles pour créer la prospérité nationale.

List a applique le même principe aux travaux de tout l’univers tels qu’ils se sont organisés depuis la découverte du nouveau monde et surtout depuis son affranchissement. Il a constaté la vocation manufacturière des nations des zones tempérées, la mission agricole de celles de la zone torride, et montré la division fondamentale du commerce universel dans l’échange des objets manufacturés des premières contre les denrées coloniales des secondes.

Sans nier ce qu’il y a de respectable et de fécond dans l’épargne, List a prouvé qu’on avait exagéré le rôle économique de cette vertu, qu’elle était, dans certains cas, impuissante, et que des progrès de la civilisation, auxquels elle était complètement étrangère, exerçaient souvent une influence décisive sur la formation et sur l’accroissement des capitaux. L’immense augmentation de la richesse publique occasionnée par les inventions modernes et en particulier par les chemins de fer, a rendu palpable aujourd’hui cette vérité longtemps inaperçue des savants.

Une autre vérité, encore trop méconnue, brille aujourd’hui, grâce à List, de la lumière la plus vive. Il n’y a pas d’erreur plus grossière et en même temps plus répandue que la prétendue opposition d’intérêts entre l’agriculture et l’industrie manufacturière. Combien, épris, d’ailleurs avec raison, de l’agriculture, la première des industries, considèrent comme acquise à son détriment la prospérité des manufactures, lorsque, en réalité, cette prospérité est la sienne, lorsque, dans des manufactures florissantes, l’agriculture trouve ses débouchés, les capitaux qui la vivifient, les procédés savants qui la fécondent ! List s’est approprié la vraie doctrine à cet égard par la richesse de ses développements.

Je ne parlerai pas ici d’aperçus ingénieux, hardis, semés à profusion dans le Système national. Mais, en terminant cet exposé des titres de List, je dois insister sur le plus important de tous, sur celui qu’on jugera tel du moins, si l’on est d’avis que, dans la science, une bonne méthode a plus de prix encore qu’une découverte.

D’autres économistes avaient possédé des connaissances historiques étendues, leurs écrits en font foi ; mais, dans l’étude de l’économie politique, le sens historique leur avait manqué ; ils étaient généralement restés dans l’absolu. List s’est livré à de laborieuses investigations sur le passé, et l’histoire du commerce lui doit d’excellentes et larges esquisses ; son mérite éminent n’est pas, toutefois, celui de l’historien. En faisant justice des systèmes ambitieux qui prétendent à régir, par une formule, tous les lieux et tous les temps, en enseignant que la plupart des vérités économiques sont relatives et non absolues, en s’autorisant de l’histoire, il a posé avec éclat une méthode historique, qui paraît avoir un grand avenir. On peut en juger par les travaux remarquables qu’elle a déjà inspirés outre-Rhin, en particulier par ceux de M. Wilhelm Roscher, qui lui-même est un maître, et que la science allemande peut citer avec orgueil à côté des de Hermann et des Rau.

On voit donc que, indépendamment de la controverse entre la protection douanière et le libre échange, le Système national présente un intérêt scientifique d’un ordre élevé.

Voilà ce que j’avais à dire sur l’original ; qu’il me soit permis d’ajouter deux mots sur la traduction française.

La première édition a provoqué, en son temps, contre le traducteur la polémique, aussi vive qu’inattendue, d’un économiste, enlevé depuis à la science, qu’un mot piquant auteur avait blessé[1]. Il m’a été facile de me défendre contre des attaques auxquelles leur évidente injustice retirait toute autorité ; ni les hommes sérieux ni les rieurs ne me paraissent avoir été du côté de mon adversaire. Ce n’était pas de misérables chicanes, c’était un examen raisonné des doctrines, qu’on devait attendre, en France, de ceux qui ne partageaient pas les idées de List.

Sortie victorieuse de cette épreuve, notre traduction a obtenu un autre succès, dont elle est redevable à l’universalité de la langue française ; elle a suggéré à l’un des hommes les plus instruits et les plus recommandables de Philadelphie, M. S. Colwell, l’idée d’une traduction anglaise. Cette œuvre a été exécutée avec talent par un habitant de la même ville, Suisse d’origine, M. G. A. Matile, qui a bien voulu traduire en outre une grande partie de mes notes. M. Colwell a enrichi la publication américaine de ses propres notes et d’une introduction savante. Voici en quels termes il apprécie le livre étranger qu’il met sous les yeux de ses compatriotes : « Le livre de List, bien qu’imparfait à certains égards, est le plus original et le plus précieux que l’Allemagne ait produit en ce genre, et il est, sous beaucoup de rapports, supérieur à tous ceux qui l’ont précédé. »

Une seconde édition exigeait une révision attentive. Je me suis appliqué à améliorer tant la traduction que les notes. Les observations de M. Colwell et les écrits de quelques économistes allemands, qui ont marché sur les traces de List, m’offraient, pour les notes, des éléments nouveaux ; je ne les ai pas négligés.

Publié en 1841 au delà du Rhin, le Système national porte sa date, ainsi que le cachet du pays auquel il a été spécialement destiné. Il n’est point exempt d’imperfections ; on peut lui reprocher parfois des redites, des exagérations, des erreurs. Mais, par l’originalité et la fécondité des vues, par la sagesse des doctrines, par la vigueur de la dialectique, par l’animation et la clarté du style, il vit toujours, il vivra longtemps ; et je le présente avec confiance à la France de 1857, comme je l’ai fait à celle de 1851.


Septembre 1857.
Henri RICHELOT.






  1. Voir ci-après, p. 62