Calmann-Lévy (p. 136-189).










III





Quand Nicole Langelier eut achevé sa lecture, les oiseaux annoncés par Giacomo Boni couvrirent de leurs cris amicaux le Forum désert.

Le ciel étendait sur les ruines romaines le voile cendré du soir ; les jeunes lauriers plantés sur la voie Sacrée élevaient dans l’air léger leurs rameaux noirs comme des bronzes antiques, et les flancs du Palatin se revêtaient d’azur.

— Langelier, vous n’avez pas imaginé cette histoire, dit M. Goubin, qu’on ne trompait pas aisément. Le procès intenté par Sosthène à saint Paul devant le tribunal de Gallion, proconsul d’Achaïe, est dans les Actes des Apôtres.

Nicole Langelier en convint sans difficulté.

— Il y est, dit-il, au chapitre XVIII, et remplit les versets 12 à 17, que je puis vous lire, car j’en ai pris copie sur un feuillet de mon manuscrit.

Et il lut :

12. Or, Gallion étant proconsul d’Achaïe, les Juifs d’un commun accord s’élevèrent contre Paul, et le menèrent à son tribunal,

13. En disant : « Celui-ci veut persuader aux hommes d’adorer Dieu d’une manière contraire à la loi. »

14. Et Paul étant près de parler pour sa défense, Gallion dit aux Juifs : « O Juifs, s’il s’agissait de quelque injustice, ou de quelque mauvaise action, je me croirais obligé de vous entendre avec patience.

15.  » Mais s’il ne s’agit que de contestations de doctrine, de mots, et de votre loi démélez vos différends comme vous l’entendrez : car je ne veux point m’en rendre juge. »

16. Il les fit retirer ainsi de son tribunal.

17. Et tous ayant saisi Sosthène, chef d’une synagogue, le battirent devant le tribunal sans que Gallion s’en mît en peine.

Je n’ai rien inventé, ajouta Langelier. D’Annaeus Méla et de Gallion son frère, on sait peu de chose. Mais il est certain qu’ils comptaient parmi les hommes les plus intelligents de leur temps. Quand l’Achaïe, province sénatoriale sous Auguste, province impériale sous Tibère, fut rendue au Sénat par Claude, Gallion y fut envoyé comme proconsul. Il devait sans doute cet emploi au crédit de son frère Sénèque ; mais peut-être fut-il choisi pour sa connaissance de la littérature grecque et comme un homme agréable à ces professeurs athéniens dont les Romains admiraient l’esprit. Il était très instruit. Il avait écrit un livre des questions naturelles et composé, croit-on, des tragédies. Ces ouvrages sont tous perdus, à moins qu’il ne se trouve quelque chose de lui dans ce recueil de déclamations tragiques attribué, sans raisons suffisantes, à son frère le philosophe. J’ai supposé qu’il était stoïcien et pensait, sur beaucoup de points, comme ce frère illustre. C’est extrêmement probable. Mais tout en lui prêtant des propos vertueux et tendus, je me suis bien gardé de lui attribuer une doctrine arrêtée. Les Romains d’alors mêlaient les idées d’Épicure à celles de Zénon. En prêtant cet éclectisme à Gallion, je ne courais pas grand risque de me tromper. Je l’ai représenté comme un homme aimable. Il est certain qu’il l’était. Sénèque a dit de lui que personne ne l’aimait médiocrement. Sa douceur était universelle. Il recherchait les honneurs.

Son frère Annaeus Méla, tout au contraire, les fuyait. Nous avons à cet égard le témoignage de Sénèque le philosophe et celui de Tacite. Quand la mère des trois Sénèques, Helvia, perdit son mari, le plus célèbre de ses fils composa pour elle un petit traité philosophique. En un endroit de cet ouvrage, il l’exhorte à penser qu’il lui reste, pour la rattacher à la vie, des enfants tels que Gallion et Méla, différents de caractère, mais également dignes de son affection.

— Jette les yeux sur mes frères, lui dit-il à peu près. Peux-tu, tant qu’ils vivront, accuser la fortune ? Tous deux, par la diversité de leurs vertus, charmeront tes ennuis. Gallion est parvenu aux honneurs par ses talents. Méla les a dédaignés par sa sagesse. Jouis de la considération de l’un, de la tranquillité de l’autre, de l’amour de tous deux. Je connais les intimes sentiments de mes frères. Gallion recherche les dignités pour t’en faire un ornement. Méla embrasse une vie douce et paisible pour se consacrer à toi. Enfant sous le principat de Néron, Tacite n’avait point connu les Sénèques. Il n’a fait que recueillir les bruits qui, de son temps, couraient sur eux. Il dit que, si Méla s’éloignait des honneurs, c’était par raffinement d’ambition et pour égaler, simple chevalier romain, le crédit des consulaires. Après avoir administré lui-même les grands domaines qu’il possédait en Bétique, Méla vint à Rome et se fit nommer administrateur des biens de Néron. On en conclut qu’il était habile en affaires, et même on le soupçonna de n’être pas aussi désintéressé qu’il voulait le paraître. C’est possible. Les Sénèques, qui affichaient le mépris des richesses, en possédaient d’immenses, et l’on a grand’peine à croire le précepteur de Néron quand il se représente fidèle, au milieu du luxe des meubles et des jardins, à sa chère pauvreté. Pourtant les trois fils d’Helvia n’étaient pas des âmes communes. Méla eut d’Atilla, sa femme, un fils, Lucain le poète. Il paraît que le talent de Lucain jeta un grand éclat sur le nom de son père. Les lettres étaient alors en honneur, et l’on mettait l’éloquence et la poésie au-dessus de tout.

Sénèque, Méla, Lucain, Gallion périrent avec les complices de Pison. Sénèque le philosophe était déjà vieux. Tacite, qui n’avait pas été témoin de sa mort, nous en donne le spectacle. On sait par lui comment le précepteur de Néron se coupa les veines dans son bain, et comment sa jeune femme Pauline voulut mourir avec lui, d’une mort semblable. Sur l’ordre de Néron, on banda les poignets que Pauline s’était fait ouvrir. Elle vécut, gardant une pâleur mortelle. Tacite rapporte que le jeune Lucain, soumis à la torture, dénonça sa mère. Cette infamie serait certaine, qu’il en faudrait d’abord accuser l’atrocité des supplices. Mais il y a une raison de n’y pas croire. Lucain, si la souffrance lui arracha les noms de plusieurs conjurés, ne prononça pas celui d’Atilla, puisqu’Atilla ne fut point inquiétée, alors que toute délation était crue aveuglément.

Après la mort de Lucain, Méla recueillit avec trop de hâte et d’attention la succession de son fils. Un ami du jeune poète, qui, sans doute, convoitait cet héritage, se fit l’accusateur de Méla. On supposa le père initié au secret de la conjuration et l’on produisit une fausse lettre de Lucain. Néron, après l’avoir lue, ordonna qu’elle fût apportée à Méla. A l’exemple de son frère et de tant de victimes de Néron, Méla se fit ouvrir les veines, après avoir légué aux affranchis de César une grande somme d’argent, pour conserver le reste à la malheureuse Atilla. Gallion ne survécut pas à ses deux frères ; il se donna la mort.

Ainsi périrent tragiquement ces hommes agréables et cultivés. J’ai fait parler deux d’entre eux à Corinthe, Gallion et Méla. Méla voyageait beaucoup. Son fils Lucain, encore enfant, visitait Athènes au moment où Gallion était proconsul d’Achaïe. J’ai donc pu supposer avec vraisemblance que Méla se trouvait alors à Corinthe avec son frère. J’ai imaginé que deux jeunes Romains, d’une illustre naissance, et un philosophe de l’Aréopage, accompagnaient le proconsul. En cela je n’ai pas pris une excessive liberté, puisque les intendants, les procurateurs, les propréteurs, les proconsuls, que l’empereur et le Sénat envoyaient gouverner les provinces, avaient toujours avec eux des fils de grandes familles, qui venaient s’instruire aux affaires par leur exemple, et des hommes d’un esprit subtil comme mon Apollodore, le plus souvent des affranchis, qui leur servaient de secrétaires. Enfin, je me suis persuadé que, au moment où saint Paul fut amené devant la justice romaine, le proconsul et ses amis s’entretenaient librement des sujets les plus divers, art, philosophie, religion, politique, et qu’ils laissaient percer, à travers des curiosités variées, une préoccupation constante de l’avenir. Il y a quelques chances, en effet, pour que, ce jour-là tout aussi bien qu’un autre jour, ils se soient efforcés de découvrir la destinée future de Rome et du monde. Gallion et Méla comptaient parmi les plus hautes et les plus libres intelligences de l’époque. C’est une disposition ordinaire aux esprits de cette valeur de rechercher dans le présent et dans le passé les conditions de l’avenir. J’ai remarqué chez les hommes les plus savants et les mieux avertis que j’aie connus, Renan, Berthelot, une tendance marquée à jeter, au hasard de la conversation, des utopies rationnelles et des prophéties scientifiques.

— Ainsi, dit Joséphin Leclerc, voilà un des hommes les plus instruits de son temps, un homme versé dans les spéculations philosophiques, rompu à la pratique des affaires et dont l’esprit était aussi libre, aussi large que pouvait l’être l’esprit d’un Romain, Gallion, frère de Sénèque, l’ornement et la lumière de son siècle. Il s’inquiète de l’avenir, il s’efforce de reconnaître le mouvement qui emporte le monde, il recherche les destinées de l’Empire et des dieux. A ce moment, par une fortune unique, il rencontre saint Paul ; l’avenir qu’il cherche passe devant lui et il ne le reconnaît pas. Quel exemple de l’aveuglement qui frappe, devant une révélation inattendue, les esprits les plus éclairés et les intelligences les plus pénétrantes !

— Je vous prie de remarquer, cher ami, répondit Nicole Langelier, qu’il n’était pas bien facile à Gallion de converser avec saint Paul. On ne voit pas comment ils auraient pu échanger des idées. Saint Paul avait du mal à s’exprimer, et c’est à grand’peine qu’il se faisait entendre des gens qui vivaient et pensaient à peu près comme lui. Il n’avait jamais adressé la parole à un homme cultivé. Il n’était nullement préparé à conduire sa pensée et à suivre celles d’un interlocuteur. Il ignorait la science grecque. Gallion, habitué à la conversation des gens instruits, avait fait un long usage de sa raison. Il ne connaissait pas les sentences des Rabbins. Qu’est-ce que ces deux hommes auraient bien pu se dire ?

Ce n’est pas qu’il fût impossible à un Juif de causer avec un Romain. Les Hérodes avaient un tour de langage qui plaisait à Tibère et à Caligula. Flavius Josèphe et la reine Bérénice tenaient des propos agréables à Titus, destructeur de Jérusalem. Nous savons bien qu’il se trouva toujours des Juifs en ornements chez les antisémites. C’étaient des meschoumets. Paul était un nabi. Ce Syrien ardent et fier, dédaigneux des biens que recherchent tous les hommes, avide de pauvreté, ambitieux d’outrages et d’humiliations, mettant toute sa joie à souffrir, ne savait qu’annoncer ses visions enflammées et sombres, sa haine de la vie et de la beauté, ses colères absurdes, sa charité furieuse. Hors de là, il n’avait rien à dire. En vérité, je ne découvre qu’un sujet sur lequel il aurait pu s’accorder avec le proconsul d’Achaïe. C’est Néron.

Saint Paul, à cette époque, n’avait guère entendu parler, sans doute, du jeune fils d’Agrippine, mais en apprenant que Néron était destiné à l’Empire, il aurait été tout de suite néronien. Il le devint plus tard. Il l’était encore, après que Néron eut empoisonné Britannicus. Non qu’il fût capable d’approuver un fratricide, mais parce qu’il avait un respect infini du gouvernement. « Que chacun soit soumis aux puissances régnantes, écrivait-il à ses églises. Les gouvernants font peur au mal. Ils ne font pas peur au bien. Veux-tu ne pas craindre l’autorité ? Fais le bien et tu obtiendras d’elle des louanges. » Gallion aurait peut-être trouvé ces maximes un peu simples, un peu plates ; il n’aurait pu les désapprouver entièrement. Mais s’il est un sujet qu’il n’aurait pas été tenté d’aborder en causant avec un tapissier juif, c’est bien le gouvernement des peuples et l’autorité de l’empereur. Encore une fois, qu’est-ce que ces deux hommes auraient bien pu se dire ?

De notre temps, lorsqu’en Afrique un fonctionnaire européen, si vous voulez, le gouverneur général du Soudan pour Sa Majesté britannique, ou notre gouverneur de l’Algérie, rencontre un fakir ou un marabout, leur conversation se réduit forcément à peu de chose. Saint Paul était, pour un proconsul, ce qu’est un marabout pour notre gouverneur civil de l’Algérie. Une conversation de Gallion et de saint Paul n’aurait eu que trop de ressemblance, j’imagine, avec la conversation du général Desaix et de son derviche. Après la bataille des Pyramides, le général Desaix, à la tête de douze cents cavaliers, poursuivit, dans la Haute-Égypte, les mamelouks de Mourad-bey. Se trouvant à Girgeh, il apprit qu’un vieux derviche, qui avait acquis parmi les Arabes une grande réputation de science et de sainteté, habitait près de cette ville. Desaix avait de la philosophie et de l’humanité. Curieux de connaître un homme estimé de ses semblables, il fit appeler le derviche au quartier général, le reçut honorablement et entra en conversation avec lui au moyen d’un interprète :

— Vénérable vieillard, les Français sont venus porter en Egypte la justice et la liberté.

— Je savais qu’ils viendraient, répondit le derviche.

— Comment le savais-tu ?

— Par une éclipse de soleil.

— Comment une éclipse de soleil put-elle t’instruire des mouvements de nos armées ?

— Les éclipses sont causées par l’ange Gabriel qui se met devant le soleil pour annoncer aux croyants les malheurs dont ils sont menacés.

Vénérable vieillard, tu ignores la vraie cause des éclipses ; je vais te la faire connaître.

Aussitôt, saisissant un bout de crayon et un chiffon de papier, il trace des figures :

— Soit A le soleil, B la lune, C la terre, etc…

Et, quand il eut terminé sa démonstration :

— Voilà, dit-il, la théorie des éclipses de soleil.

Et comme le derviche murmurait quelques paroles :

— Que dit-il ? demanda le général à l’interprète.

— Mon général, il dit que c’est l’ange Gabriel qui cause les éclipses en se mettant devant le soleil.

— C’est donc un fanatique ! s’écria Desaix.

Et il chassa le derviche à grands coups de pied au cul. J’imagine que la conversation, si elle s’était engagée entre saint Paul et Gallion, aurait fini à peu près comme le dialogue du derviche et du général Desaix.

— Encore est-il vrai, objecta Joséphin Leclerc, qu’entre l’apôtre saint Paul et le derviche du général Desaix il y a tout au moins cette différence que le derviche n’a pas imposé sa foi à l’Europe. Et vous conviendrez que l’honorable sous-secrétaire d’État aux colonies de Sa Majesté Britannique n’a pas rencontré sans doute le marabout qui donnera son nom à la plus vaste église de Londres ; vous conviendrez que notre gouverneur civil de l’Algérie ne s’est pas trouvé en présence du fondateur d’une religion que croira et professera un jour la majorité des Français. Ces fonctionnaires n’ont pas vu l’avenir se dresser devant eux sous une forme humaine. Le proconsul d’Achaïe l’a vu.

— Il n’en était pas moins impossible à Gallion, répliqua Langelier, de mener avec saint Paul une conversation soutenue sur quelque grand sujet de morale ou de philosophie. Je sais bien, et vous n’ignorez pas sans doute que, vers le Ve siècle de l’ère chrétienne, on croyait que Sénèque avait connu saint Paul à Rome et admiré la doctrine de l’apôtre. Cette fable put se répandre dans le triste obscurcissement de l’esprit humain qui suivit de si près l’âge de Tacite et de Trajan. Pour l’accréditer, des faussaires, comme il en pullulait parmi les chrétiens, fabriquèrent une correspondance dont saint Jérôme et saint Augustin parlent avec considération. Si ces lettres sont celles qui nous sont parvenues sous les noms de Paul et de Sénèque, il faut que ces Pères ne les aient pas lues ou qu’ils eussent peu de discernement. C’est l’ouvre inepte d’un chrétien qui ignorait tout de l’époque de Néron et était bien incapable d’imiter le style de Sénèque. Est-il besoin de dire que les grands docteurs du moyen âge crurent fermement à la vérité des relations et à l’authenticité des lettres ? Mais les humanistes de la Renaissance n’eurent pas de peine à démontrer l’invraisemblance et la fausseté de ces inventions. Il importe peu que Joseph de Maistre ait ramassé en passant cette vieillerie avec beaucoup d’autres. Personne n’y fait plus attention et désormais c’est seulement dans les jolis romans destinés aux gens du monde par des auteurs pleins de spiritualisme et d’adresse, que les apôtres de la primitive Église conversent abondamment avec les philosophes et les élégants de la Rome impériale et exposent à Pétrone ravi les beautés les plus fraîches du christianisme. Le dialogue du Gallion, que vous venez d’entendre, a moins d’agrément et plus de vérité.

— Je ne le nie pas, répliqua Joséphin Leclerc, et je crois que les personnages de ce dialogue pensent et parlent comme ils devaient réellement penser et parler et qu’ils n’ont que des idées de leur temps. C’est là, ce me semble, le mérite de cet ouvrage, et c’est aussi pourquoi j’en raisonne comme si je m’appuyais sur un texte historique.

— Vous le pouvez, dit Langelier. Je n’y ai rien mis que je ne puisse autoriser d’une référence.

— Fort bien, reprit Joséphin Leclerc ; nous venons donc d’entendre un philosophe grec et plusieurs Romains lettrés rechercher ensemble les destinées futures de leur patrie, de l’humanité, de la terre, s’efforcer de découvrir le nom du successeur de Jupiter. Tandis qu’ils se livrent à cette recherche anxieuse, l’apôtre du dieu nouveau parait devant eux et ils le méprisent. Je dis qu’en cela ils manquent singulièrement de clairvoyance et perdent par leur faute une occasion unique de s’instruire sur ce qu’ils avaient un si grand désir de connaître.

— Il vous parait é vident, cher ami, répondit Nicole Langelier, que Gallion, s’il avait su s’y prendre, aurait obtenu de saint Paul le secret de l’avenir. C’est peut-être, en effet, la première opinion qui vient à l’esprit et c’est aussi celle que beaucoup ont gardée. Renan, après avoir rapporté, d’après les Actes, cette singulière entrevue de Gallion et de saint Paul, n’est pas éloigné de voir la marque d’un esprit étroit et léger dans ce dédain que le proconsul éprouva pour le Juif de Tarse qui comparaissait à son tribunal. Il en prend occasion pour déplorer la mauvaise philosophie des Romains. « Que les gens d’esprit, s’écrie-t-il, ont parfois peu de prévoyance ! Il s’est trouvé plus tard que la querelle de ces sectaires abjects était la grande affaire du siècle. » Renan semble croire que le proconsul d’Achaïe n’avait qu’à écouter ce tapissier pour être aussitôt averti de la révolution spirituelle qui se préparait dans l’univers et pénétrer le secret de l’humanité future. Et c’est aussi sans doute ce que tout le monde pense à première vue. Pourtant, avant d’en décider, regardons-y d’un peu près ; voyons à quoi l’un et l’autre s’attendaient et cherchons lequel des deux fut, après tout, le meilleur prophète.

Premièrement, Gallion croyait que le jeune Néron serait un empereur philosophe, gouvernerait d’après les maximes du portique et ferait les délices du genre humain. Il se trompait et les raisons de son erreur ne sont que trop claires. Son frère Sénèque était le précepteur du fils d’Agrippine ; son neveu, le petit Lucain, vivait familièrement avec le jeune prince. L’intérêt de sa famille et son propre intérêt attachaient le proconsul à la fortune de Néron. Il croyait que Néron serait un excellent empereur parce qu’il le désirait. L’erreur vient plutôt d’une faiblesse de caractère que d’un défaut d’esprit. Au reste Néron était alors un adolescent plein de douceur ; et les premières années de son principat ne devaient pas démentir les espérances des philosophes. Deuxièmement, Gallion croyait que la paix régnerait sur le monde après le châtiment des Parthes. Il se trompait, faute de connaître les vraies dimensions de la terre. Il croyait à tort que l'orbis romanus s’étendait sur tout le globe, que le monde habitable finissait aux rives brûlantes ou glacées, aux fleuves, aux montagnes, aux sables, aux déserts atteints par les aigles romaines et que les Germains et les Parthes habitaient les confins de l’univers. On sait ce que cette erreur, commune à tous les Romains, coûta de larmes et de sang à l’Empire. Troisièmement, Gallion, sur la foi des oracles, croyait à l’éternité de Rome. Il se trompait si l’on prend sa prophétie au sens étroit et littéral. Il ne se trompait pas si l’on considère que Rome, la Rome de César et de Trajan, nous a donné ses coutumes et ses lois et que la civilisation moderne procède de la civilisation romaine. C’est à la place auguste où nous sommes, du haut de la tribune rostrale et dans la curie que fut délibéré le sort de l’univers et conçue la forme dans laquelle les peuples sont encore aujourd’hui contenus. Notre science est fondée sur la science grecque que Rome nous a transmise. Le réveil de la pensée antique au XVe siècle en Italie, au XVIe siècle en France et en Allemagne, fit renaître l’Europe à la science et à la raison. Le proconsul d’Achaïe ne se trompait pas. Rome n’est pas morte puisqu’elle vit en nous. Considérons en quatrième lieu les idées philosophiques de Gallion. Sans doute il n’avait pas une très bonne physique et il n’interprétait pas toujours avec une suffisante précision les phénomènes naturels. Il faisait de la métaphysique comme un Romain ; c’est-à-dire sans finesse. Au fond il n’estimait la philosophie que pour son utilité et s’attachait surtout aux questions morales. En rapportant ses discours, je ne l’ai ni trahi ni flatté. Je l’ai montré sérieux et médiocre, assez bon disciple de Cicéron. Vous avez entendu qu’il conciliait, au moyen des plus pauvres raisonnements, la doctrine stoïcienne avec la religion nationale. On sent que lorsqu’il spécule sur la nature des dieux, il a le souci de rester bon citoyen et honnête fonctionnaire. Mais enfin il pense, il raisonne. L’idée qu’il se fait des forces qui régissent l’univers est, dans son principe, rationnelle et scientifique et, en cela, conforme à celle que nous nous en formons nous-mêmes. Il raisonne moins bien que son ami, le grec Apollodore. Il ne raisonne pas plus mal que les professeurs de notre Université, qui enseignent la philosophie indépendante et le spiritualisme chrétien. Par la liberté de l’esprit, par la fermeté de l’intelligence, il semble notre contemporain. Sa pensée se tourne naturellement dans la direction que l’esprit humain suit à cette heure. Ne disons donc pas qu’il méconnaissait l’avenir intellectuel de l’humanité.

Quant à saint Paul, il annonçait l’avenir, personne n’en doute. Pourtant il s’attendait à voir de ses yeux le monde finir, et toutes les choses existantes abîmées dans les flammes. Cette conflagration de l’univers que Gallion et les stoïciens prévoyaient dans un avenir si lointain, qu’ils n’en annonçaient pas moins l’éternité de l’Empire, Paul la croyait toute proche et se préparait à ce grand jour. En cela il se trompait et cette erreur est plus grosse à elle seule, vous en conviendrez, que toutes les erreurs réunies de Gallion et de ses amis. Ce qui est plus grave encore, c’est que Paul n’appuyait cette extraordinaire croyance sur aucune observation, sur aucun raisonnement. Il ignorait et méprisait la science. Il se livrait aux plus basses pratiques de la thaumaturgie et de la glossolalie, il n’avait de culture d’aucune sorte. En réalité, sur l’avenir comme sur le présent et sur le passé, le proconsul n’avait rien à apprendre de l’apôtre, rien qu’un nom. Il aurait su que Paul était de la religion du Christ qu’il n’en aurait pas été pour cela mieux instruit de l’avenir du christianisme qui devait en peu d’années se dégager à peu près entièrement des idées de Paul et des premiers hommes apostoliques. En sorte que, si l’on ne s’arrête pas à des textes liturgiques, dépouillés de leur sens primitif, et aux constructions purement verbales des théologiens, on s’apercevra que saint Paul prévoyait moins bien l’avenir que Gallion et l’on supposera que l’apôtre, s’il revenait aujourd’hui à Rome, y éprouverait plus de surprise que le proconsul.

Saint Paul, dans la Rome moderne, ne se reconnaîtrait pas plus sur la colonne de Marc Aurèle, qu’il ne reconnaîtrait sur la colonne Trajane son vieil ennemi Kephas. Le dôme de Saint Pierre, les stances du Vatican, la splendeur des églises et la pompe papale, tout offusquerait ses yeux clignotants. A Londres, à Paris, à Genève, il chercherait en vain des disciples. Il ne comprendrait ni les catholiques ni les réformés qui citent à l’envi ses épitres vraies ou supposées. Il ne comprendrait pas mieux les esprits affranchis de tout dogme, qui fondent leur opinion sur les deux forces qu’il méprisait et haïssait le plus : la science et la raison. En voyant que le fils de l’homme n’est pas venu, il déchirerait ses vêtements et se couvrirait de cendre.

Hippolyte Dufresne intervint :

— Sans doute, dit-il, saint Paul à Paris ou à Rome serait comme un hibou au soleil. Il ne s’y trouverait pas plus en état de communiquer avec les Européens cultivés qu’un Bédouin du désert. Il ne se reconnaîtrait pas chez un évêque et il n’y serait pas reconnu. Descendu chez un pasteur suisse, nourri de ses écrits, il le surprendrait par la rudesse primitive de son christianisme. C’est vrai. Mais songez que c’était un sémite, étranger à la pensée latine, au génie des Germains et des Saxons, étranger aux races dont sortirent ces théologiens, qui, à force de faux sens, de contresens et de non-sens, ont trouvé un sens à ses épîtres falsifiées. Vous le concevez dans un monde qui n’était pas le sien, qui ne peut en aucun cas devenir le sien, et cette imagination absurde fait naître tout à coup une multitude d’images incongrues. On voit, par exemple, ce tapissier nomade dans le carrosse d’un cardinal et l’on s’amuse de la figure que feront deux êtres humains d’un caractère aussi opposé. Si vous ressuscitez saint Paul, ayez le bon goût de le replacer dans sa race et dans son pays, chez les sémites d’Orient, qui n’ont pas beaucoup changé depuis vingt siècles et pour qui la Bible et le Talmud contiennent toute la science humaine. Plantez-le parmi les Juifs de Damas ou de Jérusalem. Conduisez-le à la synagogue. Il y entendra sans surprise les enseignements de son maître Gamaliel. Il discutera avec les rabbins, tissera des poils de chèvre, vivra de dattes et d’un peu de riz, observera fidèlement la loi et tout à coup entreprendra de la détruire. Il sera persécuteur et persécuté, bourreau et martyr avec une égale ardeur. Les Juifs de la synagogue procéderont à son excommunication en soufflant dans un cornet à bouquin et en versant goutte à goutte la cire des cierges noirs dans une cuve de sang. Il supportera avec fermeté cette horrible cérémonie et exercera, dans une vie pénible et sans cesse menacée, l’énergie d’une âme intraitable. Cette fois, il ne sera connu probablement que d’un petit nombre de Juifs ignares et sordides. Mais ce sera Paul encore et Paul tout entier.

— C’est possible, dit Joséphin Leclerc. Mais vous m’accorderez bien que saint Paul fut un des principaux fondateurs du christianisme, et qu’il aurait pu fournir à Gallion quelques indications précieuses sur le grand mouvement religieux que le proconsul ignorait totalement.

— Qui fait une religion ne sait pas ce qu’il fait, répliqua Langelier. J’en dirai presque autant de ceux qui fondent les grandes institutions humaines, ordres monastiques, compagnies d’assurances, garde nationale, banques, trusts, syndicats, académies et conservatoires, sociétés de gymnastique, soupes et conférences. Ces établissements, d’ordinaire, ne correspondent pas longtemps aux intentions de leurs fondateurs, et il arrive parfois qu’ils y deviennent tout à fait opposés. Encore y peut-on reconnaître, après de longues années, quelques indices de leur destination première. Quant aux religions, tout au moins chez les peuples dont la vie est agitée et la pensée mobile, elles se transforment sans cesse et si complètement, au gré des sentiments et des intérêts de leurs fidèles et de leurs ministres, qu’au bout de peu d’années elles ne gardent rien de l’esprit qui les créa. Les dieux changent plus que les hommes, parce qu’ils ont une forme moins précise et qu’ils durent plus longtemps. Il y en a qui s’améliorent en vieillissant ; d’autres se gâtent avec l’âge. En moins d’un siècle, un dieu devient méconnaissable. Celui des chrétiens s’est transformé plus complètement peut-être qu’aucun autre. Cela tient, sans doute, à ce qu’il a appartenu successivement à des civilisations et à des races très diverses, aux Latins, aux Grecs, aux Barbares, à toutes les nations formées sur les débris de l’Empire romain. Certes, il y a loin du roide Apollon de Dédale à l’Apollon classique du Belvédère. Il y a plus loin encore du Christ éphèbe des Catacombes au Christ ascétique de nos cathédrales. Ce personnage de la mythologie chrétienne surprend par le nombre et la diversité de ses métamorphoses. Au Christ flamboyant de saint Paul succède, dès le IIe siècle, le Christ des synoptiques, Juif pauvre, vaguement communiste, qui presque aussitôt devient, avec le quatrième évangile, une sorte de jeune alexandrin, disciple très faible des gnostiques. Et plus tard, à ne considérer que les Christs romains et pour ne s’arrêter qu’aux plus célèbres, on eut le Christ dominateur de Grégoire VII, le Christ sanguinaire de saint Dominique, le Christ chef de bandes de Jules II, le Christ athée et artiste de Léon X, le Christ fade et louche des Jésuites, le Christ protecteur de l’usine, défenseur du capital et adversaire du socialisme, qui fleurit sous le pontificat de Léon XIII et qui règne encore. Tous ces Christs, qui n’ont entre eux de commun que le nom, saint Paul ne les prévoyait pas. Au fond il n’en savait pas plus que Gallion sur le dieu futur.

— Vous exagérez, dit M. Goubin, qui n’aimait l’exagération en aucun sens.

Giacomo Boni, qui vénère les livres sacrés de tous les peuples, fit observer alors que le tort de Gallion, que le tort des philosophes et des historiens romains, fut d’ignorer les livres sacrés des Juifs.

— Mieux instruits, dit-il, les Romains n’auraient pas gardé d’injustes préventions contre la religion d’Israël ; et, comme dit votre Renan, dans ces questions qui intéressaient l’humanité entière, un peu de bon vouloir et une meilleure information auraient peut-être évité de terribles malentendus. Il ne manquait pas de Juifs instruits, comme Philon, pour expliquer la loi de Moïse aux Romains, si ceux-ci avaient eu l’esprit plus large et un plus juste pressentiment de l’avenir. Les Romains ressentaient devant la pensée asiatique du dégoût et de l’effroi. S’ils avaient raison de la craindre, ils avaient tort de la mépriser. C’est une grande sottise que de mépriser un danger. En traitant d’imaginations criminelles et d’impiétés populaires les religions syriennes, Gallion manqua de clairvoyance.

— Et comment les Juifs hellénisants eussent-ils instruit les Romains de ce qu’ils ignoraient eux-mêmes ? demanda Langelier. Comment un Philon si honnête, si savant mais si borné, leur eût-il révélé la pensée obscure, confuse et féconde d’Israël qu’il ne connaissait pas lui-même ? Qu’aurait-il appris à Gallion touchant la foi des Juifs, sinon des niaiseries littéraires ? Il lui aurait exposé que la doctrine de Moïse est conforme à la philosophie de Platon. Alors comme toujours, les hommes cultivés n’avaient aucune idée de ce qui se passait dans l’esprit des multitudes. C’est toujours à l’insu des lettrés que les foules ignorantes créent des dieux.

Un des faits les plus étranges et les plus considérables de l’histoire, c’est la conquête du monde par le dieu d’une peuplade syrienne, c’est la victoire d’Iaveh sur tous les dieux de Rome, de la Grèce, de l’Asie et de l’Égypte. Jésus ne fut en somme qu’un nabi et le dernier des prophètes d’Israël. On ne sait rien de lui. Nous ne connaissons ni sa vie ni sa mort, car les évangélistes ne sont nullement des biographes. Et les idées morales qui ont été mises sous son nom proviennent en réalité de la foule des illuminés qui prophétisaient au temps des Hérodes.

Ce qu’on appelle le triomphe du christianisme est plus exactement le triomphe du judaïsme, et c’est Israël a qui échut le singulier privilège de donner un dieu au monde. Il faut reconnaître que Iaveh méritait, à bien des égards, son élévation subite. C’était, quand il parvint à l’empire, le meilleur des dieux. Il avait bien mal commencé. On peut dire de lui que les historiens disent d’Auguste, qu’il s’adoucit avec l’àge. A l’époque où les Israélites s’établirent dans la terre promise, Iaveh était stupide, féroce, ignare, cruel, grossier, mal embouché, le plus bête et le plus méchant des dieux. Mais sous l’influence des prophètes il changea du tout au tout. Il cessa d’être conservateur et formaliste et se convertit aux idées pacifiques, aux rêves de justice. Son peuple était misérable. Il ressentit une pitié profonde pour tous les misérables. Et, bien qu’au fond il restât très Juif et très patriote, en devenant révolutionnaire il devint forcément international. Il se constitua le défenseur des humbles et des opprimés. Il eut une de ces pensées simples par lesquelles on se concilie le monde. Il annonça le bonheur universel, l’avènement d’un messie bienfaisant et pacificateur. Son prophète Isaïe lui souffla sur cet admirable thème des paroles d’une poésie délicieuse et d’une douceur invincible : « La maison d’Iaveh sera établie sur le sommet des montagnes et s’élèvera par-dessus les collines. Alors toutes les nations s’y rendront, les peuples innombrables la visiteront, disant : « Montons à la montagne d’Iaveh, à la maison du Dieu de Jacob, afin qu’il nous enseigne ses voies et que nous marchions dans ses sentiers. Car de Sion sortira la loi et de Jérusalem la parole d’Iaveh. Il jugera entre les nations ; il jugera entre les peuples innombrables. De leurs épées ils forgeront des hoyaux et de leurs lances des faucilles. Alors le loup habitera avec l’agneau. Le lionceau et les brebis seront ensemble et un petit enfant les conduira… » Dans l’Empire romain, le dieu des Juifs travaillait à la conquête des classes laborieuses et à la révolution sociale. Il s’adressait aux malheureux. Or, au temps de Tibère et de Claude, il y avait dans l’Empire infiniment plus de malheureux que d’heureux. Il y avait des multitudes d’esclaves. Un seul homme en possédait jusqu’à dix mille. Ces esclaves étaient pour la plupart tout à fait misérables. Ni Jupiter ni Junon ni les Dioscures ne s’occupaient d’eux. Les dieux latins ne les plaignaient pas. C’étaient les dieux de leurs maîtres. Quand un dieu vint de Judée, qui écoutait les plaintes des humbles, les humbles l’adorèrent. Ainsi la religion d’Israël devint la religion du monde romain. Voilà ce que ni saint Paul ni Philon ne pouvaient expliquer au proconsul d’Achaïe, parce qu’ils ne le voyaient pas clairement. Et voilà ce que Gallion ne pouvait découvrir. Cependant il sentait que le règne de Jupiter était près de finir et il annonçait l’avénement d’un dieu meilleur. Par amour des antiquités nationales, il prenait ce dieu dans l’Olympe gréco-latin ; et il le choisissait du sang de Jupiter, par sentiment aristocratique. C’est de la sorte qu’il désigna Hercule au lieu de Iaveh.

— Pour le coup, dit Joséphin Leclerc, vous avouerez que Gallion se trompait.

— Moins que vous ne croyez, répondit Langelier en souriant. Iaveh ou Hercule, il n’importait guère. Croyez-le bien : le fils d’Alcmène n’aurait pas gouverné le monde autrement que le père de Jésus. Tout olympien qu’il était, il lui aurait bien fallu devenir le dieu des esclaves et prendre l’esprit religieux des temps nouveaux. Les dieux se conforment exactement aux sentiments de leurs adorateurs : ils ont des raisons pour cela. Et faites-y attention. L’esprit qui favorisa l’avènement à Rome du dieu d’Israël n’était pas seulement l’esprit populaire, c’était aussi celui des philosophes. Ils étaient alors prévue tous stoïciens et croyaient à un dieu unique, auquel avait travaillé Platon et qui ne se rattachait par aucun lien de famille ni d’amitié aux dieux à forme humaine de la Grèce et de Rome. Ce dieu, par son infinité, ressemblait au dieu des Juifs. Sénèque et Épictète qui le vénéraient eussent été les premiers surpris de la ressemblance si on les avait mis en état de faire la comparaison. Pourtant ils avaient beaucoup contribué eux-mêmes à rendre acceptable l’austère monothéisme des judéo-chrétiens. Il y avait loin sans doute de la fierté stoïque à l’humilité chrétienne, mais la morale de Sénèque, par sa tristesse et son mépris de la nature, préparait la morale évangélique. Les stoïciens étaient brouillés avec la vie et la beauté ; cette rupture, que l’on attribua au christianisme, fut commencée par les philosophes. Deux siècles plus tard, à l’époque de Constantin, les païens et les chrétiens auront, autant dire, une même morale, une même philosophie. L’empereur Julien, qui rétablit la vieille religion de l’Empire abolie par Constantin l’Apostat, passe avec raison pour un adversaire du Galiléen. Et, quand on lit les petits traités de Julien, on est frappé de la quantité d’idées que cet ennemi des chrétiens possède en commun avec eux. Comme eux il est monothéiste ; comme eux il croit aux mérites de l’abstinence, du jeûne et des mortifications ; comme eux il méprise les plaisirs charnels et pense se rendre agréable aux dieux en ne s’approchant point des femmes ; enfin il pousse le sentiment chrétien jusqu’à se féliciter d’avoir la barbe sale et les ongles noirs. L’empereur Julien avait, à bien peu de chose près, le même morale que saint Grégoire de Nazianze. Rien à cela que de naturel et d’ordinaire. Les transformations des mœurs et des idées ne sont jamais soudaines. Les plus grands changements de la vie sociale se produisent insensiblement et ne se voient qu’à distance. Ceux qui les traversent ne les soupçonnent pas. Le christianisme ne s’établit que lorsque l’état des mœurs s’accommoda de lui et que lui-même s’accommoda de l’étât des mœurs. Il ne put se substituer au paganisme qu’au moment où le paganisme vint à lui ressembler et où il vint à ressembler au paganisme.

— Mettons, dit Joséphin Leclerc, que ni saint Paul ni Gallion ne lurent dans l’avenir. Personne n’y lit. N’est-ce pas un de vos amis qui a dit : « L’avenir est caché même à ceux qui le font. »

— Notre connaissance de ce qui sera, reprit Langelier, est en raison de notre connaissance de ce qui est et de ce qui fut. La science est prophétique. Plus une science est exacte, plus on en peut tirer d’exactes prophéties. Les mathématiques, à qui seules appartient l’entière exactitude, communiquent une partie de leur précision aux sciences qui procèdent d’elles. Aussi fait-on par le moyen de l’astronomie mathématique et de la chimie des prédictions certaines. Vous pouvez calculer les éclipses pour des millions d’années sans craindre que vos calculs soient trouvés faux, tant que le soleil, la lune et la terre seront dans les mêmes rapports de masse et de distance. Vous pouvez de même prévoir que ces rapports changeront dans un avenir très lointain. Car on fonde sur la mécanique céleste cette prophétie encore, que l’astre aux cornes d’argent ne tracera pas éternellement le même cercle autour de notre globe et que des causes qui agissent actuellement, à force de se répéter, changeront son cours. Vous pouvez annoncer que le soleil s’assombrira et n’élèvera plus au-dessus de nos océans glacés qu’un globe rétréci. A moins qu’il ne lui soit venu, d’ici là, de nouveaux aliments : ce qui est bien possible, car il est capable d’attraper des essaims d’astéroïdes comme l’araignée des mouches. Vous pouvez annoncer pourtant qu’il s’éteindra et que les figures disloquées des constellations s’effaceront point par point dans l’espace noir. Mais qu’est-ce que la mort d’une étoile ? L’évanouissement d’une étincelle. Que tous les astres du ciel s’éteignent comme se sèchent les herbes de la prairie, qu’importe à la vie universelle, tant que les éléments infiniment petits qui les composent auront gardé en eux la puissance qui fait et défait les mondes ! Vous pouvez prédire une fin plus complète de l’univers, la fin de l’atome, la dissociation des derniers éléments de la matière, les temps où le protyle, le brouillard sans forme, aura reconquis sur la ruine de toutes choses son empire illimité. Et ce ne sera là qu’un temps dans la respiration de Dieu. Tout recommencera.

Les mondes renaîtront. Ils renaîtront pour mourir. La vie et la mort se succéderont éternellement. Dans l’infini de l’espace et du temps se réaliseront toutes les combinaisons possibles et nous nous retrouverons de nouveau assis au flanc du Forum ruiné. Mais puisque nous ne saurons pas que c’est nous, ce ne sera pas nous.

M. Goubin essuya les verres de son lorgnon.

— Ce sont là, dit-il, des idées désespérantes.

— Qu’espérez-vous donc, monsieur Goubin, demanda Nicole Langelier, et que vous faut-il pour combler vos désirs ? Prétendez-vous donc garder de vous-même et du monde une conscience éternelle ? Pourquoi voulez-vous toujours vous rappeler que vous êtes monsieur Goubin ? Je ne vous le cache pas : l’univers actuel, qui n’est pas près de finir, ne semble pas propre à vous satisfaire à cet égard. Ne comptez pas non plus sur les suivants qui seront sans doute du même genre. Pourtant ne perdez pas tout espoir. Il est possible qu’après une succession indéfinie d’univers, vous renaissiez, monsieur Goubin, avec le souvenir de vos existences antérieures. Renan disait que c’était une chance à courir et qu’en tout cas, si tard qu’elle vînt, elle ne se ferait pas attendre. Les successions d’univers s’accompliront pour nous en moins d’une seconde. Le temps ne dure point aux morts.

— Connaissez-vous, demanda Hippolyte Dufresne, les rêveries astronomiques de Blanqui ? Le vieux Blanqui, prisonnier au Mont-Saint-Michel, ne voyait qu’un peu de ciel par sa fenêtre bouchée, et n’avait de voisins que les astres. Il en devint astronome et fonda sur l’unité de la matière et des lois qui la gouvernent une étrange théorie de l’identité des mondes. J’ai lu un mémoire d’une soixantaine de pages où il expose que la forme et la vie se développent exactement de la même manière dans un grand nombre de mondes. Selon lui, une multitude de soleils, tout semblables au nôtre, ont éclairé, éclairent ou éclaireront des planètes toutes semblables aux planètes de notre système. Il est, il fut, il sera à l’infini des Vénus, des Mars, des Saturnes, des Jupiters tout semblables à notre Saturne, à notre Mars, à notre Vénus, des terres toutes semblables à notre terre. Ces terres produisent exactement ce que produit notre terre, et portent des plantes, des animaux, des hommes entièrement pareils aux plantes, aux animaux, aux hommes terrestres. L’évolution de la vie y est identique à l’évolution de la vie sur notre globe. En conséquence, pensait le vieux prisonnier, il est, il fut, il sera, par l’espace, des myriades de Monts-Saint-Michel, contenant chacun un Blanqui.

— Nous ne savons pas grand’chose des mondes dont les soleils brillent sur nos nuits, reprit Langelier. Nous voyons pourtant que, soumis aux mêmes lois mécaniques et chimiques, ils diffèrent du nôtre et diffèrent entre eux d’étendue et de forme et que les substances qui s’y brûlent ne sont pas réparties entre tous dans les mêmes proportions. Ces différences en doivent produire une infinité d’autres que nous ne soupçonnons pas. Il suffit d’un caillou pour changer le sort d’un empire. Mais qui sait ? Peut-être, monsieur Goubin, multiple et disséminé dans des myriades de mondes, essuya, essuie, essuiera éternellement et infiniment les verres de son lorgnon.

Joséphin Leclerc ne laissa pas ses amis s’étendre davantage en rêveries astronomiques.

— Je trouve, comme monsieur Goubin, dit-il, que tout cela serait désolant, si ce n’était trop loin de nous pour nous toucher. Ce qui nous intéresse vivement, ce que nous serions curieux de connaître, c’est le sort de ceux qui viendront tout de suite après nous en ce monde.

— Sans doute, dit Langelier, la succession des univers ne nous inspire qu’un morne étonnement. Nous embrasserions d’un regard plus fraternel et plus ami l’avenir de la civilisation et la destinée prochaine de nos semblables. Plus l’avenir est prochain, plus nous en sommes émus. Par malheur, les sciences morales et politiques sont inexactes et pleines d’incertitude. De l’évolution humaine elles connaissent mal les développements déjà accomplis, et ne peuvent donc pas nous instruire très sûrement des développements qui restent à accomplir. N’ayant guère de mémoire, elles n’ont guère de pressentiment. C’est pourquoi les esprits scientifiques éprouvent une insurmontable répugnance à tenter des recherches dont ils savent la vanité, et ils n’osent pas même avouer une curiosité qu’ils n’espèrent point satisfaire. On se propose volontiers de rechercher ce qui serait si les hommes devenaient plus sages. Platon, Thomas Morus, Campanella, Fénelon, Cabet, Paul Adam reconstruisent leur propre cité en Atlantide, dans l’Ile des Utopiens, dans le Soleil, à Salente, en Icarie, en Malaisie, et ils y établissent une police abstraite. D’autres, comme le philosophe Sébastien Mercier et le socialiste-poète William Morris, pénètrent dans un lointain avenir. Mais ils avaient emporté leur morale avec eux. Ils découvrent une nouvelle Atlantide et c’est la cité du rêve qu’ils y bâtissent harmonieusement. Citerai-je encore Maurice Spronck ? Il nous montre la République française conquise, en l’an 230 de sa fondation, par les Marocains. Mais c’est pour nous induire à livrer le gouvernement aux conservateurs, qu’il juge seuls capables de conjurer un tel désastre. Cependant Camille Mauclair, plus confiant en l’humanité future, lit dans l’avenir la défense victorieuse de l’Europe socialiste contre l’Asie musulmane. Daniel Halévy ne craint pas les Marocains. Avec plus de raison, il craint les Russes. Il raconte, dans son Histoire de quatre ans, la fondation, en 2001, des États-Unis d’Europe. Mais il veut surtout nous montrer que l’équilibre moral des peuples est instable et qu’il suffit peut-être d’une facilité introduite tout à coup dans les conditions de l’existence pour déchaîner sur une multitude d’hommes les pires fléaux et les plus cruelles misères.

Ils sont rares ceux qui ont cherché à connaître l’avenir par curiosité pure, sans intention morale ni desseins optimistes. Je ne connais que H.-G. Wells qui, voyageant dans les âges futurs, ait découvert à l’humanité une fin qu’il ne lui souhaitait pas, selon toute apparence ; car c’est une dure solution des questions sociales, que l’établissement d’un prolétariat anthropophage et d’une aristocratie comestible. Et tel est le sort que H.-G. Wells assigne à nos derniers neveux. Tous les autres prophètes dont j’ai connaissance se bornent à confier aux siècles futurs la réalisation de leurs rêves. Ils ne nous découvrent pas l’avenir, ils le conjurent.

La vérité est que les hommes ne regardent pas si loin devant eux sans effroi. Beaucoup estiment qu’une telle investigation n’est pas seulement inutile, qu’elle est mauvaise ; et ceux qui croient le plus facilement qu’on découvre les choses futures sont ceux qui craindraient le plus de les découvrir. Il y a sans doute à cette crainte des raisons profondes. Toutes les morales, toutes les religions apportent une révélation de la destinée humaine. Qu’ils se l’avouent ou se le cachent à eux-mêmes, les hommes, pour la plupart, craindraient de vérifier ces révélations augustes et de découvrir le néant de leurs espérances. Ils sont accoutumés à supporter l’idée des mœurs les plus différentes des leurs quand ces mœurs sont plongées dans le passé. Ils se félicitent alors des progrès de la morale. Mais, comme leur morale est réglée en somme sur leurs mœurs ou du moins sur ce qu’ils en laissent voir, ils n’osent s’avouer que la morale, qui jusqu’à eux a changé sans cesse avec les mœurs, changera encore après eux et que les hommes futurs pourront se faire une idée tout autre que la leur de ce qui est permis et de ce qui n’est pas permis. Il leur en coûterait de reconnaître qu’ils n’ont que des vertus transitoires et des dieux caducs. Et, bien que le passé leur montre des droits et des devoirs sans cesse changeants et mouvants, ils se croiraient dupes s’ils prévoyaient que l’humanité future se ferait d’autres droits, d’autres devoirs et d’autres dieux. Enfin, ils ont peur de se déshonorer aux yeux de leurs contemporains en assumant cette horrible immoralité qu’est la morale future. Ce sont là des empêchements à rechercher l’avenir. Voyez Gallion et ses amis ; ils n’auraient pas osé prévoir l’égalité des classes dans le mariage, la suppression de l’esclavage, les défaites des légions, la chute de l’Empire, la fin de Rome, ni même la mort des dieux auxquels ils ne croyaient plus guère.

— C’est possible, dit Joséphin Leclerc, mais allons dîner.

Et, laissant le Forum que la lune baignait de sa clarté tranquille, ils gagnèrent, par les rues populeuses de la ville, un cabaret modique et renommé de la via Condotti.