Sur le dosage de l’antimoine dans les analyses et dans les recherches toxicologiques

SUR LE DOSAGE DE L’ANTIMOINE
DANS LES ANALYSES
ET
DANS LES RECHERCHES TOXICOLOGIQUES


Par M. BLONDLOT.




On sait que si, dans une dissolution saline d’antimoine, à réaction acide, on plonge une lame de zinc, il se dégage de l’hydrogène antimonié. On sait aussi que dans ces conditions, le zinc déplace une partie de l’antimoine, qui se dépose à l’état métallique. J’ai pensé qu’il pouvait être intéressant, sous plusieurs rapports, de rechercher dans quelle proportion se produisent ces deux effets, en quelque sorte, opposés. J’ai exécuté, dans ce but, un grand nombre d’expériences, à l’aide d’une solution titrée de chlorure d’antimoine contenant exactement un centigramme de métal par centimètre cube, en procédant de la manière suivante.

Après avoir acidulé de l’eau distillée tantôt avec de l’acide chlorhydrique et tantôt avec de l’acide sulfurique additionné d’acide tartrique, j’y ajoutais une quantité déterminée de la solution titrée d’antimoine, puis des lames de zinc distillé, parfaitement pur. Quand tout le zinc avait disparu, je recueillais avec soin l’antimoine précipité sur un petit filtre taré ; je le lavais, et, après l’avoir bien desséché, je le pesais. La différence entre le poids obtenu et celui du métal primitivement contenu dans la liqueur titrée exprimait la proportion d’antimoine échappé à l’état d’hydrure gazeux.

Cette manière d’opérer était, comme l’on voit, des plus simples. Toutefois, elle avait un inconvénient. C’était la difficulté de dépouiller complétement le liquide du composé antimonial ; ce qui exigeait l’addition, à plusieurs reprises, de nouvelles quantités de zinc et d’acide, jusqu’à ce qu’une goutte de la solution, essayée par l’acide sulfhydrique, ne précipitât plus en jaune.

C’est pourquoi, je pris le parti de recueillir simultanément l’antimoine déposé et celui qui s’échappait à l’état gazeux. J’employai, dans ce but, un petit appareil de Marsh dont le tube de dégagement plongeait dans de l’acide azotique monohydraté ; des essais antérieurs m’ayant démontré qu’à ce degré de concentration, cet acide fixait complétement le métal, en le suroxydant. Quand tout le zinc avait disparu, j’évaporais l’acide azotique à siccité, dans une petite capsule tarée, que je portais ensuite au rouge sombre, pour amener tout l’antimoine à l’état d’acide antimonieux, SbO4. Je pesais, et, du poids obtenu, je déduisais la quantité de métal, que je comparais à celle qui s’en était déposée, sans avoir égard à la portion qui pouvait encore rester en dissolution.

J’avais d’abord pensé qu’il existait un rapport constant et à proportion définie, entre l’antimoine déposé à l’état de régule et celui qui, combiné à l’hydrogène, prend la forme gazeuse. L’expérience m’a démontré qu’il n’en est pas ainsi, et que ce rapport varie d’après des circonstances nombreuses, dont il est difficile d’apprécier l’importance à priori. Je citerai notamment la nature de l’acide employé et son degré de concentration. C’est ainsi qu’avec l’acide chlorhydrique, la proportion de métal déposé est d’autant plus faible que l’acidification est plus forte. C’est à tel point que si, dans cet acide concentré, on ajoute du zinc pur et quelques gouttes de solution d’antimoine, celui-ci prend d’abord exclusivement la forme d’hydrure gazeux et ne commence à se déposer à l’état métallique que quand l’acide s’est affaibli.

Quoique les expériences nombreuses que j’ai exécutées n’aient pas abouti à un résultat précis, elles n’en sont pas moins dignes de considération par les résultats pratiques auxquels elles aboutissent.

En effet, il résulte de l’ensemble des faits que j’ai recueillis, que, dans les conditions ordinaires, on peut évaluer, en moyenne, à environ un tiers l’antimoine qui prend la forme gazeuse, comparé à celui qui se dépose à l’état de régule. Or, faute d’avoir tenu compte de ce résultat, les procédés analytiques qui ont pour objet la séparation de l’antimoine d’autres métaux, de l’étain particulièrement, sont nécessairement défectueux. On sait, en effet, que, dans les analyses, l’antimoine et l’étain s’isolent facilement, à raison de la propriété qui les caractérise de produire l’un et l’autre un composé insoluble avec l’acide azotique. Il ne s’agit plus ensuite que de les séparer. Pour y parvenir, on suit généralement le procédé de Gay-Lussac, qui consiste à dissoudre les deux métaux dans l’acide chlorhydrique additionné d’un peu d’acide azotique, et à partager la solution en deux parties. Dans l’une, on précipite les deux métaux simultanément an moyen d’un barreau de zinc pur, et, dans l’autre, on précipite l’antimoine seul, à l’aide d’une lame d’étain. La différence entre le poids des deux métaux réunis et celui de l’antimoine exprime le poids de l’étain. Or il est évident qu’en ne tenant ainsi aucun compte de l’antimoine passé à l’état d’hydrure gazeux, on ne peut manquer d’être induit à erreur. D’autant plus que, contrairement à ce qui a lieu pour l’arsenic, la présence d’un composé nitreux, tout en ralentissant le dégagement de l’hydrogène, ne paraît pas apporter un obstacle bien prononcé à la production de l’hydrure gazeux d’antimoine ; ainsi que l’expérience me l’a démontré. Du reste, la modification apportée au procédé de Gay-Lussac par M. Levol, admettant aussi la précipitation simultanée des deux métaux par le zinc, est susceptible du même reproche.

En conséquence de ces observations, je crois qu’on devrait procéder au dosage dont il s’agit de la manière suivante. Après avoir dissout les deux métaux comme il a été dit, on plongerait dans la dissolution une lame d’étain préalablement pesée, ayant soin de faciliter la réaction, suivant le conseil de Gay-Lussac, par une légère chaleur : on séparerait l’antimoine précipité ; puis on précipiterait à son tour l’étain par une lame de zinc, et, après en avoir défalqué la perte éprouvée par la lame d’étain, on aurait ainsi le poids des deux métaux.

Si les chimistes ont eu le tort de négliger dans les analyses la perte qu’éprouve l’antimoine en formant de l’hydrure gazeux, les toxicologistes sont tombés dans l’erreur inverse en négligeant la proportion considérable de ce métal qui se dépose dans l’appareil, lorsque l’on applique aux solutions antimoniales le procédé de Marsh. En effet, la plupart des auteurs proclament encore, dans ce cas, la sensibilité extrême de ce procédé et ne voient aucune différence dans son application, soit qu’il s’agisse de l’arsenic ou de l’antimoine. Une telle erreur, qu’on ne peut véritablement attribuer qu’à une inadvertance, ne saurait plus avoir cours. Elle explique, d’ailleurs, pourquoi, dans ces derniers temps, des toxicologistes distingués, ayant voulu appliquer le procédé en question à la recherche de l’antimoine, l’ont trouvé tout à fait infidèle, et, sans indiquer en quoi il était défectueux, ont conseillé, avec raison, de l’abandonner, et de revenir, pour la recherche judiciaire des préparations stibiées, à l’ancienne méthode, par l’acide sulfhydrique[1].



  1. Voir, dans le Journal de Chimie médicale, 1859, p. 273, l’article publié par M. Chevallier, sous ce titre : Infidélité de l’appareil de Marsh pour la découverte de l’antimoine.