Sur mon chemin/Livre III/Article 2

Ernest Flammarion (p. 172-177).

NOS BONS JURÉS


Je vous ai dit, ici même, tout le bien que je pensais de nos juges. Soyez persuadés que nos jurés les valent. Ces deux figures de la justice humaine me sont également sympathiques et je serais un sot de garder quelque rancune à ces magistrats de passage, de la contradiction répétée de leurs verdicts et de l’absurdité apparente de quelques-unes de leurs décisions. Comme pour les juges inamovibles, le oui qui condamne et le non qui acquitte sont toujours prononcés « en conscience » (avec cette différence que pour les jurés la loi exige qu’ils mettent leur main droite par dessus).

Et d’abord, qui est-ce qui est juré ? C’est vous, c’est moi, et nous savons bien que nous sommes d’honnêtes gens. On aurait tort de nous reprocher de passer quelquefois à côté de l’équité, de nous montrer pour celui-ci plus dur qu’il ne faut et pour celui-là plus clément qu’il ne convient. Pour atteindre ce résultat, il suffit qu’on nous trompe. Or, on nous trompe tout le temps. Le président, l’avocat général, le défenseur s’y emploient de façon merveilleuse et il n’est point jusqu’à l’accusé qui ne fasse son possible pour nous « mettre dedans ».

Il y réussit, du reste, neuf fois sur dix, et il y a des larmes auxquelles nous ne résistons point. Va-t-on nous faire un crime d’une sensibilité naturelle qu’un long séjour dans le prétoire n’a pas encore émoussée ? Il en est de même pour le système des dénégations. Le manque d’habitude, l’absence ordinaire de fréquentation avec les pires bandits ne nous permet point de démêler sûrement le mensonge de la vérité, et il est vrai que nous n’osons frapper celui qui nie. Ainsi, par exemple, voici Sautton, ce misérable qui a mérité au moins dix fois la mort, le ravisseur (!) et l’assassin de la petite Gabrielle. Nous nous disions que son affaire était réglée. Quand la mère s’est avancée à la barre, si douloureuse et si tragique, nous sommes tous partis à pleurer (sauf le respect que nous devons à la justice) comme des génisses. Il n’empêche que nous lui avons sauvé la tête ! Pourquoi ? Parce qu’il a nié à l’audience. Oui, je sais, il avait avoué à M. Cochefert. Mais M. Cochefert avait peut-être mal entendu.

Que si vous nous demandez pourquoi, n’étant point certains de la culpabilité, puisqu’il niait, nous l’avons condamné quand même aux travaux forcés à perpétuité, nous vous répondrons que l’on n’est point toujours innocent parce que l’on nie, et qu’il serait aussi imprudent de rendre à la vie publique un misérable accusé d’un crime aussi grand — car, après tout, il peut l’avoir accompli — que désastreux de faire tomber sa tête, si réellement il n’a rien fait.

Il faut vraiment que la négation soit souveraine, et je n’en soupçonnais guère la puissance absolue jusqu’au verdict Sautton, qui a été rendu à huit heures et demie, avant dîner. Les verdicts d’avant dîner, en effet, sont généralement terribles, pour peu que l’audience se soit prolongée. Les magistrats le savent bien, et l’avocat général en fait son profit. Pour peu que le jury fléchisse, on lui rend toute sa rigueur avec une bonne réplique du ministère public, ce qui nécessite une nouvelle plaidoirie du défenseur. Et toute l’éloquence de Me Un Tel n’empêchera point que la soupe refroidisse. Un appétit exaspéré, la perspective d’une mauvaise digestion, la fatigue emplissent d’une méchante humeur invincible l’être le plus clément du monde, et, pour peu que l’accusé ait oublié de nier, celui-ci aura le maximum.

L’honnêteté du juré, son « âme et conscience » sont victimes de tous ces « à côté » de la justice qu’on oublie trop quand les dénonciateurs publics se répandent en malédictions sur cette grande institution nationale.

Plus que les magistrats, ils ont à se défendre contre les « trucs » nombreux de l’accusation et du défenseur. Le ministère public les tient sous sa domination. De son siège, il semble les présider ; il est si près d’eux que son geste pourrait les atteindre. Son regard les surveille et sa voix les réveille. Quand il frappe sur son pupitre, la commotion se propage dans leurs rangs et les épouvante. Cela ne lui suffit point et, dans les suspensions d’audience, au lieu de suivre directement les conseillers dans la chambre du conseil, il accompagne les jurés jusqu’à la porte de la salle des délibérations, leur demandant des nouvelles de leur santé et de leur état d’âme. Du moins, ceci arrive, et je sais un avocat général qui était coutumier de la chose. Je ne le nommerai point, mais je rappellerai qu’on disait de lui qu’il ressemblait à un merle dans un cerisier, à cause de sa barbe noire dans sa robe rouge.

L’avocat, lui, est gîté à l’autre bout de la salle. Il est obligé de crier beaucoup plus fort et il lui est plus difficile de créer cette sorte de courant hypnotique, qui vous rend maître des esprits et des cœurs. Autrefois, Lachaud n’avait cure de cet espace. Il le franchissait. Il quittait la barre avec des gestes furibonds et venait se planter sous le nez du jury qui ne bronchait plus. Le système lui réussit souvent. C’est depuis cette époque qu’à Paris, les avocats sont enfermés dans une sorte de « box » étroit et long, dont ils ne peuvent s’évader qu’avec de la gymnastique proscrite par le conseil de l’Ordre.

Mais ils ont d’autres moyens. En dehors des effets oratoires, il y a les précautions préliminaires, les amabilités, les gentillesses d’avant l’audience, auxquelles nos bons jurés ne résistent pas. Si vous êtes un jour sur la liste du jury et si, n’étant point « tombé au sort», vous assistez à l’audience en curieux, dans la partie de la salle qui vous est réservée, je ne saurais trop vous engager à vous méfier de l’avocat à la cour, qui s’en viendra vers vous, souriant et la langue sucrée. Il fera de vous son ami, vous proposera de faire entrer à l’audience votre femme, vos enfants et votre concierge. Vous accepterez. Ce sera tant pis. Car, trois jours plus tard, il vous apparaîtra dans toute la solennité de ses fonctions. Il ne vous aura point récusé et vous serez dans la nécessité de rendre à la spécialité de son vagabondage et à ses attaques nocturnes, l’affreux voyou dont il est « l’honorable défenseur ».

À l’audience, si l’on vous estime juré important, on sera aux petits soins pour vous. Vous n’aurez pas à craindre les courants d’air, et l’on vous évitera les coups de soleil. Dans une affaire célèbre, Me Démangé fit baisser ainsi un store, et ce store baissé lui donna la majorité. Me Lachaud avait fait fermer une fenêtre.

Enfin, c’est une chose coutumière maintenant, que la visite au juré. On va lui recommander son assassin, comme les bons pères de famille, chez le professeur influent, vont recommander le futur bachelier. Les affaires qui durent plusieurs jours valent à nos jurés de véritables processions. Ils ne savent plus à qui ni à quoi entendre, et quand l’heure du verdict arrive, ils y vont au petit bonheur. Sont-ils responsables de ces mœurs ?

Qui ne se souvient de l’affaire de Nayves ? Elle nous retint quinze jours à Bourges, Nous nous partagions, jurés et journalistes, deux hôtels : l’hôtel Central et celui de Bourgogne. Les confrères du Central étaient pour l’acquittement, les chroniqueurs judiciaires de l’hôtel de Bourgogne affirmaient la culpabilité. Les jurés nous écoutaient et partageaient les opinions des deux camps. Seulement, la veille du verdict, les clients de l’hôtel Central invitèrent à une petite soirée ceux de l’hôtel de Bourgogne, et, à deux heures du matin, tout le monde était d’accord. On avait puisé les mômes arguments autour des mêmes bouteilles de champagne, ce qui, avec l’éloquence de Me Danet, ne pouvait manquer de faire sortir le marquis de Nayves du faux pas dont le petit Menaldo s’était rendu coupable du haut de la falaise de Sorrente !

La justice humaine n’est point parfaite. Elle ne saurait s’abstraire des contingences.