La Peau de tigre (recueil, partiellement original)Michel Lévy frères (p. 157-164).



SYLVAIN




Henri Heine, dans un charmant article, a décrit les occupations et les déguisements des dieux en exil ; il nous a montré, après l’avènement triomphal du christianisme, les olympiens forcés de quitter leurs célestes demeures, comme au temps de la guerre des Titans, et s’adonnant à diverses professions en harmonie avec le prosaïsme de l’ère nouvelle ; sans les renseignements positifs qu’il a recueillis de la bouche de Nichol Anderson, le baleinier, nous ignorerions que Zeus, le dieu au noir sourcil et à la chevelure ambrosienne, est devenu un simple marchand de peaux de lapin comme l’ami du pair de France d’Henry Monnier, et qu’il vit de cet humble commerce au milieu d’une petite île de la mer polaire, entre son vieil aigle à demi déplumé et la chèvre Amalthée aux pis éternellement roses, répondant en dactyles et en spondées homériques aux demandes de ses rares clients ; nous ne saurions pas non plus qu’Ampelos, jetant la nuit le froc de moine qui le couvre le jour, célèbre, avec toute la pompe antique, les mystères des bacchanales, au fond des forêts de la Thuringe, en compagnie du père cellerier, transformé en Silène, et des jeunes novices reprenant le pied de bouc de l’ægipan, ou la peau de tigre de la mimallone. C’est par lui encore que nous avons appris le sort d’Hermès-Psychopompos, actuellement entrepreneur du transport des âmes sous l’habit de ratine d’un négociant hollandais, ainsi que celui de la sage Pallas-Athéné, réduite à ravauder des bas, et de la dévergondée Aphrodite, arrivée, comme une lorette vieillie, à faire des ménages et à poser des sangsues. — Mais le poète allemand, si bien informé, d’ailleurs, n’a rien dit du dieu Sylvain ; nous sommes en état de combler cette lacune. Sylvain, que l’on croit mort depuis deux mille ans, existe, et nous l’avons retrouvé : il s’appelle Denecourt. Les hommes s’imaginent qu’il a été soldat de Napoléon, et ils ont pour eux les apparences ; mais, comme vous le savez, rien n’est plus trompeur que les apparences. Si vous interrogez les habitants de Fontainebleau, ils vous répondront que Denecourt est un bourgeois un peu singulier qui aime à se promener dans la forêt. Et, en effet, il n’a pas l’air d’être autre chose ; mais examinez-le de plus près, et vous verrez se dessiner sous la vulgaire face de l’homme la physionomie du dieu sylvestre : son paletot est couleur bois, son pantalon noisette ; ses mains, halées par l’air, font saillir des muscles semblables à des nervures de chêne : ses cheveux mêlés ressemblent à des broussailles ; son teint a des nuances verdâtres, et ses joues sont veinées de fibrilles rouges comme les feuilles aux approches de l’automne ; ses pieds mordent le sol comme des racines, et il semble que ses doigts se divisent en branches ; son chapeau se découpe en couronne de feuillage, et le côté végétal apparaît bien vite à l’œil attentif.

C’est sous la protection de ce dieu sans ouvrage que prospère cette belle forêt de Fontainebleau, si aimée des peintres ; c’est par lui que les chênes prennent ces dimensions énormes et ces attitudes bizarres qui retiennent des mois entiers Rousseau, Diaz et Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/168 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/169 Cybèle tombe boucle à boucle, et bientôt apparaîtra tout nu le crâne chauve de la terre ! Tâchons, au moins, de sauver la forêt de Fontainebleau !

La femme légale de Denecourt, qui ne sait pas être l’épouse de Sylvain, que quelques mythologues confondent avec le grand Pan, dont une voix lamentable proclama la mort il y a tantôt vingt siècles, ne comprit pas l’amour de son mari pour la forêt, et sa jalousie s’alarma de si longues absences ; elle crut à des rendez-vous vulgaires, à des voluptés illégitimes sous la tente verte des feuilles. Le dieu Sylvain fut suivi, épié, et l’épouse se rassura en ne voyant jamais un chapeau de paille orné d’une fleur l’accompagner dans ses promenades solitaires, ni une jupe adultère s’étaler à côté de lui sur le gazon, pendant ses haltes méditatives. Quelquefois, Sylvain tenait embrassé le fût rugueux d’un chêne ; mais qui songerait à être jalouse d’un arbre ? Elle ne savait pas, la bonne dame, que sous la rude écorce palpite, aux approches du dieu, le tendre sein de la jeune et belle hamadryade qui n’a rien à refuser au maître de la forêt, et pour lui dépouille son épaisse tunique ligneuse frangée de mousse d’or. Et alors s’accomplissait le mystérieux hymen ; le soleil brillait plus vif, la végétation redoublait d’activité et de fraîcheur, des bourgeons gonflés de sève éclataient sur les branches mortes, l’herbe poussait haute et drue, la source babillait sous le manteau vert du cresson, les oiseaux improvisaient de superbes chansons, et l’antique forêt, reverdie et rajeunie, tressaillait d’aise jusque dans ses plus intimes profondeurs.