Sur mon chemin/Livre II/Article 4

Ernest Flammarion (p. 103-110).

À BORD


À bord du Versailles, le 17 août 1896.

C’est samedi, à neuf heures, que nous nous sommes embarqués pour le grand voyage, à bord du paquebot de la Compagnie transatlantique le Versailles. La chose se passa le plus simplement du monde, et nous nous aperçûmes bien que le Havre a l’habitude de voir partir les navires, fussent-ils aussi vastes que le nôtre : 118 mètres de l’étrave à l’étambot ! Cette considération même que nous allions rendre une visite à nos frères russes ne semble point avoir ému les populations, et, si nous n’avions eu quelques parents, quelques amis, nos femmes en larmes pour agiter des mouchoirs, crier : « Vive la Russie ! » et faire du bruit autour de notre bateau s’évadant des jetées, rien n’aurait signalé notre départ, ce qui ne manque point d’être vexant.

Le Havre ne s’étonne plus de rien. La villégiature coutumière du président de la République à la villa de la Côte l’a gâté. Il est blasé sur les grands spectacles.

Justement, M. Félix Faure villégiaturait. Une dépêche du président de la République à notre confrère Belon, du Petit Journal, nous appelait auprès de lui. Avant notre départ, M. Félix Faure tenait à ce que quelques-uns d’entre nous, qu’il ne connaissait qu’imparfaitement ou pas du tout, lui fussent présentés.

Nous étions six qui devions « prendre » le Versailles. Cinq d’entre nous s’acheminèrent vers la villa de la Côte et eurent tout d’abord l’heur de se croiser avec l’illustre Montjarret, qui faisait des huit au long de la route, superbe sur une bicyclette toute neuve.

M. Félix Faure, selon sa coutume, fut de toute affabilité. Mais cette visite n’eût point valu peut-être d’être signalée si elle n’avait acquis soudain, à certains yeux, aux yeux des journalistes présidentiels surtout, une importance considérable.

Un de nos confrères, qui s’était distingué jusqu’à ce jour par son indépendance, la liberté de son langage lors des voyages du président, la hardiesse de ses appréciations et l’irrévérence de ses critiques, ce confrère, disons-nous, ne refusa point d’être présenté à celui contre qui s’acharna sa plume. Et ce fut un spectacle inoubliable que celui de la poignée de main qui fut échangée. Elle fut longue et sentimentale. D’un côté, il y avait tous les pardons, et, de l’autre, tous les repentirs.

Au retour, le confrère qui avait capitulé ne disait mot ; ses compagnons aussi se taisaient. Un silence planait sur la gravité de la situation. Finalement, on entendit un soupir et ces paroles :

« Nous nous sommes réconciliés devant l’étranger ! »[1]

L’émotion était à son comble. On échappa à un attendrissement général en se précipitant vers le Versailles et en s’occupant obstinément qui de ses malles, qui de l’aménagement de sa cabine.

Tout ceci n’est que petites anecdotes ; mais, en attendant les récits épiques et la perspective Nevsky, ne faut-il point nourrir sa chronique d’historiettes ?

Je n’ai point cependant l’intention de découvrir la « vie à bord ». En revanche, je me serais volontiers livré aux douceurs d’une interview, mais les passagers du Versailles ne sont point gros personnages dont les discours méritent d’être rapportés. Ils sont là une centaine rassemblés par le docteur Olivier, qui conduit l’expédition au nom de la Revue générale des sciences, commerçants aisés qui s’étendent sur les rocking-chairs du transatlantique, regardant béatement la mer comme ils l’eussent fait étendus sur la grève d’Étretat. Ils ont changé de plage, mais celle-ci ambule. Ça leur portera malheur. Trois ou quatre médecins. Des jeunes gens en vacances et qui ont eu des prix et que leurs parents récompensent. D’autres jeunes gens « chic », qui n’ont certainement pas eu de prix et que leurs parents récompensent tout de même. Ils se distinguent par de magnifiques casquettes russes et le monocle. Ils sont d’un commerce agréable, quoique snobs. Peu de femmes, une dizaine. Deux sont jolies. Telle est la petite colonie qui va représenter la France non officielle à Saint-Pétersbourg.

On appareillait à dix heures du soir. Une rade d’huile. Et les voyageurs de s’écrier :

— Ah ! les transatlantiques ! ça ne remue jamais.

Appuyé au « bastingage du gaillard d’arrière », tel un héros de Jules Verne, le confrère dont je vous entretins plus haut regardait s’éloigner le Havre, la ligne des feux qui signalait, à droite, Honfleur. Puis ce fut Trouville qui s’alluma, et nous passâmes proche l’accroupissement sombre du cap de la Hève : vieux décor, vieilles falaises, vieilles histoires, antiques descriptions, cadre de mille romans, familier à tous ceux qui n’eurent même point l’occasion de « voir la mer ».

Et comme nous étions étonnés que le confrère s’attardât à la muette contemplation d’un spectacle su depuis longtemps, nous nous aperçûmes qu’il ne faisait que continuer un rêve intérieur, commencé à la villa de la Côte.

— Comme je comprends le tsar maintenant ! nous fit-il…

Tard on resta sur le pont à voir apparaître et disparaître les phares et les caps ; puis chacun s’en fut coucher avec… son chacun. L’étroite cabine n’est jamais à vous tout seul.

Le lendemain, la mère était calme, calme que c’en était honteux. Le lac d’Annecy lui-même… Des gens se sont plaints et ont réclamé des vagues. Les imprudents ! La mer était peuplée de navires. Le pas de Calais nous fit voir cinquante voiles et nous entrâmes dans la mer du Nord.

Jusque-là, nous avions toujours vu les côtes ; longtemps même nous aperçûmes aux deux horizons les falaises blanches d’Angleterre, les grises collines, les dunes de France. Mais, dans la mer du Nord, ce fut le ciel et l’eau, ce fut la mer pour la mer, et, pendant deux jours et deux nuits, nous contemplâmes l’infini, cette chose admirable pendant dix minutes.

Nous nous promettions des eaux grises et des ciels gris, des nuées proches, des brouillards et du rêve, une mer pour vaisseau-fantôme. Elle fut d’un bleu indigo du plus mauvais goût. Elle ressembla à un méchant tableau bâclé en cinq minutes, à la fin d’une soirée, par un prestidigitateur, dans un café-concert de province. Le petit vapeur, à l’horizon, y était aussi avec sa fumée sale, qui s’en va se tirebouchonnant sur un ciel sans caractère.

Les choses étaient nettes et précises, et l’infini très étroit. Le cercle de l’horizon nous apparut tout petit. On nous a trop mesuré le diamètre de la terre pour la puissance de notre regard. Ce fut une désillusion, et quelqu’un dit que les ombres maritimes de Rivière, au défunt Chat-Noir, nous donnaient autrement la sensation de l’immensité.

Ce n’était peut-être qu’un paradoxe.

Qu’on me pardonne la description de ces choses en faveur du président de la République, qui les contemplera. Ainsi rattache-t-on les plus petits événements à l’actualité.

À bord, pour passer le temps, on eût bien voulu faire la cour aux dames, même à celles qui ne sont pas jolies, mais les maris veillaient. Il y eut une ruée de compliments et d’amabilités vers une Anglaise adorable, mariée à un Espagnol aimable mais vilain. C’est un couple fastueux, et la jeune dame a des brillants à la rosette de ses souliers. L’homme se contente de porter un bouchon de carafe à l’annulaire. Pendant qu’on fait la cour à sa femme, l’Espagnol gagne 1,000 francs, le plus honnêtement du monde, aux jeunes gens chic.

— Vous avez été heureux au jeu, senor ? lui demandai-je.

— Io ne sais pas, me répond-il avec un sourire. Io ne sais pas. Io ne compté pas. Io mets l’argent dans lé pétité bourse. Io ne sais pas.

Mais les petits jeunes gens chic le savent.

Vers le soir du deuxième jour, la brise fraîchit, la mer « pluma ». Il advint ce qui devait arriver. Le transatlantique, secoué comme un vulgaire sabot, « roula » abominablement. Soixante voyageurs, après avoir vainement tenté de résister au mal qui les étreignait, s’y abandonnèrent. Ils s’enfermèrent dans les cabines, et les couloirs retentirent de sourds gémissements.

À table on fut quinze. Et l’on n’y séjourna guère. Le vent soufflait par le traversât l’avant embarquait d’énormes vagues. Pour oublier tant de malheurs, quelques-uns allèrent entendre une conférence de M. Léger, professeur au Collège de France, sur l’alphabet russe. C’est une grande distraction à bord.

Moi, je m’en fus me coucher. Je trouvai dans ma cabine mon confrère, qui se tordait sur sa couche. Il était effroyablement pâle et gisait au milieu des preuves de sa défaite.

— Songez que c’est pour Lui que vous souffrez, lui dis-je.

Il me répondit tristement :

— Il m’a pardonné, mais il se venge bien tout de même.

Il ne put rien ajouter, et pour cause.

Avant de m’endormir, je jetai un dernier regard par le hublot, et j’aperçus, enfin ! à l’extrême horizon, par tribord (!) un phare ! C’était la pointe occidentale du Danemark.

Ah ! je comprends la joie de Christophe Colomb !

Demain, vers dix heures du matin, nous aborderons la patrie d’Hamlet. Elseneur nous attend.

  1. Pour ne pas le nommer, le confrère qui manqua à ce point de dignité et qui capitula si honteusement devant une poignée de main présidentielle, n’est autre que M. Gaston Stiégler, de l’Écho de Paris.