Système national d’économie politique/Livre 4/02


CHAPITRE II.

la suprématie insulaire et l’union douanière allemande.


L’Allemagne a expérimenté par elle-même, dans ces vingt dernières années, ce que c’est, de nos jours, qu’un grand pays sans une bonne politique commerciale, et ce qu’avec une bonne politique commerciale un grand pays peut devenir. Elle a été, ainsi que Franklin l’a dit de l’État de New-Jersey, comme un tonneau de tous les côtés percé et épuisé par ses voisins. L’Angleterre, non contente d’avoir ruiné la plus grande partie des fabriques de l’Allemagne et de fournir à celle-ci d’immenses quantités de tissus de laine et de coton ainsi que de denrées coloniales, a repoussé ses blés, ses bois, quelque temps même jusqu’à ses laines. Il y a eu un temps où l’Angleterre trouvait en Allemagne, pour ses produits fabriqués, un débouché dix fois plus considérable que dans son empire tant vanté des Indes orientales, et cependant ces insulaires monopoleurs refusaient aux pauvres Allemands ce qu’ils accordaient aux Hindous leurs sujets, la faculté de solder avec des produits agricoles les achats de produits fabriqués. Inutilement les Allemands s’abaissaient jusqu’au rôle de porteurs d’eau et de fendeurs de bois des Anglais, on les traitait plus durement qu’un peuple conquis. Il en est des peuples comme des individus ; ceux qui se laissent maltraiter par un seul seront bientôt méprisés de tous et finiront par devenir le jouet des enfants. La France, qui vend cependant à l’Allemagne du vin, de l’huile, des soieries et des articles de mode pour des valeurs considérables, a resserré le débouché de ses bestiaux, de ses blés et de ses toiles. Que dis-je ? Une petite province maritime, jadis allemande, habitée par des Allemands, qui, devenue riche et puissante grâce à l’Allemagne, n’avait jamais pu subsister qu’avec elle et par elle, a fermé, durant une demi-génération, au moyen de misérables chicanes, le plus beau fleuve de l’Allemagne. Pour comble de moquerie, on a enseigné dans cent chaires que les nations ne peuvent parvenir à la richesse et à la puissance que par la liberté commerciale universelle.

Voilà où en était l’Allemagne ; où en est-elle aujourd’hui ? Elle a, dans l’espace de dix années, avancé d’un siècle en prospérité et en industrie, en conscience d’elle-même et en puissance. Pourquoi cela ? La suppression des barrières qui séparaient entre eux les Allemands a été une mesure excellente, mais elle n’eût porté que de tristes fruits si l’industrie du pays fût restée exposée à la concurrence étrangère. C’est surtout la protection du tarif de l’Association en faveur des produits fabriqués d’un usage général, qui a opéré ce prodige.

Avouons-le franchement, le docteur Bowring l’a péremptoirement établi, le tarif du Zollverein n’est pas, comme on l’a allégué, un tarif purement fiscal ; il ne s’est pas arrêté à 10, à 15 pour cent, ainsi que l’a cru Huskisson ; sur les produits fabriqués d’un usage général, ne craignons pas de le dire, il accorde une protection de 20 à 60 pour cent.

Or, quel est l’effet de cette protection ? Les consommateurs paient-ils les produits fabriqués allemands 20 à 60 pour cent de plus qu’ils ne payaient auparavant les produits étrangers ? Ou bien les produits allemands sont-ils inférieurs ? Nullement. Le docteur Bowring lui-même atteste que les produits des industries protégées par un tarif élevé sont de meilleure qualité et à plus bas prix que les articles étrangers. La concurrence du dedans et la protection contre la concurrence écrasante de l’étranger ont opéré ces miracles, que l’école ignore et veut ignorer. Il n’est donc pas vrai, comme le prétend l’école, que la protection renchérisse les produits indigènes du montant du droit protecteur. Elle peut causer un renchérissement momentané, mais, dans tout pays préparé pour les manufactures, la concurrence intérieure réduit bientôt les prix au-dessous des chiffres qu’ils auraient atteints sous le régime de la libre importation.

L’agriculture a-t-elle souffert de ces droits élevés ? En aucune façon ; elle a prospéré, elle a réalisé depuis dix ans des profits décuples. La demande des produits agricoles s’est accrue, et les prix se sont élevés ; il est notoire que, sous l’influence de l’industrie manufacturière, la propriété foncière a partout haussé de 50 à 100 pour cent ; que partout le travail a obtenu de meilleurs salaires ; que partout de nouvelles voies de communication ont été construites ou projetées.

Des résultats si brillants ne peuvent qu’encourager à avancer dans la même voie ; plusieurs États de l’Union ont fait des propositions dans ce sens ; mais ils n’ont pas réussi encore, parce que d’autres États, paraît-il, n’attendent leur salut que de l’abolition en Angleterre des droits sur le blé et sur les bois, et que des personnages influents, assure-t-on, ont toujours foi dans le système cosmopolite et se défient de leur expérience. Le rapport du docteur Bowring contient à ce sujet, ainsi que sur la situation du Zollverein et sur la tactique du gouvernement anglais, d’importantes révélations. Examinons un peu cet écrit.

Nous commencerons par signaler le point de vue qui a présidé à sa composition. M. Labouchère, président du Conseil de commerce dans le cabinet Melbourne, avait envoyé le docteur Bowring en Allemagne, dans le même but que M. Poulett Thompson, en 1834, lui avait donné une mission en France. Il s’agissait de décider les Allemands à ouvrir leur marché aux produits manufacturés anglais, à l’aide de concessions en faveur de leurs blés et de leurs bois, de même que les Français à l’aide des concessions en faveur de leurs vins et de leurs eaux-de-vie ; seulement les deux missions différaient en ce point, que les concessions à proposer aux Français ne rencontraient point d’opposition en Angleterre, tandis que celles qu’on offrait aux Allemands devaient être d’abord emportées dans l’Angleterre même.

Les deux rapports, par conséquent, devaient avoir une portée différente. Celui qui traitait des relations commerciales entre la France et l’Angleterre était exclusivement à l’adresse des Français. Il fallait leur dire que Colbert, avec son système protecteur, n’avait fait rien de bon, il fallait leur faire croire que le traité d’Eden avait été avantageux à la France, et que le système continental, ainsi que le système prohibitif qui la régissait encore, lui avait été funeste. En un mot, on n’avait ici qu’à s’en tenir à la théorie d’Adam Smith, et à mettre ouvertement en question les résultats du système protecteur.

Le second rapport était moins facile ; il devait s’adresser à la fois aux propriétaires anglais et aux gouvernements allemands. Aux premiers, il fallait dire : « Voici une nation qui, à l’aide des droits protecteurs, a déjà accompli d’immenses progrès industriels, et qui, pourvue de toutes les ressources nécessaires, se prépare résolument à conquérir son marché intérieur tout entier et à rivaliser avec l’Angleterre sur les marchés étrangers ; c’est votre œuvre maudite, à vous, tories de la chambre haute, à vous gentilshommes de la chambre basse ; c’est le résultat de votre législation insensée sur les céréales ; par elle, les prix des denrées alimentaires, des matières brutes et de la main-d’œuvre ont été déprimés en Allemagne, par elle les fabriques allemandes ont été placées dans de meilleures conditions que les fabriques anglaises. Hâtez-vous donc, fous que vous êtes, d’abolir cette législation. Vous causerez ici aux fabriques allemandes un double, un triple dommage ; d’abord il s’ensuivra en Allemagne une hausse et en Angleterre une baisse des denrées alimentaires, des matières brutes et de la main-d’œuvre ; en second lieu l’exportation des blés d’Allemagne en Angleterre facilitera l’écoulement des produits fabriqués d’Angleterre en Allemagne ; troisièmement, l’Association douanière allemande s’est déclarée prête à réduire ses droits sur les tissus de coton et de laine communs dans la même proportion que l’Angleterre favorisera l’importation des blés et des bois allemands. Nous ne pouvons donc manquer, nous autres Anglais, de ruiner de nouveau les fabriques allemandes. Mais il faut se presser. Chaque année les intérêts manufacturiers acquièrent dans l’Union plus d’influence, et, si vous hésitez, l’abolition de la législation sur les céréales viendra trop tard. Encore quelque temps, et le fléau de la balance se déplacera. Bientôt les fabriques allemandes créeront une si forte demande de produits agricoles que l’Allemagne n’aura plus de blé à vendre à l’étranger. Quelles concessions aurez-vous alors à lui offrir, pour la décider à porter la main sur ses fabriques, pour l’empêcher de filer elle-même le coton qu’elle tisse et de vous disputer en tout pays votre clientèle étrangère ? »

Voilà ce que l’auteur du rapport avait à faire comprendre aux propriétaires fonciers du Parlement. Le régime politique de la Grande-Bretagne ne permet pas de rapports secrets de chancellerie. L’écrit du docteur Bowring devait donc être public, par conséquent parvenir au moyen de traductions et d’extraits à la connaissance des Allemands. Il fallait donc s’y abstenir de toute expression de nature à éclairer les Allemands sur leurs véritables intérêts. Chaque argument à l’adresse du Parlement devait être tempéré par un antidote à l’usage des gouvernements d’Allemagne ; il fallait soutenir que les droits protecteurs en Allemagne avaient donné une direction fausse à beaucoup de capitaux, qu’ils portaient préjudice aux intérêts agricoles ; que ces intérêts ne devaient s’occuper que des marchés extérieurs, que l’agriculture était la première industrie allemande, puisqu’elle occupait les trois quarts des habitants, qu’ainsi c’était se moquer que de parler de protection pour les producteurs, que les intérêts manufacturiers eux-mêmes ne pouvaient prospérer qu’au moyen de la concurrence avec l’étranger ; que l’opinion publique en Allemagne était pour la liberté du commerce ; que les lumières y étaient trop répandues pour que des réclamations en faveur de droits élevés y pussent réussir ; que les hommes les plus éclairés du pays étaient partisans d’une diminution des droits sur les tissus communs en laine et en coton, dans le cas où les droits du tarif anglais sur le blé et sur le bois viendraient à être adoucis.

De ce rapport, en un mot, s’élèvent deux voix opposées et contradictoires. Laquelle est la vraie ? Celle qui s’adresse au parlement d’Angleterre, ou celle qui parle aux gouvernements d’Allemagne ? il est difficile de répondre aux considérations que présente le docteur Bowring pour décider le Parlement à diminuer les droits d’entrée sur le blé et sur le bois en s’appuyant sur des données statistiques, sur des calculs précis, sur des témoignages ; toutes celles qui ont pour but de détourner les gouvernements allemands du système protecteur se réduisent à de simples assertions.

Arrêtons-nous sur les arguments par lesquels le docteur Bowring prouve au Parlement, que, dans le cas où les progrès du système protecteur en Allemagne ne seraient pas arrêtés par les moyens qu’il propose, le marché allemand serait irrévocablement perdu pour les manufactures anglaises.

Le peuple allemand se distingue, dit-il, par la modération, par l’économie, par l’application et par l’intelligence. Il est généralement instruit. D’excellentes écoles spéciales ont répandu les connaissances techniques dans tout le pays. L’art du dessin y est même cultivé beaucoup plus qu’en Angleterre. L’accroissement considérable que la population présente, chaque année, ainsi que le nombre des bestiaux et surtout des moutons, témoigne de l’essor qu’y a pris l’agriculture (le docteur Bowring omet ici le fait capital de la hausse dans la valeur des propriétés et dans le prix des produits agricoles). Dans les districts manufacturiers le taux des salaires s’est accru de 30 pour cent ; le pays surabonde en chutes d’eau inemployées, les moins coûteuses de toutes les forces motrices. L’exploitation des mines y offre partout une activité qu’elle n’a jamais eue jusque-là. De 1832 à 1837[1], l’Allemagne a accompli des progrès signalés dans toutes les branches d’industrie protégées, et particulièrement dans les lainages et dans les cotonnades d’un usage général, dont l’importation d’Angleterre a complètement cessé. Néanmoins le docteur Bowring reconnaît, d’après des témoignages qui lui paraissent dignes de foi : « que le prix des tissus prussiens est sensiblement plus bas que celui des tissus anglais, que certaines couleurs, sans doute, n’égalent pas celles des meilleures teintureries anglaises, mais que d’autres sont irréprochables et aussi parfaites que possible ; que, pour le filage, le tissage et tous les procédés d’élaboration, l’Allemagne marche complètement de pair avec la Grande-Bretagne, qu’elle décèle seulement une infériorité marquée sous le rapport de l’apprêt, mais que les imperfections de son industrie disparaîtront avec le temps. »

On conçoit aisément que de pareils exposés finissent par décider le Parlement anglais à abolir une législation qui, jusqu’à présent, a opéré comme une protection à l’égard de l’Allemagne ; mais ce qui nous paraît souverainement incompréhensible, c’est qu’on ait pu espérer par ce rapport disposer l’Union allemande à abandonner un système auquel elle est redevable d’immenses progrès.

Le docteur Bowring nous assure que l’industrie de l’Allemagne est protégée aux dépens de son agriculture ; mais quelle foi pouvons-nous mettre dans son assertion, quand nous voyons la demande des produits agricoles, le prix de ces produits, le taux des salaires, la rente et la valeur des bien-fonds augmenter partout dans une proportion considérable, sans que l’agriculture achète les objets manufacturés plus cher qu’auparavant ?

Le docteur Bowring estime qu’en Allemagne on compte trois agriculteurs sur un manufacturier ; mais il ne fait en cela que nous prouver que le nombre des manufacturiers n’est pas encore en rapport avec celui des agriculteurs ; et l’on ne voit pas comment on pourrait rétablir la proportion, si ce n’est en étendant la protection à ces industries qu’exercent encore aujourd’hui en Angleterre, pour approvisionner le marché allemand, des travailleurs qui consomment les denrées de l’Angleterre au lieu de celles de l’Allemagne.

Le docteur Bowring prétend que l’agriculture ne doit s’occuper que de l’étranger pour l’accroissement de ses débouchés ; mais non-seulement l’exemple de l’Angleterre enseigne qu’une forte demande des produits agricoles ne peut être déterminée que par une fabrication indigène florissante, le docteur Bowring lui-même le reconnaît implicitement en exprimant dans son rapport la crainte que, si l’Angleterre retarde encore de quelques années l’abolition de sa loi sur les céréales, l’Allemagne n’ait plus ni blés ni bois à vendre à l’étranger.

Le docteur Bowring est dans le vrai, lorsqu’il soutient que l’intérêt agricole a conservé la prépondérance en Allemagne ; mais cet intérêt, par cela même qu’il est prépondérant, doit, ainsi que nous l’avons montré dans de précédents chapitres, travailler, par le développement de l’intérêt manufacturier, à établir un juste équilibre ; car la prospérité de l’agriculture repose sur son équilibre avec l’intérêt manufacturier et non sur sa propre prépondérance.

Mais l’auteur du rapport se trompe complètement, à notre avis, en affirmant que l’intérêt des manufactures allemandes elles-mêmes appelle la concurrence de l’étranger sur les marchés allemands, par la raison que, sitôt qu’elles seront en mesure d’approvisionner le pays, elles rencontreront au dehors, pour l’excédant de leur production, cette même concurrence qu’elles ne pourront soutenir que par le bon marché ; or, le bon marché est contraire à l’essence du système protecteur, qui n’a pour but que d’assurer des prix élevés au fabricant. Ce raisonnement contient autant d’erreurs et de faussetés que de mots. Le docteur Bowring ne saurait nier que le fabricant peut vendre ses articles à un prix d’autant plus bas qu’il produit davantage, et que, par conséquent, une industrie qui est déjà maîtresse du marché du pays peut d’autant mieux travailler à bon marché pour l’étranger. Il en trouvera la preuve dans les tableaux mêmes qu’il a publiés sur les progrès de l’industrie allemande ; à mesure, en effet, qu’elle prenait possession du marché national, elle développait aussi ses exportations. La récente expérience de l’Allemagne, de même que l’expérience ancienne de l’Angleterre, enseigne que le système protecteur n’a point pour conséquence nécessaire le prix élevé des objets manufacturés. L’industrie allemande, enfin, est loin encore de suffire à l’approvisionnement du marché national. Pour y parvenir, il faut d’abord qu’elle fabrique les 13.000 quintaux (650.000 kilog.)[2] de tissus de coton, les 18.000 quintaux (900.000 kilog.) de tissus de laine, et les 500.000 quintaux (2.500.000 kilog.) de fils de coton et de lin, qui actuellement s’importent d’Angleterre. Une fois ce résultat atteint, l’Allemagne aura à importer en plus un demi-million de quintaux (2.500.000 kilog.) de coton en laine, et à cet effet elle accroîtra dans la même proportion ses relations directes avec les pays de la zone torride, en payant une grande partie, sinon la totalité de ce coton, avec les produits de ses fabriques.

L’opinion émise dans le rapport que le sentiment public en Allemagne est pour la liberté du commerce, doit être rectifiée en ce sens que, depuis la constitution de l’union douanière, on se fait une idée plus nette de ce que veut dire en Angleterre le mot de liberté du commerce ; car depuis lors, comme le dit le docteur Bowring : « les idées du peuple allemand out quitté la sphère de l’espérance et de la fantaisie pour celle des intérêts positifs et matériels. »

Il dit avec raison que les lumières sont très-répandues en Allemagne ; c’est pour cela qu’on a cessé d’y poursuivre des rêves cosmopolites, qu’on y pense aujourd’hui par soi-même, qu’on s’en rapporte à son propre jugement, à son expérience personnelle, à son bon sens particulier plus qu’à des systèmes exclusifs que démentent toutes les expériences ; que l’on commence à comprendre pourquoi Burke, s’ouvrant à Adam Smith, lui déclarait qu’une nation doit être gouvernée, non d’après des systèmes cosmopolites, mais d’après une connaissance approfondie de ses intérêts ; c’est pour cela qu’on se défie en Allemagne de ces conseillers qui soufflent en même temps le froid et le chaud ; qu’on apprécie à leur juste valeur les avantages de rivaux industriels et leurs propositions ; qu’on se rappelle enfin, chaque fois qu’il est question d’offres de l’Angleterre, le mot fameux sur les présents des Grecs.

Il y a donc lieu de douter que des hommes d’État influents en Allemagne aient sérieusement fait espérer à l’auteur du rapport, que ce pays renoncerait à son système protecteur pour prix de la misérable concession de pouvoir faire en Angleterre quelques envois de blés et de bois. Dans tous les cas, l’opinion publique hésiterait à ranger ces hommes d’État dans la classe de ceux qui réfléchissent. Pour mériter aujourd’hui ce titre en Allemagne, il ne suffit pas d’avoir appris par cœur les phrases banales et les arguments connus de l’école cosmopolite ; on exige qu’un homme d’État connaisse les forces et les besoins du pays, et, sans se préoccuper des systèmes, s’applique à développer les premières et à pourvoir aux seconds. Celui-là trahirait une ignorance grossière de ces forces et de ces besoins, qui ne saurait pas quels immenses efforts ont été nécessaires pour porter l’industrie d’un pays au degré où l’industrie allemande est déjà parvenue, qui serait incapable de prévoir le brillant avenir de celle-ci, qui pourrait tromper la confiance que les industriels allemands ont placée dans la sagesse de leurs gouvernements et porter une profonde atteinte à l’esprit d’entreprise de la nation ; qui ne saurait pas distinguer le rang élevé qu’occupe une nation manufacturière de premier ordre d’avec l’humble situation d’un pays exportateur de blé et de bois ; qui ne comprendrait pas combien est précaire, même en temps ordinaire, un débouché étranger pour ces articles, avec quelle facilité des concessions dont elles auraient été l’objet peuvent être retirées, et quelles convulsions entraînerait une interruption de ce commerce causée par la guerre ou par des restrictions ; qui enfin n’aurait pas appris par l’exemple des autres grands États à quel point l’existence, l’indépendance et la puissance d’une nation dépendent de la possession d’une industrie manufacturière développée dans toutes ses branches.

En vérité, il faut tenir bien peu de compte de l’idée de nationalité et d’unité qui a surgi en Allemagne depuis 1830, pour croire avec l’auteur du rapport que la politique de l’Association se réglera sur les intérêts de la Prusse[3], par la raison que les deux tiers de la population y sont prussiens, que les intérêts de la Prusse réclament l’exportation de ses bois et de ses blés en Angleterre, que son capital manufacturier est insignifiant, que la Prusse, par conséquent, s’opposera à toute entrave à l’importation des produits fabriqués étrangers, que tous les chefs des départements ministériels y sont déterminés.

On lit cependant dans le commencement du rapport : « L’Association commerciale allemande est la réalisation de l’idée de nationalité si répandue dans ce pays. Si cette association est bien dirigée, elle amènera la fusion de tous les intérêts allemands en un seul. Ses bienfaits l’ont rendue populaire. C’est le premier pas vers l’unité allemande. Par la communauté des intérêts dans les questions de commerce, elle a frayé la voie à l’unité politique et elle a substitué à des vues étroites, à des préjugés et à des habitudes surannées un large et puissant élément national. » Comment concilier avec ces observations si pleines de justesse l’opinion que la Prusse sacrifierait l’indépendance et la grandeur future du pays à de mesquines considérations d’intérêt privé, d’intérêt mal entendu et en tout cas temporaire, qu’elle ne comprendrait pas que l’Allemagne s’élève ou descend suivant qu’elle est ou non fidèle à sa politique commerciale, comme la Prusse elle-même monte ou tombe avec l’Allemagne ? Comment concilier cette assertion, que les chefs de départements, en Prusse, seraient contraires au système protecteur, avec ce fait que les droits élevés sur les tissus de laine et de coton communs sont émanés de la Prusse ? Ces contradictions, et le brillant tableau que le docteur a tracé de l’industrie saxonne et de ses progrès, ne doivent-ils pas donner à penser qu’il a voulu éveiller la jalousie de la Prusse ?

Quoi qu’il en soit, il est étrange que le docteur Bowring ait attaché tant d’importance au sentiment particulier des chefs de départements, lui, publiciste anglais, qui connaît la puissance de l’opinion publique, et qui doit savoir que, de nos jours, les idées personnelles des chefs de départements, même dans les États non constitutionnels, sont de peu de poids quand elles se trouvent en lutte avec cette opinion publique, avec les intérêts matériels du pays, quand leur tendance est rétrograde et antinationale. Il le comprend fort bien, du reste, lorsqu’il avoue, page 98, que le gouvernement prussien, de même que le gouvernement anglais au sujet de l’abolition de l’acte sur les céréales, a reconnu par expérience que l’opinion des fonctionnaires publics pouvait bien ne pas partout prévaloir ; qu’il y avait lieu par conséquent, de considérer si le blé et le bois de l’Allemagne ne devaient pas être admis en Angleterre, même sans concessions préalables de l’Union allemande, de manière à frayer la voie sur les marchés allemands aux produits des fabriques anglaises. Cette manière de voir est parfaitement juste. Le docteur Bowring comprend que les lois des céréales en Angleterre ont fait grandir l’industrie allemande, que, sans elles, cette industrie n’aurait pas pris de force, que leur abolition est de nature non seulement à arrêter ses progrès ultérieurs, mais encore à la faire reculer, si l’on suppose du moins que la législation de douane de l’Allemagne reste telle qu’elle est. Il est fâcheux seulement que les Anglais n’aient pas reconnu, il y a vingt ans, la justesse de ce raisonnement. Aujourd’hui, après que la législation anglaise elle-même a isolé l’agriculture allemande des manufactures britanniques, l’Allemagne, qui, depuis vingt ans, a avancé dans la voie du progrès industriel au prix d’immenses sacrifices, serait aveugle de se laisser détourner par l’abolition des lois anglaises du grand but national qu’elle poursuit. Oui, nous avons la ferme conviction que l’Allemagne, dans cette hypothèse, devrait élever ses droits protecteurs de manière à compenser l’avantage que l’abolition des lois sur les céréales donnerait aux fabriques anglaises vis-à-vis des fabriques allemandes. Longtemps encore l’Allemagne n’aura pas d’autre politique à suivre vis-à-vis de l’Angleterre que celle d’une nation manufacturière arriérée encore, qui déploie tout son énergie pour rejoindre celle qui l’a devancée. Toute autre politique mettrait en péril la nationalité allemande. Si les Anglais ont besoin des blés ou des bois de l’étranger, qu’ils en tirent d’Allemagne ou de tout autre pays. L’Allemagne ne travaillera pas moins à conserver les progrès que son industrie a déjà accomplis et à encourager ses progrès à venir. Si les Anglais ne veulent pas entendre parler des blés et des bois de l’Allemagne, rien de mieux ; son industrie, sa navigation marchande et son commerce extérieur ne grandiront que plus vite, son système de communications intérieures ne se perfectionnera que plus rapidement, et la nationalité allemande n’acquerra que plus sûrement sa base naturelle. Peut-être la Prusse ne verra-t-elle pas le prix des blés et des bois de ses provinces de la Baltique hausser aussi promptement dans ce cas que dans celui de l’ouverture immédiate du marché britannique ; mais le perfectionnement des voies de communication à l’intérieur et la demande de produits agricoles créée par les manufactures du pays accroîtront, avec une certaine rapidité, le débouché de ces provinces au sein même de l’Allemagne, et tout progrès basé sur ce débouché intérieur de leurs denrées leur sera pour jamais acquis ; elles n’oscilleront plus, comme elles l’ont fait jusqu’à présent, d’une période décennale à une autre, entre la détresse et la prospérité. Pour ce qui est de la puissance, la Prusse, en suivant cette politique, gagnera en influence réelle sur l’intérieur de l’Allemagne cent fois plus qu’elle n’aura sacrifié en valeurs dans ses provinces de la Baltique ou plutôt qu’elle n’aura prêté à l’avenir.

Il est évident qu’au moyen de ce rapport le ministère anglais désire obtenir l’admission en Allemagne des tissus communs de laine et de coton, soit par la suppression ou la modification des droits au poids, soit par l’abaissement du tarif, soit par l’admission sur le marché anglais des blés et des bois allemands ; ainsi serait ouverte la première brèche au système protecteur de l’Allemagne. Les articles de consommation générale sont, ainsi que nous l’avons déjà fait voir, de beaucoup les plus importants ; ils constituent la base de l’industrie nationale. Avec un droit de 10 pour 0/0 ad valorem, tel que le veut l’Angleterre, et les déclarations inexactes dans lesquelles elle est exercée, la plus grande partie de l’industrie allemande serait sacrifiée à la concurrence anglaise, surtout lors de ces crises commerciales où les fabricants anglais sont obligés de se défaire à tout prix de leurs marchandises. Il n’y a donc pas d’exagération à soutenir que les propositions de l’Angleterre ne tendent à rien moins qu’au renversement de tout le système protecteur allemand, afin de rabaisser l’Allemagne à l’état de colonie agricole de l’Angleterre. C’est dans ce but qu’on signale à la Prusse le profit que son agriculture retirerait d’un abaissement des droits sur les blés et sur les bois en Angleterre, et le peu d’importance de ses intérêts manufacturiers. C’est dans cette pensée qu’on lui offre la perspective d’un dégrèvement des eaux-de-vie. Pour ne pas négliger entièrement les autres États, on promet de réduire à 5 pour 0/0 les droits sur les articles de Nuremberg, sur les jouets d’enfants, sur l’eau de Cologne et sur d’autres bagatelles. Cela fait plaisir aux petits États et coûte peu de chose.

On veut, par le rapport, persuader aux gouvernements allemands qu’il est dans l’intérêt de leur pays que l’Angleterre file pour lui le coton et le lin. Nul doute que la politique de l’Union, qui a consisté à venir en aide d’abord à l’impression, puis au tissage, et à importer les fils de qualités moyennes et supérieures, n’ait été jusqu’ici la bonne. Mais il ne s’ensuit nullement qu’elle soit bonne à toujours. La législation de douane doit marcher avec l’industrie nationale, afin de remplir sa mission. Il a déjà été question des immenses avantages que la filature du coton, indépendamment de son importance intrinsèque, amène avec elle ; elle nous crée des relations directes avec les pays de la zone torride, elle exerce par là une influence considérable sur notre navigation marchande et sur notre exportation, d’objets manufacturés, et, plus que toute autre industrie, elle anime nos ateliers pour la construction des machines. Puisqu’il est constant que ni le manque de cours d’eau et de bons ouvriers, ni le défaut de capitaux matériels ou d’intelligence n’empêcheront l’Allemagne d’exercer elle-même cette grande et féconde industrie, on ne voit pas pourquoi nous n’élèverions pas peu à peu la protection sur les divers numéros de fils de coton, de manière à filer nous-mêmes en moyenne, au bout de 5 ou 10 ans, de quoi suffire à nos besoins. Si haut que l’on estime les avantages de l’exportation du blé et du bois, ils sont loin d’égaler ceux que nous procurerait le filage. Oui, nous n’hésitons pas à le déclarer, le calcul des consommations de produits agricoles et forestiers qu’occasionnerait le filage du coton, établirait péremptoirement que cette branche d’industrie doit assurer aux propriétaires fonciers d’Allemagne de tous autres profits que ceux que peut leur offrir le marché étranger.

Le docteur Bowring doute que le Hanovre, le Brunswick[4], les deux Mecklembourg, Oldenbourg, et les villes anséatiques accèdent au Zollverein, à moins que celui-ci n’opère une diminution radicale de ses droits d’entrée. Pour le moment il ne peut être question d’un moyen, qui serait cent fois pire que le mal auquel on veut porter remède. Notre foi dans l’avenir de l’Allemagne n’est pas d’ailleurs aussi faible que celle de l’auteur du rapport. De même que la révolution de Juillet a été féconde pour l’Association allemande, la première grande commotion fera disparaître tous les petits scrupules qui ont empêché jusqu’ici ces petits États de céder aux exigences supérieures de la nationalité. À quel point l’unité commerciale importe à la nationalité, et combien, abstraction faite des intérêts matériels, elle est utile aux gouvernements allemands, on en a fait récemment une première et remarquable expérience, lorsqu’en France on a affiché des prétentions sur la frontière du Rhin.

Chaque jour les gouvernements et les peuples en Allemagne comprendront mieux que l’unité nationale est le roc sur lequel doit reposer l’édifice de leur prospérité, de leur considération, de leur puissance, de leur sûreté dans le présent et de leur grandeur dans l’avenir. Chaque jour, par conséquent, la révolte des petits États du littoral contre le Zollverein apparaîtra non-seulement aux États associés, mais aux États séparés eux-mêmes, comme un scandale national qu’il convient de faire cesser à tout prix. Du reste, si l’on y regarde de près, les avantages matériels de l’accession sont pour ces derniers bien supérieurs aux sacrifices qu’elle exige. Plus l’industrie manufacturière, les voies de communication, la navigation marchande et le commerce extérieur de l’Allemagne se développeront, comme ils peuvent et doivent le faire dans un pays plein de ressources, sous l’influence d’une politique commerciale habile, plus le désir de prendre une part directe à ces avantages s’éveillera dans ces États, plus ils renonceront à l’habitude coupable d’attendre leur fortune de l’étranger.

Quant aux villes anséatiques en particulier, l’esprit d’indépendance qui anime le district souverain de Hambourg ne détruit point nos espérances. Dans ces villes, au témoignage du docteur Bowring lui-même, un grand nombre d’esprits comprennent que Hambourg, Brème et Lubeck doivent être à l’Allemagne ce que Londres et Liverpool sont à l’Angleterre, ce que New-York, Boston, Philadelphie sont aux États-Unis, et reconnaissent que la confédération promet à leur commerce des avantages dépassant beaucoup les inconvénients de la soumission à ses résolutions collectives, qu’une prospérité sans garantie de durée n’est en dernière analyse qu’une pure apparence.

Quel habitant sensé de ces ports de mer pourrait se réjouir sans réserve de l’augmentation constante de leur tonnage, de l’extension progressive de leurs relations, quand il réfléchit que deux frégates parties d’Helgoland, qui se présenteraient aux embouchures du Wéser et de l’Elbe, pourraient détruire en vingt-quatre heures l’ouvrage d’un quart de siècle ? L’Association garantira pour toujours à ces places leur prospérité et leurs progrès, d’une part au moyen d’une flotte à elle, de l’autre à l’aide d’alliances. Elle protégera leurs pêcheries, favorisera leur navigation, et, par une bonne organisation consulaire, par des traités, elle affermira et développera leurs relations commerciales dans toutes les parties du monde et dans tous les ports. En partie par leur entremise elle fondera des colonies, et son commerce colonial sera entre leurs mains. Car une confédération de 35 millions d’âmes (elle en comptera autant pour le moins quand elle sera complète), qui, avec un accroissement moyen annuel d’un et demi pour cent dans sa population, peut aisément chaque année envoyer au dehors deux ou trois cent mille individus, dont les provinces fourmillent d’hommes instruits, intelligents, disposés à chercher fortune en de lointains pays, prenant racine en tout lieu, s’établissant partout où il y a des terres vierges à défricher, une telle confédération est destinée par la nature à prendre le premier rang parmi les nations qui fondent des colonies et qui propagent la civilisation.

La nécessité de cet achèvement du Zollverein est si généralement sentie en Allemagne que l’auteur du rapport ne peut s’empêcher d’en faire la remarque : « Un littoral plus étendu, un plus grand nombre de ports, une navigation plus considérable, un pavillon fédéral, une marine militaire et marchande, voilà ce que désirent généralement les partisans du Zollverein ; mais l’Union a peu de chances de prévaloir contre les escadres grandissantes de la Russie et contre les marines commerciales de la Hollande et des villes anséatiques. » Contre elles, sans doute, l’Union ne peut rien, mais elle ne serait que plus forte avec et par elles. Il est dans la nature de tout pouvoir de diviser pour régner. Après avoir expliqué comment les États du littoral seraient insensés d’accéder au Zollverein, le docteur Bowring sépare à jamais les grands ports allemands du reste de l’Allemagne, en nous entretenant des magasins d’Altona qui pourraient nuire à ceux de Hambourg, comme si un grand État commercial ne trouverait pas le moyen de tirer parti des magasins d’Altona. Nous ne suivrons pas l’auteur dans ses raisonnements subtils, nous nous bornerons à remarquer que, appliqués à l’Angleterre, ils prouveraient que Londres et Liverpool accroîtraient immensément leur prospérité en se séparant du reste du pays. La pensée inspiratrice de cette argumentation ressort nettement du rapport du consul anglais à Rotterdam : « Dans l’intérêt du commerce britannique, dit M. Alexandre Ferrier à la fin de son rapport, il est extrêmement important de ne négliger aucun moyen d’empêcher l’accession au Zollverein des États précités, ainsi que de la Belgique, et cela par des motifs trop clairs pour avoir besoin d’être expliqués. » Si M. Ferrier et le docteur Bowring tiennent un tel langage, si le cabinet anglais agit comme ils parlent, qui pourrait le leur reprocher ? C’est l’instinct anglais qui parle et qui agit chez eux. Mais attendre monts et merveilles pour l’Allemagne de propositions émanées d’une telle source, c’est en vérité dépasser la mesure de notre facilité nationale.

« Quoi qu’il arrive, ajoute M. Ferrier, la Hollande doit être toujours considérée comme le principal intermédiaire des communications de l’Allemagne méridionale avec les autres pays. » Il est évident que, par les autres pays, M. Ferrier entend seulement l’Angleterre, et qu’il veut dire : « Si la suprématie manufacturière anglaise perd ses têtes de pont allemandes sur la mer du Nord et sur la Baltique, il lui reste du moins une autre grande tête de pont, la Hollande, pour approvisionner l’Allemagne du Midi en articles fabriqués et en denrées coloniales. » De notre point de vue national à nous, voici ce que nous disons et ce que nous soutenons : « La Hollande est, par sa situation géographique, par ses relations commerciales et industrielles, par l’origine de ses habitants et par leur langage, une province allemande, séparée à l’époque des déchirements intestins de la contrée, et qui doit lui être de nouveau incorporée, sans quoi l’Allemagne ressemblerait à une maison dont la porte serait la propriété d’un étranger. La Hollande appartient à l’Allemagne tout aussi bien que la Bretagne et la Normandie à la France, et tant que la Hollande voudra former un État distinct, l’indépendance et la puissance de l’Allemagne seront aussi peu réelles que l’eussent été celles de la France, si la Bretagne et la Normandie fussent restées aux mains des Anglais. Si la Hollande a perdu sa puissance commerciale, c’est à son insignifiance territoriale qu’elle doit s’en prendre. Malgré la prospérité de ses colonies, la Hollande continuera de déchoir, parce qu’elle n’est pas en état de suffire aux frais immenses d’un établissement militaire et naval. Ses efforts pour conserver sa nationalité ne serviront qu’à l’endetter de plus en plus. Elle ne demeure pas moins subordonnée à l’Angleterre, dont elle ne fait par son indépendance apparente qu’affermir la suprématie. C’est le secret motif pour lequel l’Angleterre au congrès de Vienne s’est intéressée au rétablissement de la prétendue indépendance hollandaise. Il en est de la Hollande comme des villes anséatiques. Elle n’est que l’humble servante de la flotte anglaise ; incorporée à l’Allemagne, elle aurait le commandement de la marine allemande. Dans son état actuel, la Hollande est loin de pouvoir exploiter ses possessions coloniales comme elle le ferait si elle faisait partie de la Confédération germanique, par cela seul qu’elle manque des éléments nécessaires pour coloniser, savoir d’hommes et de forces intellectuelles. De plus, la culture de ses colonies, telle qu’elle a eu lieu jusqu’ici, dépend en grande partie de la facilité de l’Allemagne ou plutôt de l’ignorance où est celle-ci de ses intérêts commerciaux ; car, tandis que les autres nations sont approvisionnées de denrées tropicales par leurs colonies et par les pays qui leur sont assujettis, les Hollandais n’ont que l’Allemagne pour écouler leur trop-plein de ces denrées. Mais, dès que les Allemands comprendront que ceux qui leur fournissent des denrées coloniales doivent consentir à recevoir par préférence leurs objets manufacturés, ils sauront qu’il est en leur pouvoir d’obliger les Hollandais à accéder au Zollverein. Cette réunion serait éminemment avantageuse aux deux pays. L’Allemagne fournirait à la Hollande les moyens non-seulement d’exploiter beaucoup mieux ses colonies, mais encore de fonder et d’acquérir de nouveaux établissements. L’Allemagne favoriserait la navigation hollandaise et anséate, et accorderait aux produits des colonies néerlandaises un traitement privilégié. En revanche, la Hollande et les villes anséatiques exporteraient de préférence les produits des fabriques allemandes, et emploieraient le surplus de leurs capitaux dans l’industrie manufacturière et dans l’agriculture de l’Allemagne.

Déchue comme puissance commerciale, parce que, simple fraction de nationalité, elle a voulu exister comme un tout ; parce qu’elle a cherché son avantage dans l’oppression et dans l’affaiblissement des forces productives de l’Allemagne, au lieu de fonder sa grandeur sur la prospérité du pays situé derrière elle, dont elle était solidaire ; parce qu’elle a voulu s’élever en s’isolant de l’Allemagne et non en s’associant à elle, la Hollande ne peut retrouver son ancienne splendeur que par l’Association allemande et en s’unissant à elle par les liens les plus étroits[5]. Cette union seule peut fonder une nation agricole, manufacturière et commerçante de premier ordre.

Le docteur Bowring réunit dans son tableau des importations et des exportations le Zollverein avec les villes anséatiques, la Hollande et la Belgique, et ce rapprochement fait ressortir à quel point tous ces pays dépendent encore des manufactures de la Grande-Bretagne et dans quelle proportion énorme leur puissance productive serait accrue par une association. Il évalue le total des marchandises que ces pays reçoivent d’Angleterre à 19.842.121 liv. st. (496.053.000 fr.), valeur officielle, et à 8.550.347 (213.758.675 fr.), valeur déclarée, et leurs envois en Angleterre seulement à 4.804.491 liv. st. (120.112.275 fr), y compris, bien entendu, des quantités considérables de café de Java, de fromage et de beurre que l’Angleterre tire de la Hollande. Ces chiffres en apprennent autant que des volumes. Nous remercions le docteur pour ce rapprochement de faits ; puisse-t-il annoncer un prochain rapprochement politique !

  1. J’ai supprimé ici toute une page de chiffres qui seraient aujourd’hui fort arriérés» (H. R.)
  2. Le quintal du Zollverein 50 kilog.
  3. Les intérêts de la Prusse sont loin d’être homogènes, ainsi qu’on le pourrait conclure du rapport de Bowring ; il faut distinguer soigneusement les intérêts des provinces manufacturières de l’Ouest ou en deçà du Wéser, qui sympathisent avec le midi de l’Association allemande et où les idées de protection prédominent, d’avec ceux de provinces de l’Est ou au delà du Wéser, et particulièrement des provinces agricoles de la Baltique qui exportent des blés et des bois en Angleterre, et où prévaut la doctrine de la liberté commerciale. Du reste, dans les conférences douanières du Zollverein, la Prusse s’est montrée protectionniste modérée, jamais ultra-libérale. (H. R.)
  4. Le Brunswick a accédé en 1842, Hanovre et Oldenbourg en 1854. (H. R.)
  5. Je n’ai pas besoin de dire que la Hollande ne paraît nullement disposée à entrer dans cette voie, et qu’elle ne cesse pas d’attacher le plus grand prix au maintien de sa nationalité propre. (H. R.)