Suite de Joseph Delorme/Le Coteau

Suite de Joseph DelormeMichel Lévy frères. (p. 190-192).


V

LE COTEAU


Pauca meo Gallo, sed quæ legat ipsa Lycoris.
Virgile.


Voilà deux ans, ici, c’était bien ce coteau,
Roide et nu par ses flancs, et dont le vert plateau
Étale un bois épais de hêtres et de frênes ;
Et là, soit que régnât l’astre des nuits sereines,
Soit qu’un soleil d’août embrasât les longs jours,
Je venais, et d’en haut je regardais le cours
Du ruisseau dans la plaine, et les moissons fécondes,
Et les pommiers sans nombre avec leurs touffes rondes,
Pareils aux cerisiers tout rouges de leurs fruits ;
Les fermes d’alentour dont j’aimais tant les bruits ;
Et les acacias qui fleurissent en grappes,
Et le gazon du parc aux verdoyantes nappes,
Et dans ce parc heureux, sur ce lit de gazon,
Assise doucement, cette blanche maison,
Surtout une fenêtre, aujourd’hui trop fermée,
Toujours ouverte alors, — et toi, ma bien-aimée !

Tu l’étais, tu m’aimais. — Hélas ! combien de fois,
Pour me venir trouver sous les frênes du bois,
De peur des yeux jaloux choisissant l’heure ardente
Où les champs sont déserts, où la meule pendante
Abrite les faucheurs sous son chaume attiédi,
Je te vis, gravissant la côte en plein midi !
Moi, par l’autre sentier arrivé dès l’aurore,
J’attendais, j’épiais. Je la crois voir encore

Avec son grand chapeau de paille, tout en blanc ;
Son voile qui recèle un front étincelant ;
Sa joue en feu, son sein battant et hors d’haleine ;
N’osant lever les yeux, se retournant à peine
De peur d’être suivie. Oh ! que j’eusse souvent
Souhaité me montrer et courir au-devant,
Dans mes bras l’emporter, la cacher tout entière,
De son front sous ma lèvre essuyer la poussière,
Et, comme une rosée, aspirer sa sueur ;
Puis, arrivés bientôt, consoler sa frayeur !
Mais non, il faut rester ; car de quelque fenêtre,
Qui sait ? un œil malin pourrait nous reconnaître.
C’est tout, si près d’un arbre un mouchoir agité,
Si mon cri familier, par l’écho répété,
L’avertit qu’on l’attend, et de prendre courage,
Et combien de baisers la paieront sous l’ombrage.

Patience ! elle arrive ; elle est au bord du bois,
Au premier arbre, et tombe entre mes bras sans voix.

Jamais le naufragé, qui, dans la nuit obscure,
Sans espoir a lutté longtemps à l’aventure,
Et qui voit au matin le rivage approcher,
Ne s’attache si fort aux algues du rocher ;
Jamais le voyageur, qui glisse d’une cime,
Si fort ne se cramponne, en roulant vers l’abîme,
Au buisson dont la touffe a croisé son chemin,
Qu’Elle, quand de sa main elle serrait ma main ;
Et du ravin jamais, où son œil étincelle,
Le tigre n’a si fort bondi sur la gazelle,
Ni si vite rejoint ses petits altérés,
Que moi, quand j’emportais ces charmes adorés.
— Ô viens ! pourquoi pâlir ? le feuillage est bien sombre,
L’instant est calme et sûr plus que minuit dans l’ombre ;

Nul pâtre aux environs, nul chant de moissonneur,
Qui harcèle de loin notre secret bonheur ;
Tout dort, tout de l’amour protège le mystère ;
L’arbre à peine murmure, et l’oiseau sait se taire.
Va, laisse-moi t’aimer ; oublions le soleil,
Et nos siècles d’attente et l’effroi du réveil,
Entre nos deux destins le noir torrent qui gronde,
Les amis, les jaloux, et le Ciel et le monde ;
Et quand tu parleras d’heure et de revenir,
Par tes cheveux longtemps je te veux retenir.

Et ces jours sont passés ! et moi, morne et fidèle,
Je revois seul ces lieux, ces beaux lieux si pleins d’Elle !
C’est le même coteau, c’est la même saison ;
Ces frênes, dont l’ombrage a troublé ma raison,
Unissent comme alors leurs branches enlacées ;
Chaque feuille qui tremble éveille mes pensées ;
Le gazon a gardé la trace de ses pas ;
Insensé ! je l’attends ; elle ne viendra pas.