Émile-Paul frères (p. 171-184).


Sur l’autre bord de la terre


Verte et noire au soleil, de jade et de laque, la colline de Yoko-Hama trempe dans la mer bleue du Japon. Voici deux ans, jour pour jour, Jean Talbot blessé, couché sur la terrasse de l’hôpital français, respirait l’air du matin, reprenant vie.

Il a failli mourir. Sortant du Pé-Tchi-Li, dans une manœuvre à bord, le câble d’un monte-charges s’est rompu : la masse qui signe l’arrêt, le sceau de l’ascenseur est tombé sur lui ; elle lui a brisé l’épaule ; tout le côté droit du corps déchiré, l’engin a même frappé la tête : une ligne de plus, et déjà c’en était fait. Où quelques-uns de ses marins auraient pu laisser la vie, Jean Talbot, ayant vu le danger, a été seul au devant. Nul ne l’a dit, parce qu’il a lui-même dédaigné de le dire. On ne l’a su que plus tard. Et d’ailleurs, il n’en a pas eu la récompense que tout autre aurait reçue.

Déchiré de dix plaies, en proie à la fièvre et au délire, il a passé dix-sept jours sur le cadre de la cabine, dans un bateau de fer, qui vibre en marche comme un gong. Aigre grabat pour un blessé : trop court pour qu’il pût s’étendre de son long ; trop étroit pour s’y remuer. Pansé à la hâte, tant bien que mal, étouffant dans une cellule d’acier, les rêves du délire roulant au milieu du bruit militaire, de l’hélice battante, des sifflets ; nuit et jour, sur la tête, le tumulte des pas et des armes ; à la porte, là, dans le couloir et comme à son oreille, les appels, le va et vient des matelots, le tintement métallique des outils et de toute la carapace, le ronflement de la machine et le grincement des chaînes ; dix-sept jours sur la mer orageuse, qui joue à la balle avec le bateau de guerre et le blessé à bord. Mais il n’a pas eu une plainte. À Kobé, dans la fièvre même, il n’a pensé qu’au frère, là-bas, innocent de cette douleur encore ; il en a pressenti les angoisses, si la lettre attendue n’arrivait pas au jour dit ; et, dans une demi-hallucination, un demi-évanouissement, il a trouvé la force d’écrire : un seul mot, au crayon, où il s’excuse presque de négligence, où il ne révèle par rien le péril couru, ni le mal souffert. Tel a été son courage. Il n’a rien avoué de son état qu’un mois plus tard, quand il a pu parler de sa blessure, comme d’un accident fâcheux, sans importance. Pourtant, il souffre par tout le corps : l’atrophie musculaire, les crises de sciatique tourmentent dans ses membres blessés ce jeune homme d’une énergie que le repos excède, d’une force nerveuse que l’inaction met à bout. Mais sa bravoure est invincible : quand le bon médecin de la maison de France lui refuse le baume de la morphine, il se résigne. Il se domine toujours. Il a vu la mort de bien près ; il n’y a pas cru ; il garde à la vie une foi merveilleuse, aussi bonne que lui, infiniment meilleure qu’elle. Menacé de périr enfin, ce n’est pas à lui qu’il pense, mais à ce frère qui l’attend, qui n’a su le danger qu’au moment où il n’était plus à craindre, et qui pourtant doit vivre, depuis, dans une anxiété mortelle. L’inquiétude a la durée de l’absence.


Que ce Japon est beau… Que la vie est belle… Jean Talbot repose ses yeux sur la colline. Les arbres, ici, se sentent aimés : ils font fête aux regards. Les cryptomères noirs portent le ciel comme une tente d’azur. Les cerfs-volants y font des fleurs qui se balancent ; et si l’air est un autre océan, ils en sont les étoiles et les méduses. Les maisons en bambou frêle, les toitures de tuiles noires bordées de blanc, les murs en feuilles blanches de paravent, le soleil vermeil et la mer de cobalt splendide, dans sa nonchalance cruelle : quel paradis étrange, éclatant et puéril… Une fumée spirale monte dans le ciel et se dissout en flocons jaunes : l’appel d’une sirène, qui beugle comme une vache à la porte de l’enclos, c’est un paquebot qui sort de la rade, en route pour l’Europe peut-être… Jean Talbot suit, dans un demi rêve, les bruits familiers de la mer : sans voir le soleil, il compte les temps de sa course. L’heure va jaunir où l’œil de feu se tiendra suspendu sur la colline boisée… Un bateau, d’un cri strident, siffle : il entre… d’où vient-il ; quel port ? quel pays ?

Sur sa terrasse, Jean Talbot attend la guérison. Un vieillard gigantesque, que guide un enfant rieur, vient à lui. Il est presque nu ; il montre un torse magnifique, aux muscles pleins qui roulent sous la peau, comme de trop beaux fruits veulent jaillir de la gaine mûre. Ce géant n’a pas les gestes mignards des petits Japonais, ni leur pas d’insecte qui sautille. Tout en lui est large, haut et grave ; il tient le front levé vers le soleil, et s’avance sans hâte. Il est aveugle ; il est calme et secourable. Il sourit à Jean Talbot qui le salue d’un mot amical et plaisant, comme il en abonde dans la langue polie de l’Orient jaune. Le vieillard se penche sur le blessé ; il le dépouille et, d’un pouce puissant, comme le sculpteur modèle la terre, il manie l’argile souffrante, le corps de l’homme. Il masse son malade avec un soin, un art, une force lente et sûre, une constance enfin inconnus partout ailleurs qu’aux îles du Soleil Levant. Il chante sur un mode bas et lent, tandis qu’il fait son office ; et le petit garçon, son guide, l’accompagne d’un fifre aigu et plaintif. Si c’était un mage en relations avec les esprits, ou un grand prêtre de Nikkô qui fît une incantation, ce vieillard ne serait pas plus solennel ni plus vénérable. Aux mains du masseur aveugle, Jean Talbot sent toute sa faiblesse ; mais sa chair douloureuse se détend et fibre à fibre se délasse. Il parle à cet étrange aïeul, géant aveugle et glabre, pareil aux mires des légendes, et qui semble sortir d’un temple perdu au fond de la forêt des âges. L’aveugle sourit et répond à voix basse, sans cesser de pétrir les muscles malades. Il réplique avec courtoisie aux quelques mots que Jean Talbot sait lui dire dans sa langue ; il se prête à relever les fautes que l’étranger doit commettre contre les termes et l’accent. Cependant, Jean Talbot flatte, de la main, le dos et les épaules larges du vieux courbé sur son lit. Et quand le secourable aveugle, s’en allant, lui dit : « Toi, du moins, tu n’es pas un barbare », le blessé respire avec plus de plaisir l’air de la belle colline où il se guérit.


Le soleil est haut encore. Le paysage brille. Le ciel est vert entre les pins. Jean Talbot pense à son frère.

« Il doit tout savoir, à présent. Quel souci a dû être le sien ? Quel il doit être, jusqu’à mon retour ?… Mais quoi ?… » Il sourit. « Je suis sauvé. Il ne me reverra que guéri. Ce n’est rien… J’aurais pu mourir : je ne lui dirai jamais. Il s’en doute, je le sais… une telle peine le hantera longtemps : toute absence, désormais, le tiendra dans l’angoisse… Pauvre frère ! Il ne faut pas qu’il sache à quel point j’ai été près de… — N’y pensons plus.

« Quand le reverrai-je ? Quand serai-je de retour en France ? — Dans deux ou trois mois ? Pourvu que ce ne soit pas davantage !… Le temps est long. Le médecin ne veut pas entendre parler de mon départ… » — Le fifre aigu crie au loin, comme un oiseau siffleur qui se plaint. C’est l’aveugle qui passe dans la venelle, avec l’enfant.

« Quand le reverrai-je ? — Dire que j’aurais pu ne pas le revoir… Et lui, alors ? » — Tout son cœur s’élance là-bas, là-bas, sur l’autre bord de la terre, où François Talbot l’attend, et où il veille. Il voit son frère ; il se l’imagine recevant une annonce mortelle ; l’idée de ce désespoir l’émeut dans les profondeurs de l’âme, là où la tendresse porte les racines de la vie, comme la terre au fond d’un lac nourrit une fleur d’eau… Le fifre n’est plus qu’une note fine, comme le cri du pic au plus loin d’un bois…

« Le vieillard est au bas de la colline… Cher frère, quel jour ce sera, celui où je vais te revoir… Ha, s’il était ici… » Il sourit encore. « Il aimerait ce pays… Il aurait voulu noter la mélodie du fifre, douce et plaintive… — Il faudra que je la garde dans ma mémoire, et que je la lui répète de souvenir. Ce Japon est si beau !… Il n’est pas si puéril qu’on veut le dire. Si c’est un jouet, il sort de la main des fées… Poupées, c’est bientôt dit. Je suis content de l’avoir vu… Mais pourtant, pourtant, quand serai-je là-bas ? Rien ne vaut le pays, quand on souffre. On ne se rétablit que sous les yeux de ceux qui nous sont chers et qui nous aiment… ces regards seuls guérissent toute blessure… Ici… Quoi, j’aurais pu y rester ? » — Il frissonne ; et il se dit, en souriant : « L’air se fait plus vif… À la réflexion, j’ai peur, il me semble ? Hé bien, il ne faut pas réfléchir ; il ne faut pas penser. La pensée gâte tout… Et l’action sauve tout. Je dois guérir, et je guérirai. Le salut est là-bas, — la pleine guérison, là où est la tendresse. Cher, cher frère… Combien pourtant sont morts ici, à Tong-Kou, à Formose, partout dans ces pays ! Combien dont j’ai vu les tombes : un nom, que la pluie efface ; il n’en reste qu’une lettre, souvent ; une croix, que la pluie ronge. Et tout est dit… Pauvres gens ! Jeunes comme moi, attendus comme moi, et si loin ! Mourir ainsi, quelle douleur pour eux, quelle douleur pour ceux qui les attendent !… Et tous les matelots, que la mer a pris et qu’elle a gardés ? Que ce sort me soit épargné, pour qu’il soit épargné à un autre. Mais non : jamais je ne finirai de la sorte. Je dois guérir. Plus d’une fois, j’ai été sur le bord du fossé… Je suis fort, je m’en tire toujours… Cher François, cher ami… Je n’y dois pas penser. Il vit pour moi ; je dois vivre pour lui. La vie est si belle !… J’ai été bien près de la fin. » — Il sourit avec une douce joie. « S’il le savait… Que fait-il, maintenant ? Là-bas, c’est la nuit, une heure du matin ou deux. Il se couche, peut-être ; il pense peut-être à moi ; il me cherche, comme je le cherche… »


Une cornette paraît alors ; une femme vient sur la terrasse ; sa figure calme, d’un sourire léger, promet plus que la paix : elle a des lettres à la main.

Des lettres ! Jean Talbot pâlit ; il se soulève sur sa couche, comme s’il ne sentait pas le cri de ses membres. Le buste en avant, il tend le bras, il ouvre les doigts, pareil à un enfant avide. La religieuse s’approche gaiement. — « Donnez, ma sœur, donnez, je vous en prie. Est-ce pour moi ?… » Elle lui remet ces carrés de papier, plus précieux que les étoiles. Il les tient ; il reconnaît l’écriture ; elle replace sous ses yeux la chère main, le cher visage. Il ouvre les plis, tous à la fois. Il ne sait par où commencer, il en prend un ; et, contre lui, il serre les autres. Il entend, à travers la mer et toute l’épaisseur sourde de la terre, ce premier cri que l’angoisse m’avait arraché. Il l’entend, cette fois…

Et alors, lui qui, depuis tant de jours, avait été si stoïque et comme impassible à ses propres craintes, le voilà qui baisse la tête, qui cache ses yeux brillants derrière les lettres, et qui pleure en silence, qui pleure de bonheur, qui pleure si doucement.