Système national d’économie politique/Introduction


INTRODUCTION


Aucune branche de l’économie politique ne présente une aussi grande diversité de vues entre les théoriciens et les praticiens que celle qui traite du commerce international et de la politique commerciale. Il n’existe cependant pas, dans le domaine de cette science, de question qui, sous le rapport du bien-être et de la civilisation des peuples en même temps que de leur indépendance, de leur puissance et de leur durée, offre le même degré d’importance. Des pays pauvres, faibles et barbares ont dû principalement à la sagesse de leur système commercial d’être devenus riches et puissants, et d’autres, qui avaient jeté un grand éclat, se sont éclipsés faute d’un bon système ; on a vu même des nations privées de leur indépendance et de leur existence politique, surtout parce que leur régime commercial n’était pas venu en aide au développement et à l’affermissement de leur nationalité.

Aujourd’hui plus qu’à aucune autre époque, entre toutes les questions du ressort de l’économie politique, celle du commerce international acquiert un intérêt prépondérant. Car plus le génie de la découverte et du perfectionnement industriel, ainsi que celui du progrès social et politique, marche avec rapidité, plus s’agrandit la distance entre les nations stationnaires et celles qui avancent, plus il y a de péril à rester en arrière. Si jadis il a fallu des siècles pour monopoliser la principale fabrication d’autrefois, celle des laines, plus tard quelques dizaines d’années ont suffi pour l’industrie bien autrement considérable du coton, et de nos jours une avance de peu d’années a mis l’Angleterre à même d’attirer à elle toute l’industrie linière du continent européen.

Le monde n’a vu à aucune autre époque une puissance manufacturière et commerciale, pourvue des ressources immenses que possède celle qui règne aujourd’hui, poursuivre un système aussi conséquent et mettre la même énergie à accaparer l’industrie manufacturière, le grand commerce, la navigation maritime, les colonies importantes, la domination des mers ; et à asservir tous les peuples, comme les Hindous, à son joug manufacturier et commercial.

Effrayée par les conséquences de cette politique, que dis-je ? contrainte par les convulsions qu’elle avait produites, on a vu dans notre siècle une nation continentale mal préparée encore à l’industrie manufacturière, la Russie, chercher son salut dans le système prohibitif si réprouvé par la théorie ; et qu’y a-t-elle trouvé ? la prospérité nationale.

D’un autre côté, encouragée par les promesses de la théorie, l’Amérique du Nord, qui s’élevait rapidement à l’aide du système protecteur, s’est laissé entraîner à rouvrir ses ports aux produits manufacturés de l’Angleterre ; et quels fruits cette libre concurrence a-t-elle portés ? des convulsions et des ruines.

De semblables expériences sont bien propres à faire naître des doutes sur l’infaillibilité que la théorie s’arroge et sur l’absurdité qu’elle impute à la pratique, à faire craindre que notre nationalité ne soit à la fin mise en danger de périr d’une erreur de la théorie, comme ce malade, qui, en se conformant à une ordonnance imprimée, mourut d’une faute d’impression ; enfin à faire naître le soupçon que cette théorie vantée n’aurait été construite si large et si haute que pour cacher des armes et des soldats, comme un autre cheval de Troie, et pour nous porter à abattre de nos propres mains les murs qui nous protègent.

Du moins est-il avéré que, depuis plus d’un demi-siècle que la grande question de la politique commerciale est discutée chez toutes les nations, dans les livres et dans les conseils législatifs, par les esprits les plus sagaces, l’abîme qui, depuis Quesnay et Smith, sépare la théorie de la pratique, non-seulement n’a pas disparu, mais ne fait que s’élargir d’année en année. Qu’est-ce donc qu’une science qui n’éclaire pas la voie que doit suivre la pratique ? Est-il raisonnable de supposer que l’un, par la puissance infinie de son intelligence, a partout exactement reconnu la nature des choses, et que l’autre, dans l’impuissance également infinie de la sienne, n’a pas su comprendre les vérités découvertes et mises en lumière par le premier, et continue durant des générations entières à prendre des erreurs visibles pour des vérités ? Ou ne vaut-il pas mieux admettre que les praticiens, bien qu’en général trop enclins à s’attacher à ce qui existe, n’auraient pas si longtemps et si opiniâtrement résisté à la théorie, si la théorie elle-même ne contrariait la nature des choses ?

Dans la réalité nous croyons pouvoir établir que la contradiction entre la théorie et la pratique au sujet de la politique commerciale est la faute des théoriciens tout aussi bien que celle des praticiens.

L’économie politique, en matière de commerce international, doit puiser ses leçons dans l’expérience, approprier les mesures qu’elle conseille aux besoins du présent, à la situation particulière de chaque peuple, sans néanmoins méconnaître les exigences de l’avenir et celles du genre humain tout entier. Elle s’appuie par conséquent sur la philosophie, sur la politique et sur l’histoire.

Dans l’intérêt de l’avenir et du genre humain, la philosophie réclame : le rapprochement de plus en plus intime des nations entre elles, la renonciation à la guerre autant que possible, la consolidation et le développement du droit international, le passage de ce qu’on appelle aujourd’hui le droit des gens à un droit fédéral, la liberté des relations de peuple à peuple dans l’ordre moral aussi bien que dans l’ordre matériel, enfin l’union de tous les peuples sous le régime du droit, ou l’association universelle.

Dans l’intérêt de, tel ou tel peuple en particulier, la politique demande, au contraire : des garanties de son indépendance et de sa durée, des mesures destinées à hâter ses progrès en civilisation, en bien-être et en puissance, à perfectionner son état social de manière à en faire un corps complètement et harmonieusement développé dans toutes ses parties, parfait en soi et politiquement indépendant.

L’histoire, de son côté, appuie d’une manière non équivoque les exigences de l’avenir, en apprenant comment, à toutes les époques, le progrès matériel et intellectuel a été en rapport avec l’étendue de l’association politique et des relations commerciales. Mais elle justifie en même temps celles de la politique et de la nationalité, en enseignant comment des nations ont péri pour n’avoir pas suffisamment veillé aux intérêts de leur culture et de leur puissance ; comment un commerce entièrement libre avec des nations plus avancées a été avantageux aux peuples encore dans les premières phases de leur développement, mais comment ceux qui avaient fait un certain chemin n’ont pu qu’au moyen de certaines restrictions à leur commerce avec les étrangers aller plus loin et rejoindre ceux qui les avaient devancés. L’histoire indique ainsi le moyen de concilier les exigences respectives de la philosophie et de la politique.

Mais la pratique et la théorie, telles qu’elles se produisent actuellement, prennent exclusivement parti, la première pour les exigences particulières de la nationalité, la seconde pour les réclamations absolues du cosmopolitisme.

La pratique, ou, en d’autres termes, ce qu’on appelle le système mercantile, commet la grave erreur de soutenir l’utilité et la nécessité absolues, universelles, des restrictions, parce qu’elles ont été utiles et nécessaires chez certaines nations et dans certaines périodes de leur développement. Elle ne voit pas que les restrictions ne sont qu’un moyen, et que la liberté est le but. N’envisageant que la nation, et jamais l’humanité, que le présent, et jamais l’avenir, elle est exclusivement politique et nationale, elle manque du coup d’œil philosophique, de la tendance cosmopolite.

La théorie régnante, au contraire, telle qu’elle a été rêvée par Quesnay et élaborée par Adam Smith, est exclusivement préoccupée des exigences cosmopolites de l’avenir, de l’avenir même le plus éloigné. L’association universelle et la liberté absolue des échanges internationaux, ces idées peut-être réalisables après des siècles, elle les considère comme réalisables dès aujourd’hui. Méconnaissant les nécessités du présent et l’idée de nationalité, elle ignore l’existence de la nation et par suite le principe de l’éducation de la nation en vue de l’indépendance. Dans son cosmopolitisme exclusif, elle voit toujours le genre humain, le bien-être de l’espèce entière, jamais la nation et la prospérité nationale ; elle a horreur de la politique ; elle condamne l’expérience et la pratique comme routinières. Ne tenant compte des faits historiques qu’en tant qu’ils répondent à ses tendances particulières, elle ignore ou défigure les leçons de l’histoire qui contrarient son système, elle se voit dans la nécessité de nier les effets de l’Acte de navigation, du traité de Méthuen, de la politique commerciale de l’Angleterre en général, et de soutenir contre toute vérité que l’Angleterre est parvenue à la richesse et à la puissance malgré cette politique et non par elle. Une fois édifiés sur ce qu’il y a d’exclusif dans l’un et dans l’autre système, nous ne nous étonnerons plus que, malgré ses graves erreurs, la pratique n’ait ni voulu ni pu se laisser réformer par la théorie ; nous comprendrons aussi pourquoi la théorie n’a voulu entendre parler ni de l’histoire et de l’expérience, ni de la politique et de la nationalité. Si cette théorie vague, cependant, se prêche dans toutes les rues et sur tous les toits, et surtout chez les nations dont elle a le plus compromis l’existence, il faut s’en rendre au penchant prononcé de l’époque pour les expérimentations philanthropiques et pour l’étude des problèmes de philosophie.

Mais, dans la vie des peuples comme dans celle des individus, il y a contre les illusions de l’idéologie deux puissants remèdes : l’expérience et la nécessité. Si nous ne nous trompons, tous les peuples qui, récemment, ont cru trouver leur salut dans les libres relations avec la puissance prépondérante dans les manufactures et dans le commerce, sont à la veille d’importantes expériences.

Il est impossible qu’en persévérant dans leur régime commercial actuel, les États-Unis parviennent à mettre quelque ordre dans leur économie nationale. Il faut absolument qu’ils reviennent à leur ancien tarif. Les États à esclaves auront beau résister et le parti dominant les soutenir, la force des choses prévaudra[1]. Tôt ou tard même, nous le craignons, le canon tranchera une question qui était un nœud gordien pour les législateurs ; l’Amérique paiera son solde à l’Angleterre avec de la poudre et du plomb ; les prohibitions de fait qui résultent de la guerre remédieront aux défauts du tarif américain ; et la conquête du Canada mettra fin pour jamais au vaste système de contrebande anglaise annoncé par Huskisson. Puissions-nous être dans l’erreur ! Mais, si notre prophétie devait s’accomplir, c’est la théorie du libre échange que nous rendons responsable de cette guerre. Etrange ironie de la destinée, qu’une théorie basée sur la grande idée de la paix perpétuelle allume la guerre entre deux puissances si bien faites, au dire des théoriciens, pour trafiquer l’une avec l’autre ! C’est presque aussi bizarre que de voir, par suite de cette philanthropique abolition du commerce des esclaves, des milliers de noirs engloutis au fond de la mer[2].

Dans le cours des cinquante dernières années, ou plutôt des vingt-cinq dernières (car il est difficile de tenir compte de la période de révolution et de guerre), la France a expérimenté en grand le système des restrictions avec ses erreurs, ses excroissances et ses exagérations. Le succès de l’expérience est manifeste pour tout esprit impartial. Que la théorie le mette en question, elle le doit, pour être conséquente avec elle-même. Quand elle a pu avancer et persuader au monde cette assertion audacieuse, que l’Angleterre est devenue riche et puissante en dépit et non à cause de sa politique commerciale, comment hésiterait-elle à soutenir une thèse beaucoup plus facile à établir, à savoir que, sans protection pour ses manufactures, la France serait incomparablement plus riche et plus florissante qu’elle ne l’est aujourd’hui ? Si des praticiens éclairés combattent une pareille thèse, nombre d’esprits réputés instruits et judicieux la prennent pour de l’argent comptant ; et de fait, en France, à l’heure qu’il est, on paraît assez généralement soupirer après les bénédictions d’un libre commerce avec l’Angleterre. Il serait difficile de contester, et nous entrerons ailleurs dans quelques développements sur ce point, qu’une plus grande activité des échanges tournerait, à beaucoup d’égards, au profit des deux peuples. Il est visible, toutefois, que l’Angleterre aspire à échanger, non-seulement des matières brutes, mais surtout des masses considérables d’articles manufacturés de consommation générale, contre les produits agricoles et les objets de luxe de la France. Si le gouvernement et les chambres de France sont disposé à se prêter à ces vues, s’ils s’y prêteront en effet, on ne saurait le dire[3]. Mais, au cas où ils donneraient effectivement pleine satisfaction à l’Angleterre, ce serait un exemple de plus donné au monde pour la solution de cette grande question : dans l’état actuel des choses, deux grandes nations manufacturières, dont l’une est décidément supérieure à l’autre sous le rapport des frais de production et de l’extension de son marché extérieur, peuvent-elles lutter librement l’une avec l’autre sur leurs propres marchés, et quels doivent être les effets d’une telle concurrence ?

En Allemagne les questions dont il s’agit sont devenues, par suite de l’union douanière, des questions nationales et pratiques. Tandis qu’en France le vin est l’appât de l’Angleterre pour obtenir un traité de commerce, en Allemagne c’est le blé et le bois. Ici pourtant tout n’est encore qu’hypothèse, car on ne peut savoir actuellement si les tories en démence pourront être ramenés à la raison, jusqu’à faire au gouvernement, pour l’introduction du blé et du bois d’Allemagne, des concessions dont il se prévaudrait vis-à-vis du Zollverein[4]. Or, on est assez avancé en Allemagne en matière de politique commerciale, pour trouver ridicule, sinon impertinente, la supposition qu’on pourrait s’y payer d’illusions et d’espérances, comme si c’était de l’or et de l’argent en barres. Dans le cas où ces concessions seraient faites par le Parlement, les plus graves questions de politique commerciale deviendraient sur-le-champ, en Allemagne, l’objet d’une discussion publique. Le dernier rapport du docteur Bowring nous a donné un avant-goût de la tactique que l’Angleterre adopterait en pareil cas. L’Angleterre n’envisagera pas ces concessions comme un équivalent des avantages exorbitants qu’elle continue de posséder pour ses produits fabriqués sur le marché allemand, ni comme une faveur destinée à empêcher l’Allemagne d’apprendre à fabriquer elle-même peu à peu le fil de coton dont elle a besoin, et de tirer directement à cet effet, des pays chauds, la matière première, en la payant avec les produits de ses propres manufactures, ni comme un moyen de faire cesser l’énorme disproportion qui existe encore entre les importations et les exportations des deux pays. Non, l’Angleterre verra dans l’approvisionnement de l’Allemagne en coton filé, un droit acquis, elle réclamera un nouvel équivalent de ses concessions, et ce ne sera rien moins que le sacrifice de ses manufactures de coton, de laine, etc. ; elle les présentera à l’Allemagne comme un plat de lentilles, prix de la renonciation a son droit d’aînesse. Si le docteur Bowring ne s’est pas fait illusion durant son séjour en Allemagne, si, ce que nous soupçonnons fort, il n’a pas pris trop au sérieux la courtoisie berlinoise, dans ces régions où s’élabore la politique de l’Association allemande, on en est encore aux errements de la théorie cosmopolite ; par exemple, on ne fait pas de distinction entre l’exportation des produits manufacturés et celle des produits agricoles, on croit pouvoir servir les intérêts nationaux en développant celle-ci aux dépens de celle-là ; on n’a pas encore admis le principe de l’éducation industrielle du pays comme base de l’association douanière ; on ne se fait point de scrupule d’immoler à la concurrence étrangère des industries qui, après plusieurs années de protection, ont assez grandi pour que la concurrence intérieure ait déjà fortement abaissé leurs prix, et, par là, d’attaquer dans son germe l’esprit d’entreprise en Allemagne ; car toute fabrique ruinée par un amoindrissement de protection et, en général, par une mesure de gouvernement, est comme un cadavre pendu, qui fait reculer au loin d’épouvante tout être vivant de la même espèce. Il s’en faut de beaucoup, nous le répétons, que nous ajoutions foi à ces assurances ; mais c’est déjà un mal qu’elles aient été, qu’elles aient pu être rendues publiques ; car, en ébranlant la confiance dans le maintien de la protection douanière, elles ont porté un coup sensible à l’esprit d’entreprise industrielle. Le rapport nous fait pressentir sous quelle forme l’industrie allemande recevait le poison mortel, de manière que la cause de la désorganisation ne fût pas trop apparente, et n’attaquât que plus sûrement les sources de la vie. Les droits au poids seraient remplacés par des droits à la valeur, ce qui ouvrirait la porte à la contrebande anglaise et aux fraudes en douane, et cela justement sur les articles de consommation générale qui offrent la moindre valeur relative et la plus grande masse totale, par conséquent sur les articles qui forment la base de l’industrie manufacturière.

On voit quelle est aujourd’hui l’importance pratique de la grande question du libre commerce de peuple à peuple, et combien il est nécessaire de rechercher une bonne fois impartialement et à fond jusqu’à quel point la théorie et la pratique se sont trompées en cette matière, de manière à les mettre enfin d’accord l’une avec l’autre, ou du moins d’agiter sérieusement le problème de ce rapprochement.

En vérité, l’auteur le déclare non par une modestie affectée, mais avec le sentiment d’une profonde défiance de ses forces, c’est après plusieurs années de résistance contre lui-même, après avoir cent fois mis en doute la rectitude de ses idées et s’en être assuré cent fois, après avoir soumis les idées contraires à des épreuves réitérées, et en avoir constamment reconnu l’inexactitude, qu’il s’est décidé à aborder la solution de ce problème. Il se croit exempt de la vaine ambition de contredire d’anciennes autorités et de fonder des théories nouvelles. Anglais, il eût difficilement conçu des doutes sur le principe fondamental de la théorie d’Adam Smith. Ce fut la situation de son pays qui fit naître en lui, il a plus de vingt ans, les premiers doutes sur l’infaillibilité de cette théorie ; ce fut la situation de son pays qui, depuis lors, le décida à développer, d’abord dans des articles anonymes, puis dans des articles signés et plus étendus, des opinions contraires. Aujourd’hui, c’est principalement l’intérêt de l’Allemagne qui lui a donné le courage de publier le présent écrit ; il ne dissimulera pas, toutefois, qu’un motif personnel s’y est joint, savoir la nécessité par lui reconnue de montrer par un ouvrage plus considérable qu’il n’est pas tout à fait incompétent en matière d’économie politique.

Au rebours de la théorie, l’auteur commencera par interroger l’histoire, il en déduira ses principes fondamentaux ; après les avoir exposés, il fera la critique des systèmes antérieurs, et, comme sa tendance est essentiellement pratique, il finira par retracer la nouvelle phase de la politique commerciale.

Pour plus de clarté, il donne ici un aperçu des principaux résultats de ses recherches et de ses méditations.

L’association des forces individuelles pour la poursuite d’un but commun est le moyen le plus efficace d’opérer le bonheur des individus. Seul et séparé de ses semblables, l’homme est faible et dénué. Plus le nombre de ceux avec lesquels il est uni est grand, plus l’association est parfaite, et plus est grand et parfait le résultat, qui est le bien moral et matériel des individus.

La plus haute association des individus, actuellement réalisée, est celle de l’État, de la nation ; la plus haute imaginable est celle du genre humain. De même que l’individu est beaucoup plus heureux au sein de l’État que dans l’isolement, toutes les nations seraient beaucoup plus prospères si elles étaient unies ensemble par le droit, par la paix perpétuelle et par la liberté des échanges.

La nature mène peu à peu les nations vers cette association suprême ; en les invitant, par la variété des climats, des terrains et des productions, à l’échange, par le trop plein de la population et par la surabondance des capitaux et des talents, à l’émigration et à la fondation de colonies. Le commerce international, en éveillant l’activité et l’énergie par les nouveaux besoins qu’il a crée, en propageant d’une nation à l’autre les idées, les découvertes et les forces, est l’un des plus puissants instruments de la civilisation et de la prospérité des peuples.

Mais aujourd’hui l’union des peuples au moyen du commerce est encore très-imparfaite, car elle est interrompue ou du moins affaiblie par la guerre ou par les mesures égoïstes de telles où telles nations.

Par la guerre, une nation peut être privée de son indépendance, de ses biens, de sa liberté, de sa constitution et de ses lois, de son originalité propre et en général du degré de culture et de bien-être qu’elle a déjà atteint ; elle peut être asservie. Par les mesures égoïstes de l’étranger elle peut être troublée ou retardée dans son développement économique.

Conserver, développer et perfectionner sa nationalité, tel est donc aujourd’hui, et tel doit être l’objet principal de ses efforts. Il n’y a là rien de faux et d’égoïste ; c’est une tendance raisonnable, parfaitement d’accord avec le véritable intérêt du genre humain ; car elle conduit naturellement à l’association universelle, laquelle n’est profitable au genre humain qu’autant que les peuples ont atteint un même degré de culture et de puissance et que, par conséquent, elle se réalise par la voie de la confédération.

Une association universelle, prenant son origine dans la puissance et dans la richesse prépondérantes d’une seule nation, et basée par conséquent sur l’assujettissement et sur la dépendance de toutes les autres, aurait pour résultat l’anéantissement de toutes les nationalités et de toute émulation entre les peuples ; elle heurte les intérêts comme les sentiments de toutes les nations qui se sentent appelées à l’indépendance et à la possession d’une grande richesse ainsi que d’une haute importance politique ; ce ne serait qu’une répétition de ce qui a déjà existé, de la tentative des Romains, réalisée cette fois au moyen des manufactures et du commerce, au lieu de l’être, comme autrefois, avec l’acier, mais ramenant également vers la barbarie.

La civilisation, l’éducation politique et la puissance des peuples dépendent principalement de leur état économique, et réciproquement ; plus l’économie est avancée, plus la nation est civilisée et puissante ; plus sa civilisation et sa puissance augmentent, plus sa culture économique se développera.

Dans le développement économique des peuples, il faut distinguer les principales phases que voici : l’état sauvage, l’état pastoral, l’état agricole, l’état agricole et manufacturier, enfin, l’état agricole, manufacturier et commercial.

Évidemment, la nation qui, sur un territoire étendu, pourvu de ressources variées et couvert d’une population nombreuse, réunit l’agriculture, les manufactures, la navigation, le commerce intérieur et extérieur, est incomparablement plus civilisée, plus développée sous le rapport politique et plus puissante qu’un peuple purement agriculteur. Mais les manufactures constituent la base du commerce intérieur et extérieur, de la navigation et de l’agriculture perfectionnée, conséquemment de la civilisation et de la puissance politique ; et un peuple qui réussirait à monopoliser toute la vie manufacturière du globe et à comprimer les autres nations dans leur développement économique en les réduisant à ne produire que des denrées agricoles et des matières brutes et à n’exercer que les industries locales indispensables, ce peuple parviendrait nécessairement à la domination universelle. Une nation qui attache quelque prix à son indépendance et à sa conservation doit donc s’efforcer de s’élever le plus promptement possible d’un degré inférieur de civilisation à un degré supérieur, de réunir le plus promptement possible sur son territoire l’agriculture, les manufactures, la navigation et le commerce.

Le passage de l’état sauvage à l’état pastoral, et celui de l’état pastoral à l’état agricole, ainsi que les premiers progrès dans l’agriculture, sont secondés de la manière la plus efficace par la liberté des relations avec les peuples manufacturiers et commerçants.

L’élévation des peuples agriculteurs au rang de peuples à la fois agriculteurs, manufacturiers et commerçants ne saurait s’opérer d’elle-même, sous l’empire du libre échange, que dans le cas où toutes les nations appelées à l’industrie manufacturière se trouveraient dans le même moment au même degré de civilisation, où elles n’apporteraient aucun obstacle au développement économique les unes des autres, où elles n’arrêteraient pas les progrès les unes des autres par la guerre ou par des lois de douane.

Mais quelques-unes d’entre elles, favorisées par les circonstances, ayant devancé les autres dans les manufactures, dans le commerce et la navigation, et ayant reconnu de bonne heure que leurs progrès leur procuraient le moyen le plus assuré d’acquérir et de conserver la suprématie politique, ont adopté et maintiennent aujourd’hui encore des mesures calculées pour leur donner le monopole des manufactures et du commerce et pour arrêter dans leurs progrès les nations moins avancées qu’elles. L’ensemble de ces mesures, prohibitions d’entrée, droits d’importation, restrictions maritimes, primes de sortie, etc. s’appelle le système douanier.

Les progrès antérieurs des autres peuples, les systèmes de douane étrangers, la guerre enfin ont obligé les nations en arrière de chercher les moyens d’opérer la transition de l’état agricole à l’état manufacturier, et de restreindre par un système de douane, autant qu’elles le pouvaient, le commerce avec les nations plus avancées qui aspiraient au monopole des manufactures.

Le système douanier n’est donc pas, comme on l’a prétendu, une invention de têtes spéculatives, c’est une conséquence naturelle de la tendance des peuples à chercher des garanties de leur conservation et de leur prospérité ou à établir leur prépondérance.

Cette tendance n’est légitime et raisonnable qu’en tant qu’elle facilite, au lieu d’entraver, le développement économique de la nation, et qu’elle n’est pas en opposition avec le but supérieur de l’humanité, qui est la confédération universelle de l’avenir.

De même que la société humaine doit être envisagée sous deux points de vue, savoir le cosmopolite qui embrasse tout le genre humain, et le politique qui s’attache aux intérêts nationaux, toute économie, celle des particuliers comme celle de la société, doit être considérée sous deux aspects principaux, par rapport aux forces individuelles, sociales et physiques au moyen desquelles se produisent les richesses, et par rapport à la valeur échangeable des biens matériels.

Il y a, par conséquent, une économie cosmopolite et une économie politique, une théorie des valeurs échangeables et une théorie des forces productives, doctrines essentiellement distinctes et appelées à se développer séparément.

Les forces productives des peuples ne dépendent pas seulement du travail, de l’épargne, de la moralité et de l’intelligence des individus ou de la possession de fonds naturels et de capitaux matériels ; elles dépendent aussi des institutions et des lois sociales, politiques et civiles, et, avant tout, des garanties de leur durée, de leur indépendance et de leur puissance comme nations. Inutilement les individus seraient laborieux, économes, ingénieux, entreprenants, intelligents, et moraux ; sans l’unité nationale, sans la division du travail et la coopération des forces productives, le pays ne saurait atteindre un haut degré de prospérité et de puissance, ni se maintenir dans la possession durable de ses richesses intellectuelles, sociales et matérielles.

Le principe de la division du travail n’a été jusqu’ici compris que imparfaitement. La productivité tient beaucoup moins au partage des diverses opérations d’une industrie entre plusieurs individus qu’à l’association morale et matérielle de ces individus pour un but commun.

Ce principe ne s’applique donc pas seulement à une fabrique ou à une exploitation rurale ; il s’étend à toute l’industrie agricole, manufacturière et commerciale d’une nation.

La division du travail et la combinaison des forces productives existent dans la nation, lorsque la production intellectuelle y est en rapport avec la production matérielle, lorsque l’agriculture, l’industrie manufacturière et le commerce y sont également et harmonieusement développés.

Chez la nation purement agricole, même lorsqu’elle communique librement avec des peuples manufacturiers et commerçants, une portion considérable des forces productives et des ressources naturelles demeure oisive et inemployée. Sa culture intellectuelle et politique et ses moyens de défense sont bornés. Elle ne possède ni navigation importante, ni commerce étendu ; sa prospérité, en tant qu’elle résulte du commerce extérieur, peut être interrompue, troublée, anéantie par des mesures de l’étranger et par des guerres.

L’industrie manufacturière, au contraire, est favorable aux sciences, aux arts et aux progrès politiques ; elle augmente le bien-être général, la population, le revenu de l’État, et la puissance du pays ; elle fournit à celui-ci les moyens d’étendre ses relations dans toutes les parties du monde, et de fonder des colonies ; elle alimente les pêcheries, la navigation marchande et la marine militaire. Par elle seulement l’agriculture du pays atteint un haut point de perfection.

L’agriculture et l’industrie manufacturière réunies chez un même peuple, sous la même autorité politique, vivent dans une paix perpétuelle ; elles ne sont troublées dans leur action réciproque, ni par la guerre, ni par les mesures de l’étranger ; elles garantissent par conséquent à la nation le développement incessant de sa prospérité, de sa civilisation et de sa puissance.

L’agriculture et l’industrie manufacturière sont soumises par la nature à des conditions particulières.

Les pays de la zone tempérée sont spécialement propres au développement de l’industrie manufacturière ; car la zone tempérée est la région des efforts intellectuels et physiques.

Si les pays de la zone torride sont peu favorisés sous le rapport des manufactures, en revanche ils possèdent le monopole naturel de précieuses denrées que ceux de la zone tempérée recherchent. C’est principalement l’échange des produits manufacturés des uns contre les denrées des autres qui constitue la division du travail et la coopération des forces productives dans le monde entier, ou le grand commerce international.

Un pays de la zone torride ferait une tentative des plus funestes en cherchant à devenir manufacturier. N’y étant point appelé par la nature, il avancera beaucoup plus rapidement en richesse et en civilisation, s’il continue à échanger productions agricoles contre les produits des manufactures de la zone tempérée.

Il est vrai que les pays de la zone torride tombent ainsi dans la dépendance de la zone tempérée ; mais cette dépendance sera exempte d’inconvénients ou plutôt elle cessera d’exister, si, dans la zone tempérée, plusieurs nations se font équilibre sous le rapport des manufactures, du commerce de la navigation et de la puissance politique ; si ces nations non-seulement sont intéressées à ce qu’aucune d’entre elles n’abuse de sa supériorité vis-à-vis des peuples faibles de la zone torride, mais si elles sont en mesure de l’empêcher. Il n’y aurait danger et dommage qu’autant que les manufactures, le grand commerce, la grande navigation et la puissance maritime seraient le monopole d’une seule nation.

Les peuples qui possèdent dans la zone tempérée un territoire vaste et pourvu de ressources variées, renonceraient à l’une des sources les plus abondantes de la prospérité, de la civilisation et de la puissance, s’ils ne s’efforçaient pas de réaliser la division nationale du travail et la coopération nationale des forces productives, sitôt qu’ils en acquièrent les conditions économiques, morales et sociales.

Par conditions économiques nous entendons une agriculture suffisamment avancée et qui ne peut plus être sensiblement stimulée par l’exportation de ses produits ; par conditions morales, une grande culture chez les individus ; par conditions sociales, enfin, nous entendons des lois qui garantissent au citoyen sécurité pour sa personne et pour ses propriétés, et libre exercice de ses facultés morales et physiques, des institutions qui règlent et facilitent le commerce, en même temps que la suppression de celles qui oppriment l’industrie, la liberté, l’intelligence et la moralité, la suppression des institutions féodales, par exemple.

Il est dans l’intérêt du peuple qui réunit ces conditions de s’appliquer d’abord à alimenter sa consommation avec les produits de ses manufactures, puis à nouer progressivement des relations directes avec les pays de la zone torride, à leur porter sur ses bâtiments ses produits manufacturés et à recevoir leurs denrées en échange.

Comparativement à cet échange entre les produits manufacturés de la zone tempérée et les productions agricoles de la zone torride, tout autre commerce international est d’une importance secondaire, si l’on en excepte celui de quelques articles, notamment du vin.

La production des matières brutes et des denrées alimentaires, chez les grandes nations de la zone tempérée, n’a de véritable importance que sous le rapport du commerce intérieur. Par l’exportation du blé, du vin, du lin, du chanvre et de la laine, une nation inculte ou pauvre peut, à l’origine, améliorer notablement son agriculture ; mais ce n’est pas ainsi qu’un grand peuple parvient à la richesse, à la civilisation et à la puissance.

On peut poser en principe qu’une nation est d’autant plus riche et d’autant plus puissante qu’elle exporte plus de produits manufacturés, qu’elle importe plus de matières brutes et qu’elle consomme plus de denrées de la zone torride.

Les denrées de la zone torride servent aux contrées manufacturières de la zone tempérée, non-seulement comme matières premières et comme denrées alimentaires, mais aussi, mais surtout comme stimulants pour le travail agricole et manufacturier. On trouvera donc toujours que tel peuple qui consomme le plus de denrées de la zone torride est aussi celui dont la production agricole et manufacturière est relativement la plus considérable et qui consomme le plus de ses propres produits.

Dans le développement économique des peuples, par le moyen du commerce extérieur, il faut donc distinguer quatre périodes. Dans la première, l’agriculture est encouragée par l’importation des articles manufacturés étrangers et par l’exportation de ses produits ; dans la seconde, des manufactures s’élèvent en même temps que s’importent les articles des manufactures étrangères ; dans la troisième, les manufactures du pays approvisionnent en majeure partie le marché intérieur ; la quatrième, enfin, voit exporter sur une grande échelle les produits des manufactures du pays et importer de l’étranger des matières brutes et des produits agricoles.

Le système douanier, envisagé comme moyen d’aider au développement économique de la nation, en réglant son commerce extérieur, doit constamment prendre pour règle le principe de l’éducation industrielle du pays.

Encourager l’agriculture à l’aide de droits protecteurs, est une entreprise insensée ; car, l’agriculture ne peut être utilement encouragée que par l’existence dans le pays d’une industrie manufacturière, et l’exclusion des matières brutes et des produits agricoles de l’étranger ne fait qu’arrêter l’essor des manufactures du pays.

L’éducation économique d’un pays encore à un degré inférieur d’intelligence et de culture, ou faiblement peuplé relativement à l’étendue et à la fertilité de son territoire, se fait le plus sûrement par la liberté du commerce avec des peuples avancés, riches et industrieux. Toute restriction commerciale ayant pour but d’établir des manufactures est prématurée, et tourne au détriment, non-seulement de la civilisation en général, mais des progrès de la nation en particulier. Lorsque son éducation intellectuelle, politique et économique, sous l’empire de la liberté du commerce, a été poussée assez loin pour que l’importation des articles des manufactures étrangères et le manque de débouché pour ses produits mettent obstacle à son développement ultérieur, alors, seulement des mesures de protection peuvent se justifier.

Un peuple dont le territoire est peu étendu et borné dans ses ressources, qui ne possède pas les embouchures de ses cours d’eau ou enfin qui n’est pas convenablement arrondi, ne peut user du système protecteur ou ne le peut du moins avec un plein succès. Il faut au préalable qu’il se complète par voie de conquête ou de négociation.

L’industrie manufacturière se rattache à tant de branches de la science et de l’art, elle implique tant d’expérience, tant de pratique et d’habitude, que l’éducation industrielle d’un peuple ne peut s’effectuer que lentement. Toute protection excessive ou prématurée, s’expie par une diminution de la prospérité nationale. Rien de plus dangereux et de plus blâmable que la clôture subite et absolue du pays au moyen de prohibitions. Elles peuvent se justifier, toutefois, lorsque le pays, séparé des autres pays par une longue guerre, s’est trouvé dans un état de prohibition forcée vis-à-vis des produits des manufactures étrangères et dans l’absolue nécessité de se suffire à lui-même.

En pareil cas, la transition graduelle du système prohibitif au système protecteur doit s’opérer au moyen de droits arrêtés d’avance et peu à peu décroissants. Un peuple, en revanche, qui veut passer de l’absence de protection au régime protecteur, doit commencer par de faibles droits, qui s’élèveront ensuite peu à peu suivant une échelle convenue.

Les droits ainsi arrêtés d’avance doivent être rigoureusement maintenus par l’autorité. Elle doit se garder de les diminuer avant le temps, mais les élever au cas où ils ne suffiraient pas.

Des droits d’importation trop élevés, qui excluent absolument la concurrence étrangère, sont préjudiciables au pays même qui les adopte ; car ils suppriment l’émulation entre les fabricants indigènes et les fabricants étrangers, et entretiennent chez les premiers l’indolence.

Lorsque, sous l’empire de droits convenables et progressifs, les manufactures du pays ne fleurissent pas, c’est une preuve que la nation ne possède pas encore les conditions requises pour être manufacturière.

Le droit protecteur en faveur d’une industrie ne doit pas descendre assez bas pour que l’existence de celle-ci puisse être compromise par la concurrence étrangère. On doit prendre pour règle invariable de conserver ce qui existe, de protéger l’industrie nationale dans son tronc et dans ses racines.

La concurrence étrangère doit simplement prendre sa part dans l’accroissement annuel de la consommation. Les droits doivent être haussés, lorsqu’elle prend la plus forte part ou la totalité de cet accroissement annuel.

Un pays tel que l’Angleterre, qui, dans l’industrie manufacturière, a une grande avance sur les autres, ne peut mieux maintenir et étendre sa suprématie manufacturière et commerciale que par la plus grande liberté possible des échanges. Pour lui, le principe cosmopolite et le principe national ne sont qu’une seule et même chose.

C’est ce qui explique le penchant des économistes les plus éclairés de l’Angleterre pour la liberté du commerce et la répugnance des plus clairvoyants des autres pays à appliquer ce principe dans l’état actuel du monde.

Depuis un quart de siècle le système prohibitif et protecteur de l’Angleterre fonctionne à son détriment et dans l’intérêt des nations ses rivales.

Rien ne lui porte plus préjudice que ses restrictions à l’importation des matières brutes et des denrées alimentaires.

Les unions douanières et les traités de commerce sont les moyens les plus efficaces de faciliter les échanges entre les peuples.

Mais les traités de commerce ne sont légitimes et durables que lorsque les avantages en sont réciproques. Ils sont funestes et illégitimes, ceux par lesquels un pays sacrifie à un autre, en échange de concessions sur ses produits agricoles, une industrie manufacturière déjà en voie de développement, les traités à la façon de celui de Méthuen, les traités léonins en un mot.

Ce fut un traité léonin que celui qui fut conclu entre l’Angleterre et la France en 1786. Toutes les propositions faites depuis par l’Angleterre à la France et à d’autres pays sont de même nature.

Si le droit protecteur renchérit pour quelque temps les produits des manufactures indigènes, il assure pour l’avenir des prix moindres, par suite de la concurrence du dedans ; car une industrie parvenue à son complet développement peut établir le prix de ses articles d’autant plus bas que l’exportation des matières brutes et des denrées alimentaires et l’importation des objets fabriqués coûtent des frais de transport et les profits du commerce.

La perte causée par les droits protecteurs ne consiste après tout qu’en valeurs ; mais le pays acquiert ainsi des forces, au moyen desquelles il est mis pour toujours en mesure de produire des masses incalculables de valeurs. Cette dépense de valeurs doit être considérée comme le prix de l’éducation industrielle du pays.

Le droit protecteur sur les produits manufacturés ne retombe pas sur les agriculteurs du pays. Par le développement de l’industrie manufacturière, la richesse, la population et par suite la demande des produits agricoles, la rente et la valeur échangeable de la propriété foncière augmentent extraordinairement, tandis que les objets manufacturés nécessaires aux agriculteurs baissent de prix avec le temps. Le gain surpasse dans la proportion de dix à un la perte que la hausse passagère des objets manufacturés fait supporter aux agriculteurs.

Le commerce intérieur et le commerce extérieur profitent pareillement du système protecteur ; car ils ne présentent d’importance que chez les peuples qui satisfont à leurs besoins au moyen de leur industrie manufacturière, qui consomment eux-mêmes leurs produits agricoles et achètent des matières et des denrées exotiques avec le surplus de leurs articles manufacturés. L’un et l’autre sont insignifiants chez les nations purement agricoles de la zone tempérée, et le commerce extérieur de celles-ci se trouve d’ordinaire entre les mains des nations manufacturières et commerçantes en relation avec-elles.

Un bon système protecteur n’accorde point de monopole aux manufacturiers du pays ; il donne seulement une garantie contre les pertes à ceux qui consacrent leurs capitaux, leurs talents et leurs efforts à des industries nouvelles.

Il n’accorde point de monopole, parce que la concurrence intérieure supplée à la concurrence étrangère, et qu’il est libre à tout citoyen de prendre sa part des primes offertes par le pays aux individus. Il accorde seulement un monopole aux nationaux contre les étrangers qui jouissent eux-mêmes dans leur pays d’un monopole semblable.

Mais ce monopole est utile, en ce sens, non-seulement qu’il réveille dans le pays des forces productives dormantes et oisives, mais encore qu’il y attire des forces productives de l’étranger, des capitaux matériels et moraux à la fois, des entrepreneurs, des industriels habiles, des ouvriers.

D’un autre côté, l’absence d’une industrie manufacturière chez une nation de culture ancienne, dont la puissance productive ne peut plus être sensiblement excitée par l’exportation des matières brutes et des produits agricoles et par l’importation des articles des manufactures étrangères, l’expose à des inconvénients nombreux et graves.

L’agriculture d’un pareil pays doit nécessairement se rabougrir ; car l’excédant de la population, qui, au milieu d’un grand développement manufacturier, trouverait des moyens d’existence dans les fabriques et créerait une grande demande pour les produits agricoles, qui, par conséquent, assurerait de beaux profits à l’agriculture, sera réduit au travail des champs, et de là un morcellement de la terre et une petite culture aussi préjudiciables à la puissance et à la civilisation du pays qu’à sa richesse.

Une nation agricole composée en majeure partie de petits cultivateurs ne peut ni verser dans le commerce intérieur des masses considérables de produits ni occasionner une forte demande d’objets fabriqués ; chacun y est à peu près borné à sa propre production comme à sa propre consommation. Sous un tel régime, un système complet de communications ne peut s’établir, et les avantages immenses qui en découlent sont interdits au pays.

De là nécessairement pour le pays faiblesse morale et matérielle, individuelle et politique. Le péril s’aggrave si des nations voisines suivent la voie opposée ; si elles avancent sous tous les rapports pendant que nous reculons, si, chez ces nations, la pensée d’un meilleur avenir exalte le courage et l’esprit d’entreprise des citoyens, pendant que, chez nous, le défaut d’espérance éteint de plus en plus l’intelligence et l’ardeur.

L’histoire offre même des exemples de nations entières qui ont péri, pour n’avoir pas su, en temps opportun, résoudre le grand problème d’assurer leur indépendance morale, économique et politique, par l’établissement de manufactures et par la constitution d’une classe puissante de manufacturiers et de commerçants[5].

  1. Ces pressentiments de List furent promptement vérifiés par le vote du tarif whig de 1842, sous lequel les manufactures américaines ont prospéré. Il est vrai que ce tarif fortement protecteur fit place, sous l’administration du président Polk, au tarif relativement libéral de 1846 ; mais ce dernier acte, désigné sous le nom de tarif de revenu impliquant protection, protégeait encore assez fortement la plupart des industries du pays, bien qu’il ait donné lieu aux vives et justes réclamations de quelques-unes. Il a été modifié en 1851, comme produisant des recettes trop considérables. L’acte du 14 mars de cette dernière année a diminué les différents taux des droits, et, par une compensation en faveur de l’industrie, admis en franchise la plupart des matières qu’elle emploie. (H. R.)
  2. N’eût-il pas été plus raisonnable de provoquer tout d’abord de la part des États à esclaves des lois d’après lesquelles les planteurs eussent été astreints à accorder aux esclaves une certaine part de propriété dans le sol qu’ils cultivent, et un certain degré de liberté personnelle ; en un mot d’établir un servage adouci avec la perspective de l’émancipation, et de préparer ainsi le nègre à la plénitude de la liberté ? Les noirs étaient-ils donc moins esclaves sous leurs despotes en Afrique que dans les plantations américaines ? La transition de la liberté de la nature à celle de la civilisation était-elle possible, sans qu’une population barbare fût disciplinée par une rigoureuse obéissance ? Est-ce que, par des actes du Parlement, on a pu subitement transformer les noirs des Indes occidentales en travailleurs libres ? Le genre humain tout entier n’a-t-il pas été façonné de la sorte au travail et à la liberté ? Assurément les Anglais ne sont pas assez étrangers à l’histoire de la civilisation pour n’avoir pas, depuis longtemps, en eux-mêmes, répondu d’une manière satisfaisante à cette question. Il est évident que ce qu’ils ont fait, et ce qu’ils font encore pour l’abolition de l’esclavage des noirs, a de tout autres motifs que ceux de la pure philanthropie, ainsi que nous l’expliquerons ailleurs.
  3. On sait qu’il n’a été donné aucune suite aux négociations commerciales ouvertes alors entre la France et l’Angleterre. (H. R.)
  4. Depuis que ces lignes ont été écrites, si les tories, à part ceux qui ont suivi sir Robert Peel, n’ont pu être ramenés à la raison, du moins on a eu raison d’eux dans la question des céréales ; mais l’Angleterre a renoncé à obtenir de l’étranger, par voie de traité de commerce, de meilleures conditions pour ses produits. On doit remarquer, du reste, que, depuis un certain nombre d’années, l’Angleterre avait constamment échoué dans ses négociations commerciales, notamment avec l’Association allemande ; sur ce dernier point je renvoie à une correspondance échangée entre le Foreign-Office et le ministère des affaires étrangères de Prusse, où le ministre prussien, M. Bulow, se sert vis-à-vis de l’Angleterre d’arguments analogues à ceux de List. (H. R.)
  5. De même que le compositeur d’un opéra réunit dans l’ouverture les motifs les plus remarquables de son œuvre lyrique, List a condensé dans cette belle introduction les éléments essentiels de son Système national. Les observations auxquelles ce système peut donner lieu, trouveront mieux leur place dans les chapitres où les principes qui le constituent ont reçu leur développement. (H. R.)