Émile-Paul frères (p. 100-106).


Les pierres qui pensent


Ce n’est pas assez des steppes dévastées où je m’avance ; ma route est pavée de silex brûlants. Je marche, parfois, sur un tapis d’épines, le sol est planté de graviers aigus, d’éclats en fers de lance ; et je vais sur des pierres incisives, qui me déchirent les pieds. Plus cruelles que les dents, ces pierres rendent le son de l’intelligence : c’est le pavé de la raison, qui mord la souffrance au passage ; il ne se contente pas de la porter, il faut qu’il la meurtrisse. Solide comme le grès, morne, insensible comme lui.

Comme elles sont fermes sur leurs assises, ces pierres pensantes… Comme elles ont raison avec outrage… Leur charité est du mépris. Mais la souffrance n’y prend pas garde : elle n’y touche que par les pieds, qu’elle traîne sur le chemin, et se les laisse déchirer ; elle ne dédaigne même pas les morsures qui lui sont faites.

Sagesse empestée de ces pierres arrogantes : elles se vantent d’être sans cœur au lieu de s’en féliciter modestement et d’un avantage, que le hasard seul a fait. Entre ces pierres aux pensers insolents, j’en vois de très hautes : mais pas une n’est grande. Elles sont si vaines de leur ombre au soleil, — une ombre sans fraîcheur pour le pèlerin harassé. Point de grandeur, sinon humaine. Ces cailloux n’ont rien d’humain.

On doit ménager son cœur, font-elles ; pourquoi rechercher la souffrance ? à quoi bon cultiver sa douleur ? Où le souvenir ne peut rien, vaut-il pas mieux se réconforter d’oubli ? L’amour trahi, n’est-il pas plus sage de s’aimer ? Enfin, penser à soi, quand on ne saurait plus aux autres, n’est-ce pas le conseil de la raison ? Que sert de pleurer ?


Que sert de vivre, ô pierres ? Tout est irréparable : faute de cœur, votre philosophie l’ignore. Éluder la douleur : de combien de soi-disant héros n’est ce pas le fond ? Sont ce donc de si grands héros, les jeunes chiens ? Ils fuient les coups ; ils font fête à la pâtée ; ils n’ont pas fini de goûter au bâton qu’ils aboient gaîment au plat de soupe : pourquoi ne pas les vanter d’être au dessus de la douleur, et d’élever au ciel un chant de joie ? Que de poètes illustres qui sont chiens en cela.

Pessimiste, — optimiste : ce n’est même pas une question d’âge ; tel est optimiste à vingt ans, que le voisinage de la mort, à cinquante, ne rend pas pessimiste. Non : ce n’est pas même le tempérament, puisqu’il en est de toutes complexions. Mais il s’agit d’éluder la douleur, ou de ne s’y refuser pas. Ce n’est point par goût que j’accepte de souffrir ; si je ne fuis pas la douleur, tant s’en faut que je la recherche. Je la crains plus que vous ; car je la connais plus que vous. Mais je l’accepte, parce que j’aime. Qui aime, et sait ce que c’est, ne doute pas qu’il souffre.

En vivant, j’ai appris que la plupart des hommes n’aime ni ne vit. La vie, partout, s’entretient de vains essais à vivre. Dans cette masse confuse de matière sous-marine, où l’on surprend les premiers mouvements, je ne reconnais pas qu’une amibe en train de se nourrir : j’y distingue les convulsions de la vie qui se cherche, et de grade en grade prétend s’élever au pouvoir de souffrir. Tant d’efforts à fuir la souffrance ne tendent qu’à ne plus éluder la souffrance. C’est là seulement que la vie se connaît et se possède. Là, elle se hait, peut-être, aussi. Les degrés innombrables en tous sens mènent à cette terrasse : de là haut, la vie se contemple jusqu’au fond dormant de la mer. Quand la vie se possède, elle doit abdiquer. Possession de soi, — dépossession éternelle. Ce splendide empire, je le parcours des yeux ; il s’étend devant ma vue, dans la station que je fais, ce soir, sur la plus haute terrasse : c’est l’excès de la souffrance. Voilà pourquoi je pleure, ô sèches pierres, vous qui pensez. Et je pleure aussi sur vous.

Je ne puis donc l’éluder, et je ne saurais dire que j’en fasse choix : j’y suis forcé. Comme une heure de soleil au mourant d’un naufrage, qu’un dieu me fasse le don de la joie, s’il peut m’être fait ; mais je ne puis me le faire. Je dois aller à ce comble de souffrance, que j’ai prévu et que je n’ai pas choisi. C’est le propre mouvement de ma vie, la marche où elle est contrainte. Je n’y cours pas, comme celui qui, croyant à son bonheur, se hâte ; et, si je le dis, je mens. J’y vais, parce que je le dois.

N’éludez pas la souffrance, c’est le plus haut devoir et le seul. Aux échelons mêmes de la joie, la vie abusée ne cherche des forces que pour monter jusque-là. Pierres pensantes, esprits sans avenir, qui ne quittent pas leurs degrés. S’ils n’y sont pas, ils viendront où je suis. Car ils ne sont où ils sont, que pour être un jour où je suis.