Éditions Émile-Paul Frères (p. 133-158).

CHAPITRE SIXIÈME

Mon voyage fut facile. Pour parler comme les protestants dans leurs récits de naufrage, Dieu fit qu’un gros poisson que je croyais torpille en me heurtant n’éclatât pas. Dieu me fit couper des assises de belles ablettes étagées et immobiles comme des élus dans Tintoret. Dieu (non sans avoir empli ma bouche à deux reprises de sa grande humeur salée) me fit découvrir à travers les récifs un canal, prendre pied, ma tête dépassant, sur une lagune, et soudain, comme si Dieu ouvrait enfin ces deux oreilles condamnées depuis un an au seul chant des oiseaux, Dieu me laissa entendre aussitôt des clameurs, des glapissements, des sifflets et des aboiements. Puis Dieu, pendant que je secouais ou débouchais du petit doigt mes oreilles pleines d’eau, fit miauler, hennir, barrir et trompeter. Tous les cris des animaux les plus bruyants, celui de l’hippopotame, du chat, de l’onagre, et des cris inconnus qui devaient être ceux de la girafe ou du yack, m’accueillaient, mais ils partaient du sommet des arbres. J’étais déconcertée de trouver si peu d’harmonie, pour la première fois où elle daignait me reparler, dans la voix de la nature. Ainsi le sourd dont la guérison arrive un jour à la salle de concert, alors que l’orchestre entame la symphonie dada. Tous les cocotiers ronflaient comme des tuyaux d’orgue.

— Oh ! oh ! criai-je… Mais déjà j’avais deviné. Je n’avais pas peur.

À ma voix l’orchestre se tut. Tous les oiseaux de l’île volèrent et se réfugièrent derrière moi ; reconnaissant la reine des oiseaux et celle dont la présence partage les espèces volantes des espèces invisibles. Mais, à l’extrême cime des arbres, reprenait déjà son vacarme toute une faune ventriloque de rhinocéros et de zèbres. Je levai les bras, et, comme si ce geste de reddition déclarait ici la guerre, je fus bombardée aussitôt de noix de coco, de bananes, de noisettes et de tous les échantillons de ce que je pourrais jamais manger dans cette nouvelle île. Mais je ne pouvais voir aucun des singes. Je ne m’éloignais pas du rivage, prête à plonger si c’était une race trop grosse. Les plus gourmands et les moins dévoués à la patrie des singes, au lieu de noix et de bananes pleines, m’envoyaient des coquilles et des pelures qui, elles, flottaient. Puis j’entendis des cris d’enfant qu’on bat et je vis, dégringolant de liane en liane sans qu’aucune pût le retenir, un singe ridicule, à peine plus gros que les singes pour orgues de Barbarie (le dernier que j’avais vu de cette taille était habillé), qui se tournait de face vers moi, qui ne put même garder cet équilibre, et dont je vis soudain le derrière bleu. Tous les autres, indignés de voir trahir ainsi à la fois leur présence et leur secret, s’enfuirent, et la verdure fut trouée de cent taches indigo. Je les vis d’arbre en arbre sauter, comme un ramoneur surgir de chaque cocotier, se poursuivre chacun comme le dénonciateur, disparaître. Puis, dans le voisinage, je les entendis pousser ensemble la même clameur, une exclamation provoquée sûrement par quelque autre bête, mais cette fois unanime, et dont l’accord prouvait que passait là-bas un être sur lequel les singes ne sauraient avoir d’avis et de cris mélangés comme en ce qui regarde une jeune fille de Bellac… un boa peut-être, ou un fauve… Mais je n’avais pas peur, j’avançai…

Joie, pour qui ne sait plus ce qu’est un œil, sans gaine blanche, un œil autre que l’œil des oiseaux, un œil enfin décousu par le vrai canif, pour qui a cherché des semaines un poisson à yeux ovales, d’apercevoir à chaque minute, né d’une minute de silence, un petit animal neuf, une paire d’yeux. Des rats, qui bondirent à la mer, annonçant faussement que l’île allait sombrer. Des cobayes. Des musaraignes. Je les suivais d’un regard étonné d’avoir à ne point s’élever, habitué par les oiseaux à une vie verticale dont j’étais ce matin sortie… Sur le sable, sur la partie de l’île où j’aurais eu le plus de chances de trouver une trace humaine, j’avançais, essayant de la démêler dans mille empreintes de singes avec la patience de celui qui cherche, dans un champ de trèfle, le trèfle à quatre feuilles… De loin j’entendais d’ailleurs encore les singes, — à nouveau discordants : c’est qu’ils pensaient à moi… Puis j’entrai, la zone des cocotiers franchie, dans un haut gazon planté de tiges de rosiers, toutes sèches — des hommes jadis avaient passé là — et partout, au lieu de ces taches colorées et stupides qui m’accompagnaient hier encore, des glissements, et bientôt, me regardant de ce regard par lequel dans mon enfance il avait pris ma confiance, rabaissant cette oreille qui avait conquis ma tendresse, remuant ce nez qui lui avait donné mon amour, un lapin… Partout, me regardant à travers un animal, à travers ce décor de mon existence ancienne qu’était une antilope, un chat, une fouine, les deux yeux d’un petit acteur. Partout, au lieu de ces bruits fripés de plumes, des bruits de pas, de trot, de galop, un rythme d’Europe qui me redonnait la lenteur et la vitesse. De beaux oiseaux rouges et verts montaient à chaque instant sous mes pas, tout droits, comme les fusées italiennes qu’on lance pour distraire un criminel de son crime, un savant de son travail, mais je ne levais plus les yeux. Je heurtais du pied de gros œufs orange, placés là pour retarder ma course vers le lièvre ou le blaireau, mais je ne les ramassais plus. Toute ma journée se passa à tourner à rebours un cinéma de mon enfance qui me rendit les cochons d’Inde, les écureuils. Quand j’entendais les herbes froissées, quand un buisson ondulait, au lieu de n’avoir à penser comme dans mon île : c’est le vent d’Est, c’est le vent d’Ouest,… de ma mémoire s’échappait, la raclant doucement s’il avait des piquants, un nouvel animal : — C’est un pécari, me disais-je… C’est un iguane… C’est peut-être un tatou… Chaque insecte, chaque plante me donnait, comme à un créateur, l’image, l’attente de l’animal qui vivait d’eux ; des blattes ? ma mangouste n’était pas loin… Des abeilles ? attention aux petits ours… Des carabes dorés ? j’allais voir un carabier. De naufragée, d’épave, j’étais promue Alice aux pays des merveilles. Plus qu’elle encore j’éprouvais ce délire intérieur que donne l’idée du singe bleu, et cet apitoiement sur le mal humain que donne le tatou, et ce dévouement pour la patrie que donne la petite antilope grise, et cet amour des savants, des poètes, que donne l’antilope rayée. Chaque motte de l’île tombée à la mer devenait un rat musqué, une loutre, et la regagnait aussitôt, lui redonnant en vie et en poil tout ce qu’elle perdait de roche et de feuillage. Un élan encore de l’île, et j’allais voir les racines plongées dans l’eau s’agiter, devenir des trompes, le tronc tacheté des viellis devenir un cou de girafe. Puis, comme si les fruits étaient vivants, d’un arbre que je secouai, entre vingt fruits, un écureuil tomba sur mon épaule. Déjà il avait glissé le long de mon corps, je n’avais attrapé qu’une prune écrasée, mais j’avais enfin été frôlée par autre chose qu’une aile et qu’une écaille, par un de ces êtres qui donnent plus à l’homme que des chapeaux et des peignes, par un de ces êtres destinés à orner, non plus notre tête, mais notre corps, par un être de ma chaleur.

Je vois maintenant qu’il eût été trop violent, trop dangereux pour moi de retrouver tout de suite, sans intermédiaire, des hommes… Mais un beau soleil, ce jour-là, projecteur d’Europe, projetait sur ces bêtes de petits défauts, de petites qualités qui ne me rendaient qu’à une douce et enfantine humanité. Tous les animaux des fables étaient là, qui m’avaient, à dix ans, quand je croyais les humains sans défaut, amenée à croire au mal, à la légèreté, à l’égoïsme ; les mêmes lapins, rats et belettes. J’étais à nouveau dans un pays où mon esprit et mon cœur d’autrefois se monnayaient et avaient cours. Que sert-il d’être bonne, avec des poissons torpille et des truites arc-en-ciel ? D’être obstinée avec des ptemérops et des gourahs ? D’être voluptueuse avec des paradisiers et des poules ? Je sentais qu’ici, en ce moment, chacun de mes gestes, observé par mille yeux, servait à faire battre un cœur et à me rendre déesse dans un cerveau d’antilope ou de musaraigne, et je ne refusais plus sur ce poil la royauté que j’avais dédaignée sur les moussons et les coraux. Puis une chevrette passa, une patte boiteuse, mal soudée à la cassure mais garnie d’un tampon goudronné ; et, comme si je reconnaissais à une greffe sur un arbre le passage d’un homme, je me sentis, — le chat sauvage aussi y contribua un peu, surgissant tout à coup, ouvrant sa gueule rose, crachant vers moi, — inondée de tendresse… C’était bien la tendresse d’Europe qui consiste à caresser un animal vivant, point celle d’Asie qui est de se tuer pour son chef, point la tendresse américaine, qui est de feindre, en dansant, d’avoir le pied pris à du chewing gum tombé à terre et d’amuser ainsi sa danseuse. J’essayai de saisir une de ces mille bêtes. Mais les plus familières à mon cœur s’enfuyaient le plus vite, et il ne me resta après une heure de course qu’un tatou, dont je ne savais que faire et qui attendait, stupide, comme au colin-maillard quand on vous a fait prendre un passant inconnu. Je cherchais, à défaut d’eux-mêmes, à atteindre leurs petits, à trouver un nid de chats sauvages, de renards, de blaireaux ; en vain. Une sarigue passa, que je ne pus fouiller. Les singes continuaient leur vacarme, tournant autour de l’île et s’ameutant de distance en distance comme les fanfares, au premier janvier, dans les bourgs, qui vont souhaiter la bonne année aux membres d’honneur. Parfois à un craquement, je les devinais au-dessus de moi, silencieux et immobiles jusqu’à la seconde où l’un d’eux, après un faux geste, devait choir, obligé de revenir chercher presque jusqu’au sol son adresse de singe. Alors ils battaient en retraite assourdissante… Mais déjà, attirée par des bananes toutes décortiquées dont je semais ma route, par des tranches de noix de coco entières, une guenon boiteuse me suivait. Je me retournai vers elle soudain, et alors au lieu de fuir, se roulant sur le dos, de trois pattes, la patte boiteuse écartée de cet honneur, elle me tendit son enfant. Il criait, mais ne résistait pas. Il me faisait des grimaces, mais il m’embrassait. Il me battait, mais regardait déjà par-dessus mon épaule comme d’un rempart, et, au premier geste berceur que je fis, dans un élan pour m’échapper, il s’endormit.

C’était bien dans la vie que je rentrais, car ma journée du lendemain, au lieu d’être faite d’heures interchangeables, se morcela en épisodes, comme en Europe. Il y eut l’épisode du tremblement de terre, celui de la mort de la guenon, celui du trésor.

Déjà le jour renaissait. Les feuilles de bananier combles de rosée chaviraient l’une après l’autre. C’est cette eau que j’aimais boire chaque matin après avoir pressé un pamplemousse au-dessus de la feuille même. Le son métallique que mon île rendait parfois était ici plus marqué encore. Des scies grinçaient, les feuilles de palmier se heurtaient au fracas du zinc ; avec les cris des singes autour de moi qui jouaient à eux seuls toutes les fables de La Fontaine, se rencontrant de face sur une liane au-dessus d’un gouffre et ne cédant point, tirant par la queue une guenon sur le dos qui étreignait une noix, l’un d’en bas parlant à l’autre d’en haut qui mangeait une banane, j’avais plus encore aussi cette impression de me réveiller dans un jardin public, le matin, non loin d’une usine. Une mangouste passa au galop, j’eus le sursaut qu’on a au Jardin des Plantes quand la mangouste s’échappe, du regard cherchant je ne sais quel gardien… Mon petit singe passait de mon épaule à ma poitrine, comme la goutte d’eau d’un niveau, chaque fois que je me levais ou m’étendais… Je voyais sur la mer ces moutons et ces flocons que les appartements rendent le matin, gloire des femmes de ménage. Au-dessus de ces échafaudages invisibles que sans relâche bâtissaient les singes pour repeindre devant les cocotiers une invisible façade, avec leurs clameurs quand tombait une planche invisible, prise dans le filet que traçaient autour de moi martres, bigans et hérissons, les oiseaux-mouches heurtant des sphinx, qui modéraient leurs hélices puis rebondissaient vers le ciel… toute l’île travaillant pour moi comme un chantier… c’est alors qu’eut lieu le tremblement de terre…

Le soir, quand tout fut calmé, quand je n’ignorai plus, pour les avoir vus éperdus, aucun des animaux de l’île, quand les singes attirés par la lune d’un arbre se penchèrent vers la mer, glapissant lorsqu’un singe pâle tendait de l’eau la main vers le plus hardi d’entre eux, quand les antilopes s’endormirent d’épuisement, agenouillées, quand les familles d’écureuils chassés des troncs d’arbre erraient encore, couchant enfin chez des oiseaux, quand la mer, toute la journée secouée et battue, fut saisie aux quatre angles et tirée, tendue à craquer ; quand le jet d’eau de la source d’eau chaude baissa peu à peu ; à l’heure en somme où j’aurais dû être expulsée de ce jardin public, alors mourut la guenon.

Alors cette île ennemie, dont les petits à-coups terribles n’avaient pu me désarçonner, accrochée que j’étais à tous ses arçons, aux lianes, aux racines, voulut se venger dès le lendemain en m’humiliant, et en m’offrant, jouée par des animaux grotesques, la revue des deux grands jeux humains, que jamais je n’avais vue jouée par des hommes même, l’amour avec des tatous, la mort avec une guenon. Au milieu d’une clairière ronde pour l’amour, sur un rivage ouvert pour la mort, avec toutes les précautions de clarté et d’évidence de la nature quand elle veut gagner au matérialisme un académicien, je vis les tatous s’aimer, la guenon mourir. Mais du moins la guenon mima en grande actrice ce qu’est en Europe la mort d’un ami d’un jour. Les amis d’un jour qui meurent le soir, relient dans leur esprit leur mort et votre rencontre, croient mourir de cette dernière, vous pardonnent. Ils vous montrent du doigt la place où ils souffrent… Ils acceptent la banane avec enthousiasme, la laissent tomber en frémissant de dégoût, embrassent votre main… Ils cherchent par contenance de petits poux sur votre grand bras nu et lisse… vous supplient on ne sait de quoi, de leur donner vite un nom, de ne pas les laisser mourir sans avoir du moins, une minute, un nom ; ils pleurent… Cette souffrance que les draps là-bas cachent et qui s’amasse sur leur tête, je la vis s’emparer du corps entier de la guenon comme une ciguë, ses pieds devinrent froids, puis ses genoux, ses mains firent le geste de plumer un oiseau, elle sacrifia un perroquet à son dieu des médecines, et, mourut, guenon, de la plus grande mort…

Les traces du naufragé qui m’avait précédée dans cette île étaient évidemment du même homme, mais les unes semblaient dater d’hier et les autres semblaient centenaires. Des pics, des crochets portaient cent ans de rouille, mais à certains mouvements des antilopes je croyais voir qu’elles avaient jadis été caressées. Un des singes donnait l’impression qu’il avait été battu, un autre d’avoir été humilié. Tout ce que cet homme avait voulu créer en matériaux impérissables, sa maison de troncs d’arbre, son hangar de marbre, je le trouvais déjà mangé de mousse ou écroulé… mais les deux fossettes d’amitié et de crainte imprimées sur deux cœurs d’animaux étaient encore visibles. Sur quelques plantes aussi marquait sa marque : les herbes parasites respectaient au centre de l’île un enclos pelé, respectaient trois vieux épis, et les tiges de tournesols, pendant que leurs figures n’obéissaient qu’au soleil, étaient plantées suivant une ordonnance qui obéissait d’abord à un humain. Pas une femme sûrement, car il s’était aux besognes pauvres qu’on assigne à l’énergie et au sexe fort dans les îles désertes : ici, où tout est abondance en fruits et en coquillages, il avait défriché et semé du seigle ; ici, près de deux grottes chaudes la nuit et fraîches le jour, il avait coupé des madriers et bâti une hutte ; ici, où l’on apprend à grimper en deux heures, il avait construit des échelles, des vingtaines d’échelles rangées au fond d’un vallon comme les veilles d’assaut ou de cueillettes des olives ; ici, où les ruisseaux coulaient à vitesse différente pour étancher les soifs les plus diverses, il avait amené des conduites en bambou jusqu’à sa case ; ici, où partout était la mer, il y avait une petite piscine en ciment, un tub ; ici, où la nuit s’égale au jour, où le soleil d’un jeu régulier avec l’équateur joue à la corde, il y avait des cadrans solaires sur chaque pierre plate et un vieux squelette de pendule en ressorts à boudins… Sur le rocher qui dominait la mer, était gravé un mètre séparé en décimètres… Le Pacifique pouvait même s’y mesurer au millimètre. Comme une femme qui succède dans une chambre d’hôtel à un homme qui y fuma, j’eus le besoin d’aérer cette île, de jeter sur le banc de pierre, sur la chaise en bambous quelques écrans de pleureuses et quelques divans de plumes. Là où tout est solitude et bonté, il y avait gravé en latin sur la grotte : Méfie-toi de toi-même. On y voyait aussi, dans un petit clos pris sur les champs d’orchidées, des fleurs misérables, des zinias, des balsamines… Près du tub, je trouvai un sou italien.

Un sou n’est pas grand’chose, surtout pour qui vient de découvrir un trésor, mais qu’il fût italien, mais que ce fût ce sou qu’on me refusait enfant dans les pâtisseries, et que les vagabonds n’acceptaient que s’ils allaient vers le Sud, j’en fus atterrée. Car j’avais imaginé un Irlandais, un Suédois seul dans une île, mais le dernier de tous, après le Belge, après le Luxembourgeois, un Italien… Jamais ma propre détresse, ma solitude ne fut claire comme à cette minute où je vis un Italien à ma place. Ce mot de solitude, supportable si juste avec son sens écossais ou danois, me fut décoché soudain d’Italie même et de sa capitale. Tout ce que la solitude italienne tient de villas, de terrasses, de feux d’artifice et de foule, avec les roulements des chariots ; avec les vignes d’où les vendangeuses tout à l’heure invisibles se relèvent à la fois quand vous passez ; avec, suprême solitude, dans un ciel tout bleu, un curé sous un aqueduc qui tend la main pour voir si l’eau traverse et goutte ; et la solitude des conciles ; et le pape, presque seul aussi dans son île, et enfin les grands jardins où l’on serait seul, si l’on n’était justement avec la solitude comme avec un autre que soi ; la vision m’en fit comprendre que, si j’avais supporté mon île, c’est que justement tout ce qui était italien en moi, j’avais eu la force de me le cacher. J’avais soudoyé de nacre, pour qu’elles ne me hantent pas, les terrasses d’onyx et d’albâtre ; j’avais soudoyé de corail les marais pontins et le Rialto ; de fruits rouges gros comme des citrouilles et d’orchidées les cyprès, les piments et les roses. Solitudes latines qu’hélas je découvris grâce à ce sou, et sans les avoir connues ; enfant que je n’avais pas eu et dont je retrouvais pourtant les vêtements et les jouets. Solitude portugaise, avec des pampres au nord si épais sur les routes que les enfants y font des trous pour voir les aéroplanes, et Cintra, où les vautours, conscients eux de l’altitude, tournoient à dix mètres au-dessus des hommes, qui se croient toujours au niveau de la mer ; avec le bruit des fontaines parfois assourdi, quand une femme étend devant le jet son pied nu. Solitude espagnole, avec un grand sol en pierre sur lequel de petites taches de velours et de soie se promènent, qui sont les hommes et les femmes, un grand silence de Dieu avec de petits points tendres et amers, qui sont les guitares et mandolines ! Comme on juge un poison sur un être plus faible, de l’absinthe sur un lézard, de l’opium sur une chatte, je versai une seconde cette solitude de l’équateur dans deux grands yeux italiens tendus au-dessous de moi comme pour recevoir un collyre… Et je vis mon Italienne blêmir, mourir ! Une Florentine seule sur un récif, même proche de l’Italie ; une Napolitaine seule en Sicile, une Corse, seule, toute seule dans l’île d’Elbe, quelle pitié, alors que de chacune des Touamotou, des Nouvelles Hébrides et des Bahamas, une Anglaise en chandail jaillissait au moindre appel !

Rien ne prouvait d’ailleurs que le naufragé fût bien Italien. J’allais à la recherche d’autres indices, aussi acharnée à identifier cet ancêtre que si c’était le mien et que si les hommes se reproduisaient par marcottage, quelques générations après leur mort, sans intermédiaires palpables. C’était un marin, on le voyait à de petites ancres gravées sur les écorces et les pierres ; c’était un homme qui avait quitté l’île, y était revenu, on le voyait aux bêtes dont la présence ne s’expliquait que par voyages dans d’autres continents : il y avait des fourmiliers, mais pas une seule fourmi, et ils mangeaient les écorces et les feuilles comme l’eussent fait les fourmis mêmes. Il y avait des mangoustes, mais pas un seul serpent, et elles se vengeaient sur la seule chose commune aux autres espèces et aux serpents, sur les œufs. Je trouvai quelques ossements d’animaux venus dans l’île déjà vieux, ou isolés et sans femelle ou mâle, un chien, un chat, espèces éteintes pour moi désormais, espèces ancestrales. C’était tout. À part les dix centimes italiens, que je glissai dans une fente de corail comme pour que toute la mer se mît à jouer une marche, — l’appareil ne fonctionnait plus, la mer se taisait, — pas d’autres signes que les ancres, distendues ou chavirées sur les écorces, intactes sur les roches, qu’il avait jetées sans arrêt comme dans une tempête, et qui résistaient, mordant aux acajous, aux amboines, sans voir qu’il était parti. En vain essayais-je d’obtenir quelque preuve de l’antilope aux caresses, lui disant des noms italiens, lui parlant avec l’accent vénitien, l’accent romain… La nuit déjà revenait… J’élevais mes bras pour bâiller, et les singes me lançaient, croyant qu’on comble ainsi le sac humain, les fruits qui croissent le plus haut. De l’autre île, mes oiseaux apprivoisés me faisaient leur dernière visite de ce jour, oies et canards suivant le courant à cause des poissons, tous les autres volant tout droit.

J’avais résolu de nager aussi jusqu’à la troisième île, malgré son aspect. À sept ou huit encablures, inculte comme un cuirassé, elle surveillait ses deux sœurs. Pas un arbre. Le vent soufflait sur elle les pollens par cuillerées, les duvets de tournesols par quarterons, et ces oiseaux à bec long par qui se marient les palétuviers, et ces insectes gonflés de graines de fraisiers qui remplacent en Polynésie le marcottage, mais on la sentait stérile. Elle n’avait pas non plus sa bague, ses récifs, négresse près des deux favorites, épouse illégitime du Pacifique, et je n’étais pas sans inquiétude sur l’abordage. À mesure que je nageais vers elle, j’avais déjà assez l’instinct de la mer pour sentir les poissons de moins en moins nombreux. Je traversais des zones d’un liquide qui me supportait à peine, et qui devait être du pétrole, puisqu’en sortant de l’eau, je vis mes tatouages à demi effacés. Je longeai une heure entière une falaise à pic et qui devait être en pierre ponce, puisque mon côté gauche, pour l’avoir effleuré trois fois, redevint blanc comme en Europe ; et par un escalier, un vrai escalier en pas de vis comme ceux qui mènent chez nous dans les caves, je montai, avec l’impression de m’enfoncer, sur la pointe des pieds et les coudes au corps, me gardant de petites sources qui devaient être des acides. C’est du dernier escalier que je vis les dieux… Ils étaient alignés par centaines comme des menhirs ; hautes de cinq, de dix, de quinze mètres, d’énormes têtes contemplaient ma tête encore au ras du sol, avec des nez tout froncés comme si tous m’avaient déjà senti monter, des yeux caves dont les plus proches de moi pleuraient de petites larmes sèches qui étaient des souris effrayées ; tous surpris dans une opération silencieuse, dont il m’avait semblé surprendre les miroitements, les scintillements. Mais je me sentais rassurée, de n’avoir touché leur île que de mes orteils. Je gravis les dernières marches. Je les voyais tous de face éclairés de dos par le soleil, leur ombre dans cette revue rangée à leur pied comme un équipement. Tous l’esprit et le corps tendus comme le fils de Footit quand son père lui demande s’il sait ce que c’est que penser. Tous, à ma vue, se demandant, cherchant en eux s’ils le savaient. Tous poussiéreux comme des marbres de commode, offrant à un kodak une proie superbe, et au cinéma juste le petit mouvement de leur ombre. Tous, par politesse pour un humain, essayant de m’accueillir par ce qu’ils croyaient la pensée ; celui-ci par un oiseau gris rampant qui le parcourait comme un pou ; celui-là par une grenouille dans ses oreilles à rebords qui conservaient une eau plus pure que celle des orchidées ; celui-là, en laissant tomber de son corps géant un petit bras usé. Parfois j’avais l’impression qu’ils se relâchaient de leur immobilité, que là-bas on s’inclinait, qu’ici on remuait. Je poussais un grand cri, et le garde-à-vous reprenait.

Ou apprend vite à distinguer les dieux. Un seul était vraiment beau, un seul m’eût plu, avec une belle raie et une belle pomme d’Adam, comme en ont à Deauville les joueurs de tennis. Celui-ci d’une île où l’on a des faux cols. Un seul vraiment intelligent et auquel il eût été doux d’apprendre les quatre saisons, les quatre opérations. Il avait le nez levé, comme un fox. À mon âme un mouvement quand mon regard allait de celui qui avait un sourire passager à celui qui i avait un sourire éternel. Certains paraissaient faux et truqués comme par des antiquaires ; et ainsi que l’on se campe en face d’une commode Louis XVI, qu’on la juge vraie si l’on éprouve je ne sais quelle émotion Louis XVI, je me plaçais en face de chacun d’eux, je le jugeais, j’éprouvais je ne sais quelle horreur calédonienne, quelle tendresse papoue : c’était de vrais dieux. Certains que je croyais avoir déjà vus, je les retrouvais loin derrière, souriants de leur farce, parvenus à celle nouvelle place par une marche oblique ou droite comme le cheval ou le fou. Autour de quelques-uns, sans que rien pût faire comprendre cette maternité, le sol couvert de petites idoles, tous marqués du même dessin comme un troupeau de dieux appartenant au même homme. Celui-là devinant presque, le plus habile, ce qu’était la pensée : me parlant par la voix d’un crapaud caché dans sa tête, puis, gâté par le succès, sifflant par un serpent caché dans son pied. Tous gênés, humiliés d’être convaincus d’impuissance vis-à-vis de cette femme blanche, devant cette mer, cette brise qu’ils avaient terrorisées. Ces deux-là avec des regards si nettement pointés vers un coin de l’île que malgré moi, je suivais leur invite, et, au dernier balcon de la terrasse, je pouvais voir enfin ce vers quoi tous étaient tournés : un océan sans île, tout ce qu’il y a de plus infini sur notre petite terre ; il me fallut me tourner pour retrouver, derrière moi, mes deux îles comme deux bouées marquant le point où s’est englouti un sous-marin. Tous immobiles comme s’il n’y avait qu’un seul dieu caché dans leur armée, qu’il s’agissait pour moi de découvrir, et qu’en fait je cherchais, les touchant du doigt, comme Ulysse recherchant Achille dans le régiment des filles… Je le trouvai… !

C’est ainsi que le pendule de ma vie, trop tendu, ne battait plus que des animaux aux dieux. Certes, moi aussi, comme tous, je créais l’univers. Mais cet appareil si parfait jadis, et qui faisait que pour moi il n’y avait pas de train en retard, pas de visites en avance, on pouvait dire qu’il n’était plus au point. Je ne donnais plus que ces mouvements lents de l’âme qui sont les singes, les perroquets, ou ces figures éclairs qui sont les dieux papous. Bientôt le gouffre encore s’élargirait. Je n’aurais plus à un bout de ma pensée que ranimai le plus proche des plantes, à l’autre que Dieu lui-même. C’étaient mes deux seuls voisins. Le moindre écart me heurtait au tatou ou à la Trinité. Seule à ne pas avoir un milliard d’hommes à ma droite, un milliard d’hommes à ma gauche, avec des femmes entre chacun pour amortir encore, tout ce qui venait de la nature ou du cœur m’atteignait de son premier choc et me bouleversait. Tous ces frissons qui m’étaient arrivés par mes nourrices ou mes poètes, m’arrachant à peine un soupir, ils me jetaient maintenant à terre, ils me roulaient sanglante sur des épines. Cette horreur de savoir Strasbourg allemande qui me faisait tout au plus, autrefois, transmise par mon tuteur, fermer les yeux, elle m’arrachait maintenant sur une berge étincelante des cris stridents. Cette haine des cravates Lavallière qui me faisait alors sourire, elle me faisait jeter contre des blocs de nacre coupante des soles blanchâtres. Chacune de mes pensées les plus simples ne s’arrêtait qu’après avoir atteint son zénith. J’avais beau cligner des yeux, cligner de l’âme, rien qui me redonnât ce monde dont le mouvement était l’allure Gaumont des cinémas médiocres et où j’eusse retrouvé mes amis… Parfois j’avais l’impression qu’il me suffirait de trouver un mot et de le crier tout haut pour sortir de cet enchantement. Je prononçais le premier venu au hasard, l’essayant sur l’horizon comme sur un coffre-fort, désirant plus qu’un sauveteur un simple dictionnaire pour le lire de bout en bout, certaine ainsi d’avoir à appuyer sur le vrai ressort, sur le mot qui ouvre Paris, les mansardes allumées, sur celui qui donne l’électricité, qui allume le gaz… En vain… Si dans ma sieste un nom me venait à l’esprit, je m’éveillais, je le criais vers la mer…

Rien, un oiseau.

je me rendais compte que je l’avais dit trop brutalement, qu’il fallait l’entourer de deux ou trois consonnes indistinctes. Je le logeais dans cet assemblage… Je le lançais…

Il y avait là-bas un tout petit remous, — mais un vrai petit remous. Puis, plus rien… Je songeais à mourir.

Mais c’est alors que Calixte Sornin apparaissait et me sauvait. C’était le premier nom de mort que j’eusse entendu, à ma première messe. De Calixte je ne savais que ce nom. Un paysan sans doute, un ouvrier. Mais moi seule, sans aucun doute, de tous ceux qui vivaient me le rappelais encore. Il était célibataire, il était orphelin, il avait quatre-vingt-onze ans, avait dit le curé. J’étais le seul dépositaire de cette faible mémoire. Moi disparue, alors que pour moi-même je n’avais rien à craindre, alors que mon souvenir vivrait encore longtemps dans Bellac et par Simon dans Paris, moi morte, le dernier reflet de la vie de Calixte était anéanti. Parfois je me sentais plus responsable de ce souvenir à son terme que de mon existence même. Je l’entretenais de mille promesses. J’obligerais Loti à appeler un livre de son nom. Je ferais dire une messe haute devant les enfants de Marie et jeter le nom de Calixte à cinquante mémoires de petites filles, sûre que l’une le prendrait et le nourrirait de sa sève. J’obligerais les géographes à appeler Île Calixte mon île, ou même celle des mille dieux, et à le lier ainsi, dans les cours des philosophes, à l’idée de Dieu lui-même… J’étais plus qu’un savant qui hésite à se tuer parce qu’avec lui meurt une découverte, j’avais la clef, seule j’avais la clef d’une vie humaine. Un être par moi mourrait ou vivrait. C’eût été de la lâcheté envers lui, que de me laisser couler à fond, ou de me pendre, ou de désespérer… C’est ainsi que ce nom, qui le premier avait jeté sur moi du deuil, me soutenait au-dessus des tempêtes, et m’attachait à la terre, et me maintenait dans cette faible couche d’air, haute de deux mètres, où l’on vit…