Sur l’incendie d’Altona/Édition Garnier


AUX AUTEURS
DE LA BIBLIOTHÈQUE RAISONNÉE
SUR
L’INCENDIE D’ALTENA[1]
(1732)

L’extrême difficulté que nous avons en France de faire venir les livres de Hollande est cause que je n’ai vu que tard le neuvième tome de la Bibliothèque raisonnée ; et je dirai en passant que, si le reste de ce journal répond à ce que j’en ai parcouru, les gens de lettres sont à plaindre en France de ne pas le connaître.

À la page 449 de ce neuvième tome, seconde partie, j’ai trouvé une lettre contre moi, par laquelle on me reproche d’avoir calomnié la ville de Hambourg dans l’Histoire de Charles XII.

Depuis quelques jours, un Hambourgeois, homme de lettres et de mérite, nommé M. Richey, m’ayant fait l’honneur de me venir voir, m’a renouvelé ces plaintes au nom de ses compatriotes.

Voici le fait, et voici ce que je suis obligé de déclarer.

Dans le fort de cette guerre malheureuse qui a ravagé le Nord, les comtes de Stenbock et de Volling, généraux du roi de Suède, prirent en 1713, dans la ville de Hambourg même, la résolution de brûler Altena, ville commerçante, appartenante aux Danois, et qui commençait à faire quelque ombrage au commerce de Hambourg.

Cette résolution fut exécutée sans miséricorde la nuit du 9 janvier. Ces généraux couchèrent à Hambourg cette nuit-là même ; ils y couchèrent le 10, le 11, le 12, et le 13, et datèrent de Hambourg les lettres qu’ils écrivirent pour tâcher de justifier cette barbarie.

Il est encore certain, et les Hambourgeois n’en disconviennent pas, qu’on refusa l’entrée de Hambourg à plusieurs Altenais, à des vieillards, à des femmes grosses, qui y vinrent demander un refuge ; et que quelques-uns de ces misérables expirèrent sous les murs de cette ville, au milieu de la neige et de la glace, consumés de froid et de misère, tandis que leur patrie était en cendres.

J’ai été obligé de rapporter ces faits dans l’Histoire de Charles XII. Un de ceux qui m’ont communiqué des mémoires me marque très-positivement, dans une de ses lettres, que les Hambourgeois avaient donné de l’argent au comte de Stenbock pour l’engager à exterminer Altena, comme la rivale de leur commerce. Je n’ai point adopté une accusation si grave : quelque raison que j’aie d’être convaincu de la méchanceté des hommes, je n’ai jamais cru le crime si aisément ; j’ai combattu efficacement plus d’une calomnie ; et je suis le seul qui ait osé justifier la mémoire du comte Piper par des raisons, lorsque toute l’Europe le calomniait par des conjectures.

Au lieu donc de suivre le mémoire qu’on m’avait envoyé, je me suis contenté de rapporter qu’on disait que les Hambourgeois avaient donné secrètement de l’argent au comte de Stenbock.

Ce bruit a été universel et fondé sur des apparences : un historien peut rapporter les bruits aussi bien que les faits ; et quand il ne donne une rumeur publique, une opinion, que pour une opinion, et non pour une vérité, il n’en est ni responsable ni répréhensible.

Mais lorsqu’il apprend que cette opinion populaire est fausse et calomnieuse, alors son devoir est de le déclarer, et de remercier publiquement ceux qui l’ont instruit.

C’est le cas où je me trouve. M. Richey m’a démontré l’innocence de ses compatriotes. La Bibliothèque raisonnée a aussi très-solidement repoussé l’accusation intentée contre la ville de Hambourg. L’auteur de la lettre contre moi est seulement répréhensible, en ce qu’il m’attribue d’avoir dit positivement que la ville de Hambourg était coupable ; il devait distinguer entre l’opinion d’une partie du Nord, que j’ai rapportée comme un bruit vague, et l’affirmation qu’il m’impute. Si j’avais dit en effet : « La ville de Hambourg a acheté la ruine de la ville d’Altena, » je lui en demanderais pardon très-humblement, persuadé qu’il n’y a de honte qu’à ne se point rétracter quand on a tort. Mais j’ai dit la vérité en rapportant un bruit qui a couru, et je dis la vérité en disant qu’ayant examiné ce bruit je l’ai trouvé plein de fausseté.

Je dois encore déclarer qu’il régnait des maladies contagieuses à Altena, dans le temps de l’incendie ; et que si les Hambourgeois n’avaient point de lazarets (comme on me l’a assuré), point d’endroit où l’on pût mettre à couvert et séparément les vieillards et les femmes, qui périrent à leur vue, ils sont très-excusables de ne les avoir pas recueillis : car la conservation de sa propre ville doit être préférée au salut des étrangers.

J’aurai très-grand soin que l’on corrige cet endroit de l’Histoire de Charles XII, dans la nouvelle édition commencée à Amsterdam, et qu’on le réduise à l’exacte vérité dont je fais profession, et que je préfère à tout.


J’apprends aussi que l’on a inséré dans des papiers hebdomadaires des lettres aussi outrageantes que mal écrites du poëte Rousseau au sujet de la tragédie de Zaïre[2]. Cet auteur de plusieurs pièces de théâtre, toutes sifflées, fait le procès à une pièce qui a été reçue du public avec assez d’indulgence ; et cet auteur de tant d’ouvrages impies me reproche publiquement d’avoir peu respecté la religion dans une tragédie représentée avec l’approbation des plus vertueux magistrats, lue par monseigneur le cardinal de Fleury, et qu’on représente déjà dans quelques maisons religieuses. On me fera bien l’honneur de croire que je ne m’avilirai pas à répondre à cet écrivain.

FIN DE LA LETTRE SUR L’INCENDIE D’ALTENA.
  1. L’intitulé de ce morceau indique qu’il a dû être adressé Aux auteurs de la Bibliothèque raisonnée. Rien, dans le texte, ne prouve qu’il l’ait été. C’est simplement une note où l’auteur rétracte ce qu’il avait dit dans la première édition de l’Histoire de Charles XII, livre VII, et promet de se corriger ; ce qu’il a fait (voyez tome XVI). Comme j’ai vainement cherché cette lettre dans la Bibliothèque raisonnée, il est à croire, comme je l’ai dit, qu’elle n’aura pas été adressée à ses rédacteurs, à moins que, la voyant arriver tardivement (comme on peut le présumer, d’après son début), ils aient jugé inutile de rappeler ce qui était déjà oublié.

    La plus ancienne ou première édition que je connaisse de l’écrit Aux auteurs de la Bibliothèque raisonnée est de 1734, et est imprimée à la suite des vingt-quatre Lettres écrites de Londres, sur les Anglais, par M. D. V., Basle (Londres), 1734, in-8°. Elle forme la vingt-sixième lettre dans l’édition des Lettres philosophiques, Rouen, Jore, 1734, in-12 de cent quatre-vingt-dix pages. (B.)

    — Nous avons écrit Altena, au lieu d’Altona, conformément à l’orthographe de Voltaire ; voyez tome XX, page 157.

    Les deux passages, sujet de la réclamation dont parle Voltaire, et à laquelle il répond, sont conservés en variantes dans le tome XVI, pages 313 et 314.

  2. Cette lettre commence ainsi : « La pièce que vous m’avez envoyée est enfin arrivée. Je l’ai lue ce matin. Ceux qui m’avaient mandé, il y a quatre mois, que la fin morale de cet ouvrage était de prouver que les Sarrasins étaient plus honnêtes que les chrétiens m’en avaient donné une fausse idée ; il ne paraît point que l’auteur ait eu ce dessein en vue. Le sentiment qui y règne tend surtout à faire voir que tous les efforts de la grâce n’ont aucun pouvoir sur les passions. Ce dogme impie, et aussi injurieux au bon sens qu’à la religion, fait l’unique fondement de sa fable, etc. »