Sur mon chemin/Livre I/Article 3

Ernest Flammarion (p. 17-22).

L’ENTHOUSIASME


J’ai voulu voir l’Enthousiasme. On m’en avait parlé comme d’une chose prodigieuse et rare. Je ne l’avais jamais encore rencontré, ou plutôt, ayant cru l’avoir rencontré quelquefois, des amis m’avaient dit : « Ce n’est pas l’Enthousiasme, cela ; si tu veux voir l’Enthousiasme, va à la répétition générale de l’Aiglon. Il y sera ; nous lui avons donné rendez-vous. »

Là-dessus, ils m’accordèrent un fauteuil, ce qui était une faveur, car plus de quinze mille personnes savaient que l’Enthousiasme devait venir à la pièce de M. Rostand, et, curieux comme moi d’en contempler la figure auguste et redoutable, avaient demandé quinze mille places. Plus de quinze mille personnes dans le secret ! Qui donc leur avait appris que l’Enthousiasme se dérangerait, ce soir-là, pour M. Rostand ? On m’avait pourtant chuchoté l’événement à l’oreille, en me priant de n’en rien dire. Nous ne saurons jamais par quel système de publicité sournoise, mystérieuse et savante, quinze mille personnes étaient si bien renseignées. Cela, du reste, ne leur servit de rien. Le théâtre Sarah-Bernhardt n’est pas le Colisée. Ils y viendront à leur tour. En attendant, je veux leur dire comment il est fait.

Ils s’en créent, sans doute, une fausse idée. Moi-même, je me l’imaginais autrement que la réalité me le montra. « L’Enthousiasme, me disais-je, a quatre mille bouches, huit mille pieds et huit mille mains. Ses quatre mille bouches doivent être grandes ouvertes, et les voix qui s’en échappent doivent clamer des sons inintelligibles et farouches ; ses milliers de mains et de pieds, frapper et trépigner dans un délire soudain et cadencé, car l’Enthousiasme est une hydre qui montre une multitude de corps, mais qui n’a qu’une âme. Tous ces corps obéissent à cette âme, et la nature ne les lui a donnés si nombreux que pour lui permettre de traduire avec plus de force, par leur agitation tumultueuse et simultanée, le frisson sublime qui la possède. »

Eh bien ! l’Enthousiasme, ce n’est pas ça du tout. Je le sais bien. Je vous jure que je l’ai vu hier soir. Il a bien autant de bouches que je le pensais, mais elles ne poussent point de sons inintelligibles et farouches. Bien au contraire, on distingue tout à fait ce qu’elles disent. Elles disent : « C’est ravissant ! » À la fin des actes, quand le rideau tombe et qu’il se relève, elles disent encore : « Brav !… Brav !… » et puis, quand il ne se relève plus, elles ajoutent : « C’est adorable, ma chère. »

Elles ne disent point toutes cela. Il y en a qui ne disent rien du tout. Mais ce sont les plus rares. Ordinairement, elles sourient et elles ont des moues exquises. Elles disent d’une façon très distinguée : « Ce Rostand, quel poète ! » Quant aux mains gantées, elles se battent pour rire et ne font pas beaucoup de bruit, à cause de leur petitesse. Les pieds se tiennent tranquilles.

Mais ce qu’il y a de plus important dans la découverte que je fis hier de l’Enthousiasme, c’est qu’il n’est pas « un ». Il est innombrable, et sa grande âme se divise en une quantité de petites âmes qui frissonnent de la façon la plus diverse et qui racontent les choses les plus contradictoires. Après le quatrième acte, j’ai même rencontré des âmes qui ne frissonnaient plus et d’autres qui s’ennuyaient. Ce sont des âmes menteuses, sans doute.

On s’aperçoit de cette grande diversité de l’Enthousiasme, quand on le rencontre dans les couloirs. Il discute avec lui-même. Il se fait les demandes et les réponses. Par une bouche, il dit cette stupidité : « Ce n’est pas le lyrisme romantique dont Hugo nous inonda ». Par une autre, il répond cette sagesse : « Non, c’est un autre genre, le genre éminemment français. » À quoi un troisième enthousiasme qui passe ajoute : «  Parfaitement, c’est clair, net et pimpant ; la douleur et la joie s’expriment ici avec grâce et politesse et elles sont pleines d’esprit. » — « Moi, ce que j’admire le plus dans ce lyrisme-là, fait un autre, c’est qu’il fait des cabrioles extravagantes et qu’il retombe toujours sur ses douze pieds. Rostand est un habile homme. »

— Et moi, ce que je prise le plus dans ce délicieux poète, c’est qu’il n’oublie rien,

— Comment cela ? » demandent trois enthousiasmes. L’autre explique : « Ce n’est pas le tout que de réussir le couplet ; l’art du véritable auteur dramatique consiste à ne jamais passer à côté de l’occasion du couplet sans lui prendre la mèche. Rostand la lui lire tout le temps, c’est merveilleux. Savez-vous bien que nous avons deux couplets sur le petit chapeau, un pour les bonapartistes, l’autre pour les républicains ? » — « Tout le monde sera content ; moi, ce qui me stupéfie, c’est qu’il puisse écrire tant de vers que ça pour une seule pièce. » — « C’est le sujet qui le veut ; il a écrit six actes, il pourrait en rimer deux cents. » — « Aussi facilement qu’en en retranchant cinq il eût fait de tout cela un charmant lever de rideau. Il fait ce qu’il veut. »

Je lâchai l’Enthousiasme des couloirs pour celui de la coulisse. Je lui trouvai là une autre figure. Dans la loge de Sarah, il embrassait l’artiste et avait des larmes dans les yeux. La grande Sarah tapait sur les bottes du petit duc de Reichstadt et ce petit jeune homme « n’en menait pas large ». Il était comme transfiguré de se sentir habité par l’âme souveraine de la grande artiste. Ne le quitte pas, ô Sarah ! il en pourrait mourir.

Je retourne aux couloirs. L’Enthousiasme bavarde avec sa bouche en O.

« Oh ! ma chère, ces vers de Rostand, ça ne te fait pas l’effet que tu manges des confitures ? »

— Non, à moi, ça n’est pas des confitures, on dirait que je regarde couler un ruisseau, la petite source tu sais ? la petite source du duc de Reichstadt ? seulement, cette petite source ne coule pas à Vienne, c’est une petite source éminemment française qui traverse, en gazouillant, les prés charmants de Mme Deshoulières, et qui fait mille détours serpentins. Sur sa route, elle fait tourner les roues des petits moulins. Que moulent-ils, les petits moulins ? Ils moulent des airs : l’air de la Redingote grise, l’air de Sainte-Hélène, l’air du vieux grognard, l’air des onze petits tambours et des vingt-deux petites baguettes et cent airs que je ne peux apprendre tous, par cœur. »

Comme on frappait les trois coups, ces dames rentrèrent pour remanger des confitures et regarder couler la petite source. Je revis celle qui mangeait des confitures, à l’acte suivant, qui était le cinquième. Son Enthousiasme était un peu pâlot : « C’est trop bon ! disait-elle. C’est trop bon ! il nous en donne trop ! » Quand elle eut avalé le dernier acte, elle disait qu’elle se sentait « toute chose ».

— J’ai peut-être trop mangé de confitures, me dit-elle.

Alors je lui conseillai les remèdes extrêmes :

— Prenez un acte de Ponsard, lui fis-je.