Système national d’économie politique/Livre 2/12


CHAPITRE XII.

l’industrie manufacturière et la navigation marchande, la marine militaire et la colonisation.


Les manufactures, bases d’un grand commerce intérieur et extérieur, sont aussi la condition essentielle d’une navigation considérable. Le commerce intérieur ayant surtout pour objet d’approvisionner les manufacturiers en combustibles et en matériaux de construction, en matières brutes et en denrées alimentaires, la navigation des côtes et des fleuves ne saurait prospérer dans un État purement agriculteur. Or, le cabotage est la pépinière des matelots et des capitaines, et l’école de la construction navale ; l’élément principal de la grande navigation manque donc au pays agricole.

Ainsi que nous l’avons montré dans le chapitre précédent, le commerce international consiste principalement dans l’échange d’objets manufacturés contre des matières brutes et des produits naturels et, particulièrement, contre les produits de la zone torride. Mais les pays agricoles de la zone tempérée n’ont à offrir à ceux de la zone torride que des choses que ceux-ci produisent déjà eux-mêmes ou qu’ils ne peuvent mettre en œuvre, savoir des matières brutes et des denrées alimentaires ; dès lors il ne peut être question de relations directes, ni, par conséquent, de navigation entre eux et ces derniers pays. Leur consommation en denrées coloniales doit se restreindre aux quantités qu’ils peuvent acheter avec leurs produits agricoles et avec leurs matières brutes aux nations manufacturières et commerçantes ; ils n’obtiennent donc ces articles que de seconde main. Mais, dans les relations entre une nation agricole et une nation manufacturière et commerçante, celle-ci prendra toujours aux transports maritimes la plus forte part, n’eût-elle pas le moyen de s’attribuer la part du lion au moyen de lois de navigation.

Indépendamment du commerce intérieur et du commerce international, la pêche maritime occupe un grand nombre de bâtiments ; mais, en général, la nation agricole reste étrangère ou à peu près à cette branche d’industrie, par la raison qu’une forte demande de produits de la mer ne peut pas naître chez elle et que les pays manufacturiers, dans l’intérêt de leurs forces navales, ont l’habitude de réserver leur marché à leurs pêcheurs.

C’est dans la marine du commerce que la flotte recrute ses matelots et ses pilotes, et l’expérience a partout enseigné qu’on ne forme pas de bons marins comme des troupes de terre, que leur éducation se fait dans le cabotage, dans la navigation internationale et dans la grande pêche. Aussi la puissance navale est-elle chez tous les peuples au même point que ces industries maritimes, par conséquent à peu près nulle dans un pays purement agricole.

Le couronnement de l’industrie manufacturière, du commerce intérieur et extérieur qu’elles créent, d’un cabotage actif, d’une importante navigation au long cours et de grandes pêcheries maritimes, d’une puissance navale respectable enfin, ce sont les colonies.

La métropole approvisionne la colonie d’objets manufacturés et reçoit en retour l’excédant de celle-ci en denrées agricoles et en matières brutes. Ce commerce anime ses manufactures, augmente sa population ainsi que la demande des produits de sa propre agriculture, développe sa navigation marchande et sa puissance navale. Son trop-plein en population, en capital et en esprit d’entreprise trouve par la colonisation un écoulement avantageux, et elle est largement indemnisée de sa perte ; une partie considérable de ceux qui ont fait fortune dans la colonie lui rapportant leurs capitaux, ou, du moins, venant consommer chez elle leurs revenus.

Les pays agricoles, hors d’état de fonder des colonies, ne sauraient non plus ni en tirer parti ni les conserver. Ils ne peuvent offrir aux colonies les produits dont celles-ci ont besoin ; ce qu’ils pourraient leur offrir, les colonies le possèdent déjà.

L’échange des objets manufacturés contre les produits du sol est la condition essentielle du commerce colonial d’aujourd’hui. Aussi les États-Unis de l’Amérique du Nord se sont-ils séparés de l’Angleterre, dès qu’ils se sont senti le besoin et la force d’être eux-mêmes fabricants, de se livrer, eux aussi, à la navigation et au commerce avec les pays de la zone torride ; aussi le Canada se séparera-t-il, lorsqu’il sera arrivé au même point ; ainsi verra-t-on, avec le temps, surgir des États à la fois agriculteurs, manufacturiers et commerçants dans les contrées tempérées de l’Australie[1].

Mais, entre les pays de la zone tempérée et ceux de la zone torride, cet échange se perpétuera, parce qu’il est dans la nature. C’est pourquoi les Indes orientales ont été dépouillées par l’Angleterre de leur industrie manufacturière et de leur indépendance, et toutes les régions chaudes de l’Asie et de l’Afrique tomberont peu à peu sous la domination des nations manufacturières et commerçantes de la zone tempérée ; c’est pourquoi aussi les îles de la zone torride rompront difficilement leurs liens coloniaux, et les États de l’Amérique du Sud demeureront toujours dans une certaine dépendance vis-à-vis des nations manufacturières et commerçantes.

L’Angleterre ne doit son immense empire colonial qu’à sa prépondérance manufacturière ; si les autres nations européennes veulent participer à l’œuvre avantageuse d’appeler des pays sauvages à la culture, de civiliser des peuples restés barbares, ou anciennement civilisés mais retombés dans la barbarie, elles doivent commencer par développer leur industrie manufacturière, leur navigation marchande et leur marine militaire, et si, dans ces efforts, elles sont entravées par la nation qui exerce la suprématie dans les manufactures, dans le commerce et dans la marine, une association entre elles est le seul moyen d’avoir raison de ces prétentions illégitimes.

  1. Mieux éclairée aujourd’hui sur ses véritables intérêts qu’elle ne l’était dans le dernier siècle, l’Angleterre, loin de mettre obstacle à un avenir qu’elle prévoit, en prépare l’accomplissement de bonne grâce ; c’est ce qui ressort du plan de réforme coloniale exposé en 1850 à la chambre des communes par lord John Russell. (H. R.)