Pierre Loti
Suprêmes visions d’Orient
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 721-741).
SUPRÊMES VISIONS D’ORIENT [1]


Constantinople, lundi 5 septembre 1910.

Une grande fièvre, sans cause connue, vient presque soudainement m’anéantir et je reste étendu par terre, gisant comme un mort.

Au coucher du soleil, des musettes et de grands tambours caverneux, passant dans la rue, me rappellent que c’est le premier soir du Ramazan. En effet, bientôt un minaret, que j’aperçois à travers les grillages de mes fenêtres, prend son cercle de feux. Mon fils entre alors dans ma chambre et me dit de venir sur la terrasse, regarder avec lui tous les minarets de la Pointe du Sérail couronnés de leurs lumières de fête ; je me traîne jusque là-haut, pensant que, sans doute, je serai trop malade pour les voir demain.

L’air du dehors a rafraîchi un instant ma tête. Mais, toute la nuit, le grand tapage oriental du Ramazan me fait de nouveau affreusement souffrir. Ce grand tapage se complique, vers minuit, de ces sinistres cris des veilleurs à bâton, qui sont d’usage à Constantinople, pour annoncer les incendies et qui semblent toujours se prolonger au delà de la puissance des poumons humains : « Yangun va... a... ar ! » (il y a le feu ! )

Je décide, pendant mon insomnie, de partir demain matin pour l’hôpital français du Taxim, si je suis transportable.


Mardi 6 septembre.

Je m’habille et prépare ma valise pour l’hôpital. Jusqu’à nouvel ordre, mon fils et Osman resteront ici, servis par Djemil.

Long trajet en voiture pour passer sur l’autre rive de la Corne d’Or, monter à Péra et enfin arriver au Taxim, autant dire aller dans un monde tout différent.

A 11 heures, je suis à l’hôpital, où me reçoit la bonne sœur Jeanne, qui, me trouvant si brûlant, tout de suite me fait coucher.


Mercredi 7 septembre.

L’hôpital du Taxim ! Retrouvé sœur Jeanne, sœur Pauline et son chat Michu, et la même chambre où j’ai langui déjà un mois, pendant les neiges de l’hiver, il y a six ans, lors de l’épidémie de grippe qui coucha sur le flanc plus de la moitié de mon équipage. Rien n’a changé ici et la même horloge sonne, la nuit, ses coups lugubres.


Vendredi 9 septembre.

Je suis sorti de l’hôpital ce matin, avec encore un peu de fièvre, — qui va passer, disent les médecins. Oh ! la joie de retrouver ma maisonnette au cœur de Stamboul !

Je conduis mon fils à Eyoub. Depuis son premier voyage en Turquie, depuis six ans, c’était son rêve de voir les silencieuses cours de la mosquée d’Eyoub, le lieu le plus sacré de Constantinople, le seul qui soit encore jalousement interdit aux étrangers. Jusqu’ici, j’avais toujours refusé à mon fils de l’amener là, car cela me faisait encore un peu peur.

Pour nous donner davantage l’air de gens du pays, j’ai jugé prudent d’arriver à Eyoub par les grands cimetières et d’aborder l’enceinte de la mosquée par le côté opposé à la Corne d’Or.

Coiffés de fez et nos chapelets à la main comme de bons Turcs, nous ouvrons le petit portail qui clôt les saintes cours et maintenant nous voici au milieu de la nuit verte des hauts cyprès et des larges platanes dont on ne sait plus l’âge. Là, sous de vénérables stèles à turban de pierre, dorment des compagnons de Mahomet II, dans ce vaste enclos de silence, dont les murs sont garnis de vieilles faïences à fleurs bleues. Quelques pieux vieillards sont accroupis en prière, tandis que des pigeons et des cigognes se promènent familièrement autour d’eux, sur les dalles. Nous passons tranquilles, sans éveiller l’attention, dans ce lieu dont la paix si profonde est presque oppressante et nous arrivons devant le kiosque où dort le Saint Eyoub. Nous nous arrêtons pour regarder le tombeau, à travers la grille de bronze ciselé de l’une des fenêtres. L’intérieur de ce kiosque, un peu en contre-bas de la cour ombreuse, est occupé presque entièrement par le grand catafalque couvert de soie lamée d’or éteint et que surmonte un énorme turban. Tout autour, scintillent les murs couverts de faïences très anciennes, aux dessins du plus beau ronge, de ce rougi de rubis dont le secret est perdu depuis trois siècles. Enfermé près du catafalque, nous tournant le dos, un vieux hodja, assis sur les nattes, lit le Coran dans un précieux manuscrit sur parchemin à enluminures d’or. Peut-être nous nous attardons trop à regarder toutes ces choses, car le vieux hodja, comme s’il avait flairé des infidèles, se retourne brusquement vers nous et nous dévisage d’un air méfiant qui tout à coup nous fait peur ; le sentiment nous vient, plus pénible, d’être des intrus qui profanons un lieu saint. Il ne nous faut cependant pas sembler inquiets, ce qui tout de suite donnerait l’éveil, et nous nous en allons, sans nous presser, en égrenant nos chapelets.

Au sortir de la dernière cour, quand je referme sur nous la petite barrière, jadis considérée par moi comme infranchissable, et que nous nous trouvons enfin dans l’avenue de marbre blanc des Cheiks-Ul-Islam, qui, elle, est permise à tout le monde, j’éprouve un soulagement de ce que mon fils ait pu quitter sans bagarre ce lieu si défendu.

Le soir, à la nuit close, malgré la fièvre qui de nouveau m’alourdit et me brûle, je vais m’asseoir, avec mon fils et Osman, sur la place de Mahmoud-Pacha qui nous est redevenue si familière — et devant la mosquée, dans un humble café, nous demandons des narguilhés.

Parce que nous sommes en Ramazan, il y a foule plus que de coutume pour la prière du soir, à la porte ogivale de ce vieux sanctuaire de Mahmoud-Pacha ; tous les minarets d’alentour, il va sans dire, ont dans le ciel leurs couronnes de feux, et en outre, d’archaïques lanternes ont été accrochées çà toutes ces vénérables stèles funéraires qui çà et là se dressent, en petits groupes amis, au milieu des tables des fumeurs, comme pour se mêler de plus près aux vivants. Oh ! nullement agressifs, ces petits groupes sans visages, ni gêneurs, ni désapprobateurs pour les si innocentes distractions que l’on prend en ce lieu : causeries à voix basse en soufflant de temps à autre une spirale de fumée endormeuse...

Du reste, il en va de même dans tout ce Stamboul, dont la terre est pleine de rêveurs ensevelis et qui, au lieu de les dissimuler, les révèle au contraire, à chacun de ses carrefours, sur chacune de ses places ombreuses, par de discrètes compagnies de ces stèles toujours pareilles qui n’ont emprunté à la mort rien de son horreur, mais sa paix seulement et sa sérénité...

Autrefois, jamais je n’aurais osé entrer dans ce sanctuaire un peu farouche de Mahmoud-Pacha, que les touristes, Dieu merci, ne visitent pas. Mais les temps sont changés, et puis, je suis devenu tellement quelqu’un d’ici, que mes voisins de fumerie, assis aux petites tables, sur des tapis d’Orient, m’invitent d’eux-mêmes : « Pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous, à notre prière ?... »

Le charme de tout cela l’emporte une fois de plus sur l’accablement de ma fièvre brûlante et je me lève pour les suivre dans la mosquée. Mais arrivé là, ne tenant plus debout, je m’agenouille et me prosterne comme les vrais fidèles, à l’appel chanté de l’Imam, — et je dois m’avouer que c’est surtout pour emprunter l’appui solide des dalles et la fraîcheur des nattes par terre...

Je suis complètement épuisé lorsque, la prière finie, les lampes suspendues aux voûtes commencent à s’éteindre et à ramener la pénombre un peu sépulcrale ; il faut donc regagner notre maison clandestine qui heureusement n’est qu’à deux pas...

Toute la nuit, les bruits du Ramazan qui, jusqu’au matin, emplissent Stamboul, compliquent d’une manière très lugubre mes songes de fièvre. Dans ces petits orchestres, qui passent en cortège sous mes fenêtres, puis vont se perdre au loin, au fond du dédale des rues, ce qui frappe surtout mon cerveau un peu délirant c’est leur caractère étranger ; ces mélodies que les musettes gémissent en mode mineur, ces rythmes que marquent les coups des énormes tambours, on sent que tout cela vient de l’Asie proche, et, même dans ce Stamboul, dont j’ai fait si longtemps presque ma patrie, tout cela m’apporte une impression d’exil que je n’aurais jamais attendue. Est-ce possible, dans mon Stamboul, me sentir exilé et perdu !

J’ai hâte que le soleil se lève ; dans le jour il me semble que cette impression d’exil me paraîtra moins forte. L’hôpital du Taxim, où je pourrai, alors, me faire conduire en une heure, si je le veux, sera au moins, pour moi, un coin de France.


Samedi 10 septembre.

Je conduis mon fils à la tombe de la petite amie de ma jeunesse. Le conduire là me semble bien un peu étrange. Mais son souvenir, à elle, en filtrant à travers les années, s’est tellement purifié, qu’il est pour ainsi dire dématérialisé.

Je veux que mon fils soit allé là, une fois dans sa vie, et je crois que si ce n’est pas aujourd’hui, ce ne sera jamais, car la fièvre augmente. Toute la nuit les musiques du Ramazan m’ont fait mal à la tête, et puis il me semblait que c’était la dernière fois que je les entendais, ces musiques qui me rappellent tant de souvenirs, — la dernière des dernières fois.

Une chaleur lourde, lourde, sous de grands nuages sombres, aux contours précis, comme s’ils étaient des choses consistantes qui vont tomber. Nous partons en voiture vers trois heures, accompagnés d’Osman. Longue route à travers les quartiers d’Ak-Seraï ; je suis tout vibrant de fièvre et, sur mon front, le fez turc pèse trop lourd. Enfin nous sortons par la « Porte d’Andrinople, » la vieille porte croulante, et nous voici dans la solitude infinie des cimetières.

C’est encore par la brèche, que je fais entrer mon fils dans celui des enclos à l’abandon où ma petite amie s’est décomposée depuis si longtemps, parmi les racines des cyprès. Quel ciel étrange et sinistre, obscur presque, avec cette chaleur accablante qui tombe sur le sol desséché !

Les stèles, leurs dorures et leurs blancheurs, me paraissent aujourd’hui encore plus fanées, encore plus mourantes... Je cueille des chardons bleus pour les mettre plus tard sur cette autre stèle pareille, que j’ai fait placer dans ma mosquée à Rochefort, si je ne meurs pas ici.

Avant de m’en aller, sans doute pour jamais, je veux me pencher et baiser la terre ; alors je dis à mon fils et à Osman de me précéder, de m’attendre là-bas contre la brèche du mur ; peut-être devinent-ils ce que je veux faire, mais tant pis... je me couche sur l’herbe sèche pour le baiser suprême : je regarde la tombe et le grand décor d’alentour, je veux que cela reste fixé dans mes yeux jusqu’à la mort...

Quand je rejoins mon fils et Osman, je les trouve accroupis tous deux, s’amusant comme deux enfants, avec une tortue tellement énorme que jamais nous n’avions vu la pareille : elle doit avoir deux ou trois cents ans pour le moins. Elle est étrange, cette bête de cimetière, qui a vécu là, depuis les temps reculés de l’Islam, sous les sultans magnifiques de jadis et qui vit encore sa vie à peine consciente, au milieu de ces délabrements et de ces silences de la fin...

Le soir, après le canon du Ramazan, quand les musiques orientales recommencent d’emplir Stamboul, j’essaie encore d’aller m’asseoir devant un des petits cafés familiers, sous les platanes, parmi les rêveurs à turban. Mais la fièvre m’accable, je ne tiens plus...


Jeudi 14 septembre.

Malgré mon regret profond de quitter encore Stamboul, je suis obligé de retourner ce matin à l’hôpital, avec une fièvre beaucoup plus forte et que, tout de suite, les médecins trouvent grave.

Avant de partir, avec le sentiment très net que je ne reviendrai plus, je jette un coup d’œil d’adieu sur toute ma maison clandestine, dans laquelle mon rêve de turquerie aura été si éphémère. Puis je monte sur la terrasse, dire adieu aux vieux jardinets enclos où se promènent les humbles vieillards à turban et à barbe blanche, dire adieu à la forêt des minarets blancs, qui, là-bas sur la Pointe du Sérail, s’en vont dévalant vers les lointains bleus de la Marmara. Non, certes, je le sens bien, je ne reviendrai plus dans cette maison.

Et une voiture m’emmène là-bas, à l’hôpital. Jamais de ma vie, je crois, je n’avais eu une fièvre aussi brûlante, même à la côte de Guinée, pendant les insolations de l’été africain.


Mercredi 28 septembre.

Déjà près de quinze sinistres jours passés dans cet hôpital. Oh ! les affreux réveils du matin après les nuits de fièvre ! Qu’est-ce que j’ai ? Les médecins n’en savent rien, n’y comprennent rien !...

Mon fils a dû banalement prendre une chambre dans un hôtel de Péra pour être plus près de moi. Sous ma dictée, je lui ai fait écrire mes instructions en cas de mort.

Kemal bey, le gentil officier qui m’avait loué sa demeure, est venu m’avertir qu’il allait la reprendre pour y habiter avec sa mère ; il faut que je fasse enlever tout ce qui m’appartient, dans cette installation éphémère organisée en août, avec une joie enfantine. Donc, même si je me guéris, je n’habiterai plus Stamboul.

Mais j’étouffe ici et j’ai accepté, bien malade encore, l’hospitalité que m’offre le Consul général de France, dans sa maison de campagne qui domine le Bosphore, du haut de la colline d’Ortakeui. Ce soir, au déclin du jour, on m’emmènera là-bas, avec mon fils et Osman, auxquels le Consul donne aussi l’hospitalité.


Samedi 1er octobre.

Ortakeui, chez le Consul de France, dans sa maison où il m’a recueilli comme une épave !

Le Consul part chaque matin pour Constantinople avant mon lever, ne rentre qu’à sept heures du soir. Mon fils et moi, nous déjeunons en tête à tête dans la salle à manger où des capucines mourantes et des liserons d’un incomparable bleu enlacent les barreaux des fenêtres. Ensuite, mon fils va se promener à Stamboul, ou bien sûr la côte d’Asie, en compagnie d’Osman, et je reste seul tout le jour, enveloppé d’un manteau, sur un fauteuil, dans une sorte d’abri de planches, au bout du grand jardin. De là, je regarde finir l’été, finir l’Orient, finir ma vie ; c’est le déclin de tout...

Le charme de la demeure du Consul est sa vieillesse et sa paix ; une très antique maison de bois en style d’Orient. Ce jardin, où je traîne mes jours de malade, est une sorte de très grande et très longue terrasse, à une trentaine de mètres au-dessus du Bosphore. Les allées sont droites, à la mode ancienne ; les fleurs sont de vieilles fleurs de France : des dahlias, des asters d’automne, de petits chrysanthèmes. Il y a aussi des arbres fruitiers, des carrés de légumes et, dans les parties incultes, sous toutes les pierres, dorment des scorpions. Tout au bout de ce vieux jardin à l’air si campagnard, il y a l’abri, où maintenant je passe mes jours.

Par-dessus le mur bas qui sert de clôture à mon jardin, je vois, dans des terrains vagues, parmi de grands arbres, un coin de la muraille du palais impérial d’Yeldiz, qui, récemment encore, au temps du « Sultan Rouge, » répandait sur tout ce quartier son oppression et sa terreur. Mais ce que je regarde surtout, ce sont les choses qui se déploient à mes pieds ; c’est, directement au-dessous de moi, un autre jardin qui est, lui aussi, une longue terrasse et qui appartient à une vieille sultane, veuve du sultan Mourad ; on la voit quelquefois passer, voilée ou en tcharchaf, lente et les yeux à terre, suivie de ses petites esclaves circassiennes.

Plus bas encore que le nostalgique jardin de la veuve impériale, il y a la mosquée d’Ortakeui et enfin le Bosphore et, au delà des eaux, la côte d’Asie, toute rose à cette saison sous ses tapis de bruyères en fleurs.

Sur le Bosphore, à mes pieds, c’est le va-et-vient des navires ; mais les grands voiliers d’autrefois aux poupes relevées en château et naïvement peinturlurées, qui passaient en silence avec une lenteur majestueuse, font place de plus en plus aux bruyants paquebots, et les caïques, aux mouches à vapeur, — là aussi, l’Orient s’en va...

Dans le jardin de la Sultane, comme dans le nôtre, les feuilles jaunissent, les dahlias se penchent, les asters finissent leur floraison d’automne... Et je reste là, de longues heures, languissant à mon poste de malade, seul jusqu’au soir, jusqu’au moment où le jour baisse et le froid tombe... Quelquefois, j’ai cependant la visite d’un ami turc ; mes anciens domestiques, Hamdi et Djemil, viennent aussi me voir, ce qui me permet de reparler un peu la langue aimée.

Le personnel du Consul qui m’a recueilli se compose de deux fidèles vieilles servantes françaises, toutes deux gaies et drôles, m’entourant de soins maternels, de deux jeunes Croates, frères, de vingt ou vingt-cinq ans, aux yeux de velours, Niko. et Aleko, et puis d’un jardinier turc.

A la nuit, le Consul rentre, mon fils rentre aussi. Ils dînent ensemble ; moi, qui suis malade et ne dine pas, je monte au premier étage, dans le grand vieux salon arrangé à la turque, et c’est l’heure la plus nostalgique du jour. Suivant l’usage oriental, ce salon est prolongé par une partie vitrée, garnie d’un large divan, en surplomb sur le jardin ; de là, on domine, au premier plan, deux grandes maisons, celle de la Sultane veuve et celle de l’Exarque des Bulgares, et la vue s’étend de tous côtés, sur les villages et les mosquées de la rive, sur le Bosphore et sur la côte d’Asie. Les feux s’allument dans le noir de la soirée automnale ; le vent se lève, chassant des nuages de ténèbres, on l’entend siffler partout à travers la vieille maison de bois toute déjetée. On entend aussi les muezzins chanter la prière du soir, et puis les veilleurs de nuit qui ont conservé l’usage ancien, dans ce vieux faubourg, de frapper les pavés, avec la pointe de fer de leur bâton.

On se sent bien en Orient encore ; mais c’est de l’Orient si triste, de l’Orient d’automne, de soir, de déclin et de mort.


Samedi 8 octobre.

A Ortakeui toujours. Le paquebot qui devait enfin m’emmener en France, a été abordé et coulé dans la Mer-Noire. Je suis donc forcé de retarder mon départ, de rester quinze jours encore dans cette sévère retraite d’Ortakeui, où je tremble d’être bloqué par l’hiver.


Dimanche 16 octobre.

Dans la vielle maison du passé que j’habite, se sont conservées les traditions d’autrefois et le dimanche on y observe un repos patriarcal ; ce jour-là est d’un calme infiniment nostalgique.

C’est aussi l’après-midi du dimanche que les religieuses de l’hôpital français ont adopté pour faire leur visite de chaque semaine au Consul. Vers deux heures, sœur Jeanne, la Supérieure, arrive avec deux autres bonnes sœurs subalternes, qu’elle conduit comme en promenade enfantine. Sœur Jeanne vient s’asseoir près de moi, dans mon abri, au bout du jardin, et nous regardons de haut le défilé des navires sur le Bosphore ; ce défilé auquel j’avais si souvent pris part jadis à bord des bateaux de guerre et que je regarde maintenant comme si je n’étais plus de ce monde.

La mosquée d’Ortakeui, directement au-dessous de nous, tout près de l’eau, nous occupe beaucoup, elle aussi, sœur Jeanne et moi. Un tremblement de terre avait renversé un de ses deux minarets plus aigus que des flèches, et, assise par assise, des ouvriers, spéciaux pour minarets, le reconstruisent avec lenteur ; nous observons donc, pour nous distraire, de combien il a monté d’un dimanche à l’autre, remarquant chaque fois le point, toujours plus haut, où il se profile sur les collines de la côte d’Asie, qui se colorent de plus en plus en rouge brique, par la floraison finissante des bruyères... Oh ! le calme monacal de ces journées... Dans ma vie en tourmente, quel intermède étrange !... Les morts, s’ils s’intéressent aux choses des vivants, doivent les regarder comme nous regardons cela...

Pendant ce temps, les autres sœurs, plus jeunes, s’amusent dans le jardin à la façon des écolières, faisant sauter les chats par-dessus leurs mains jointes, ou bien ramassant les figues et les grenades tombées des arbres qui s’effeuillent. Et sous un berceau de treilles jaunies, les deux vieilles servantes françaises, les deux jeunes Croates et Osman font d’interminables parties de domino, en riant de tout cœur, avec une gaieté enfantine, des tours qu’ils se jouent les uns aux autres et de leurs innocentes tricheries.

Dans le quartier, les gens ont coutume de dire : « La maison du Consul de France, c’est la maison du bon Dieu ; » cela est vrai surtout en ces paisibles après-midi des dimanches où les cornettes des religieuses viennent régulièrement apporter ici leur monacale blancheur. Et pour moi, combien c’était inattendu et combien c’est étrange de m’être laissé enfermer, pour ainsi dire, dans ce doux asile de repos monotone ! D’autant plus étrange que tout autour de ce jardin se déploie la splendeur d’un décor immense : le Bosphore, où l’on sent que va se jouer l’une des plus terribles tragédies mondiales, où le sang va couler à flots, où se prépare, hélas ! l’agonie d’un monde qui s’en va !... Les dahlias, les asters vont décidément mourir. Seuls, les liserons bleu-de-ciel persistent encore ; ils me rappellent ceux que je voyais, il y a dix ans, durer, malgré les premières gelées blanches, dans de pauvres jardinets de Chinois, au milieu des sinistres ruines de Tien-Tsin, semées de cadavres.

La paix reposante qui m’entoure me rend peu à peu la vie, et ma presque immobilité de malade me devient de plus en plus pénible, — surtout lorsque je pense que je suis en Turquie, que le cher Stamboul est là, dissimulé par la verdure jaunie d’un petit cap du voisinage. Il est trop loin malgré tout pour que je puisse y aller souvent ; mais, les jours qui ne sont pas dimanche, je loue une voiture sur la place d’Ortakeui et je me fais conduire dans quelqu’un des villages turcs de la rive d’Europe, pour jouir au moins d’être encore pour quelques jours en Turquie.

Je fume mes derniers narguilhés, au soleil qui pâlit, devant les petits cafés de plus en plus solitaires. Des teintes d’automne sont partout et souvent, dans le ciel, roulent de gros nuages sombres... Combien, cette fois, il va finir d’une façon imprévue, mon séjour dans le cher Orient !

A l’heure où le veilleur du quartier commence à frapper de son bâton ferré les pavés sonores, l’envie de m’évader me prend quelquefois. Si la nuit est belle et douce, je descends la rue de pentes roides et d’escaliers, entre la maison de la Sultane veuve et celle de l’Exarque des Bulgares, pour aller jusqu’à la petite place calme et religieuse, au bord de l’eau, autour de la mosquée. Le Consul, qui ne sait pas combien j’ai été, dans mon temps, un noctambule invétéré de Stamboul, a la bonté de s’inquiéter de me savoir seul dans ces promenades nocturnes, et bientôt j’entends, derrière moi, un pas jeune accourir dans l’obscurité, descendre quatre à quatre les marches de la rue solitaire : c’est l’un des Croates, Niko ou son frère Aleko, que mon hôte envoie me rejoindre et m’accompagner.

Mais les petits cafés de rêveurs ont fermé leurs vitres. Le vent est devenu aigre et froid. On ne fume plus dehors, il faut prendre place, maintenant, à l’intérieur, entre les silencieux bonshommes à turban, dans l’atmosphère alourdie par l’odeur des narguilhés. Les humbles murailles, auxquelles pendent les vieux ustensiles de cuivre, sont ornées de mille petits cadres d’or fané qui entourent des inscriptions sacrées, des versets du Coran.

Dans ces lieux que ne fréquentent pas les Européens, on est si loin du monde moderne, loin de tout !

Ensuite, quand il s’agit de remonter la pente des rues jusqu’à la maison du Consul, mon état de convalescent se rappelle à moi par une inexorable lassitude que j’avais un instant oubliée...


Lundi 17 octobre.

Je vais décidément mieux, la vieillesse et la mort semblent s’éloigner encore une fois et m’accorder un temps de grâce.

Ma longue fièvre et ma quasi séquestration à Ortakeui avaient interrompu mes difficiles recherches pour retrouver, dans le dédale de Stamboul, la vieille dame qui avait été assez intimement mêlée à ma vie d’autrefois avec les pauvres petites « désenchantées » — et qui seule pourrait me dire dans quel coin des cimetières Djenane s’est endormie.

Ici, dans cette tranquillité de cloître où je vis, j’ai fini cependant par apprendre que, depuis de longs mois, la vieille dame, qui doit tout savoir, s’est retirée en Asie, près de Smyrne, dans une petite propriété qui lui reste de sa fortune disparue. Mais, m’avait-on assuré, il était impossible qu’elle ne revînt pas à Stamboul cet automne, aux premiers jours d’octobre au plus tard. Et le petit supplice d’attendre avait une fois de plus commencé pour moi, avec la crainte d’être obligé de m’en aller avant son retour. J’aurais manqué le paquebot et retardé encore mon départ plutôt que de partir sans l’avoir vue.


Mardi 18 octobre.

Mon fils, obligé de rentrer en France à date fixe pour son service militaire, est parti ce soir par l’Orient Express, très tristement, et je sens le vide de son départ. Moi, je reste ici seul pour huit jours encore, — du moins si l’inexplicable fièvre ne revient pas m’anéantir.

Dans la journée, nous avions fait, mon fils et moi, une dernière promenade, un peu mélancolique, aux plus proches villages de la rive, devant le Bosphore dont les teintes sont déjà automnales.

Je me rappellerai longtemps la minute où nous nous sommes séparés, au crépuscule, sur le seuil de cette vieille maison, perdue dans un faubourg lointain. Un petit vent froid, venant de la Mer-Noire, agitait les capucines mourantes enroulées aux grilles de la porte... Aux instants graves de la vie, d’infimes petits détails de choses, qui n’ont aucune importance propre, ni même aucun lien avec les événements dont nous avons à souffrir, s’impriment en nous d’une façon singulière ; ainsi, en disant adieu à mon fils, je regardais les dessins faits de cailloux noirs et de cailloux blancs, sur le pavage du seuil, — et cette petite mosaïque quelconque s’est étrangement fixée dans ma mémoire...

Quand je reverrai mon fils, il sera habillé en soldat, en artilleur, autant dire tout transformé.


Mercredi 19 octobre.

Depuis hier cependant, la vieille dame de Smyrne, que je cherchais anxieusement, était arrivée à Stamboul, des amis turcs me l’avaient affirmé, et je tirais des plans hérissés de dangers pour obtenir une entrevue. Ce qui compliquait encore toutes choses, c’est qu’elle ne savait pas un mot de français. Je m’étais donc ouvert de ces difficultés à mon fidèle Djemil, — l’homme à la fois le plus téméraire, et le plus habile et le plus rusé de Constantinople.

— Non, m’avait-il répondu, toi, ne va pas à Stamboul la chercher, cela donnerait l’éveil dans son quartier, tu comprends... J’irai, moi... Tout de suite même, je vais y aller... Le temps seulement de mettre mon beau costume rouge, et je descends louer une belle voiture en bas, sur la place de la mosquée, pour me mettre en route. C’est à peine s’il est dix heures du matin ; à deux heures, au plus tard, je te la ramène... Aie confiance en Djemil, tu sais qu’il ne te trompe jamais !...

« A deux heures, au plus tard, » avait-il dit. Et voici bientôt quatre heures, il n’a pas encore reparu ! Quel enfantillage de ma part d’avoir ajouté foi à la possibilité de cette invraisemblable petite aventure !

Quatre heures et demie ; le jour commence à baisser et déjà le froid tombe.

— Les voilà qui arrivent ! vient me dire en courant le Croate Aleko. Ils sont descendus de voiture au bas des escaliers de la rue, et ils montent à pied, en se dépêchant comme s’ils étaient très pressés !

En effet, je les aperçois là-bas : un grand bonhomme rouge et or, qui monte à longues enjambées, et, toute petite, trottinant auprès de lui, une dame turque, enveloppée dans un tcharchaf en soie couleur puce « ce qui est la couleur des vieilles dames, là-bas comme chez nous), gantée de blanc et la tournure encore élégante. Mais pourquoi se presse-t-elle tant que ça t pourquoi cette hâte de me revoir ?

— Je te prie, Aleko, va au-devant d’eux ; tout de suite, amène-moi la dame ici, ne la fais pas attendre.

Je tremble un peu, à l’idée que je vais enfin savoir. Déjà dans l’escalier j’entends monter ses pas... Et la voici qui entre dans ce salon, où sa présence m’avait semblé irréalisable... ; agitée, rapide, son tcharchaf relevé sur sa figure encore charmante malgré ses cheveux blancs, elle court à moi et me saisit les deux mains :

— Oh ! Loti, dit-elle, vite parlez ! Tout ce que vous savez, oh ! dites-le !...

— Comment ? Parler, moi ? Mais c’est à vous de parler, madame. Moi, je ne sais rien, hélas ! Oh ! dites-moi où est sa tombe ! De grâce, allons-y ensemble... Oh ! ne me refusez pas de m’y conduire, avant que j’aie quitté son pays pour toujours.

— Mais je ne sais pas... je vous jure que je ne sais pas... J’avais quitté Stamboul avant... avant le dénouement du drame... Et elles ne m’ont plus écrit, les autres... Si vous saviez de quel impénétrable secret ces sortes de choses s’entourent... dans notre pays...

Elle s’est affaissée dans un fauteuil, ses yeux s’emplissent de larmes, et un silence haletant retombe entre nous deux.

Je sens bien, hélas ! qu’elle dit la vérité, de même qu’elle ne doute pas de mes paroles...

Mais alors, nous n’avons plus rien à nous dire, nous n’avons plus d’intérêt l’un pour l’autre... Le seul lien entre nous est maintenant brisé à tout jamais. Nous venons de nous faire l’un à l’autre beaucoup de mal, nous nous sommes causé une déception suprême, qui peu à peu pénètre plus avant dans nos âmes comme un poison glacé... Ainsi tout est fini, et fini dans un profond mystère, comme finissent à Stamboul les choses dont on n’a même plus le droit de parler.

Et elle pleure en silence, la pauvre visiteuse qui était tout à l’heure si empressée :

— Et maintenant faites-moi ramener, Loti, dit-elle... Nous sommes loin de Stamboul, ici... Le jour baisse... J’ai presque peur...

J’appelle Djemil :

— Va-t’en reconduire la dame, Djemil, — et avec beaucoup d’égards, tu m’entends, car elle a été très bonne, elle a fait pour moi tout ce qu’elle pouvait faire... Ne la quitte qu’après que tu auras vu la porte de sa maison refermée sur elle ; ramène-la comme si elle était ta mère.

Quant à moi, je la reconduis cérémonieusement jusqu’à la porte du jardin, et, pour le grand adieu, je baise sa main gantée. Avant qu’elle ait rabaissé son voile, j’aperçois que ses yeux sont pleins de larmes.


Jeudi 20 octobre.

A Stamboul pour la dernière fois, — mon départ ayant lieu dans trois jours, — et je me trouve aujourd’hui dans une ville déjà presque hivernale, sous un triste ciel.

Il a pris, lui aussi, son air sombre de l’hiver, mon petit quartier tant aimé de Mahmoud-Pacha, et, devant les cafés turcs, sous les grands arbres qui s’effeuillent, seuls, deux ou trois vieillards en caftan de fourrure, persistent à se tenir encore ; peut-être essaient-ils, ces vieillards, de se prolonger l’illusion des beaux jours, car ils ne verront plus beaucoup d’étés.

Au crépuscule, une rafale de vent du Nord se lève et me chasse.


Samedi 22 octobre.

Il fait doux, presque chaud, et l’on dirait que l’été est revenu, pour mon dernier soir d’Ortakeui.

Je sens l’inévitable angoisse des départs, des choses qui vont finir sans retour. J’aurais dû le prévoir : déjà je me suis attaché à cette demeure, à ce vieux jardin, où j’ai langui et souffert si longtemps. Je dis adieu aux allées désuètes, le long desquelles sont morts les dahlias et les asters.

Le chat gris de ma voisine la Sultane saute le mur bas, pour me tenir compagnie, comme il le faisait quand j’étais malade. Je l’appelle et il arrive, très câlin, pour se faire caresser une dernière fois.

Après le souper, je veux revoir cet humble café turc de la rive d’Ortakeui, où la fumée des narguilhés a terni, avec le temps, les pieuses inscriptions musulmanes accrochées aux murs, et je descends, par la belle nuit tiède, jusqu’aux eaux du Bosphore qui ont pris, encore une fois, comme naguère toutes les nuits d’été, leur tranquillité de miroir.

Quelqu’un me court après, dans l’obscurité ; je devine que c’est l’un des Croates de la maison, Aleko, ou son frère Niko, que le Consul, dans sa sollicitude inquiète, envoie pour m’escorter, ne voulant toujours pas admettre combien je suis un noctambule de Constantinople. Je continue donc ma promenade suivi de ce gentil compagnon imposé.

En bas, sur la petite place, il fait tellement doux, ce soir d’octobre, que je trouve les habituels « mussafirs » en turban, assis à fumer dehors, comme en été, et je prends place parmi eux, à la belle étoile.

La vie est revenue en moi, ces derniers jours, je ne désespère plus maintenant de revoir encore ma chère Turquie, à un autre voyage, mais, pour sûr, je ne serai plus jamais un habitant d’Ortakeui, un familier de ces humbles petits cafés autour de la mosquée, les soirs d’automne...


Dimanche 23 octobre.

Le départ de Constantinople. Je quitte, avec un serrement de cœur, la vieille maison d’Ortakeui, que j’ai habitée plus d’un mois.

A bord du paquebot, j’apprends que l’appareillage, prévu pour six heures, est remis à dix heures du soir ; j’ai donc le temps de redescendre à terre, pour ne pas perdre une minute de Turquie.

Je m’arrête au point du quai le plus voisin du navire qui va m’emporter, et ce point est précisément Top-Hané, — le vieux Top-Hané de mon premier séjour, il y a trente-quatre ans, et que j’avais délaissé, depuis, le trouvant trop près du Péra infidèle ; cependant, il est resté immuable.

La, devant le Bosphore, je fume mon narguilhé suprême, dirai-je presque, sur les banquettes d’un café turc, où je m’étais sûrement assis plus d’une fois, jadis, quand j’avais vingt-six ans.

Qui dira tous les souvenirs de ma jeunesse, restés accrochés aux fontaines, aux mosquées, aux grilles, dans ce quartier de Top-Hané ?

Avant dix heures, il faut rentrer à bord pour l’appareillage ; peut-être, pour moi, est-ce fini à jamais de la chère Turquie ?...



Lundi 11 août.

Trois années encore ont passé sur le vieil Orient et sur ma tête, — et je reviens à Constantinople une fois de plus qui sera peut-être la dernière, je reviens anxieux et le cœur cruellement serré, — car les guerres balkaniques sont à peine terminées, la paix n’est pas définitivement conclue, et on ne sait pas encore quel sera le sort de la Turquie ni si Andrinople restera ottomane.

Halte, le matin, a Chanak, au milieu des Dardanelles.

Le soir, à minuit, mouillé à l’entrée du Bosphore, près de la Tour de Léandre. Le grand Stamboul silencieux est là, tout près, ses minarets illuminés encore à cette heure tardive des couronnes de feu du Ramazan. D’ici, en apparence, rien n’a changé, malgré les terribles drames où faillit sombrer la Turquie, malgré les deux ou trois cent mille morts que les balles chrétiennes ont couchés dans les champs de la Macédoine ou de la Thrace.


Mardi 12 août.

Cinq heures du matin. Le soleil levant éclaire en rose pâle les palais, les harems grillés de la côte d’Europe, encore dans le silence du sommeil, et qui semblent toujours receler tout le vieux mystère du passé oriental. Mais les fumées et l’agitation moderne vont bientôt commencer là-bas, vers Galata où nous arrivons.

A six heures, le paquebot s’amarre à son poste. Sur le quai, je vois des bannières, des foules, des caisses de plantes vertes et des tapis rangées comme pour faire honneur à un grand personnage, et toute la police est en armes. Pour qui ce déploiement ?

— Mais je crois que c’est pour vous, tout ça, commandant, me dit Osman, mon serviteur fidèle qui m’accompagne en Turquie pour la cinquième fois.

Des délégations montent à bord, des généraux envoyés par le Sultan et les princes, des représentants de toutes les corporations, des imams, des derviches, des prêtres d’Arabie. Et c’est bien moi que l’on cherche en effet pour me faire fête.

Des voitures de la cour sont là, qui m’attendent. Mon Dieu, j’avais été bien loin de prévoir un pareil accueil. Dès que je mets pied à terre, la foule applaudit, les bannières s’agitent. Jusqu’au quai de Top-Hané où m’attend une mouche du Sultan, les soldats, en haie, font le salut militaire et la foule applaudit toujours. Il y a même la confédération des hammals, les braves portefaix de Constantinople ; ils sont tous venus, portant leurs grandes bannières vertes zébrées d’inscriptions blanches, et, avec leurs rudes mains, ils applaudissent en tonnerre.

Donc à ce même vieux quai inchangeable où, tant et tant de fois, je m’étais embarqué jadis, comme petit enseigne de vaisseau ignoré de tous, je m’embarque aujourd’hui en triomphe, dans la belle mouche impériale, au milieu des saluts militaires et des acclamations.

Une demi-heure après, nous sommes à Candilli, chez mes amis O... qui m’ont, encore une fois, aimablement offert l’hospitalité. Je reprends ma chambre d’il y a trois ans, sur pilotis, au-dessus du Bosphore, en face des vieilles tours et des vieux cimetières de Roumelli-Hissar. Sous le plancher, le clapotis du Bosphore est toujours aussi berceur. Et j’oublie les tragédies horribles qui se sont jouées, depuis que j’avais quitté ce lieu...


Mercredi 13 août.

Visites aux princes Yousouf-Izeddin et Abd-ul-Medjid.

A mon retour, retrouvé mon ancien serviteur, le brave Djemil, qui m’attendait à Candilli. Il m’embrasse les mains avec effusion. Il a souffert pendant l’horrible guerre où il s’est longtemps battu et son costume de soldat est usé et poussiéreux.

— Mon pauvre Djemil, lui dis-je, tu as beaucoup vieilli et tes cheveux ont commencé à blanchir. (Zavallé Djemil tchock ichliarladoun, satchéné bachladi agharmaya.)

Et il s’est mis à fondre en larmes.

Dans le jour, pendant mes tournées de visite, pendant mes courses sur l’encore immuable Bosphore tout ensoleillé, j’avais repris confiance en la durée de l’Orient et de l’Islam. Mais ce soir, à la nuit tombante, quand nous sommes assis devant la maison, sur notre petit quai de marbre, et que des nuages sombres s’amassent en face, au-dessus de la côte d’Europe, des nouvelles arrivent plus que jamais terrifiantes : le partage de la Turquie semble décidé irrévocablement par l’Europe chrétienne. Et je traduis ces nouvelles au pauvre Djemil qui, tout pâle, m’écoute d’un air de résignation accablée.


Vendredi 15 août.

Le grand Vizir m’envoie prendre, par son beau caïque à trois rameurs en vestes capucine brodées d’or, pour la visite que je dois lui faire dans son palais de Yeni Keui, sur la côte d’Europe.

A l’instant où je prends place dans la somptueuse embarcation, le paquebot qui m’a amené de France et continue sa route vers la Mer-Noire, passe devant Candilli et me salue du pavillon.

Après la réception du grand Vizir, j’ai le temps d’aller, toujours avec le beau caïque, sur la rive asiatique du Bosphore, à Béïcos. Mon arrivée en cet équipage y fait sensation ; comme je suis coiffé d’un fez, tous les rêveurs, assis au bord de l’eau, me prennent pour quelque seigneur turc et se lèvent avec de grands saluts.

Oh ! la mélancolie de revenir là, sous l’ombre épaisse des platanes centenaires, dans la « Vallée du Grand-Seigneur » où plane toujours le même calme sans nom, le même mystère...

Au bord du ruisseau plein de tortues, l’humble tout petit café existe encore, comme au temps des « désenchantées ; » et l’on m’y reconnaît avec émotion. Le crépuscule approche et des familles turques, femmes voilées, arrivent pour faire sur l’herbe l’ « iftar » du Ramazan (le repas du soir, après le jour de jeune). Les bergers ramènent leurs chèvres avec la même musique de flûte qu’autrefois. Dans la forteresse enfouie sous les arbres on entend les mêmes sonneries graves des trompettes turques appelant les soldats à la prière.

Je m’attarde en ce lieu de paix élyséenne et la lune éclaire déjà quand je rentre à Candilli, sur les eaux du Bosphore qui ont pris, comme chaque soir, leur immobilité de glace réfléchissante.

Vers neuf heures du soir, comme nous sommes assis au bord de l’eau, sur le petit quai de marbre, on entend s’approcher une vieille musique de Turquie, musettes et tambourins ; c’est en mon honneur, me dit-on, une fête en surprise que m’ont préparée les gens du village. Une barque parait, une immense barque menée par huit rameurs en costume d’autrefois, qui rament debout. Elle est tout illuminée et pavoisée, avec, à ma louange, une inscription transparente en caractères turcs. Dans la grande barque m’attendent tous les notables du village et les imams ; il faut que je prenne place au milieu d’eux, étendu sur de somptueux tapis et des coussins, et on m’apporte un narguilhé d’honneur. Le vieil Orient n’est pas mort, on l’a reconstitué là, pour moi, avec un soin touchant. Et nous partons pour une promenade qui durera jusque passé minuit, moi toujours étendu sur les beaux tapis, comme un pacha. Les aigres musettes et les tambourins vont en tête, dans une autre barque, et derrière nous suivent tous les caïques de Candilli, en long cortège. On brûle des feux de Bengale, des fusées. Nous longeons de près la côte d’Asie, où tous les villages ont été prévenus et, devant chacun d’eux, s’allument des feux de joie. Dans les vieilles maisons turques, derrière les grillages des fenêtres éclairées, on aperçoit des têtes d’hommes coiffées de fez rouges ou de turbans, et, dans les impénétrables harems, des têtes de femmes voilées comme pour la rue, à cause de tant de lumières allumées chez elles ce soir. Et tout ce monde m’acclame en battant des mains.

Nuit tiède et merveilleuse, nuit de féerie. Pas une ride ne trouble le miroir pâle de la mer, et, en haut du ciel, la grande pleine lune du Ramazan argenté toutes choses. Ni les rameurs, ni les musiciens ne se lassent, et les feux de Bengale, rallumés sans cesse par les gens des villages, répandent toujours leurs petites nuées roses ou bleues. Les deux rives, celle d’Europe et celle d’Asie, continuent de défiler lentement, comme si l’on déroulait des deux côtés de notre route les toiles d’un diorama à grand spectacle. Les enchantements de ce Bosphore, où soufflent tous les jours des brises violentes, consistent surtout en ces calmes soudains, qui commencent chaque soir d’été, au coucher du soleil, et transforment aussitôt les eaux agitées en une immense glace réfléchissante que rien ne dérange plus. C’est à peine si notre marche glissante y trace à notre suite quelques stries légères. Nous glissons, nous glissons, moi toujours étendu, comme un prince oriental, sur des tapis et des coussins brodés d’or. Les collines et les bois d’Europe ou d’Asie dessinent sur le ciel si clair des découpures nettes, presque noires, en avant desquelles se détachent en blancheurs les villages, les dômes des mosquées et les hautes flèches des minarets... Oui, c’est bien un prince oriental que je suis pour le moment, et mon passage réveille des pays endormis qui s’éclairent de mille feux et d’où partent de gentilles salves d’applaudissements. Tant sont immobiles les eaux sur lesquelles je glisse, que les étoiles s’y reflètent comme des clous d’or qui ne s’entourent d’aucun cerne, d’aucune buée, pouvant y jeter du vague ou les déformer ; c’est sur de vraies constellations que je chemine, c’est sur une carte du ciel, ou plutôt sur le ciel lui-même qui serait renversé à de vertigineuses profondeurs, — et la toujours même petite musique étrange et douce nous précède sur l’eau, avec une persistance d’incantation.


Samedi 16 août.

Le Sultan me reçoit longuement au palais d’Yeldiz. Au moment où je le quitte, il enlève sa montre, au chiffre en brillants, et sa chaîne lourde, les met, presque de force, dans mon gilet, et, voyant que je veux refuser ce cadeau, il insiste : « Acceptez, me dit-il, cette montre à laquelle je tiens beaucoup et que je porte depuis bien avant d’être sultan. Ce que je fais là, je ne l’ai jamais fait et ne le ferai jamais pour personne d’autre que vous. »


Lundi 18 août.

Départ pour Andrinople. Une mouche vient nous prendre le matin à Candilli, mon fils, Osman et moi, et nous porte à Stamboul.

Rencontré, près de l’Echelle de Serkedji, où nous débarquons les équipages du Harem impérial qui se rendent à Sainte-Sophie, pour une grande cérémonie religieuse. Dans les luxueux carrosses, on aperçoit les belles sultanes voilées de gaze blanche ; elles semblent toutes joyeuses de leur promenade, car elles ne traversent la ville qu’une fois par an ; des eunuques noirs les escortent, et ce défilé, au brillant soleil d’août, est bien du vieil Orient sur lequel le modernisme n’a pas encore eu de prise.

A onze heures, nous sommes dans le train spécial qui nous mènera à Andrinople.


PIERRE LOTI.

  1. Copyright by Pierre Loti, 1921.
    Les premiers chapitres de ce journal intime avaient paru dans l’Illustration au début de la Grande Guerre, mais M. Pierre Loti avait été obligé de les suspendre au moment où il est parti lui-même pour le front. « N. d. l. R.)